CHAPITRE VIII.

PPuis qu'avec l'assistance de nostre Dieu, auquel je rend graces infinies, nous sommes arrivez si prés du pays de nos Hurons, il est doresnavant temps que je commence à en traiter plus amplement, & de la façon de faire de ses habitans, non à la maniere, de certaines personnes, lesquelles descrivans leurs histoires, ne disent ordinairement que les choses principales, & les enrichissent encore tellement, que quand on en vient à l'experience, on n'y voit plus la face de l'Autheur: car j'escris non seulement les choses principales, comme elles se sont passées, mais aussi les moindres & plus petites, avec la mesme naifveté & simplicité que j'ay accoustumé.

C'est pourquoy je prie le Lecteur, d'avoir pour agréable ma manière de proceder, & d'excuser si pour mieux faire comprendre l'humeur de nos Sauvages, j'ay esté contraint d'inserer icy plusieurs choses qui sembleront inciviles & extravagantes, d'autant que l'on ne peut pas donner une entiere cognoissance d'un pays estranger, ny ce qui est de son gouvernement, qu'en faisant voir avec le bien, le mal & l'imperfection qui s'y retrouve: autrement il ne m'eust failli descrire les moeurs des Sauvages, s'il ne s'y trouvoit rien de Sauvage, mais des moeurs polies & civiles, comme les peuples qui sont cultivez par la Religion & pieté, ou par des Magistrats & Sages, qui par leurs bonnes loix eussent donné quelque forme aux moeurs si difformes de ces peuples barbares, dans lesquels on void bien peu reluire la lumiere de la raison, & la pureté d'un nature espurée.

Deux jours avant nostre arrivée aux Hurons, nous trouvasmes la mer douce, sur laquelle ayans traversé d'Isle en Isle, & pris terre au pays tant desiré, par un jour de Dimanche, feste sainct Bernard, environ midy, que le soleil donnoit à plomb: Je me prosterne devant Dieu, & baise la terre en laquelle ce souverain Monarque m'avoit amené, pour annoncer sa parole & ses merveilles à un peuple qui ne le cognoissoit point, & le prier de m'assister de ses grâces, & d'estre par tout ma guyde pour faire toutes choses selon ses divines volontez, & au salut de ce peuple; puis mes Sauvages ayans serré leur canot dans un bois qui estoit là auprès, me chargèrent de mes hardes & pacquets qu'ils avoient tousjours auparavant portez, par les sauts, car la longue distance qu'il y avoit de là au bourg, & la quantité de leurs marchandises desquelles ils estoient plus que suffisament chargez, ne leur pû permettre de faire davantage pour moy, dans cette occasion.

Je portay donc mon pacquet & mes hardes, non sans une tres-grande peine, tant pour la pesanteur, l'excessive chaleur qu'il faisoit, que pour une foiblesse & debilité grande que je ressentois en tous mes membres depuis un longs temps, joint que pour m'avoir fait prendre le devant, comme ils avoient accoustumé (à cause que je ne pouvois les suivre qu'à toute peine) je me perdis du chemin, & me trouvay un long temps seul egaré dans les bois & par les campagnes, sans sçavoir où j'allois, car les chemins sont si peu battus en ces pays-là, qu'on les perds aysement si on n'y prend garde de prez. A la fin après avoir bien marché & traversé pays, Dieu me fit la grâce de trouver un petit sentier que je suivy quelque temps, aprés quoy je rencontray deux femmes Huronnes, proche d'un chemin croisé, lesquelles s'arresterent tout court pour me contempler: de me parler elles ne pouvoient, ny moy leur demander lequel des deux chemins je devois prendre pour aller au bourg que je pretendois, car je n'en sçavois pas mesme le nom, ny de quel costé estoient allez mes gens, dequoy elles me tesmoignoient de la compassion par leur soupir ordinaire. Et hon, & hon. En fin inspiré de Dieu je pris à main gauche du costé de la mer douce, esperant d'y rencontrer, sinon mes hommes ou mon village, du moins quelques pescheurs pour me donner adresse.

