De nostre retour du pays des Hurons en France, & de ce qui nous arriva en chemin. CHAPITRE V.

UN an s'estant escoulé, & beaucoup de petites choses qui nous faisoient besoin nous manquans, il fut question de retourner en nostre Couvent de Canada, pour en recevoir & rapporter les choses necessaires. Nous consultasmes donc par ensemble, & advisasmes qu'il falloit se servir de la compagnie & conduite de nos Hurons, qui devoient en ce mesme temps descendre à la traicte, & aller en Canada, pour en rapporter nos petites necessitez. Car de leur donner & confier à eux seuls cette commission, il n'y avoit aucune apparence, non plus que de certitude, qu'ils dussent descendre jusques là. Je parlay donc à un Capitaine de guerre nommé Angoiraste, & à deux autres Sauvages de sa bande: l'un nommé Atdatayon, & l'autre Conchionet, qui me promirent place dans leur Canot: le conseil s'assemble là dessus, non en une Cabane, ains dehors sur l'herbe verde, où je fus mandé, & supplié par ces Messieurs de leur estre favorable envers les Capitaines de la traicte, & de faire en sorte qu'ils peussent avoir d'eux les marchandises necessaires à prix raisonnable, & que de leur costé ils leur rendroient de tres-bonnes pelleteries en eschange. De plus, qu'ils desiroient fort se conserver l'amitié des François, & qu'ils esperoient de moy un honneste recit du charitable accueil & bon traictement que nous avions receu d'eux. Je leur promis là-dessus tout ce que je devois & pouvois, & ne manquay point de les contenter & assister en tout ce qu'il fut possible (aussi le devois-je faire): car de vray, nous avions trouvé & experimenté en aucun d'eux autant de courtoisie & d'humanité que nous eussions peu esperer de quelques bons Chrestiens, & peut-estre le faisoient-ils, neantmoins sous esperance de quelque petit present, ou pour nous obliger de ne les point abandonner; car la bonne opinion qu'ils avoient conceue de nous, leur faisoit croire que nostre presence, nos prieres & nos conseils leur estoient utils & necessaires.

Faisant mes adieux par le bourg, plusieurs se doutans que je ne retournerois point de ce voyage, en tesmoignoient estre mal contens, & me disoient, d'une voix assez triste, Gabriel, serons nous encore en vie, & nos petits enfans, quand tu reviendras vers nous; tu sçais comme nous t'avons tousjours aymé & chery, & que tu nous es precieux plus qu'aucune autre chose que nous ayons en ce monde: ne nous abandonne donc point, & prend courage de nous instruire & enseigner le chemin du Ciel, à ce que ne perisssions point, & que le Diable ne nous entraisne apres la mort dans sa maison de feu, il est meschant, & nous faict bien du mal, prie donc JESUS pour nous, & nous fais ses enfans, à ce que nous puissions aller avec toy dans son Paradis: nous d'autres adjoutaient mille demandes apres leurs lamentations, disans, Gabriel, si enfin tu es contrainct de partir d'icy pour aller aux François, & que ton dessein sit de revenir (comme nous t'en supplions) rapporte nous quelque chose de ton pays, des rassades, des plumes, des aleines, ou ce que tu voudras, car nous sommes pauvres & necessiteux en meubles, & autres choses (comme tu sçais) & si de plus tu pouvois, disoient quelques-uns, nous faire present de tes socquets & sandales, nous t'en aurions de l'obligation, & te donnerions quelque chose en eschange: & il les falloit contenter tous de parole ou autrement, & les laisser avec cette esperance que je les reverrois en bref, & leur apporterois quelque chose (comme c'estoit bien mon intention), si Dieu n'en eust autrement disposé.

