CHAPITRE VI

APres avoir esté rafraichis par quelques jours avec nos Freres; & jouy de leur douce conversation dans nostre petit Convent, nous montames avec les barques par le mesme fleuve S. Laurens pour la traite du Cap de Victoire, d'où il y a de Kebec environ cinquante lieuës. On nous separa dés l'entrée chacun dans une barque particuliere pour y contenir les Mattelots en leur devoir de prendre soin des prieres qui se font soir & matin en tous les bords où les Catholiques dominent; Je desagreois assez au Capitaine de mon vaisseau dans ce soin, car estant de la prétendue, il eut bien desiré ou que nous eussions assisté à ses Pseaumes, ou que nous fussions descendus à la proue, & luy avoir le dessus qui estoit deu à l'Eglise, mais je ne le pû trouver bon, & tinsmes chacun sa par- tie à la poupe en paix, & fans dissention, car hors l'interest de la Religion, il estoit honneste homme, accommodant & cousin du sieur de Caen, lors nostre Admiral.

Par tout le chemin nous eumes la recreation d'une très-belle veue, d'un beau paisage, & la consolation d'un temps fort doux, où nous vimes les terres par tout plattes, belles & unies, un peu sablonneuses neantmoins couvertes de tres-beaux bois, la riviere fort poissonneuse, & par tout grande, large & profonde plus qu'aucune de nostre Europe.

Dans l'entretien de mes pensées, il m'arrivoit (d'un si bel object) de grands souhaits d'y voir des villes & villages bastis, & où l'air & la chasse sont également bonnes, mais ces pensées n'enfantoient en moy que des regrets de mon impuissance. Tous les soirs on posoit l'Anchre, & aux heures du jour que les vents nous estoient contraires on faisoit alte, & pendant ce temps là on s'alloit promener sur la greve, & dans les bois clairs & ouverts, qui nous estoient d'une singuliere consolation.

Nous passames aux trois rivieres que je contemplay curieusement pour estre un sejour fort agréable & charmant. Les François ont nommé ce lieu les trois rivieres, pour ce qu'il sort des terres une assez belle riviere, qui se vient descharger dans le grand fleuve de sainct Laurens par trois principales emboucheures, causées par plusieurs petites Isles qui se rencontrent à l'entrée de ce fleuve, & puis nous trouvames le Lac S. Pierre qui contient environ six ou sept lieuës de longueur, trois ou quatre de large par endroits, & prés de quatre brasses de profondeur, duquel l'eau est presque dormante & fort poissonneux, environné de petites collines, ruisseaux & petites rivieres qui s'y deschargent & rendent le lieu agreable, & plein d'Isles ou Isletes.

A l'issue du Lac, entrames peu aprés, au port du Cap de Victoire, & y posames l'anchre le jour de la saincte Magdelene environ les six à sept heures du soir, où desja s'estoient cabanez le long du rivage, grand nombre de Sauvages de diverses Nations pour la traite des castors avec les François. Cette contrée est très belle & autant plaisante qu'aucune qui soit en tout le Canada, jusques à la riviere des prairies, d'où il y a d'icy environ douze lieuës, & de Kebec plus de soixante. On voit du port six ou sept Isles toutes de front, couvertes de beaux arbres d'une égale hauteur, qui couvrent le Lac S. Pierre & la riviere des Ignierhonons (nation Hyroquoise) qui se descharge icy dans le grand fleuve, vis à vis du port, beau, large & fort spacieux.

La traite estant faite & les Hurons prests à partir, nous les abordames en la compagnie du sieur de Caen general de la flotte, lequel nous fit accepter chacun pour un canot moyennant quelque petit present de haches, cousteaux, & canons ou petits tuiaux de verre qu'on leur donna pour nostre despence. Toute la difficulté fut de nous voir sans armes qu'ils eussent desiré en nous plustost que toute autre chose, pour guerroyer leurs ennemis, mais comme les espées & les mousquets n'estoient pas de nostre gibier, nous leur fismes dire par le Truchement que nos armes estoient spitituelles, avec lesquelles nous les instruirions & conserverions à l'encontre de leurs ennemis moyennant la grace de Dieu, & que s'ils vouloient croire nos conseils, les Diables mesmes ne leur pourroient plus nuire: Cette responce les contenta fort, & nous eurent dans une très haute estime, tenans à faveur de nous avoir comme nous de les accompagner, & servir en une si belle occasion.

