CHAPITRE V

AAyans posé l'anchre, & mis ordre à ce qui nous concernoit, nous descendismes à terre, saluames les Chefs de l'habitation qui nous estoient venu recevoir au Port, & nous entrames dans la Chapelle, où nous rendimes actions de grace à nostre Seigneur de sa divine assistance & en suitte poussez d'un desir extreme de voir nos Freres dans leur petit Convent, nous pensames prendre congé du sieur de Champlain pour nous y rendre au plustost, mais sa charité, outre les pluyes continuelles & l'obscurité du temps, nous en empescherent, & nous retint à coucher jusques au lendemain matin que nous y fusmes conduits par un des Matelots de l'habitation.

Il sembloit que cette affection nous eut faict naistre des aisles aux pieds tant nous allions viste, & ne pensions desja plus à tous nos maux passez. Mon Dieu, il bien vray, vostre joug est doux & suave à ceux qui ont bonne volonté, & n'est pénible qu'à ceux qui n'ont point d'affection pour vostre service. Nous trouvames tous nos Religieux en tres-bonne santé Dieu mercy, lesquels tres-joyeux de nostre venue, & nous au reciproque de leur bonne disposition. Apres le Te Deum, & les actions de graces accoustumées rendues à nostre Sauveur dans nostre Chappelle, nous receumes la charité & bon accueil que nous pouvions esperer de si bons Religieux, discourumes de nostre voyage, & en quelle contrée nous pourrions davantage avancer la gloire de nostre Seigneur, aprés quoy nous primes resolution le P. Joseph, le P. Nicolas & moy de passer aux Hurons, comme au meilleur endroit & où il y avoit plus à profiter pour son service.

Et en attendant que les barques montassent à la Traicte, je consideray tous les environs de nostre petit Convent, & la maison de Kebec, bastie sur le bord d'un destroit du fleuve sainct: Laurens, qui n'a en cet endroit qu'environ une petite demie lieue de largeur, au pied d'une montagne, au sommet de laquelle est le petit fort de bois basty pour la deffence du païs. Ceste maison de Kebec est à present un assez beau logis, environné d'une muraille en quarré, avec deux petites tourelles aux coins d'en haut que l'on y a faictes depuis peu pour la seureté du lieu, mais au bout du compte il est tres-facile de prendre le fort & la maison sans canon, car il n'y a rampars ny murailles, qui vous puisse empescher d'emporter le tout à coups de main.

Il y a un autre logis au dessus de la terre haute en lieu fort commode, qui y a esté basty par le deffunct Hebert, où sa femme & ses enfans nourrissent quantité de bestail, qu'il y avoit faict passer de France. Ils ont aussi un grand desert joignant leur maison, auquel ils font tous les ans quantité de bled d'Inde & des pois, qui se traictent par aprés aux Sauvages pour des pelleteries. Je vis un jeune pommier, qui avoit esté apporté de Normandie, chargé de fort belles pommes, & des jeunes plantes de vignes, qui y estoient tres-belles, & tout plein d'autres petites chose, qui tesmoignoient la bonté de la terre.

Nostre petit convent consacré en l'honneur de Dieu & de Nostre-Dame des Anges, est à demie lieue de là, en un très-bel endroit, & autant agréable qu'il s'en puisse trouver, basty sur une petite riviere, que nous appelions de S. Charles, & les Montagmais Cabirecoubat, à raison qu'elle tourne & faict plusieurs pointes, par laquelle les barques peuvent aller de pleine mer jusqu'au premier Saut, assez esloigné au delà de nostre Convent, & les chalouppes en toutes saisons. En basse mer, il y a un bon jet de pierre de nostre maison à la riviere, mais au flux de pleine Lune, le chemin en est racourcy, car elle s'enfle de plus de 15 pieds de hauteur, & s'estend par consequent au large. J'ay admiré l'instinct naturel de quelques petits cochonets (sauf respect) que l'on nourrissoit proche de là, lesquels avoient une parfaicte cognoissance des flux & reflux, car quand ils vouloient passer dans la prairie ils attendoient sur le bord de l'eau que la marée fut basse, puis passoient, & desirant retourner à la maison (car personne n'en prenoit soin & se conduisoient d'eux mesmes) ils venoient de mesme se rendre sur le bord de l'eau, & repassoient aprés le reflux, & non jamais au flux, plustost ils attendoient là de pied coy tous ensemble la plus basse eauë.