Ayant pris congé du bon Pere Nicolas, avec promesse de le revoir au plustost (si Dieu & l'obeyssance de mes Superieurs ne m'en empeschoit): je party de nostre Cabane un soir assez tard, & m'en allay coucher avec des Sauvages sur le bord de l'eau, d'où nous partismes le lendemain matin moy sixiesme, dans un Canot tellement vieil & rompu, qu'à peine eusmes-nous advancé deux ou trois heures de chemin dans le Lac, qu'il nous fallut prendre terre, & nous cabaner en un cul-de-sac (avec d'autres Sauvages qui alloient au Saguenay) pour en renvoyer querir un autre par deux de nos hommes, lesquels firent telle diligence qu'ils nous en ramenerent un autre un peu meilleur le lendemain matin, & en attendant leur retour, apres avoir servy Dieu, j'employay le reste de temps à voir & visiter tous ces pauvres voyageurs desquels j'appris la sobrieté, la paix & la patience qu'il faut avoir en voyageant. Leurs Canots estoient fort petits & aysez à tourner, aux plus grands il y pouvoit avoir trois hommes; & aux plus petits deux, avec leurs vivres & marchandises. Je leur demanday la raison pourquoy ils se servoient de si petits vaisseaux; mais ils me firent entendre qu'ils avoient tant de fascheux chemins à faire, & de destroicts parmy les rochers si difficiles à passer, avec des sauts de sept à huict lieuës où il falloit tout porter, qu'ils n'y pourroient nullement passer avec de plus grands Canots. Je loue Dieu en ses creatures, & admire la divine providence, que si bien il nous donne les choses necessaires pour la vie du corps; il doue aussi ces pauvres gens d'une patience au dessus de nous, qui suplee au deffaut des petites commoditez qui leur manquent.

Nous partismes de là dés que le Canot qui nous avoit esté ameiné fut prest, & fisme telle diligence, qu'environ le midy nous trouvasmes Estienne Bruslé avec cinq ou six Canots, du village de Toenchain, & tous ensemble fusme loger en un village d'Algoumequins, auquel visitans les Cabanes du lieu, selon ma coustume, je fus prié de festin d'un grand Esturgeon, qui bouilloit dans une grande chaudiere sur le feu. Le maistre du festin qui m'invita estoit seul, assis aupres de cette chaudiere, & chantoit sans intermission, pour le bon-heur & les louanges de son festin: je luy promis de m'y trouver à l'heure ordonnee, & de là je m'en retournay en notre Cabane, où estant à peine arrivé se trouva celuy qui avoit charge de faire les semonces du festin, qui donna à tous ceux qu'il invitoit à chacun une petite buchette, de la longueur & grosseur du petit doigt pour marque & signe qu'on estoit du nombre des invitez, & non les autres qui n'en pouvoient monstrer autant. Il se trouva pres de cinquante hommes à ce festin, lesquels furent tous rassasiez plus que suffisamment de ce grand poisson, & des farines qui furent accommodées dans le bouillon. Les Algoumequins les uns apres les autres; pendant qu'on vuidoit la chaudiere, firent voir à nos Hurons qu'ils sçavoient chanter & escrimer aussi bien qu'eux, & que s'ils avoient des ennemis, qu'ils avoient aussi du courage & de la force assez pour les surmonter tous, & à la fin je leur parlay un peu de leur salut, puis nous nous retirasmes.

Le lendemain matin apres avoir desjeuné, nous nous rembarquasmes, & fusmes loger sur un grand rocher, ou je m'accommoday dans un lieu cavé, en forme de cercueil, le lict & les chevet en estoit bien durs, mais j'y estois desja tout accoustumé, & m'en souciois assez peu, mon plus grand martyre estoit principalement la piqueure des Mousquites & Coufins qui estoient en nombre infiny dans ces lieux deserts, & champestre: environ l'heure de midy apparut l'Arc-en-Ciel à l'entour du Soleil, avec de si vives & diverses couleurs, que cela attira long-temps mes yeux pour le contempler & admirer. Passans outre nostre chemin d'Isle en Isle, un de nos Sauvages, nommé Andatayon, tua d'un coup de flesche un petit animal, ressemblant à une Fouyne, elle avoit ses petites mamelles pleines de laict, qui me faict croire qu'elle avoit ses petits là auprez: & cet amour que la Nature luy avoit donnée pour sa vie & pour ses petits, luy donna aussi le courage de traverser les eaues, & d'emporter la flesche qu'elle avoit au travers du corps, qui luy sortoit égallement des deux costez: de sorte que sans la diligence de nos Sauvages qui luy couperent chemin, elle estoit perdue pour nous: ils l'ecorcherent, jetterent la chair, & se contenterent de la peau, puis nous allasmes cabaner à l'entree de la riviere qui vient du Lac des Epicerinys se descharger dans la mer douce.

