DICTIONAIRE DE LA LANGUE HURONNE.

Necessaire à ceux qui n'ont l'intelligence d'icelle
& ont à traiter avec les Sauvages du pays.

Par Fr. GABRIEL SAGARD, Recollet de
S. François, de la Province de S. Denys.

A PARIS

CHEZ DENYS MOREAU, rue S. Jacques à la
Salamandre d'Argent.

M. DC. XXXII.

Avec Privilege du Roy.

DICTIONAIRE

DE

LA LANGUE HURONNE

Par Fr. Gabriel Sagard, Recollet de
sainct François, de la Province
de S. Denys.

E peché des ambitieux Babyloniens, qui pensoient s'eslever jusques au Ciel, par la hautesse de leur incomparable tour, pour d'un second deluge universel, s'est communiqué par ses effects à toutes les autres nations du monde, de maniere que nous voyons par experiencce, qu'à peine se peut-il trouver une seule Province ou Nation, qui n'aye un langage particulier, ou du moins qui ne differe d'accents & de beaucoup de mots. Parmy nos Sauvages mesme il n'y a si petit peuple qui ne soit dissemblable de l'autre ne leur maniere de parler. Les Hurons ont leur langage particulier, & les Algoumequins, Montagnets & Canadiens en ont un autre tout different, de sorte qu'ils ne s'entr'entendent point, excepté les Skéquaneronons, Honquerons, & Anasaquanans, lesquels ont quelque correspondance, & s'entr'entendent en quelque chose: mais pour les Hurons ou Houandater, leur langue est tellement particuliere & differente de toutes les autres, qu'elle ne derive d'aucune. Par exemple les Hurons appellent un chien Gagnenon, les Epicerinys Arionte, & les Canadiens ou Montagnets Atimoy: tellement qu'on voit une grande difference en ces trois mots, qui ne signifient neantmoins qu'une mesme chose, chacun en sa langue. De plus pour dire mon pere en Huron, faut dire Astan, & en Canadien Noraoni: pour dire ma mere en Huron, Auan Ondauen, en Canadien Necaoni; ma tante, en Huron Harha, & en Canadien, Netousisse; du pain en Huron Andataroni, & en canadien, Pacouechigan, & de la galette Caracona. Je ne t'entends point en Huron, Danstan réaronca, & en Canadien faut dire, Noma quinisirocatin. Je pourrois encore adjouster un grand nombre de mots Canadiens & Hurons, pour en faire mieux cognoistre la difference, & qu'il n'y a point de rapport d'une langue à l'autre; mais ce peu que je viens de mettre icy doit suffire pour satisfaire & contenter ceux qui en auroient peu douter.

Et bien que je sois très peu versé en langue Huronne, & fort incapable de faire quelque chose de bien: Si est ce que je feray volontiers part au public (puis qu'il est ainsi jugé à propos) de ce eu que j'en sçay, par ce Dictionaire que j'ay grossierement dressé, pour la commodité & utilité de ceux qui ont à voyager dans le païs, & n'ont l'intelligence de ladite langue: car je sçay combien vaut la peine d'avoir affaire à un peuple & ne l'entendre point. Je veux bien neantmoins les advertir que ce n'est point assez de sçavoir lire, & dire les mots à nostre mode, il faut de plus observer la prononciation & les accents du pays, autrement on ne se pourra faire entendre que tres difficillement, & si outre cela, comme nous voyons en France beaucoup de differents accents & de mots nous voyons la mesme chose aux Provinces, villes & villages où la langue Huronne est en usage. C'est pourquoy il ne se faudra point estonner si en voyageant dans le pays, on trouve cette difficulté, & qu'une mesme chose se dise un peu differemment, ou tout autrement en un lieu qu'en un autre, dans un mesme village, & encore dans une mesme Cabane. Par exemple, pour dire des raisins un prononcera Ochahenna, & un autre dira Hochahenda, puis pour dire, voyla qui est bien, voyla qui est beau, un dira Onguianné, & l'autre dira Onguiendé: pour dire l'emmeines-tu, l'emmeneras-tu, un prononcera Etcheignon, & un autre dira Etseignon, & ceux-là sont des mots differents, car il y en a beaucoup d'autres si peu approchans, & tellement dissemblables, nonobstant qu'ils soient d'une mesme langue, & ne signifient tous qu'une mesme chose, que les confrontans ils ne se ressemblent en rien qu'à la signification, comme ces deux mots Andahia & Houernen le demontrent, lesquels signifient l'un & l'autre cousteau, neantmoins sont tous differents.

Il y a encore une autre chose à remarquer en cette langue: c'est que pour affirmer ou s'informer d'un mesme sujet, ils n'usent que d'un mesme mot sans adjonction. Par exemple, affirmer qu'une chose est faicte, ou s'informer sçavoir si elle est faicte, il ne disent que Achongna, ou Onnen achongna: & n'y a que la cadence ou façon de prononcer, qui donne à cognoistre si on interroge, ou si on asseure, & afin de ne point repeter tant de fois une mesme chose, & neantmoins faire sçavoir & comprendre comme on peut user des mots, j'ay mis à la fin des periodes, aff. ou int., pour dire aff. qu'on s'en peut servir pour affirmer la chose, ou int. pour advertir que sans y rien changer cela sert encore pour interroger.