Puis que je vous ai parlé de ces petit animaux il faut que je vous die encor ce petit mot en general, qu'ils sont sociables & veulent compagnie. Aprés que tous eussent esté mangé un excepté, cet un ayant perdu ses compagnons, s'acosta d'une anesse qui avoit aussi perdu son asnon, & vivoit vagabonde parmy les bois tout l'Esté tantost vers Kebec, puis vers nostre Convent, sans avoir de retraicte qu'au fort des neiges, que nos Religieux la reserroient dans une petite estable. Ces pauvres bestes bien dissemblables, & d'especes bien différentes prirent telle amitié par ensembles, que depuis jamais elles ne se separerent, si vous en voyez l'une vous estiez asseuré de voir l'autre à trois pas de là: j'en ay moy mesme veu faire des gageures avec des nouveaux venus, qui l'ont admiré avec moy, & confessé que nous sommes bien miserables nous autres, de nous entre-quereller & vivre en discorde, tandis que les animaux moins semblables, s'associent & vivent en paix, tesmoin la chatte, qui en l'an 1634 alaicta deux souris au Royaume de Naple, si l'histoire que j'en ay leu est veritable.

Nostre petite riviere, que j'appelle petite en comparaison de la grande, produit une douce manne aux Sauvages, de bon poisson & l'anguille en Automne, de laquelle ils font pecherie pour leur provision d'Hyver, pendant que les neiges grossissent pour l'Eslan. Les petites prairies qui la bordent, sont esmaillées en Esté de plusieurs belles fleurs, particulierement de celles que pour estre tres-rouges & esclatantes, nous avons surnommées Cardinales, & des Martagons, qui portent quantité de fleurs en une tige, qui a prés de six, sept à huict pieds, de haut, desquelles les Sauvages mangent l'oignon cuit sous la cendre, ou en sagamité. Nous en avions apporté un plain baril en France, avec des plantes de Cardinales, comme fleurs rares & ravissantes, mais elles n'y ont point proffité, ny parvenues à la perfection qu'elles ont dans leur propre climat, & à la fin, nous sont manquées.

Nostre jardin est aussi tres-beau & d'un bon fond de terre, car les plantes de vignes, toutes nos herbes & racines y viennent tres-bien, & mieux qu'en beaucoup de jardins que nous avons en France, & n'estoit le nombre infiny de mousquites & cousins, qui s'y retrouvent comme en tout autre endroit du Canada pendant l'Esté, je ne sçay si on pourroit rencontrer un meilleur & plus agreable sejour, car outre la beauté & bonté de la contrée avec le bon air, nostre logis est fort commode en ce qu'il contient, ressemblant neantmoins, plustost une maison de Noblesse des champs, que non pas à un Monastere de freres Mineurs, ayans esté contraints de le bastir de la sorte, tant à cause de nostre pauvreté, que pour se fortifier en tout cas, contre les sauvages, s'ils vouloient nous offencer ou voller nos ornemens.

Le corps de logis est au milieu de la court comme un donjon, puis les courtines & rampars faits de bois, avec quatre petits bastions de mesme estoffe, aux quatre coins, eslevez environ de 12 ou 15 pieds de raiz de chaussée, sur lesquels nos religieux ont dressé des petits jardins à fleurs & sallades, d'où ils peuvent aller à nostre Chappelle bastie de pierre, au dessus de la maistresse porte du Convent, environné d'un beau fossé naturel, qui circuit aprés tout l'alentour de la maison & du jardin avec le verger, qui est d'assez grande estendue tout fermé de pallissades de pieux.

Nous avons devant la porte de nostre Convent une autre grande estendue de terre, qui nous a esté donnée en eschange par le sieur Hebert pour d'autres terres que nous avions desfrichées proche de l'habitation. Elle s'estend en longueur depuis nostre Convent, jusqu'au lieu appellé la Gribane & la prairie, au delà d'icelle le long de la riviere S. Charles. Et en largeur la longueur de quatre arpens sans comprendre le jardin du P. Denis, contenans un arpent ou environ, deserté & labouré, clos & fermé de pallissades de pieux, situé environ le milieu du chemin de nostre couvent, à l'habitation proche une Fontaine.

La quantité de framboiziers, qui sont aux terres devant nostre Convent, y attirent tant de tourterelles en la saison, que c'est un plaisir d'y en voir des arbres tout couverts. Les chasseurs de l'habitation y vont aussi souvent giboyer & chasser, comme en un tres-bon endroit, & où ils ont le canart & l'outarde & tout plein d'autre gibier, avec l'anguille, qui ne leur manque pas en la saison, dont les Sauvages nous faisoient quelquefois part.