Le jour ensuyvant, apres avoir passé un petit saut, nous trouvasmes deux Cabanes d'Algoumequins dressees sur le bord de la riviere, desquels nous traictasmes une grande escorce, & un morceau de poisson fraiz pour du bled d'Inde. De là pensans suyvre nostre route, nous nous trouvames esgarez aussi bien que le jour precedent, dans des chemins destournez. Il nous fallut donc charger nos hardes & nostre Canot sur nos espaules, & traverser les bois & une assez fascheuse montagne, pour aller retrouver nostre droict chemin, dans lequel nous fusmes à peine remis, qu'il nous fallut tout porter à six sauts, puis encore en un autre assez grand, au bout duquel nous trouvasmes quatre Cabanes d'Algoumequins qui s'en alloient en voyage en des contrees fort esloignées. Nous nous rafraischismes un peu aupres d'eux, puis nous allasmes cabaner sur une montagnette proche le Lac des Epicerinys, où nous fusmes visitez de plusieurs Sauvages passans. Dés le lendemain matin, que le Soleil nous eut faict voir sa lumiere, nous nous embarquasmes sur ce Lac Epicerinyen, & le traversasmes assez favorablement par le milieu, qui font douze lieuës de traject, il a neantmoins un peu plus en sa longueur, à cause de sa forme sur-ovale. Ce Lac est tres-beau & tres-agreable à voir, & fort poissonneux. Et ce qui est plus admirable, est (si je ne me trompe) qu'il se descharge par les deux extremitez opposites: car du costé des Hurons il vomist cette grande riviere qui se va rendre dans la mer douce: & du costé de Kebec, il se des charges par un canal de sept ou huict toises de large: mais tellement embarrassé de bois, que les vents y ont faict tomber, qu'on n'y peut passer qu'avec bien de la peine, & en destournans continuellement les bois de la main, ou des avirons.

Ayans traversé le Lac, nous cabanasmes sur le bord joignant ce canal, où desja s'estoient cabanez, un peu à costé d'un village d'Epicerinys, quantité de Hurons qui alloient à la Province du Saguenay; nous traictasmes des Epicerinys un morceau d'Esturgeon, pour un petit cousteau fermant que je leur donnay: car leur ayant voulu donner de la rassade rouge en eschange, ils n'en firent aucun estat, au contraire de toutes les autres Nations, qui font plus d'estat des rouges que des autres.

Le matin venu nous navigeames par le canal environ un petit quart de lieuë, puis nous prismes terre, & marchasmes par des chemins tres fascheux & difficiles, pres de quatre bonne lieuës, excepté deux de nos hommes, qui pour se soulager conduirent quelque peu de temps le Canot par un ruisseau, auquel neantmoins ils se trouverent souvent embarrassez & fort en peine: soit pour le peu d'eau qu'il y avoit par endroicts, ou pour le bois tombé dedans qui les empeschoit de passer à la fin ils furent contraincts de quitte ce ruisseau, se charger du Canot, & d'aller par terre comme nous. Je portois les avirons du Canot pour ma part du bagage, avec quelqu'autre petit pacquet, avec quoy je pensay tomber dans un profond ruisseau en le pensant passer par sus des longues pieces de bois mal asseurees: mais nostre Seigneur m'en garentit: & pour ce que je ne pouvois suyvre mes gens que de loin, à cause qu'ils avoient le pied plus leger que moy, je m'esgarois souvent seul dans les espaisses forest, & par les montagnes & vallées, à faute de sentiers battus: mais à leurs cris & appelle me remettois à la route, & les allois retrouver: ce long chemin faict, nous nous rembarquasmes sur un Lac d'environ une lieuë de longueur puis ayans porté à un sault assez petit nous trouvasmes une riviere qui descendoit du costé de Kebec, & nous y embarquasmes: depuis les Hurons, sortans de la mer douce, nous avions tousjours monté à mont l'eau, jusques au lac des Epicerinys, & depuis nous eusmes tousjours des rivieres; & ruisseaux, la faveur du courrant de l'eau jusques à Kebec, bien que mes Sauvages s'en servissent assez peu, pour aymer mieux prendre des chemins destournez par les terres & par les lacs, qui sont fort frequens dans le pays, que de suyvre la droite route.

