CHAPITRE XLIV.

UN malheur n'arrive jamais seul, ny un peché sans l'autre, voyez en l'expérience aux mauvais, ils ne sont pas sortis d'un crime qu'ils en commettent un autre. Abissus abissum invocat. On dit de nostre jeune Sauvagesse Ouscouche qu'avant de tuer son père, & son mary, elle en avoit donné advis à un sien frère, auquel elle promit deux de ses enfans pour luy servir de nourriture, en attendant qu'il eut pris de la beste, c'est à dire de la venaison, & qu'il en mangea l'un, & l'autre resta à la mère. Je ne veux pas asseurer que la chose soit vraye, tant y a que les Sauvages nous l'ont asseuré: & ont par plusieurs fois monstré cet inhumain à nos Religieux, leur disans, tenez, voyla le frere d'Ouscouche, qui a tué, & mangé son propre nepveu.

C'est la coustume des Sauvages Montagnais de se rendre vers Kebec au renouveau pour traicter avec les François, & ordonner des choses necessaires à leur Nation, car encore qu'ils vivent presque sans Loy, ils ont encore quelque forme de justice, & de gouvernement politique entr'eux. En cette assemblée leur première expedition fut de donner sentence contre les deux femmes meurtrières, non à l'estourdy & par precipitation, mais après avoir meurement consideré l'importance du fait, & bien debatue les raisons de part & d'autre, dont la faveur emporta neantmoins pour la plus jeune (c'est à dire que la corruption se glisse par tout) car deux Capitaines avec plusieurs anciens, ayans conclu à la mort de toutes les deux, le troisiesme Capitaine nommé Esrouachit, ny voulut jamais consentir pour la dernière, à cause qu'elle avoit autrefois espousé son frere, & fut seulement bannie.

L'exécution neantmoins en estoit un peu difficile, car comme ils n'ont point de Ministres ordonnez pour de pareilles actions, il falloit trouver un homme assez hardy pour l'entreprendre, & personne ne se presentoit, aussi font ils grande difficulté de mettre la main sur aucun de leur Nation, non pas mesme pour l'offencer tant soit peu, & encor moins sur les femmes, & petits enfans qu'ils supportent avec patience & charité. A la fin le Capitaine nomme Mahiconatic, ayant rehaussé la vox & demandé devant toute l'assemblée, si quelqu'un voudroit se charger de la punition de ses deux femmes, (car ils ne contraignent personne contre son sentiment) Alors le Sauvage Renoemar, surnommé par les François le Camart, homme adroit, & de bon jugement, s'offrit publiquement d'en faire l'exécution & d'y aller au plustost, car qu'elle apparence, disoit-il, que personnes si meschantes demeurassent impunis après tant de cruauté; il ne m'importe que la vieille soit ma parente ou non, je ne la recognois plus pour telle, suffit que je sçay qu'elle a tué & mangé son fils, & son mary, & ayant esté accepté du Conseil, il prit congé pour sa commission, & passa par nostre Convent pour nous en donner advis.

Le bon Père Joseph tascha bien, mais en vain de le dissuader de faire mourir la vieille, sans au préalable avoir sondé si on la pourroit rendre Chrestienne, mais il ne fut possible de l'y combler, & dit qu'elle ne meritoit pas cette grace là, & qu'au reste nous avions bien peu d'esprit (c'est leur façon de reprimender) de procurer la vie à celle qui avoit donné la mort à de nos meilleurs amis, & que les autres François l'avoient encouragé de s'en promptement deffaire, afin qu'il ne fut plus parlé d'elle, & là dessus sortit de nostre Convent, fut coucher à sa cabane, & dés le lendemain matin se rendit à celle des criminelles, lesquelles il trouva fort affligées, & en l'attente de la mort qui leur avoit esté annoncée sous main par un de leurs amis, pour leur donner temps de s'evader.

