CHAPITRE II.

ON se plaint, mais avec raison du grand nombre de voleurs & de larronneaux, qu'és guise de chenilles couvrent aujourd'huy presque toute la surface de la terre, dont les uns semblent honnestes gens & passent pour des gros Messieurs, & ceux-là sont les pires de tous, car ils desrobent beaucoup & font prendre ceux qui prennent le moins. Les autres moins dangereux sont ceux qui comme Hibous ne vont que de nuict, sont assez malcouverts & aussi peu courtois, ont tousjours la mine morne, triste & perfide comme gens de mauvaise conscience, mais il y en a une troisiesme espece entre les deux, qui sont les filous, les tireurs de laine, les emmielleux, les cajoleurs, les subtils, ceux qui vous font acroire que le blanc est le noir, font des querelles d'Allemands entr'eux puis feignent de se battre pour attaquer ceux qui veulent mettre le hola, & puis crient les premiers aux volleurs; ce sont ces batteurs de pavé qu'il faut appréhender. O qu'il est bon de ne se fier aujourd'huy qu'en Dieu, toute la terre est couverte de liens & de pieges contre les gens de bien & ceux qui marchent dans la candeur & la simplicité. C'est le regne des meschants & de ceux qui tirent le sang & la substance du peuple, desquels Dieu fera vengeance un jour & n'aura non plus de pitié d'eux qu'ils en ont eu du peuple.

Or de mesme que la terre a ses larronneaux, voleurs & brigands, la mer a ses pirates, escumeurs de mers & forbans, & si les uns sont bien meschans sur la terre les autres ne leur cedent en rien sur les eaux, car ils brisent les furieux flots de la mer & courent les vastes campagnes de cet element impitoyable avec la mesme gayeté qu'ils feraient sur la terre sans appréhender ny la mort ny le fond des abismes, qui les va tousjours menassans d'un prochain péril ou naufrage, dequoy ils ne se soucient non plus que s'ils n'avoient point d'ame à perdre ny d'enfer à redouter.

De ces pirates vous en voyez (comme les voleurs sur la terre, qui font les honnestes marchands pour n'estre point soupçonnez, & surprendre quand ils trouvent leur coup disposé, autrement ils se tiennent sur la mine de gens de bien. Les autres sont sans dissimulation & veulent bien qu'on les cognoisse pour tels qu'ils sont, car comme il n'y a que des coups à gaigner chez eux, ils sçavent bien qu'on est tousjours à la deffensive contre eux, & ce fut un de ceux là qui nous vint menacer à deux ou trois cens lieuës de mer, auquel il ne fut rien respondu, pour n'estre alors en estat de deffence, mais parti d'auprès de nous, on tendit le pont de corde & chacun se tint sur ses armes, pour rendre combat au cas qu'il fut revenu, mais il nous laissa aller ayant bien opinion qu'allant en Canada on n'avoit pas grand richesse, & que de nous vouloir oster nos vivres il n'y eut pas grand gain pour eux non plus que pour nous de contentement qui nous eut oblige à nous bien battre. Toutesfois il fut encore trois ou quatre jours à roder les mer à nostre veue pour descouvrir la proye.

Il arriva un accident dans nostre Navire le premier jour du mois de May qui nous affligea fort. C'est la coustume en ce mesme jour, que tous les Matelots s'arment au matin, & en ordre; font une salve descoupeterie au Capitaine du vaisseau, un bon garçon peu dressé aux armes par imprudence donna une double ou triple charge à un meschant mousquet qu'il avoit & pensant le tirer il se creva & tua le Mattelot qui estoit à fon costé, en blessa un autre legerement à la main. Je n'ay jamais rien veu de si resolu que ce pauvre homme blessé à mort; car ayant toutes les parties naturelles emportées, & quelque peaux des cuisses & du ventre qui luy pendoient, aprés qu'il fut revenu de pasmoison à laquelle il estoit tombé du coup, luy-mesme appella le Chirurgien, & l'enhardit de coudre sa playe & d'y appliquer ses remèdes, & jusques à la mort parla avec un esprit aussi sain & arresté, & d'une patience si admirable, que l'on ne l'eust pas jugé malade ny blessé à sa parole. Le bon Pere Nicolas le confessa & peu de temps aprés il mourut: puis il fut enveloppé dans sa paillasse & mis le lendemain sur le tillac où nous dismes l'Office des morts, & toutes les prières accoustumées, puis le corps ayant esté mis sur une planche fut fait glisser dans la mer, puis un tizon de feu allumé & un coup de canon tiré qui est toute la pompe funèbre qu'on rend d'ordinaire à ceux qui meurent sur mer.