Le voyage de la France icy, nous avoit esté bien pénible, mais sans comparaison celuy que nous allions entreprendre quoy que plus court, nous le devoit estre beaucoup davantage pour tant de perils eminens qui vous avoisinent en chemin, tous les jours de la mort. Nous invoquames sur nous la grace du S. Esprit, l'assistance de la Vierge, & des Saincts, puis nous primes congé des Chefs de la traite, & nous rendimes avec nos petits paquets dans les cabanes de nos Hurons tout prests à partir & se mettre en campagne.

Or la raison pour laquelle il nous fallut necessairement separer & nous mettre chacun dans un canot à part fut pour ce qu'ils sont fort petits, & qu'il ny peut à chacun que cinq ou six personnes avec les marchandises. Mes hommes estoient cinq en nombre & je faisois le sixiesme, l'un servoit de gouverneur que l'avois derrière mon dos tellement prés de moy, qu'avec le bout de son grand aviron il m'attrapoit souvent le sommet de la teste que je tenais baissée le plus que je pouvois pour eviter ces rencontres, heureux qu'il ne me frappoit pas à dessein. J'estois quasi en ploton assis à costé d'un nageur, puis deux autres nageurs estoient assis devant moy à costé l'un de l'autre, & le cinquiesme barbare tenoit le devant du Navire, qui dans l'occasion se tenoit debout, les jambes au large & l'aviron en main pour eviter aux dangers de quelques perilleux passages, & en cest equipage nous fusmes conduis jusques dans leur pays, sans plus revoir nos Freres en chemin que les deux premieres soirées que par hazard nous cabanames avec le P. Joseph, mais pour le P. Nicolas je ne le trouvay pour la première fois, qu'à deux cens lieues de Kebec, à la nation que nous appelions les Ebicerinys ou Sorciers, & les Hurons Squekaneronons.

Nostre premier giste fut à la riviere des prairies, qui est à cinq lieuës au dessous du Saut Sainct Louis, où nous trouvames desja d'autres Sauvages cabanez, qui faisoient festin d'un grand ours qu'ils avoient poursuivy & pris dans la riviere, comme il pensoit se sauver aux Isles voisines: Ces barbares faisans bonne chere, se resjouissoient honnestement, chantoient tous ensemblement, puis alternativement, d'un chant si doux & agreable que j'en demeuray tout estonné & ravy d'admiration: de sorte que depuis je n'ay rien ouy de plus armonieux entr'eux; car leur chant ordinaire est assez malgracieux.

Nous cabanames assez proche d'eux & fismes chaudiere à la Huronne, mais pour ce coup je ne pû encor manger de leur sagamité, pour ce qu'elle me sembloit trop fade & desgoustante; & me fallut ainsi coucher sans souper, car ils avoient mangé en chemin tout le petit sac de biscuit que j'avois pris aux barques pour mon voyage, sans s'informer s'il me feroit besoin ou non, comme gens qui n'ont pas grand soucy du lendemain, & puis me voyant si deliberé & contant dans ma misere, ils croyoient que leur sagamité me sembleroit bonne à la fin du compte, & par ainsi qu'il n'y avoit pas grand danger de s'accommoder pour m'incommoder de mon biscuit, duquel ils firent place nette le mesme jour de nostre partement.

Nostre lit fut la terre nue dressé à l'enseigne de la Lune, avec une pierre pour mon chevet, plus que n'avoient les Sauvages, qui n'ont accoustumé d'avoir la teste plus haute que les pieds: Nostre cabane fut faite de deux rouleaux d'escorces posées sur quatre petites perches picquées en terre & accommodées en penchans au dessus de nous. Le matin venu on fit chaudiere pour partir mais je m'abstins encor de la sagamité pour cette seconde fois, jusques à la troisiesme qu'estant devenu fort foible & abbatu, je commençay d'en manger un petit & de m'y accoustumer en me faisant violence.