Mais au contraire ces pauvres femmes touchées d'un desplaisir extreme de leur faute passée, commencerent à s'escrier disans, helas; à quel propos nous enfuyr, puisque nous avons meritées la mort, en celle de nos maris; non, nous attendrons icy comme coupables, la punition de nos demerites, & comme criminelles, la juste sentence de nos Capitaines, c'est pourquoy allez-en paix, & nous laissez icy pleurer nos infortunes, puis que vous ne pouvez faire que nos pechez ne soient commis, & nous rendre de coupables innocentes, mourons donc puis qu'il faut mourir ma chere fille, disoit la vieille à sa bru, car nous ne pouvons survivre nos maris qu'en abomination, & deshonneur de tout le monde, j'ay desiré le crime pour rassasier ma faim, & tu as suivy mes mauvaises volontez, j'en suis la plus coupable, & tu n'es pas innocente; ô mort pourquoy souffre tu un si long-temps de si miserables creatures sur la terre, oste nous cette vie, ô mort, qui nous fait rougir devant le reste des créatures, car pour moy je suis lassée de vivre, & mourray de tristesse, si la vie par la violence, ne m'est bien-tost ostée. Comme la vieille achevoit ses tristes discours, ausquels respondoient d'un mesme ton, ceux de la jeune aussi affligée qu'elle; arriva Kenoemar, chargé de leur condamnation bien resolu de la mettre en effet, comme il fit apres les y avoir disposées & prudemment preparées. Il entra donc dans la cabane sans frapper à la porte, car ils n'ont pas accoustumé d'y frapper en entrant non plus qu'au pays des Hurons, & se scisent là sans saluer, ny dire mot, sinon quelquefois le ho, ho, ho, qui est leur plus grand compliment.

Estant assis il demanda à manger, disant qu'il avoit une grand'faim, lors la vieille se mit en devoir de luy en disposer promptement avec la chair d'eslan qu'elle mit cuire dans une chaudiere sur le feu. Comment, dit-il, tu me veux donc faire festin (car ils appellent festin tous les repas où il y a un peu de bonne chere.) Est-ce point encore de la chair de ton mary, ou de ton fils, sont-ce là des restes de ta cruauté. Aquoy ces pauvres femmes ne respondirent autre chose, sinon nous ne vallons rien, & avons bien merité la mort, ce qu'elles dirent avec tant de regrets, de larmes & de souspirs, comme personnes qui se voyaient prochaines de la mort, & de celuy qui la leur devoit donner, qu'il fust justement esmeu & contrainct de dissimuler un peu avec elles, & les prier de ne pleurer plus, & d'oublier tout le passé & prenant de petun dans son petit sac, leur en presenta à petuner, mais elles le refuserent disant. L'amertume de nos ames & les ressentimens de nos fautes passées, nous a osté l'envie, & la force de pouvoir petuner, plustost fais nous promptement mourir puisque tu es venu à ce dessein, car nous ne faisons que languir, & allonger nostre martyre. Ce que voyant, & qu'il ne pouvoit les appaiser, ny ne vouloient avoir part au festin qui se preparoit, il jetta alors le masque, & leur dit qu'en effet elles ne valloient rien, & meritoient la mort, & s'adressant à Ouscouche la première, il luy dit. Les Capitaines t'ont condamnée de sortir de la Nation, & de t'en aller ailleurs où tu pourras avec ton enfant, tous avoient oppiné à ta mort comme meschante, mais ton beau frere a prié pour ta vie, parquoy remercie l'en à la premiere rencontre, & ne fais plus estat de nous voir, ny nous, ny les Algomequins, avec lesquels nous avons alliance.

Apres se tournant vers l'autre, il luy dit, & toy vieille qui devois avoir plus de vertu que ta bru, tu mourras de la mesme mort de ton mary, & de ton fils, puis levant sa hache il luy en deschargea un si grand coup sut la teste, qu'il l'estendit morte sur la place, & luy ayant couppé le col, il emporta la teste aux Capitaines, après avoir festiné de la viande, que la vieille avoit mise sur le feu.

Ouscouche qui devoit estre adoucie par la grace qu'on luy avoit faite en devint au contraire, plus insolente & furieuse, car rodant les bois, elle laissa premièrement son enfant à la première cabane qu'elle rencontra, puis leur dit, sçachez que je ne mourray jamais que je n'aye encore mangé des hommes, & des enfans, & par tout où j'en trouveray je les assommeray, & en feray curée. Ce qui donna une telle espouvente à tous les Sauvages, qu'on la redoutoit par tout, comme une furieuse lyonne qui a perdu ses petits. Si quelqu'un la rencontroit par les bois il s'en d'estournoit, car un seul ne l'eut osé aborder. Ils disoient qu'elle avoit le diable au corps, & qu'elle estoit plus forte que cent hommes, pourquoy tous tiroient de long peur de la rencontrer.

Environ le mois de Juillet de la mesme année, il prit envie à nostre F. Gervais d'aller par canot au lac de la riviere de S. Charles avec Neogaemat afin de voir la difficulté du chemin en estoit si grande que les Sauvages nous depeignoient, car jamais aucun François n'y avoit esté que sur les neiges, ou sur les glaces pendant l'Hyver. Ayans donc passé unze ou douze saults, dont aucuns sont assez difficilles, non pas neantmoins à l'égal de ceux des Hurons, qui sont espouventables, & dangereux, au delà de la pensée de ceux qui n'y ont pas esté. Ils se cabanerent sur le bord de la riviere, en un lieu que les Sauvages appellent le Capacagan, d'où il faut quitter la riviere & aller par dans les terres environ trois lieuës de chemin chargé de son equipage.