Depuis nous fusmes battus d'une tempeste si grande par l'espace de sept ou huict jours continuels, qu'il sembloit que la mer se deust joindre au Ciel, ou que tout l'Occean se deust bouleverser, de manière que l'on avoit de l'apprehension qu'il se deust rompre quelque membre du Navire pour les grands coups de mer qu'il recevoit à tout moment ou que les vagues furieuses qui donnoient jusques par-dessus la Dunette l'abymasse sans resource, car elles avoient desja rompu & emporté les galleries avec tout ce qui estoit dedans: c'est pourquoy on fut contraint de caler le voile & d'abandonner le Navire à la violence de la tourmente, & des flots qui nous balotoient d'une estrange façon sans que nous sçeussions où les vents nous jettoient, pour ce qu'il estoit impossible pour lors de prendre les elevations ny par le Soleil, ny par le Nord, & de nous sauver encore moins, si Dieu nostre vray Cocher ne nous eust protégé & sauvé par une grace speciale de cest evident naufrage. Cependant s'il y avoit quelque coffre mal amarré on l'entendoit rouller & quelquesfois la marmite estoit renversée, & en disnans ou soupans si nous ne tenions bien nos plats ils voloient de la table à terre & les falloit tenir aussi bien que la tasse à boire selon le mouvemenr du Navire que nous laissions aller à la garde du bon Dieu, puis qu'il ne gouvernoit plus & n'y pouvions remedier. Pendant ce temps là les plus devots passagers prioient Dieu & se mettoient en bon estat, mais pour les Mattelots je vous asseure qu'ils ne tesmoignerent jamais moins de devotion sinon quelqu'un, encore estoit-ce en cachette peur d'estre mocqué, mais quand c'est tout à bon qu'il faut périr, c'est alors que tout le monde se met en son devoir, mais souvent trop tard par une invention du Diable qui nous fait différer nostre conversion. Il est tres-bon de ne se point troubler voire très-necessaire pour chose qui arrive, à cause que l'on est moins apte à se tirer du danger, mais il ne s'en faut pas monstrer plus insolent, ains le recommander à Dieu, & travailler à ce à quoy on pense estre expedient & necessaire à son salut & delivrance.

Or ces tempestes bien souvent nous estoient presagées par les Marsoins qui pour lors environnoient nostre vaisseau par milliers se jouans d'une façon fort plaisante, dont les uns ont le museau moussé & gros, & les autres pointus & allongé commes cannes.

Au temps de cette tourmente je me trouvay une fois seul avec le Pere Nicolas dans la Chambre du Capitaine ou je lisois pour mon contentement spirituel les Méditations de sainct Bonaventure, ledit Pere n'ayant pas encore achevé son Office le disoit de genouils proche la fenestre qui regarde sur la gallerie comme un coup de mer rompit un aiz du siege de la Chambre, entra dedans, sousleva ledit Pere & m'envelopa une partie du corps qui m'ayant esblouy me fist promptement lever en sursaut & à tastons ouvrir la porte pour donner cours à l'eau, me resouvenant avoir ouy dire qu'un Capitaine avec son fils se trouverent un jour noyez d'un coup de mer qui entra dans leur Chambre comme cet autre estoit entré dans la nostre.