Le neufiesme ou dixiesme jour de nostre sortie des Hurons, nostre Canot se trouva tellement brisé & rompu, que faisant force eau, mes Sauvages furent contraincts de prendre terre, & cabaner porche deux ou trois Cabanes d'Algoumequins, & d'aller chercher des escorces pour en faire un autre, qu'ils sceurent accommoder & parfaire en fort peu de temps: je demeuray en attendant mes hommes, avec ces Algoumequins, lesquels avoient avec eux deux jeunes Ours privez, gros comme Moutons, qui continuellement viroient, couroient & se jouoient par ensemble, puis c'estoit à qui auroit plustost grimpé au haut d'un arbre mais l'heure du repas venue, ces meschans animaux estoient tousjours apres nous pour nous arracher nos escuelles de Sagamité avec leurs pattes & leurs dents. Mes Sauvages rapporterent avec leurs escorces, une Tortue pleine d'oeufs, qu'ils firent cuire vive les pattes en haut sous les cendres chaudes, & m'en firent manger les oeufs gros & jaunes comme le moyeu d'un oeuf de poulle.

Ce lieu estoit fort plaisant & agreable, & accommodé d'un tres beau bois de gros Pins fort hauts, droicts, & presque d'une egale grosseur & hauteur, & tous Pins, sans meslange d'autre bois, net & si vuide de brossailles & halliers, de sorte qu'il sembloit estre l'oeuvre & le travail d'un excellent jardinier.

Avant que partir de là, mes Sauvages y afficherent les Armoiries de nostre Bourg de Queunonascaran, car chacun bourg ou village des hurons a ses Armoiries particulieres, qu'ils dressent sur les chemins faisans voyages, lors qu'ils veulent qu'on sçache qu'ils ont passé celle part. Ces Armoiries de nostre bourg furent depeintes sur un morceau d'escorce de Bouleau, de la grandeur d'une fueille de papier: il y avoit un Canot grossierement crayonné, avec autant de traicts noirs tirez de dedans, comme ils estoient d'hommes, & pour marque que j'estois en leur compagnie, ils avoient grossierement depeinct un homme au dessus des traicts du milieu, & me dirent qu'ils faisoient ce personnage ainsi haut eslevé par dessus les autres pour demonstrer & faire entendre aux passans qu'ils soient avec eux un Capitaine François (car ainsi m'appeloient-ils) & au bas de l'escorce pendoit un morceau de bois sec, d'environ demy pied de longueur & gros comme trois doigts, attaché d'un brin d'escorce, puis ils pendirent cette Armoirie au bout d'une perche fichee en terre, un peu penchante en bas. Toute cette ceremonie estant achevee, nous partismes avec nostre nouveau Canot, & portasmes encor ce jour-là, à six ou sept sauts: mais sur l'heure du midy en nageant, nous donnasmes si rudement contre un rocher que nostre Canot en fut fort endommagé, & y fallut recoudre une piece.

Je ne fay point ici mention de tous les hazards & dangers que nous courusmes en chemin, ny de tous les sauts où il nous fallut porter tous nos pacquets par de tres-longs & fascheux chemins, ny comme beaucoup de fois nous courusmes risque de nostre vie, & d'estre submergés dans des cheutes Y abysmes d'eau, comme a esté du depuis le bon Pere Nicolas, & un jeune garçon François nostre disciple, qui le suyvoit de pres dans un autre Canot, pour ce que ces dangers & perils sont tellement frequents & journaliers, qu'en les descrivans tous, ils sembleroient des redites par trop rebatues, c'est pourquoy je me contente d'en rapporter icy quelques-uns, & lors seulement que le sujest m'y oblige, & cela suffira.

Le soir, apres un long travail nous cabanasmes à l'entree d'un saut, d'où je fus long-temps en doute que vouloit dire un grand bruit, avec une grande & obscure fumee que j'appercevois environ une lieuë de nous. Je disois, ou qu'il y avoit là un village, ou que le feu estoit dans la forest; mais je me trompois en toutes les deux sortes: car ce grand bruit & cette fumee procedoit d'une cheute d'eau de vingt-cinq ou trente pieds de haut entre des rochers, que nous trouvasmes le lendemain matin. Apres ce saut, environ la portee d'une arquebuze, nous trouvasmes sur le bord de l'eau un puissant rocher, duquel j'ay faict mention au chapitre 18, que mes Sauvages croyoient avoir esté homme mortel comme nous, & puis devenu & metamorphosé en cette pierre, par la permission & le vouloir de Dieu: à un quart de lieuë de là, nous trouvasmes encore une terre fort haute, entre-meslee de rochers, plate & unie au dessus, & qui servoit comme de borne & de muraille à la riviere.