Mais pour ce que la façon de faire des Sauvages, & leur manière de s'accommoder allans en voyage est presque tousjours de mesme, je vous diray succinctement cy aprés leur méthode, & comme ils s'y gouvernent, aprés que j'auray donné un petit mot d'avis à ceux qui ont à faire de longs voyages avec eux, & se mettre sous leur conduite plus asseurée dans le pays que celle des François, qui n'oseroient encor d'eux-mesmes se hasarder par les bois, & s'esloigner de l'habitation sans guide.

Il se faut donc resoudre dés le commencement à la patience & de souffrir beaucoup, pour ce qu'à toute heure les sujets s'en presentent. Il se faut aussi estudier à la douceur & monstrer une face joyeuse & modestement contante, & chanter parfois des Hymnes, & Cantiques spirituels, tant pour sa propre consolation, & le soulagement de ses peines, que pour le contentement & edification de ces Sauvages, qui prennent un singulier plaisir d'ouyr chanter les louanges de nostre Dieu, plustost que des chansons profanes, contre lesquelles je leur ay veu quelquesfois monstrer de la repugnance. O bon Jesus, qui condamne les mauvais Chrestiens, chanteurs de chansons dissolues & mondaines.

Surtout si on a quelquefois de l'impatience, il la faut estouffer au dedans de soy-mesme sans la faire paroistre au dehors, & n'estre point songeur, chagrin, turbulent, non plus qu'esventé; pour ce qu'ils mesprisent fort ces mauvaises qualités, en un bon esprit, comme nous en un homme qui s'estime sage.

Une ou deux bouteilles d'eau de vie seroient fort necessaires pour se fortifier le coeur en chemin, desquelles il faudra faire part à ces Sauvages, avec un tel mesnage toutesfois qu'elles puissent durer jusques à la fin du voyage: car on se sent quelquesfois si foible & abbatu du coeur, que faute de cette regale, on souffre de grandes debilitez & affadissemens d'estomach. Passant par les Nations qu'on trouve en chemin, il est fort à propos qu'on leur traite tousjours quelque petit morceau de poisson, ou viande, pour festiner au soir après le travail, car pour ces petites courtoisies & liberalitez, on reçoit souvent d'eux de beaucoup plus grandes: Ils vous nourrissent au reste du temps, ils portent vos pacquets & vos hardes, vous exemptent de nager, & vous ayment, respectent, & cherissent comme Capitaines s bons amys, & si davanture vous tombez malades en chemin ils vous porteroient sur leurs espaules plustost que vous abandonner, & avec tout cela on patit encore allez, c'est pourquoy on a besoin de leur amitié & qu'ils vous ayent en quelque estime, si on y veut faire fruict & avoir du contentement avec eux.

Les dangers & perils qu'on rencontre en chemin sont si grands & frequens qu'ils ne se peuvent presque expliquer, car premierement en quatre-vingt ou cent sauts qu'il y a de la riviere des prairies aux Hurons, il y en a une quantité que l'on ne se hasarderoit jamais si la sage conduite des Sauvages ne vous en donnoit l'asseurance. Il faut advouer que le marcher pieds, nuds & sans sandales, comme j'ay fait par tout le voyage, allant & venant, à l'imitation de nostre Seraphique Père sainct François, & des premiers Religieux de nostre sacré Ordre, qui ont parcouru toute la terre habitable en cet estat, m'estoit d'une grande peine, contraint d'ainsi faire à cause qu'estant sur terre nous rencontrions souvent des rochers, des lieux fangeux, & des arbres tombez qu'il nous falloit à toute heure enjamber, & nous faire quelquesfois passage avec la teste & les mains par les bois touffus, hailliers & brossailles, sans sentier, n'y chemin, mais je ne sçay si on pourroit souffrir une plus rude mortification que des mauvais vents de l'estomach que ses salles gens rendent presque continuellement dans leurs canots, qu'en guyse de pots de chambre ils se servoient de leurs escuelles à potage, ce qui seroit capable de se desgouter du tout de si desegreables compagnies, si on ne se mortifioit pour l'amour d'un Dieu, & la gloire d'un Paradis qui merite chose plus grande.