Nous eusmes aussi par fois des ressaques jusques au grand masts, c'est à dire que le Navire puisoit à mesme dans la mer & s'en falloit peu que le reste n'allast au fond, mais lors que cela arrivoit au plus fort mesme de nos prieres on quittoit tout pour maneuvrer & puis on continuoit ses devotions qui ne sont pas si eschauffées en mer que l'on ne prennes tousjours garde aux vents & aux flots qui nous envoyoient par fois de merveilleux rafraischissemens qui donnoient à rire aux moins mouillez & pitié aux mieux trempez. Bon Jesus que la vie des Mariniers est une vie estrange & merveilleuse, car s'ils ont quelquesfois une heure de bon temps ils en ont d'autres qui sont bien discourtoises & pleines de difficultés, je l'ay ouy dire, & je le croy qu'il y a neantmoins plus de vieux Mariniers que de vieux Laboureurs, pour vous dire que nonobstant tout ce qui se passe peu perissent, & que l'on n'est pas si tost en terre que l'on veut retourner en mer où la santé se trouve fortifiée par le vomissement & la diette.

Quand la tempeste nous prit nous estions bien avant au delà des Isles Assores qui sont Isles riches & bien peuplées appartenant au Roy d'Espagne, desquelles nous n'approchasmes pas plus prés que d'une journée au dire de nostre Pilote.

Ordinairement aprés une grande tempeste vient un grand calme, comme en effet nous en avions quelquesfois de bien importuns, qui nous empeschoient d'avancer chemin, durant lesquels les Mattelots jouoient & dansoient sur le tillac; puis quand on voyait sortir de dessous l'Orizon un nuage espais, c'estoit lors qu'il falloit quitter ces exercices, & prendre garde d'un grain de vent qui estoit enveloppé là dedans, lequel se desserrant grondant & sifflant, estoit capable de renverser nostre vaisseau s'en dessus dessous, s'il n'y eust eu des gens prests à exécuter ce que le maistre du Navire commandoit.

Or le calme qui nous arriva aprés cette grande tempeste nous servit fort à propos, pour tirer de la mer, un grand tonneau de très-bonne huile d'olive, que nous apperceusmes flottant sur les eauës assez proche de nous, nous en apperceusmes encore un autre deux ou trois jours aprés: mais la mer un peu trop agitée pour lors nous en priva. Ces tonneaux comme il est à presumer, estoient de quelque Navire brizé en mer par les furieuses tourmentes & tempestes que nous avions souffertes peu de temps auparavant.

Quelques jours aprés nous rencontrasmes un petit Navire Anglois, qui disoit venir de la Virginie, & je croy de quelqu'autre contrée des indes Occidentales, car il avoit quantité de Palmes, du petun, de la cochenille & des cuivres, qui ne sont pas frequens à la Virginie. Il estoit tout dematté & en assez pauvre équipage pour son retour en Angleterre & Escosse d'où ils estoient pour la pluspart, car il ne leur estoit resté de la tourmente passée, que le seul masts de mizanne qu'ils avoient accommodé à la place, du grand masts qui s'estoit brizé avec tous les autres aussi. Il pensoit s'esquiver mais comme nous estions assez bons voilliers, nous allasmes à luy & luy demandasmes selon la coustume de la mer usitée par ceux qui se croyent les plus forts: D'où est la Navire il respondit d'Angleterre, on luy répliqua: amenez, c'est à dire, abbaissez vos voiles, sortez vostre chalouppe, & venez nous faire voir vostre congé, pour en faire l'examen, que si on est trouvé sans le congé de qui il appartient, on le fait passer par la Loy & commission de celuy qui le prend: mais il est vray qu'en cela; comme en toute chose, il se commet souvent de tres-grands abus, pour ce que tel feint estre marchand, & avoir bonne commission, qui luy-mesme est Pirate & marchand tout ensemble, se servant des deux qualitez selon les occasions & rencontres.