Et pour ce que nos gens confondent encore souvent les temps presens, passez ou à venir: les premieres, secondes ou troisiesmes personnes, le pluriel & le singulier, & les genres masculin & feminin, ordinairement sans aucun changement, diminution ou adjonction des mots & syllabes, j'ay aussi marqué aux endroits plus difficiles, des lettres necessaires & propres, pour sortir de toutes ces difficultez, & voir comme & en combien de sortes on se peut servir d'une periode & façon de parler, sans estre obligé d'y rien changer, que la cadence & le ton. Pour le temps present j'ay mis un pnt. pour le preterit un pt. & pour le futur un fu. Pour les personnes, il y a pour la premiere un 1, pour la seconde un 2, & pour la troisiesme un 3 & per. signifie personne, & le singulier & pluriel par S.P. & les genres masculin & feminin M. & F.

Si je n'eusse craint de grossir trop inutilement ce Dictionaire, que je me suis proposé d'abreger le plus que faire se pourra, j'aurais pour la commodité des plus simples, escrit les choses plus au long: car je sçay par experience, que si ce Dictionaire n'enseignoit & donnoit les choses toutes digerees à ceux qui n'ont qu'à passer dans le pays, ou à traiter peu souvent avec les Hurons, qu'ils ne pourroient d'eux mesmes, en ces commencements, assembler, composer ny dresser ce qu'ils auroient à dire avec toutes les regles qu'on leur pourroit donner, & feroient souvent autant de fautes qu'ils diroient des mots, pour ce qu'il n'y a que la practique & le long usage de la langue qui peut user des regles; qui sont autant confuses & mal-aisees à cognoistre, comme la langue est imparfaicte.

Ils ont un grand nombre de mots, qui sont autant de sentences, & d'autres composez qui sont tres beaux, comme Assimenta, baille la seine: Taoxritan, donne moy du poisson; mais ils en ont aussi d'autres qu'il faut entendre en divers sens, selon les sujets & les rencontres qui se presentent. Et comme par deçà on invente des mots nouveaux, des mots du temps, & des mots à la mode, & d'un accent de Cour, qui a presque ensevely l'ancien Gaulois.

Nos Hurons, & generallement toutes les autres Nations, ont le mesme instabilité de langage, & changent tellement leurs mots, qu'à succession de temps l'ancien Huron est presque tout autre que celuy du present, & change encore, selon que j'ay peu conjecturer & apprendre n leur parlant: car l'esprit se subtilise, & vieillissant corrige les choses, & les met dans leur perfection.

Quelqu'un me dira, que je n'ay pas bien observé l'ordre Alphabetique en mon Dictionaire, imparfaict en beaucoup de choses, & que je devois me donner du temps pour le polir & rendre dans sa perfection, puis qu'il devoit paroistre ne public, & servir en un siecle où les escrits plus parfaicts peuvent à peine contenter les moins advancez. Mais il faut premierement considerer qu'un ordre si exacte n'estoit point autrement necessaire, & que pour observer de tout poinct cette politesse, & ordre Alphabetique, qu'il m'y eust fallu employer un grand temps au delà de dix ou douze petits jours que j'y ay employez en fournissant la presse.

Secondement, qu'il est question d'une langue sauvage; presque sans regle, & tellement imparfaicte, qu'un plus habile que moy se trouveroit bien empesché, (non pas de controller mes escrits) mais de mieux faire: aussi ne s'est-il encore trouvé personne qui se soit mis en devoir d'en dresser des rudiments autre que celuy-cy, pour la grande difficulté qu'il y a: & cette difficulté me doit servir d'excuse, si par mesgard il s'y est glissé quelques fautes, comme aussi à l'Imprimeur, qui n'a pû observer tous les pointcts marquez, qui eussent esté necessaires sur plusieurs lettres capitales, & autres, qui ne sont point en usage chez-nous, & qu'il m'a fallu passer sous silence.

Si peu de lumiere que j'aye eu dans la langue Canadienne, je n'y ay pas recogneu tant de difficulté qu'en celle-cy, (bien que plus grave & magistrale) car on en peut dresser des Declinaisons & Conjugaisons, & observer assez bien les temps, les genres & les nombres, mais pour la Huronne, tout y est tellement confondu & imparfaict, comme j'ay desja dict qu'il n'y a que la pratique & le long usage qui y peut perfectionner les negligens & peu studieux: car pour les autres qui ont envie d'y profiter, il n'y q que les commencemens de difficiles, & Dieu donne lumiere au reste, avec le soin qu'on y apporte, favorisé du secours & de l'assistance des Sauvages qui est grandement utile, & duquel je me servois journellement, pour me rendre leur langue familiere.

La principale chose qui m'a obligé d'escrire sur cette matiere est un desir particulier que j'ay d'ayder ceux qui entreprendront ce voyage, pour le salut & la conversion de ces pauvres Sauvages Hurons: car le seul ressouvenir de ces pauvres gens me touche tellement en l'ame, que je voudrois les pouvoir tous porter dans le Ciel apres une bonne conversion, que je prie Dieu leur donner, bannissant de leur coeur tout ce qui est de vicieux & de leurs terres tous les Anglois, ennemis de la foy, pour y rentrer aussi glorieusement, comme il nous en ont chassé injustement, avec tout le reste des François.

Share on Twitter Share on Facebook