Si nos Religieux veulent aller de nostre Convent de Kebec, ou ceux de Kebec venir chez nous, il y a à choisir de chemin, par terre ou par eau, selon le temps & la saison, qui n'est pas une petite commodité, de laquelle les Sauvages se sçavent aussi servir pour nous venir voir, & instruire avec nous du chemin du Paradis.

Tellement que tout bien pris & consideré, tous les bastimens de la nouvelle France, ne consistoient (au temps que j'y estois) qu'au petit fort, à la maison des marchands, à celle de la vesve d'Hebert, & à nostre petit Convent. Du depuis on en a commencé un pour les RR. PP. Jesuites, & quelques autres bastimens, pour d'autres familles, desquelles je ne me suis point informé & ne parle que ce dequoy je suis asseuré, pour ne point mesprendre.

Mais pour ce que beaucoup ont désiré sçavoir la propre situation du païs. Le R. P. le Jeune a supputé de combien le Soleil se levoit plustost sur l'orrison de Paris, que sur celuy de Kebec, & a trouvé, que c'estoit de 6 heures & un peu davantage, c'est à dire qu'à Paris, on a le jour environ 6 heures & un quart plustost qu'à Kebec: si bien que quand un Dimanche nous contons 5 heures du matin, on n'est encore à Kebec, qu'à 10 heures 3 quarts du Samedy au soir; & s'ils ont à Kebec 8 heures du matin, nous avons à Paris 2 heures & 1 quart aprés midy. On tient aussi que ce lieu de Kebec est par les 46 degrés & demi de latitude plus Sud que Paris, de prés de 2 degrez; & en mesme paralelle de la ville de la Rochelle, & nonobstant ces approches du Soleil, qui devroient avoir rendu Kebec plus chaud que Paris de ces 2 degrez, l'Hyver y est neantmoins plus long & le païs plus froid à cause de son assiette & de la disposition du lieu, couvert par tout de bois & forests, de plusieurs centaines de lieuës d'estenduës, & du costé du Nord environ 5 ou 6 lieuës de nous, d'une grande chaisne de Montagnes, d'où il vient un vent de Nord-ouest qui nous fait presque transir de froid quand il donne, car il n'y a froid plus cruel & insupportable que celuy du vent, comme nous l'experimentons souvent, allans par la campagne avec nos pieds nuds, que j'ay eu gellés plusieurs & diverses fois, & tousjours en voyageant & obeissant, car ces maladies là, ne s'aquierent point au coin du feu, ny enveloppé dans sa couverture.

Nous habitons aussi les bords de 2 fleuves, dont l'un est estimé incomparablement plus grand qu'aucun qui soit en l'Europe, & l'autre est souvent glacé, & tout gelé, voyla (comme on dit) les vrayes causes & alimens du froid qui se pourront amender en decouvrant les terres, & habitans le païs, car les bois qui engendrent les frimas & les gelées, diminuans, diminueront les froids, come il se voit par experience en la maison de la dame Hebert, où les terres sont plustost deschargées de neiges & le froid moindre, qu'à celles de nostre Convent, plus reserrez dans les bois.

Quelques particuliers mal affectionnés ont eu fort bonne grace de dire que les Religieux y ont bien peu advancé pour le spirituel, je voudrois, bien voir qu'ils y eussent plus faict pour le temporel, car au contraire que nous leurs ayons nuis, il nous desplaisoit assez de voir que toutes leurs plus grandes merveilles se sont tousjours passées en parolles & promesses, & presque point d'effect, jusque là, que les anciennes societez depuis plus de vingt années en ça, qu'ils ont possedé le païs pour l'habiter & faire valoir, n'y ont pas ensemencé un seul arpent de terre. Il n'y a eu que nos Religieux pour esprouver la terre, & la seule & unique famille d'Hebert, qui y a faict travailler, tellement que si on eut manqué une seule année d'y porter des vivres de France tous les François de l'habitation eussent pery de faim, comme il pensa arriver, lorsque les Anglois s'en rendirent maistres, auquel temps ceux qui commandoient à Kebec, eussent bien desiré nous faire souffrir les premiers, & tirer, si peu de bled d'inde qui nous restoit de nostre jardin, aprés en avoir faict de bonnes, aumosnes aux plus necessiteux, voyla leur charité, qui nous vouloit faire porter la peine deuë à leur négligence & peu de soin.