De mesme nos Mariniers eussent bien desiré la rencontre de quelque petit Navire Espagnol, où il se trouve ordinairement de riches marchandises, pour en faire curée, & contenter aucunement leur convoitise, comme si prendre le bien d'autruy sur mer n'estoit pas larrecin & vollerie obligeant à la damnation éternelle, aussi bien que le prendre sur terre, car la malice réciproque des Nautonniers n'excuse point que le larrecin sur mer ne soit peche, & c'est par coustume on se damnera par coustume: car le Commandement qui dit, Tu ne desroberas point s'entend nulle part, ny en la mer ny en la terre. Or bien que la chose soit ainsi le mal ne s'en diminue point pourtant, & va tousjours pullulant à mesure que les hommes vieillissent Cela se voit à l'oeil qu'aujourd'huy il n'y a plus de fidelité entre les hommes, & que chacun tasche de tromper son compagnon, c'est pourquoy il s'en faut donner de garde, & n'approcher d'aucun Navire en mer qu'à bonnes-enseignes, de peur qu'un forban ne soit pris par un Pirate. Que si demandant d'où est le Navire on respond, de la mer, c'est à dire escumeur de mers & qu'il faut venir à bord, & rendre combat, si on n'ayme mieux se rendre à la mercy & discretion du plus fort ou qui semble l'estre, je dis, qui semble l'estre, car on y est souvent trompé.

C'est aussi coustume en mer, que quand quelque Navire particulier rencontre un Navire-Royal, de se mettre au dessous du vent, & se presenter non point coste-à-coste; mais en biaisant & mesme d'abattre son enseigne (il n'est pas neantmoins de besoin d'en avoir en si grand voyages) sinon quand on approche de terre, ou quand il se faut battre.

Pour revenir à nos Anglois, ils vindrent en fin à nous, sçavoir leur Maistre de Navire, un vieil Gentil'homme & quelques autres des principaulx, non toutesfois sans une grande contradiction, car ils apprehendoient le mesme traitement qu'ils ont accoustumé de faire aux François, quand ils ont le dessus, c'est pourquoy leur Chef offrit en particulier à nostre Capitaine moy seul present, tout ce qu'ils avoient de marchandises en leur Navire, pour lieu que la vie sauve on les laissast aller en leur païs avec un peu de vivres, ce que nostre Capitaine refusa disant, qu'il ne vouloit rien d'eux s'ils estoient gens de bien, mais que s'il trouvoit du contraire, qu'il leur feroit subir la Loy de la mer, aprés avoir deuement faict examiner leur patente. Neantmoins à force d'importunité nous firent accepter (attendant le jugement de leur cause,) un baril de petun & un autre de patates, ce sont certaines racines des Indes, en forme de gros naveaux, rouges & jaunes; mais d'un goust beaucoup plus excellent, que toute autre racine que nous ayons par deça. Et me donnerent à moy, un cadran solaire, que je ne voulois accepter peur de leur en incommoder.

Le Capitaine de nostre vaisseau, comme sage, ne voulut rien déterminer en ce faict, de soy-mesme, sans l'avoir premièrement communiqué aux principaux de son bord, & nous pria d'en dire nostre advis, qui estoit celuy que principalement il desiroit suivre, pour ne rien faire contre sa conscience, ou qui fust digne de reprehension. Pendant que nous estions en ce conseil, on avoit envoyé partie de nos hommes dans ce navire Anglois, pour y estre les plus forts, & en ramener une autre plus grande partie des leurs dans le nostre, avec tous les Chefs, excepté le Capitaine, lequel estant fort malade mourut dans son Navire quelques heures après sa prise.

Apres avoir veu tous les papiers de ces pauvres gens, & trouvé prés d'un boisseau de lettres, qui s'addressoient à des particuliers d'Angleterre, on conclud qu'ils ne pouvoient estre forbans, bien que leur congé ne fut que trop vieux obtenu, & qu'on eut trouvé quelques boëttes de poison dans leur coffre, qui eussent pû faire soupçonner de mauvais dessein, attendu qu'outre qu'ils estoient peu de monde, & encor fort foiblement armez, ils avoient quelques charte-parties, puis toutes ces lettres les mettoient hors de soupçon de ce costé là, & par ainsi furent renvoyez en leur Navires quittes & absous, aprés nous avoir accompagné les trois jours consecutifs qu'on fust à consulter leur affaire.