La piqueure des mousquites, cousins & moucherons desquels il y a de trois ou quatre sortes, comme je dirai à la fin de ce Chapitre, est un autre tourment si grand qu'il semble autant de petits Demons, desquels je pensay perdre la veuë, comme j'en fus offencé au visage, aux jambes & aux mains, sans m'en pouvoir garantir pour diligence que j'y apportasse, c'est pourquoy estre chaussé, & avoir de bons gands & un voile sur la face eut esté bien necessaire. S'il faisoit de la pluye ou des orages, nous ne pouvions nous en deffendre, ny le jour, ny la nuict, car alors elle nous tomboit à plomb sur le dos, & nous couloit par dessous comme de petits torrens au panchant des montagnes, mais le pis est quelle nous ostoit le moyen de faire chaudière & prendre nostre refection.

Comme apprenti, la peine m'en estoit double, car ne sçachant encor la langue sinon fort peu de mots, je ne pouvois qu'à peine déclarer mes pensées & manifester mes necessitez: Dieu seul estoit celuy en qui je me consolois, & à l'humanité de mes sauvages qui se manifestoit assez dans la compassion qu'ils avoient de moy & à l'assistance qu'ils m'apportoient, mais ce qu'ils pouvoient estoit bien peu de chose, sinon leur bonne volonté qui me contentoit fort, & m'encourageoit à la patience, laquelle j'apprenois d'eux mieux qu'en Eschole du monde, de manière que je peu dire avec verité que j'ay trouvé plus de bien en eux que je ne m'estois auparavant imaginé, ny moy, ny beaucoup d'autres: car vous diriez icy parlant d'un Sauvage que c'est parler d'une beste brutte, d'un loup ravissant, ou d'une personne sans esprit, sans raison & sans humanité, comme un tas de meschans coquins qu'on laisse impunement vivre entre les Chrestiens, ce qui n'est point entre les Sauvages qui ont tous de l'humanité envers ceux qui ne leur sont point ennemis, soient estrangers ou autres.

L'heure de se cabaner venue, mes Sauvages cherchoient une place propre pour y passer la nuict, où aisement se pût trouver du bois sec à faire du feu, sinon ils s'accommodoient ou la necessité les contraignoit quelquesfois bien, & quelquesfois mal, selon les occurrences. Le lieu choisi on y portoit le canot, nos paquets & tout ce qui estoit de nostre équipage, puis tous se mettoient en besongne & travailloient à ce qui estoit necessaire; pour le logement: Les uns alloient chercher du bois sec, & moy avec eux, les autres sept ou huict perches pour dresser la cabane & d'autres prenoient le soin de battre le fuzil & mettre la chaudiere sur le feu, qu'ils attachoient en un baston piqué en terre, pendant qu'un autre cherchoit deux pierres plattes pour concasser le bled d'Inde sur une peau estendue contre terre, dequoy on faisoit la sagamité.

L'hostellerie dressée & les roulleaux d'escorces estendus sur la charpente, qui panchoit en voute, on serroit les pacquets le long de la cabane contre les bois, & le canot en dehors, puis un chacun prenoit place le dos appuyé contre les sacs & la marchandise, à lentour du feu qu'on estendoit de long afin qu'un chacun y pût participer, & en prendre pour petuner tandis que la chaudière bouilloit.

La sagamité estant cuite tousjours fort claire, on dressoit à chacun son potage dans les escuelles d'escorces que pour ce sujet nous portions quant & nous, avec chacun une cuilliere de bois grande comme un petit plat, de laquelle on se sert à manger cette menestre soir & matin, qui sont les deux fois seulement que l'on fait chaudiere par jour, sçavoir quand on est cabané au soir, & au matin avant partir. Si nous estions par trop pressés de partir, on la faisoit deux heures avant jour, que tout endormy on m'esveilloit pour manger, ou seulement sur le midy, ou bien on attendoit jusqu'au soir, sans rien manger de tout le jour que cette seule fois.

Lorsque nous nous rencontrions deux mesnage en un mesme giste, ce qui arrivoit souvent; Nous nous cabanions par ensemble, l'un faisant un des costez de la cabane couvert de ses escorces, & l'autre s'accommodoit de l'autre, & chacun faisoit sa chaudiere à part, puis tous ensemblement les mangions l'une aprés l'autre sans aucun debat ny contention, car ils ont cela de bon qu'ils ne se font aucun reproche, & ne se disent point mon disner est meilleur que le vostre, vous estes trop-grand train au prix de nous qui sommes peu car en toutes choses ils s'accordent admirablement bien, & font leur petit festin comme les repas d'une trouppe de bons Religieux, ou l'on n'entend qu'une voix de paix ou un silence Religieux.