Au bout de quelque temps comme j'allois d'un pas allez viste je fus apperceu de mes Sauvages qui m'attendoient bien en peine que j'estois de devenu, assis à l'ombre sous un arbre un peu à costé du chemin dans une belle grande prairie, ma veue les consola fort, comme leur rencontre me resjouit grandement, car je faisois desja estat de coucher seul dans la campagne, & de vivre de feuilles & de racines, comme les anciens Hermites en attendant l'assistance de Dieu, duquel j'esperois estre conservé de la main des Hiroquois qui couroient pour lors les frontières, car ils m'eussent envoyé en l'autre monde par le feu & les tourments, & m'eussent mangé au lieu des vers, comme ils font leurs ennemis.

Je m'aprochay donc de mes gens, lesquels m'ayans fait seoir auprès d'eux, me donnerent, des cannes de bled d'Inde à succer pour me fortifier & me faire reprendre haleine; Je pris garde comme ils en usoient, car cela m'estoit un peu nouveau, & les trouvay d'un assez bon suc, puis ayant reposé quelques temps & repris nouvelle force, nous poursuivismes nostre chemin jusques à un petit hameau, où les habitans nous donnerent des prunes ronges ressemblans à nos damas violets, mais si rudes & aspres au goust que je n'en peu manger du tout, en lieu je cueillay un plein plat de fezolles dans leur desert, qui nous servirent pour un second festin dans nostre cabane, l'escorce en estoit desja bien dure, mais la sauce en fut encor plus maigre, car il n'y eut, ny sel, ny huile, ny graisse, plus douce neantmoins que le fiel, & le vinaigre, du Fils de Dieu en la Croix.

Le Soleil commençoit desja à quitter nostre orison & nous priver de sa lumiere, lors que nous partismes de ce petit hameau, une partie de nos hommes se separerent aprés leur avoir fait la courtoisie de quelques fers à flesches, puis mon Sauvage & moy, avec un autre prismes le chemin de Tequeunock'aye, autrement nommé Queumdohian, par quelques François la Rochelle, & par nous, la ville de sainct Gabriel, pour estre la premiere Ville du pays dans laquelle je sois entré, elle est aussi la principale, & comme la gardienne & le rempart de toutes celles de la Nation des Ours, & où se decident ordinairement les affaires de plus grande importance. Ce lieu est assez bien fortifié à leur mode, & peut contenir environ deux ou trois cens mesnages, en trente ou quarante cabanes qu'il y a. A l'aproche de ce bourg un grand nombre de Sauvages de tous aages, sortirent au devant de nous avec une acclamation, & un bruit populaire si grand, que j'en avois les oreilles toutes estourdies, & fus ainsi conduit jusques dans nostre cabane, où la presse y estoit desja si grande que je fus contraint de gaigner le haut de l'establie pour me liberer & faire quite de leur empeschement.

Le pere & la mere de mon Sauvage me firent un fort bon accueil à leur mode, & par des caresses extraordinaires me tesmoignerent l'aise & le contentement qu'ils, avoient de ma venuë, & me traiterent avec la mesme douceur & amitié de leurs propres enfans, me donnant tout sujet de louer Dieu en leur humanité & bienveillance. Ils prirent aussi soin de mes petites hardes afin que rien ne s'en perdit, & m'advertirent de me donner garde des larrons & trompeurs, particulierement des Quieunontateronons qui sont les plus rusez de tous, & en effet ils me caressoient soit pour m'attraper par des inventions qui feroient leçon, à celles des fins coupeurs de bources d'icy.

C'est une chose digne de consideration & bien admirable que les Sauvages n'estans conduits que de leur naturel, quelques corrompus qu'ils soient, s'entr'ayment neantmoins d'un amour si cordial & sincere, qu'ils s'entr'appellent ordinairement les uns les autres pere, frere, oncle, nepveu ou cousin, comme s'ils estoient tous d'une mesme famille & parenté. Mon Sauvage qui me tenoit en qualité de frere, me donna advis d'appeler sa mere Sendoue, c'est à dire maman, ma mere, puis luy & ses freres Ataquan, mon frere, & le reste de ses parens en suitte, selon les degrez de consanguinité, & eux de mesme m'appelloient leur parent. La bonne femme disoit Ayein, mon fils, & les autres Ataquen, mon frere, Sarassée, mon cousin, Hivoirtan, mon nepveu; Houatinoron, mon oncle, Aystan, mon pere; selon l'aage des personnes j'estois ainsi appellé oncle ou nepveu, &c. & de peu de personnes, qui ne me tenoient en cette qualité de parens, j'estois appellé Yatoro, mon compagnon mon camarade, & & de beaucoup Garihouanne grand Capitaine, j'en usois de mesme à leur endroit comme j'ay dit, & par ainsi nous vivions en très-grand paix & douceur d'esprit.