Je me recreois par fois, selon que je me trouvois disposé à voir jetter l'esvent aux Baleines, & jouer les petits balenots qui se recreoient en temps calme, d'une façon fort plaisante. Les grandes Baleines desquelles j'ay veu une infinité, particulierement à la Baye de Gaspey, nous importunoient plus qu'elles ne nous recreoient par leur soufflemens & les diverses courses des Gibars aprés elles, qui nous estoit une interruption de repos sans remede. Gibar est proprement le masle de la Baleine, auquel on a donné le nom de Gibar, pour une bosse qu'il semble avoir ayant le dos fort eslevé, où il porte une nageoire. Il n'est pas moins grand que les Baleines, mais non pas si espais ny si gros, & a le museau plus long & plus aigu, & un tuyau sur le front, par où il jette l'eau de grande violence, quelques-uns à cette cause, l'appellent souffleur.

Toutes les femelles Baleines portent & font leurs petits tous vifs (non pas en masses ou en oeufs comme les autres poissons) & les allaittent, couvrent & contre-gardent de leurs nageoires. Les Gibars & autres Baleines dorment tenans leurs testes un peu eslevées, tellement que ce tuyau est à descouvert & à fleur d'eau. Ces monstres le voyent & descouvrent de fort loin par leur queuë qu'elles monstrent, souvent s'enfonçans dans la mer, & aussi par l'eau qu'elles jettent par leurs esvans, qui est plus d'un poinçon à la fois, & de la hauteur de deux lances; & de cette eau que la Baleine jette, on peut juger ce qu'elle peut rendre d'huyle. Il y en a telle d'où l'on en peut tirer jusqu'à plus de 4 cens barriques, d'autres six vingts poinçons, & d'autres moins, & de la langue on en tire ordinairement cinq & six barriques des communes: Pline rapporte, qu'il s'est trouvé des Baleines de six cens pieds de long, & 360 de large. Si d'autres disent de l'estendue de plus de trois arpens de terre, s'il est vray semblable comme ils l'asseurent, il y en a desquelles on en pourroit tirer beaucoup davantage. Mais ce qui est admirable en ce monstre est, qu'estant d'une grandeur & grosseur si demesurée, surpassant tout autres poissons & animaux marins, il a neantmoins le gosier si petit & estroit qu'il n'y sçauroit passer que la grosseur d'un macreau à la fois, dont on peut admirer le double miracle de Jonas que Dieu fist eslargir ce gozier pour luy donner passage, & le conserva vivant dans ce ventre l'espace de trois jours jusqu'aprés reslargissant ce mesme gozier, il l'en fist sortir sain comme il y estoit entré.

A mon retour des Hurons j'en vis tres-peu en comparaison de l'année précédente, & n'en pu concevoir la cause, sinon la grande abondance de sang que rendit la blessure d'une grande Baleine, que par plaisir le sieur Goua Commis de nostre vaisseau, luy fist d'un coup d'arquebuse à croc, chargée d'une double charge: ce n'est neantmoins ny la façon ny la manière de les avoir car il y faut bien d'autre invention & des artifices desquels les Basques se sçavent servir, mais pour ce que divers Autheurs en ont escrit, je n'en fis point icy de mention pour abreger, & ne repeter ce que d'autres ont des ja dit.

La première Baleine que nous vismes en pleine mer estoit endormie, & passant tout auprés on detourna un peu le Navire, craignant qu'à son resvueil elle nous causast quelque accident. J'en vis une entre les autres espouventablement grosse, & telle que le Capitaine & ceux qui la virent, dirent asseurement n'en avoir jamais veu de plus grosse. Ce qui fit mieux cognoistre sa grosseur & grandeur est que se démenant & soustenant contre la mer agitée, elle faisoit voir une partie de son grand corps. Je m'estonnay fort d'un Gibar, lequel avec sa nageoire ou de sa queue, car je ne pouvois pas bien discerner ou recognoistre duquel c'estoit, frappoit si furieusement fort sur l'eau, qu'on le pouvoit entendre de plusieurs lieuës; & me dit on que c'estoit pour estonner & amasser le poisson, pour aprés s'en gorger