Pour moy qui n'avois pas encore le coeur bien fait à toutes ces sausses, je me contentois pour l'ordinaire de la sagamité des deux qui m'agreoit davantage, bien qu'à l'une & à l'autre il y eut tousjours des salletez & ordures à cause, en partie qu'on se servoit tous les jours de nouvelles pierres, & assez mal nettes pour concasser le bled.

D'escumer le pot jamais il ne s'en parle non plus que de laver la viande, ou le poisson, avant de le mettre au pot. Ils traiterent un morceau de venaison à la petite Nation, mais comment pensez vous qu'ils le coupperent, ce fut de le tenir contre terre avec leur pieds salles, & à mesure qu'ils couppoient quelque piece ils la jettoient dans la chaudière sans autre sel que le sable qui y tenoit attaché.

Les escuelles desquelles nous nous servions, n'estoient jamais nettoyées que du doigt qui essuyoit le reste de la sagamité, dont aucunes ne pouvoit sentir gueres bon, qui servoient à tomber de l'eau dans leur Canot, & pour boire & manger comme j'ay dit. J'ay admiré l'honnesteté de leur action en tombant de l'eau sur terre, car outre qu'ils se retiroient à l'escart, ils s'acroupissoient avec beaucoup de modestie à l'exemple des anciens hommes d'Egypte, qui en faisoient de mesme, plus civils & honnestes que les femmes des uns & des autres, qui se tiennent debout en semblable necessité sans se beaucoup escarter.

Ils faisoient par fois chaudiere de bled d'Inde non concassé, & bien qu'il fut tousjours fort dur, pour la difficulté qu'il y a de le faire cuire entier, il m'agreoit davantage au commencement, pour ce que je le prenois grain à grain, & par ainsi je le mangeois nettement & à loisir en marchant & dans nostre Canot. Aux endroits de la riviere & des lacs où ils pensoient avoir du poisson, ils y laissoient traisner aprés leur Canot, une ligne à l'ain, de laquelle ils accommodoient de la peau de grenouille escorchée, avec quoy ils prenoient du poisson, qui servoit à donner goust à la sagamité, mais quand le temps ne les pressoit point trop, comme lors que nous descendimes pour la traicte, le soir ayans cabané, une partie d'eux alloit tendre leurs rets dans le fleuve ou és lacs, ausquels ils faisoient par fois de fort bonnes prises, comme de brochets, esturgeons, poissons blancs & des carpes qui ne sont neantmoins telles, ny si bonnes, ny si grosses que les nostres de deça, puis plusieurs autres especes de poissons qu'on ne cognoist point icy.

Le bled d'Inde que nous mangions en chemin, ils l'alloient quérir de deux en deux jours au fond des bois & en des certains lieux escartez, où ils l'avoient caché en descendans, dans de petits sacs d'ecorces de bouleau: car autrement ce leur seroit trop de peine de porter tousjours quant & eux tout le bled ou les farines, qui leur sont necessaire pour leur voyage, & m'estonnois grandement comme ils pouvoient si bien remarquer tous les endroits ou ils l'avoient caché sans se mesprendre aucunement, bien qu'il fust souvent fort esloigné du chemin, & bien avant dans les bois, sous quelques mottes ou enterré dans le sable.

La manière & l'invention qu'ils avoient à tirer du feu, & laquelle est pratiquée par tous les peuples sauvages & barbares est telle & si admirable qu'elle ne se peut assez admirer, & louer le divin Autheur d'une telle merveille. Ils prenoient deux bastons de bois de saulx, tillet ou d'autre espece, secs & légers, puis en accommodoient un, d'environ la longueur d'une coudée ou peu moins, & espais d'un doigt ou environ, & ayans sur le bord de sa largeur cavé de la pointe d'un cousteau ou de la dent d'un castor, une bien petite fossette, avec un petit cran à costé, pour faire tomber à bas sur quelque bout de mesche ou chose propre à prendre feu, la poudre réduite en feu; qui devoit tomber du trou, ils mettoient la pointe d'un autre baston du mesme bois, gros comme le peut doigt ou peu moins, dans ce trou ainsi commencé; & estans contre terre le genouil sur le bout du baston large, ils tournoient l'autre entre les deux mains si soudainement & si long-temps, que les deux bois estans bien eschauffez, la poudre qui en sortoit à cause de cette continuelle agitation se convertissoit en feu, duquel ils allumoient un bout de leur corde seiche, qui conserve le feu comme mesche d'arquebuse: aprés avec un peu de menu bois sec, ils faisoient du feu pour faire chaudiere.