Mais si nous voulons pénétrer plus avant, & voir de quel genre de devotion ils se sont portez à la conversion des Sauvages, nous trouverons que nous n'avons eu aucun plus grand empêchement que de la part des François, car outre la mauvaise vie de plusieurs, la pluspart ne desiroient pas en effect, qu'il s'y fit aucune conversion tant ils apprehendoient qu'elle en diminuat le trafique du castor, seul & unique but de leur voyage. O mon Dieu, le sang me gelle quand je r'entre en moy-mesme; & considere qu'ils faisoient plus d'estat d'un castor que du salut d'un peuple qui vous peut aymer.

Et l'indevotion n'est arrivée jusques là qu'une personne de condition (Catholique de profession) interressée dans le party, nous dit, au P. Nicolas, & à moy, que si nous pensions rendre les Canadiens & Montagnais sedentaires proches de nous, comme nous en avions le dessein pour les pouvoir commodement instruire & maintenir dans nostre créance, qu'ils les en chasseroient à coups de bastons, & les feroient retirer au loin hors de toute cognoissance de leur traite, & voyla comme nous estions favorisez, & quel secours nous pouvions esperer de personnes si peu sentant le bien.

Il est pourtant necessaire, & toutes les autres nations Chrestiennes qui ont subjugué des pays infidelles, l'ont ainsi pratiqué, que les peuples que l'on veut instruire en la Loy de Dieu, soient reduits à vivre ensemble en bastissans des bourgs, villes & villages sous de bons Chefs, autrement comment voudroient ils qu'on les rendit jamais Chrestiens, les Religieux peuvent ils tousjours courir avec eux Hyver & Esté en des pays fort esloignez, chargez de leurs ornemens & petites commoditez, ce seroit vouloir rendre les Religieux autant Sauvages que les Sauvages mesmes, & s'ils ne pourroient jamais long-temps perseverer dans cette fatigue, ny les Sauvages devenir gueres autres que tousjours barbares, les Religieux les venans à quitter, puis que les François mesmes, mieux instruits & eslevez dans l'Escole de la Foy, deviennent Sauvages pour si peu qu'ils vivent avec les Sauvages, & perdent presque la forme du Chrestien, si cela est, comme il est vray semblable, pourquoy voudroit on que l'on hasardat imprudemment le saint Baptesme à des personnes qu'on sçait asseurement (estans errants comme il sont) qu'ils ne pourroient vivre en Chrestiens, l'expérience nous la fait voir, en ce que la pluspart des Sauvages que nos Freres ont baptisez en Canada, & puis renvoyez hyverner entre leurs parens pour y profiter, y ont, au contraire presque oublié la pratique du Chrestien, & fussent devenus derechef Sauvages sans le soin que l'on a pris de les redresser: Et c'est pourquoi je dis que qu'on ny fera jamais, grand profit si on ne suit nostre premier dessein, qui est de les rendre sedentaires, & y entremesler parmy eux, des familles de bons & vertueux Catholiques pour leur monstrer la pratique & l'exemple des choses qu'ils auront apprises des Religieux, & qu'ils ont peine de concevoir en leur esprit sans cest exemple exercée des bons seculiers parmy la mesnagerie.

C'est donc à nostre tres grand regret, & desplaisir, que les choses ny ont pas si heureusement avancées comme nos esperances nous promettoient foiblement fondées sur des colonies de bons & vertueux Catholiques que les Marchands y devoient establir, suivant les promesses qu'ils en avoient fait au Roy en prenant le traité, & par ainsi les Peres Recollects ont fait beaucoup (n'estant point assisté & au contraire contrarié) d'en avoir baptisé plusieurs, & disposé un grand nombre qui ne demande qu'un peu de secours, à faute duquel nous avons esté contraints de differer le saint Baptesme de beaucoup, & d'attendre l'assistance & faveur que Messieurs les nouveaux associez nous font esperer pour le maintenir & conferer avec fruict.

Les choses ne se font point trop tard quand elles se font bien. On tient que nos Peres des Indes, ont employé jusques à treize ou quatorze années, avant que d'avoir pu convertir le Royaume de Voxu & qu'on a esté prés de 30 ans avant que de rien faire au pays du Bresil; C'est le Jardin de Dieu, duquel les fruicts meurissent en leur temps, quand ils sont arrousez de la benediction du Tres-haut, que nous devons attirer en nos ames par la patience & la perseverance, au bien encommencé.

Du Cap de Victoire, & comme nous nous acheminames au pays des Hurons. Du gouvernement des Sauvages allans en voyages. Comme ils cabanent & tirent du feu de deux petits bastons, & des travaux que nous souffrismes en chemin, avec l'importunité des mousquites & cousins.

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