Or pendant le jour, chemin faisant, ils avoient rencontré la trace de quelque personne nouvellement passée par là, ce qui donna une telle espouvente au pauvre Neogaemat qu'il n'en pû dormir toute la nuict & fut tousjours au guet pendant que les autres dormoient, craignant à toute heure de voir Ouscouche à ses espaules, & ne voulut permettre qu'on fist du feu pour le souper, car comme il croyoit qu'elle eut passé par là il alleguoit qu'elle sentiroit la fumée du feu, qui luy feroit descouvrir leur giste & les assommeroit tous en dormant. Il fallut donc patienter de son humeur, se contenter d'un petit morceau de pain sec, & se coucher au pied d'un arbre, jusques au lendemain matin qu'ils continuerent leur chemin vers le lac.

On a appris du depuis que ces traces imprimées sur le sable, estoient du bon frere Jean Gaufestre Jesuite, lequel s'estant égaré dans les bois, avoit repris le bord de la riviere pour retrouver le chemin de sa maison perdue, car les plus experimentés y sont souvent pris, s'ils ne sont conduits par les Sauvages, qui comme les oyseaux retrouvent tousjours leurs nids, quoy que fort esloignés, ou pour petits qu'ils soient.

Nostre pauvre Ouscouche comme une beste egarée, rodoit par tout sans trouver qui la voulut recevoir; elle ne cherchoit qu'à mal faire, & tous la fuyoient comme dangereuse & indigne de la conversation humaine. Si elle alloit aux Algoumequins ils la rebutoient & la chassoient de leur compagnie. Si à Tadoussac de mesme, tellement qu'elle estoit comme dans un desespoir de pouvoir jamais trouver qui la voulut recevoir à grace jusques à ce que deux jeunes hommes Sauvages, dont l'un s'appelloit Sy Sysiou, Montagnais de nation, lequel avoit auparavant demeuré avec les RR. PP. Jesuites, & depuis quitté comme un las de bien faire, & l'autre estoit un Algoumequin, nommé Chiouytonné, lesquels abandonnans leur nation, se mirent en la compagnie de cette mauvaise femme, & faisoient ensemble les manitous & endiablés, menaçans de ne vouloir vivre que de chair humaine & d'assommer tout autant de personnes qu'ils pourroient attraper.

Cela mist une telle alarme par tout le camp que petits & grands en apprehendoient les approches. Le Capitaine Esrouachit appellé par les François la Fouriere avec quelque autres Capitaines tindrent conseil par entr'eux pour adviser aux moyens de se deffaire de ses deux compagnons avant qu'il en arrivast plus grand accident, & conclurent qu'il les falloit faire assommer tous deux sans autre forme de proçez. Ce qui fut incontinent executé, car s'estans venus ranger vers Tadoussac où estoient ces Capitaines, ils furent surpris & mis à mort en leur prononçant leur Sentence plustost que d'avoir sçeu qu'on s'estoit assemblé pour eux, car là il n'y a point d'appel, ils sont des juges souverains, qui ne sçavent que c'est de chicanerie, un procez est aussitost jugé qu'il est intenté. On n'y faict point d'escritures, on n'y paye point d'espices; les Advocats, Procureurs & Sergens en sont bannis, c'est un conseil de vieillards & de gens prudens qui ne se precipitent point en affaires, ruminent ce qu'ils veulent dire & suivent facilement la raison, qu'ils voyent apparente, autrement il y a peu de faveur pour qui que ce soit.

La determinée Ouscouche fut bien estonnée quand elle vit ces deux hommes par terre, la peur d'un pareil chastiment luy fist alors croistre des ailles aux pieds, mais qui la precipiterent dans une mort plus rigourense & sensible, car s'estant jettée seule dans son canot pensant traverser la riviere, qui a 6 ou 7 lieuës de large en cet endroit, elle fut ensevelie sous les glaces que la marée faisoit debattre & s'entrechoquer, desquelles elle ne put se deffendre, & là perit miserablement, celle qui estoit auparavant la terreur & l'espouvante de tous ceux de sa nation.

Voyla une fin funeste & mal-heureuse qui nous doit apprendre que tost ou tard la justice vengeresse de Dieu attrape les meschans, & les punit d'autant plus rigoureusement qu'il tarde à leur eslancer ces foudres.

Des deffuncts, & du festin qui se faict à leur intention. Comme ils les pleurent & ensevelissent & de leurs sepultures. Du deuil & de la resurrection des hommes valeureux, avec deux notables exemples pleines d'instruction.

Share on Twitter Share on Facebook