Ce fut icy où mes gens, pour ne me pouvoir persuader que cette montagne eust un esprit mortel au dedans de soy qui la gouvernast & regist, me monstrerent une mine un peu refroignee & mescontente, contre leur ordinaire. Apres, nous portasmes encore à trois ou quatre sauts tout nostre equipage, au dernier desquels nous nous arrestasmes un peu à couvert sous les arbres, pendant un grand orage, qui m'avoit desja percé de toute parts; puis apres avoir encore passe un grand saut, où le Canot fut en partie porté, & en partie traisné, fusmes cabaner sur une pointe de terre haute, entre la riviere qui vient du Saguenay, & va à Kebec, & celle qui se rendoit dedans tout de travers; les Hurons descendent jusqu'icy pour aller au Saguenay, & vont contre mont l'eau, & neantmoins la riviere du Saguenay, qui entre dans la grande riviere de sainct Laurens à Tadoussac, à son sit & courant tout contraire, tellement qu'il faut necessairement que ce soient deux rivieres distinctes, & non une seule, puis que toutes deux se rendent & se perdent dans la mesme riviere sainct Laurens, encore qu'il y ait de la distance d'un lieu à l'autre environ deux cens lieuës: je n'asseure neantmoins absolument de rien, puis que nous changeasme si souvent de chemin allans & retournans des Hurons à Kebec, que cela m'a faict perdre l'entiere certitude,& la vraye cognoissance du droict chemin.

Continuons nostre voyage, & prenons le chemin à main droicte; car celuy qui est à gauche conduist en la Province du Saguenay; & disons que l'entree de la riviere que nous venons de quitter dans cet autre, y causoit tant d'effect, que nous fismes plus de six ou sept lieuës de chemin, que je ne pouvois encore sortir de l'opinion (ce quine pouvoit estre) que nous allassions contre mont l'eau, & ce qui me mist en cet erreur, fut la grande difficulté que nous eusmes à doubler la poincte, & que le long de la riviere jusques au haut, l'eau se soustenoit, s'enfloit, tournoyoit & bouillonnoit part tout comme sur un feu, puis des rapports & traisnees d'eau qui nous venoient à la rencontre un fort long espace de temps & avec tant de vitesse, que si nous n'eussions pas esté habiles de nous en destourner avec la mesme promptitude, nous estions pour nous y perdre & submerger. Je demanday à mes Sauvages d'où cela pouvoit proceder, ils me respondirent que c'estoit un oeuvre du Diable, ou le Diable mesme.

Approchans du saut, en un tres-mauvais & dangereux endroicts; nous receusmes dans nostre Canot de grands coups de vagues, & encor en danger de pis, si les Sauvage n'eussent esté stilez & habiles à la conduite & gouvernement d'iceluy; pour leur particulier ils se soucioient assez peu d'estre mouillez; car ils n'avoient point d'habits sur le dos qui les empeschast de dormir à fer: mais pour moy cela m'estoit un peu plus incommode, & craignois fort pour nos livres particulierement.

Nous nous trouvasmes un jour bien empeschez dans des grands bourbiers, & des profondes fanges & marests, joignant un petit lac, où il nous fallut marcher avec des peines nompareilles, & si si subtilement & legerement, que nous pensions à toute heure enfoncer par dessus la teste au profond du lac, qui portoit en partie cette grande estendue de terre noire & fangeuse: car en effet tout trembloit sous nous. De la nous allasmes prendre nostre giste en une ance de terre, où desja s'estoient cabanez depuis quatre jours un bon vieillard Huron, avec deux jeunes garçons, qui estoient là attendant compagnie pour passer par le pays des Honqueronons jusques à la traicte: car ce peuple des Honqueronons est malicieux, jusques là que de ne laisser passer par leurs terre au temps de la traicte, un seul ou deux Canots à la fois, mais veulent qu'ils s'attendent l'un l'autre, & passent tous, en flotte, pour avoir meilleur marché de leurs bleds & farines, qu'ils leur contraignent de traicter pour des pelleteries. Le lendemain matin arriverent encore deux autres Canots Hurons qui cabanerent avec nous; mais pour cela personne n'osoit encore se hazarder de passer de peur d'un affront. A la fin mes hommes s'adviserent de me declarer Maistre & Capitaine de tous les deux Canots, & de la marchandise qui estoit dedans, pour pouvoir librement passer sans crainte, éviter l'insolence de ce peuple, & sans recevoir de detriment: je leur promis, je le fis, & ils s'en trouverent bien car, sans jactance, je peux dire, que si ce n'eust esté moy qui mis le hola, ils eussent est aussi mal traictez que deux autres Canots que je vis arriver, qui n'estoient point de nostre bande.