Mais il faut noter que tout bois n'est pas propre à faire du feu, ains du particulier, & que nous pouvons rencontrer icy. Or quand ils avoient de la difficulté d'en tirer, ils deminçoient dans ce trou un petit de charbon, ou un peu de bois sec en poudre, qu'ils prenoient à quelque souche: s'ils avoient un baston large comme j'ay dit, ils en prenoient deux ronds, & les lioient ensemble par les deux bouts, en la manière d'une navette de Tessier, & estans couchez le genouil dessus pour les tenir en estat, mettoient entre deux la pointe d'un autre petit baston du mesme bois, qu'ils tournoient par l'autre bout entre les deux mains comme cy-dessus.

Nos Montagnais, à ce qu'on dit, se servent d'une autre sorte de fusil, qui n'est neantmoins faict comme les nostres; ils ont pour meche la peau de la cuisse d'un Aigle avec du duvet qui prend feu aisement, ils battent deux pierres de mine ensemble comme nous faisons une pierre à fuzil, avec un morceau de fer ou d'acier: au lieu d'allumettes ils servent d'un petit morceau de tondre, c'est un bois pourry & bien seiché, qui brusle aisement & incessament jusques à tant qu'il soit consumé, ayant pris feu ils le mettent dans de l'escorce de cedre pulverisée, & soufflant doucement cette écorce s'enflamme. Voyla comme ils font du feu.

Pour revenir à nostre voyage, nous ne faisions chaudiere que deux fois le jour, qui estoit peu pour moy, en ce temps encor mal accoutumé à ceste manière de viande, car j'en usois à chasque fois si peu que les deux repas ne meritoient pas le nom d'un bien petit, c'est pourquoy j'estois tousjours fort foible sans avoir moyen de me fortifier, patissant plus que mes Sauvages, qui estoient accoustumez à cette façon de vivre, joint que; petunans assez souvent durant le jour, cela les consoloit, les fortifioit & leur amortissoit aucunement la faim & non pas à moy, qui n'en ay jamais voulu user peur d'une habitude onereuse, de laquelle on ne se fait pas quitte quand on veut, & sçay des personnes extremement marries d'en avoir jamais usé, pour ce qu'il nuyt plus icy pris en fumée, qu'il ne profite à des personnes qui ont autre chose à disner, ou qui ne sont point incommodées des humiditez du cerveau, car alors il deseiche médiocrement pris, masché, ou en fumée.

L'humanité de mon hoste estoit remarquable, en ce que n'ayant pour toute couverture & habillement, une peau d'ours assez petite, encor m'en faisoit il part la moitié, la nuict quand il pleuvoit, sans que je l'en priasse, & mesme me disposoit la place au soir où je devois reposer la nuict, avec quelques petits rameaux de cedre, ou à faute d'iceux sa petite natte de joncs qu'il avoit accoustumé de porter en de longs voyages: & compatissant à mes travaux desja assez grands, il m'exemptoit de nager & de tenir l'aviron, qui n'estoit pas me descharger d'une petite peine, outre le service qu'il me rendoit de porter mes pacquets par tous les Sauts, bien qu'il fust desja assez chargé de ses marchandises, & à son tour du Canot qu'il portoit sur son espaule, parmy de si fascheux & pénibles chemins, où il luy falloit faire divers voyages.

