CHAPITRE I.

ostre Congrégation se tenant à Paris, nos Peres touchez & illuminez de cest esprit divin qui conduit les Apostres entre les peuples Gentils, donnèrent ordre au Pere Nicolas Viel & à moy, d'aller secourir nos frères qui seuls avoient là mission de la conversion du Canada, pendant que d'autres se disposoient pour les lieux Saincts que nos frères, ont en leur gouvernement avec plusieurs Convents en Levant, où ils ont liberté de servir Dieu, mais avec peine à cause de l'avarice du Turc, qui leur fait souvent des avanies. Comme enfans obeïssans & sujects de la S. Eglise, aprés nous estre recommandez à Dieu & invoqué la benediction du sainct Esprit, nous fumes recevoir celle de Monseigneur le Nonce residant à Paris, lequel approuvant nostre zele & favorisant nostre pieux dessein, nous octroya toute l'authorité & puissance qu'il pouvoit avoir dans l'estendue de toutes les terres Canadiennes, s'offrant encores de luy mesme d'en escrire à & Saincteté & d'obtenir d'elle'pour nous la benediction Apostolique & tout pouvoir de sa part par une bulle expresse, si le Navire fretté & desja tout prest à faire voile, ne nous eut contrainct à un humble remerciement, & nous contenter de sa bonne volonté, & du pouvoir que nous donnoit sa Seigneurie, sans nous mettre en peine d'autre escrit.

Munis de la benediction, des Conseils & de l'authorité d'un si grand Prelat, nous receumes aussi celle de nostre Reverend Pere Provincial & partisme de nostre Convent de Paris le 18e jour de Mars l'an 1613 à l'Apostolique, à pied & sans argent selon la coustume des pauvres Mineurs Recollects, & arrivasmes à Dieppe en bonne santé, où à peine pûmes nous prendre quelque repos, qu'il nous fallut embarquer le mesme jour peu avant my-nuict, avec un vent assez bon; mais qui par sa faveur inconstante, nous laissa bien-tost, & fusmes surpris d'un vent contraire joignant la coste d'Angleterre, qui causa un mal de mer fort fascheux à mon compagnon qui l'incommoda grandement, & le contraignit de rendre le tribut ordinaire à la mer qui est l'unique remede & la guerison de ces indispositions maritimes. Graces à nostre Seigneur nous avions des-ja scillonné pour le moins cent lieues de mer avant que je me ressentisse beaucoup de ces fascheuses maladies, mais aprés je m'en trouvay tellement travaillé qu'il me sembloit n'avoir jamais tant souffert corporellement au reste de ma vie, comme je souffris pendant trois mois six jours de navigation qu'il nous fallut (à cause des vents contraires) pour traverser ce grand & espouventable Occean, & arriver à Kebec, demeure des Mineurs Recollects.

Or pour ce que le Capitaine de nostre vaisseau avoit commission d'aller charger du sel en Brouage, il nous y fallut aller necessairement & passer devant la Rochelle à la rade de laquelle nous nous arrestames deux jours, pendant lesquels nos gens allèrent negotier en ville pour leurs affaires particulieres. Il y avoit là bon nombre de Navires Hollandois tant de guerre que marchands, qui alloient charger du sel en Brouage, & à la riviere de Suedre proche Mareine, nous en avions des-ja trouvé en chemin environ 30 ou 40 en diverses flottes, & aucun n'avait couru sus nous, entant que nostre pavillon nous faisoit cognoistre: il y eut seulement un Pirate Holandois qui nous voulut attaquer & rendre combat, ayant des-ja à ce dessein ouvert ses sabors, faict boire & armer ses gens; mais pour n'estre pas assez forts, nous gaignames le devant à petit bruit & nous sauvames à la voille. Ce miserable traisnoit desja quand & luy un autre Navire chargé de sucre & autres marchandises qu'il avoit volé à des pauvres marchands François venans d'Espagne.

De la Rochelle on prend d'ordinaire un Pilote de louage pour conduire les Navires qui vont à la riviere de Suedre à cause de plusieurs lieux dangereux incognus aux pilotes estrangers. Celuy que nous prismes à la Rochelle tout expérimenté qu'il se disoit, pensa neantmoins nous faire perdre, car n'ayant voulu jetter l'anchre par un temps de bruine comme on luy conseilloit, se fiant à sa sonde, il nous jetta sur des sables où nous demeurames eschouez, depuis les quatre ou cinq heures du soir, jusques au lendemain matin, qu'à la marée nous remis sus pied & en estat de voguer. Je vous laisse à considerer en cette disgrace qu'elle pouvoit estre la pensée d'un chacun, & si elle n'estoit pas capable d'affliger les plus resolus, car le Navire estoit tellement couché, que si Dieu par sa bonté ne nous eut preservé & calmé du tout le temps, c'estoit faict du Navire & de nous tous.