Nous partismes donc de cette ance de terre, mais ayans un peu advancé chemin, nous apperceusmes deux cabanes de cette Nation, dressees en un cul-de-sac en lieu eminent, d'où on pouvoit descouvrir & voir de loin ceux qui passoient dans leurs terres. Mes Sauvages les voyans eurent opinion que c'estoient sentinelles posees, pour leur empescher le passage. Ils tirerent celle part, & me prierent instamment de me coucher de mon long dans le Canot, pour n'estre apperceu de ces sentinelles, afin que je peusse estre tesmoin oculaire & auriculaire du mauvais traictement qu'ils pourroient recevoir & que par apres je me ferois voir.

Nous approchasmes donc de ces cabanes, & leur parlasmes; mais ces pauvres gens ne nous dirent aucune chose qui nous peust desplaire car ils ne songeaient simplement qu'à leur pesche & à leur chasse, & par ainsi nous reprismes promptement nostre route & allasmes passer par un lac, & de là par la riviere qui conduit au village, laissant à main gauche le droit chemin de Kebec. Je loue mon Dieu en toutes choses, & le prie que ma peine & mon travail soit agreable à sa divine Majesté: mais il est vray que nous pensasmes perir ce jour là par deux fois, avant qu'arriver à ce village, en deux endroicts fort perilleux, assez pres du saut du lac qui tombe dans la riviere, & puis nous descendimes dans un certain endroict tout couvert de fraizes, desquelles nous fismes notre meilleur repas, & reprismes nouvelles forces d'achever nostre journee, jusques à nos gens de l'Isle, où nous arrivasmes ce jour là mesme, apres avoir faict vingt lieuës & plus de chemin.

O pauvre peuple, combien tu es digne de compassion! j'advoue que tu es le plus superbe & revesche de tous ceux que j'ay point veu. Vien maintenant au devant de nous, & dispose tes troupes pour nous attendre de pied coy au port où nous devons descendre, ne pouvans éviter ta veue & tes insolences bornees & arrestees: pourtant à la seule vois d'un pauvre Religieux Recollet de sainct François, que tu crois estre Capitaine, & n'est qu'un pauvre & simple soldat & indigne serviteur d'un Jesus-Christ crucifié & mort pour nous en Croix.

Apres avoir pris langue de quelques Sauvages que nous trouvasmes cabanez à l'escart, nous arrivasmes au port où desja s'estoient portez presque tous les Sauvage du bourg, lesquels avec de grands bruits & huees nous y attendoient, en intention de profiter de nos vivres, bleds & farines: mais comme ils s'en voulurent saisir, & que desja ils estoient entrez dans nos Canots, je fis le hola, & les en fis sortir (car mes gens n'osaient dire mot) & fis tout porter au lieu où nous voulusmes cabaner, un peu esloigné d'eux, pour éviter leurs trop frequentes visites.

Il ne faut point douter que ces Honqueronons n'estoient pas si simples qu'ils ne vissent bien (comme ils nous en firent quelques reproches) que je me disois maistre des bleds & farines, par une invention trouvee & inventee par mes gens, pour s'exempter de leur violence & importunité; mais il leur fallut avoir patience & mortifier leur contradiction: car ils n'osoient m'attaquer ou me faire du desplaisir, de peur du retour, à la traicte de Kebec, où ils vont tous les ans.

Je dis veritablement, & le repete derechef, que c'est icy le peuple le plus revesche, le plus superbe & le moins courtois de tous ceux que j'ay veus, mais aussi est-il le mieux couvert, le mieux matachié & le plus joly & paré de tous; comme si à la braverie estoit inseparablement attachee & conjointe la superbe, la vanité & l'orgueil, mere nourriciere de tout le reste des vices & pechez. Les jeunes femmes & les filles semblent des Nymphes, tant elles sont bien accommodées, & des Biches tant elles sont legeres du pied. Nous passames le reste du jour à nous cabaner, & encor' tout le suyvant pour la venue du Truchement Bruslé, qui nous prioit de l'attendre de compagnie: mais nous trouvasmes si peu de courtoisie & de faveur dans ce village, qu'aucun ne nous y voulut pas traicter un seul morceau de poisson qu'à prix déraisonnable, peut-estre par un ressentiment qu'ils avoient de ne leur avoir laissé les bleds & farines en leur liberté, comme ils s'estoient promis. Ils ne laissoient pourtant de nous venir voir devant nostre cabane; neantmoins plustost pour nous controller & se mocquer de nous, que pour s'instruire de leur salut, car à l'heure du repas me voyant souffler ma Sagamité, pour estre trop chaude, ils s'en prenoit à rire, ne considerans point que je n'avois pas la langue ny le palais ferté ny endurcy comme eux.