Le festin qui nous fut fait à nostre arrivée, fut d'un peu de bled d'Inde pillé, qu'ils appellent Ottet, avec un petit morceau de poisson boucanné à chacun, cuit en l'eau, car c'est tout la sauce du pays, & mes fezolles nous servirent pour le lendemain: des lors je trouvay bonne la sagamité qui estoit faite dans nostre cabane, pour estre assez nettement accommodée, je n'en pouvois seulement manger lors qu'il y avoir du poisson puant demincé parmy, ou d'autres petits, qu'ils appellent Auhairsique, n'y aussi de Leindohy qui est un bled puant, duquel ils font neantmoins grand estat: nous mangions par fois des citrouilles du pays, cuites, dans de l'eau, ou bien sous les cendres chaudes, que je trouvois fort bonnes, comme semblablement des espics de bled d'Inde que nous faisions rostir devant le feu, & d'autres esgrenez, grillez comme pois dans les cendres pour des meures champestres nostre Sauvagesse m'en apportoit souvent au matin pour mon desjeuner, ou bien des cannes d'honneha à succer, & autre chose qu'elle pouvoit: & avoit ce soin de faire dresser ma sagamité la première, dans l'escuelle de bois ou d'escorce la plus nette, large comme un plat bassin, & la cueillier avec laquelle je mangeois, grande comme une sauciere, & longue comme une à dresser potage.

Pour mon département & quartier, ils me donnerent à moy seul, autant de place qu'en pouvoit occuper un petit mesnage, qu'ils firent sortir à mon occasion, dés le lendemain de mon arrivée: en quoy je remarquay particulièrement leur bonne affection, & comme ils desiroient en tout de me contenter, & m'assister avec toute l'honnesteté & le respect deu à un grand Capitaine & chef de guerre tel qu'ils me tenoient. Et pour ce qu'ils n'ont point accoustumé de se servir de chevet, je me servois la nuict d'un billot de bois, ou d'une pierre sous ma teste, & au reste couché simplement sur la natte sans couverture n'y forme de couche, & en lieu tellement dur, que le matin me levant, je me trouvois tout rompu & brisé de la teste & du corps.

Le matin, aprés estre esveillé, & prié un peu Dieu, je desjeunois de ce peu que nostre Sauvagesse m'avoit apporté, puis ayant pris mon cadran solaire, je sortois de la ville en quelque lieu à l'escart, pour pouvoir dire mon office en paix, & faire mes petites prières & meditations ordinaires hors du bruit: estant venu, ou midy ou une heure, je me rendois derechef à nostre cabane, pour disner d'un peu de sagamité, ou de quelque citrouille cuitte; aprés disner je lisois dans quelque petit livre que j'avois porté, ou bien j'escrivois, & observant soigneusement les mots de la langue que j'apprenois, j'en dressois des memoires que j'estudiois, & repetois devant mes Sauvages, lesquels y prenoient plaisir & m'aydoient à m'y perfectionner avec une assez bonne, methode, me disant souvent, Auiel, pour Gabriel, qu'ils ne pouvoient prononcer, à cause de la lettre B. qui ne se trouve point en tout leur langue, non plus, que les autres lettres labiales, assehoua agnonra, & Sentonqua: Gabriel, prends ta plume & escris, puis ils m'expliquoient au mieux qu'ils pouvoient ce que je desirois sçavoir d'eux.