Un jour ayant pris le devant comme estoit ma coustume pendant que mes Sauvages deschargeoient le Canot & portoient les marchandises au de là des Sauts, je me trouvay à l'improviste esgaré, en une grande estendue de terre tremblante sous mes pieds, proche d'un lac, que nous devions passer: estonné de ceste nouveauté, je m'en retiray fort doucement & à petit pas, sur un rocher, qui estoit là auprès, peur de plus grand inconvenient, car il n'y avoit point là lieu de seureté pour moy. Il y a plusieurs Autheurs, qui asseurent qu'il y a des Isles qui flottent sur les eaux, & mesme Herodote faict mention d'une semblable, située prés la ville Botis, non loing du Nil, mais on s'en peut donner de garde, comme de celle cy, car comme elles ne sont pas tout à faict destachées de la terre ferme, sinon quelqu'unes, au premier pas on s'en peut tirer & se mettre en chemin asseuré.

Nous rencontrions aussi parfois de furieux bourbiers, desquels nous recevions de grandes incommoditez & des peines nompareilles d'en pouvoir sortir; que les jambes toutes embourbées, comme il arriva à un certain François, lequel s'il n'eust eu les jambes escarquillées au large eut enfoncé jusques aux oreilles, comme il enfonça jusques aux reins. On a aussi bien de la peine de se faire passage avec la teste & les mains parmy les bois touffus, où il s'y en rencontre aussi grand nombre de pourris & tombez les uns sur les autres, qu'il faut enjamber & monter par dessus, sans craindre la suitte & l'importunité d'un nombre sans nombre de mousquites & cousins, qui vous font une continuelle & très cruelle guerre, pire que celle des loups, qui se contentent de la première brebis, & non ces animaux de la premiere piqueure.

Je suis aussi comme asseuré que sans l'estamine, qui me couvroit la face & le visage, que j'estois pour en perdre la veue, comme j'en fus pliyé par toutes les parties descouvertes sans y avoir pu apporter de remede non plus que plusieurs François, qui en devindrent aveugles pour plusieurs jours, tant est pestiferé & veneneuse la piqueure de ces petits demons, à qui n'a encor pris l'air du païs.

Ces bestioles ne paroissent neantmoins pas tousjours, mais au temps le plus chaud, & lors qu'il ne faict point de vent, autrement qui en pourroit jamais souffrir l'importunité & les morsures maligne, qui rendent les personnes semblables à des lepreux, laids & hideux à ceux qui les regardent. Je ne sçay; car pour moy je confesse que c'est le plus rude martyre que j'aye souffert dans le pais, la faim & la soif, la lassitude & la fièvre, ne sont rien en comparaison, ces petites bestes ne vous font pas seulement la guerre pendant le jour, mais mesme la nuict, elles s jettent dans vos yeux, elles entrent dans vostre bouche, passent par dessous vos habits, & perce mesme l'estoffe qui joint vostre chair, de leur long esguillon, le bruit vous en est aussi fort importun, car il desrobe souvent vostre attention, vous empesche de prier Dieu, de lire, d'escrire & de faire vos exercices avec quelque repos, se fourrent partout, & principallement dans les chambres, où le vent ne domine point, c'est ce qui nous obligeait d'y brusler souvent de l'encens, la fumée duquel les faisoit rassoir, & puis revenoient de plus bel qu'auparavant.

Il y en à de trois ou quatre sortes, dont les uns s'appellent en Montagnais sentimeou, en Huron tachiey ou teschey, & en François cousins, ce sont ceux qui ont ces longs esguillons tres-deliez & menus. Il y en a encore d'une autre espece au païs de nos Montagnais, que je n'ay point veu chez nos Hurons, ny par toutes leurs contrées, si petites, qu'à peine les peut on voir, mais importunent & mordent comme petits diablotins, qui est le nom propre que leur donnent les Montagnais, à sçavoir manitouchis; & les François mouches-quilles, ou mouchequites, qui se viennent que vers le mois d'Aoust, & n'ont pas longue durée.

Au païs des Hurons, à cause qu'il est descouvert & habité, il y a peu de ces cousin, sinon aux forest, & lieux où les vents, ne dominent point pendant les grandes chaleurs de l'Esté, car en autre saison il ne s'en voit nulle part, non pas mesmes dans les sapiniers, c'est pourquoy ne les craignez point.

Suitte de nostre voyage aux Hurons. De la nation des Ebicerinys.. De celle de bois & des cheveux relevez. Comme ils chantent les malades, & de la maniere que les femmes se gouvernent ayant leur mois.

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