Le Capitaine & conducteur du Navire estoit doublemenf affligé, car il se voyoit à la veille de perdre non seulement le corps, l'honneur & les biens, mais en suitte tout l'equipage, aucun duquel n'eut le courage de boire ny de manger, encore que le souper fust prest & servy: pour moy j'estois fort débile & eusse volontiers pris quelque chose, mais la crainte de mal édifier me retint, me fit jeusner comme les autres, & demeurer en prière toute la nuict avec mon compagnon: nos Matelots parloient des-ja de jetter en mer le Pilote Rochelois, qui nous avoit eschoué, pendant qu'une partie de l'équipage vouloient se saisir de l'esquif pour chercher leur seureté si le Capitaine courageux ne les en eut empesché & menacé d'un coup de pistolet le premier qui s'y ingereroit. Il les contraignit de travailler pour le salut de tous, leur fist poser les quatre anchres & estre sur leur garde attendant l'assistance & misericorde de nostre Seigneur.

Je loue Dieu, qu'ayant pitié de ma foiblesse, il me fist grace d'estre fort peu esmeu pour le danger present, & eminent, ny pour tous autres que nous avons eu pendant nostre voyage, car il ne me vint jamais en la pensée (me confiant en sa divine misericorde) que deussions perir, autrement il y avoit grandement à craindre pour moy, puis que les plus expérimentez Pilotes & Mariniers n'estoient pas sans crainte & apprehension, un desquels indigné du peu de peur que je tesmoignois pendant une furieuse tourmente de huict jours, me dit un peu en cholere qu'il doutoit que je fusse Chrestien de n'aprehender pas en des périls & dangers si eminens; je luy respondis que nous estions entre les mains de Dieu, qu'il ne nous adviendroit que selon sa saincte volonté, que je m'estois embarqué en intention d'aller gaigner des ames à nostre Seigneur au païs des Sauvages, d'y endurer mesme le martyre si telle estoit sa saincte volonté que si sa divine misericorde vouloit que je perisse en chemin je ne m'en devois point affliger, que d'avoir tant d'apprehension n'estoit pas un bon signe: mais qu'un chacun devoit plustost tascher de bien mettre son ame avec Dieu, & aprés faire ce qu'on pourroit pour se delivrer du naufrage, puis laisser le reste du soing à Dieu.

Aprés estre delivré du péril de la mort & de la perte du Navire qu'on croyoit innevitable, nous mismes la voile au vent, & arrivames d'assez bonne heure à la riviere de Suedre, où l'on devoit charger du sel de Mareine. Nous nous desbarquames & n'estans qu'à deux bonnes lieuës de Brouage nous y allames passer quelque jours de repos, avec nos frères de la Province de la Conception, qui y ont estably un Convent, lesquels nous y receurent & accommoderent avec beaucoup de charité.

Nostre Navire estant chargé, & prest de se remettre sous voile, nous retournames nous rembarquer avec un nouveau Pilote de Mareine qui devoit nous reconduire au port de la Rochelle, mais Dieu adorable en ses jugemens, permit que ce Pilote nous pensa encor eschouer, ce qu'indubitablement auroit esté sans le grand jour qui fist voir le fond de l'eau, cela luy osta la presomption & vanité insupportable de laquelle enflé, il s'estimoit le plus habile Pilote de cette mer, aussi estoit il de la pretendue Religion, & des plus opiniastres, ainsi qu'estoit le premier qui nous avoit eschoué, quoy que plus retenu & modeste.

Vers la Rochelle il se voit grande quantité de Marsoins, desquels nos Mattelots ne firent point estat, comme de ceux qui se prennent en pleine mer. Ils pescherent forces seiches lesquelles accommodées sembloient des blancs d'oeufs durs fricassez, ils prindrent aussi des Grondins avec des lignes & hameçons qu'ils laissoient traîner aprés les galleries du Navire, ce sont poissons un peu plus gros que des rougets, lesquels nous servoient à faire du potage.

L'on dit que ce poison est appellé Grondin d'autant qu'estant hors de la mer il ne cesse de gronder comme un petit pourceau, contre l'ordinaire des poissons qui ne crient jamais, mais à cause de mon mal de mer qui me donnoit peu de relasche je n'y prins point garde, ny à beaucoup d'autres choses qu'en autre saison j'eusse curieusement observées.

Ce poisson n'estoit point trop à mon goust à cause de mon degoust, mais beaucoup moins la disourtoisie d'un Chirurgien huguenot qui seul avoit le soin de nous assister, car nous n'en pouvions tirer une seule bonne parole, non pas mesme ceux de sa prétendue religion, qui ne pouvoient approuver sa mauvaise, dereglée & mélancolique humeur, qui domine d'ordinaire en ceux qui ont l'ame assise en mauvais lieu.

Passant devant la Rochelle on renvoya le nouveau Pilote qui nous avoit ramené de Brouages, on remplit nos bariques d'eau douce dans l'Isle de Rez, puis ayant mis les voiles au vent & le cap à la route de Canada, nous cinglâmes par la Manche en haute mer à la garde du bon Dieu & à la mercy des vents qui nous furent favorables et discourtois selon leur inconstance.

Des larrons & pirates. D'un Mattelot tué par accident. Tourmente fort grande. Prise d'un Navire Anglois. Des Baleines & du poisson appelle Dorade beau par excellence.

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