Et comme ils ne pouvoient par fois me faire entendre leurs conceptions, ils me les demonstroient par figures, similitudes & demonstrations extérieures, par fois par discours, & quelquesfois avec un baston, traçant la chose sur la terre au-mieux qu'ils pouvoient, ou par le mouvement du corps, n'estans pas honteux d'en faire quelquefois de bien indécents, pour se pouvoir mieux donner à entendre par ces comparaisons, plustost que par longs discours & raisons qu'ils eussent pu alléguer, pour estre leur langue assez pauvre & disetteuse de mots en plusieurs choses, & particulierement en ce qui est des mysteres de nostre saincte Religion, lesquels nous ne leur pouvions expliquer, ny mesme le Pater noster sinon par periphrase; c'est à dire, que pour un de nos mots, il en falloit user de plusieurs des leurs car entr'eux ils ne sçavent que c'est de Sanctification, de Reigne celeste, du tres-Sainct Sacrement. Les mors de Gloire, Trinité, S. Esprit, Paradis, Enfer, Eglise, foy, Esperance & Charité, & autres infinis, ne sont pas en usage chez-eux.

De sorte qu'il n'y a pas besoin de gens bien sçavans pour le commencement; mais de personnes bien craignans Dieu, patiens, & pleins de charité: & voyla en quoy il faut principallement exceller pour convertir ce pauvre peuple, & le tirer hors du peché & de son aveuglement.

Je sortois aussi fort souvent par la bourgade & les visitois en leurs cabanes & ménages, ce qu'ils trouvoient tres-bon, & m'en aymoient d'avantage, voyans que je traittois doucement, & affablement avec eux, autrement ils ne m'eussent point veu de bon oeil, & m'eussent creu superbe & desdaigneux, ce qui n'eust pas esté le moyen de rien gaigner sur eux; mais plustost d'acquérir la disgrace d'un chacun, & se faire hayr de tous: car à mesme temps qu'un estranger a donné à l'un d'eux quelque petit sujet ou ombrage de mescontement, il est aussitost sçeu par toute la ville de l'un à l'autre: & comme le mal est plustost creu que le bien, ils vous estiment tel pour un temps, que le mescontant vous a despeint.

Nostre bourgade estoit de ce costé là la plus, proche voisine des Hyroquois, leurs ennemis mortels; c'est pourquoy on m'advertissoit souvent de me tenir sur mes gardes, de peur de quelque surprise pendant que j'allais au bois pour prier Dieu, ou aux champs cueillir des meures champestres: mais je n'y rencontray jamais aucun danger ny hazard (Dieu mercy) il y eut seulement un Huron qui bandit son arc contre moy, pensant que je fusse ennemy: mais ayant parlé il se rasseura, & me salua à la mode du pays, Quoye, puis il passa outre son chemin, & moy le mien.

Je visitois aussi par fois leur cimetiere, qu'ils appellent Agosayé, admirant le soin que ces pauvres gens ont des corps morts de leurs parens & amis deffuncts & trouvois qu'en cela, ils surpassoient la pieté des Chrestiens, puis qu'ils n'esparguent rien pour le soulagement de leurs ames, qu'ils croyent immortelles, scavoir besoin du secours des vivans. Que si par fois j'avois quelque petit ennuy, je me recreois & consolois en Dieu par la prière, ou en chantant des Hymnes & Cantiques spirituels, à la louange de sa divine Majesté, lesquels les Sauvages escoutoient avec attention & contentement, & me prioyent de chanter souvent, principalement après que je leur eus dict, que ces chants & Cantiques spirituels estoient des prières que je faisois à Dieu nostre Seigneur, pour leur salut & conversion.

Pendant la nuict j'entendois aussi aucunefois, la mere de mon Sauvage pleurer, & s'affliger grandement, à cause des illusions du Diable. J'interrogeay mon Sauvage pour en sçavoir le sujet, il me fit response que c'estoit le Diable qui la travailloit, par des songes & representations fascheuses de la mort de ses parens, & amis deffuncts. Cela est particulièrement commun aux femmes plustost qu'aux hommes, à qui cela arrive plus rarement, bien qu'il s'y en trouve aucuns qui en sont travaillez, & en deviennent fols & furieux, selon leur imagination, & la foiblesse de leur esprit, qui leur fait adjouster foy, & faire cas de ces ruseries diaboliques, & d'une infinité de fatras qu'il leur met dans l'esprit.

Venue du Pere Nicolas en la ville de fainct Gabriel. Et comme le Père Joseph & nous fismes bastir une cabane. De nostre pauvreté & nourriture ordinaire & du vin que nom fismes pour les sainctes Messes.

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