Je vis un jour un poisson de quelque 10 ou 12 pieds de longueur, & gros à proportion, passer tout joignant nostre Navire: on me dit que c'estoit un Requiens, poisson fort friant de chair humaine, c'est pourquoy il ne fait pas bon se baigner où il y en a, pource qu'il ne manque pas d'engloutir les personnes qu'il peut attraper, ou du moins quelque membre du corps, qu'il coupe aysement avec ses 3, 4, 5 & 6 rangées de dents qu'il a en gueule fort aiguës & dangereuses, comme avoit la teste de celuy que j'ay veu à Paris dans un cabinet de pièces rares, dont la veuë me fist croire ce qu'on dit de ce poisson que n'estoit qu'il luy convient tourner le ventre & la teste de costé pour prendre sa proye, à cause que comme un Esturgeon, il a sa gueule sous un long museau, il devoreroit tout: mais il luy faut du temps à se tourner, & par ainsi il ne faict pas tout le mal qu'il feroit s'il avoit la gueule autrement disposée.

En quelque endroit de la mer vers l'Isle de terre neufve, l'un de nos Mattelots herpons une Dorade que les habitans voisins du Peru tenoient anciennement pour un Dieu & l'adoroient à cause de sa rare beauté qui surpasse celle de tous les autres poissons de la mer; car il semble que la nature se soit particulièrement delectée & ait pris plaisir à l'embellir de ses diverses & vives couleurs: de sorte qu'il esblouit presque la veuë des regardans, en se divertissant & changeant comme le Cameleon, & selon qu'il approche, de sa mort il se diversifie & se change en ses vives couleurs. Il n'avoit pas plus de 3 pieds de longueur, & sa nageoire qu'il avoit dessus le dos, luy prenoit depuis la teste jusqu'à la queuë toute dorée & couverte comme d'un or tres-fin comme aussi la queuë, ses aislerons ou nageoires, excepté que par fois il paroissoit de petites taches de la couleur d'un tres-fin azur, & d'autres de vermillon, puis comme d'un argenté; le reste du corps estoit tout doré, argenté, azuré, vermillonné, & de diverses autres couleurs: il n'estoit pas guere large sous le ventre ny sur le dos; mais il estoit haut & bien proportionné à sa grandeur nous le mangeasmes, & trouvasmes très bon, sinon qu'il estoit un peu sec. Quand il fut pris il se jouoit à nostre vaisseau, car le naturel de ce poisson suit volontiers les Navires, à l'entour desquels il se joue, mais on en void peu en la mer du Canada.

Nous tirasmes aussi de la mer un poisson mort long d'un pied, ressemblant à une perche qui avoit la moitié du corps entièrement rouge; mais aucun de nos gens ne pû dire ny juger quel poisson ce pouvoit estre; j'ay aussi quelquefois veu voler hors de l'eau des petits poissons, environ la longueur de 4 ou 5 pieds, fuyans de plus gros poissons qui les poursuivoient, car Dieu le Créateur qui les a créés petits, leur donc de petites ailles pour se pouvoir garantir des plus grands, mais leur vol est aussi bref comme leurs ailles sont facilement deseichées, & pour un surcroy de mal-heur, pensans se sauver en l'air il y a souvent des oyseaux aux aguets, qui les surprenent en volant, & par ainsi ils ne sont point asseurez ny en l'air ny en la mer, non plus que l'homme de bien qui est persecuté par tout de ses ennemys, pendant que le meschant vit en repos, & jouit de la substance des petits.

Nos Mattelots herponnerent un gros Marsoin femelle, qui en avoit un autre petit dans le ventre, lequel fut lardé & rosty en guyse d'un levraut, puis mangé avec sa mere qui se trouverent très-bons & nous consolerent fort pour estre las de salines & privés de rafraischissemens.

Du grand Ban. De l'Isle aux oyseaux. Des Elephans de mer & de la Baye de Gaspey. Cérémonies des Mattelots és monts nostre Dame, & du grand fleuve S. Laurens.

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