Au partir de ce village, nous allasmes cabanner en un lieu tres-propre à la pesche, où nous prismes quantité de poissons de diverses especes, que nous mangeasmes cuits en eau & rostis, mais il y avoit cela d'incommode que mes gens n'escailloient point celuy qu'ils deminssoient dans la Sagamité, non plus que celuy qui se mangeoit en autre façon, telle estant leur coustume, de sorte qu'à chaque cueilleree de Sagamité qu'on prenoit, il falloit faire estat d'en cracher une partie dehors, & lors qu'ils avoient quelque morceau de viande à deminsser, ils se servoient de leur pied pour le tenir, & de la main pour la couper.

Les grands orages qu'il fit ce jour-là, & les pluyes continuelles qui durerent jusques au lendemain matin, furent cause que nous logeasmes fort incommodement dans un lieu marescageux, où d'aventure nous trouvasmes un chien esgaré que mes Sauvages prirent & tuerent à coups de haches, & le firent cuire pour nostre souper. Comme au chef, ils me presenterent la teste, mais je vous asseure qu'elle estoit si hideuse, & avoit une grand' gueule behante si desagreable, que je n'eus pas le courage d'en manger, & me contentay d'un morceau de la cuisse. Au souper du lendemain nous mangeasmes un Aigle, que mes gens m'avoient desnichée, puis deux ou trois autres en autre temps, pour ce que ces oyseaux estoient si lourds à porter, avec les avirons: que j'avois desja en ma charge, que je ne pûs les conserver un plus long temps, & fallut nous en desfaire.

Le jour suyvant, apres avoir tout porté à 5 ou 6 sauts, & passé par des lieux tres-perilleux, nous prismes giste en un petit hameau d'Algoumequins sur le bord de la riviere, qui a en cet endroict plus d'une bonne lieue de large: le lendemain environ l'heure de midy, nous vismes deux Arcs au Ciel, fort visibles & apparens, que tenoient devant nous les deux bords de la riviere comme deux arcades, sous lesquelles il sembloit que nous deussions passer. Le soir nos Sauvages mangerent un Aigle, de laquelle je ne voulus pas seulement prendre du bouillon pour l'amour de nostre Seigneur, & le respect du Vendredy (bien que je fusse bien foible) dequoy mes gens resterent bien edifiez & satisfaits, que je ne fisse rien contre la volonté de nostre bon JESUS. Le matin nous nous mismes sur la riviere, qui en cet endroict est tres-large, & semble un lac, couvert par tout d'un si grand nombre de Papillons morts, que j'eusse auparavant douté s'il y en auroit bien en autant en tout le Canada: à quelques heures, de là, un François, nommé la Montagne, avec ses Sauvages, se penserent perdre, & tomber dans un precipice & cheute d'eau, de laquelle ils ne fussent jamais sortis que morts & tous brisez, & leur faute estoit, en ce qu'ils n'avoient pas assez tost pris terre.

Nous avons faict mention de plusieurs cheutes d'eau, & de quantité de sauts & de precipices dangereux: mais voicy le saut de la Chaudiere que nous allons le presentement trouver, le plus admirable, le plus dangereux & le plus espouventable de tous: car il est large de plus d'un grand quart de lieuë et demy, il a au travers quantité de petites Isles qui ne sont que rochers aspres & difficiles, couvertes en partie de meschant petits bois, le tout entre-coupé de concavitez & precipices, que ces boüillons & cheutes d'eau de six ou sept brasses, on faict à succession de temps, & particulierement à un certain endroict, où l'eau tombe de telle impetuosité sur un rocher au milieu de la riviere, qu'il s'y est cavé un large & profond bassin: si bien que l'eau courant là dedans circulairement y faict des tres-puissans bouïllons, qui produisent des grandes fumees de poudrin de l'eau qui s'eslevent en l'air. (Il y a encor' un autre semblable bassin ou chaudiere plus à l'autre bord de la riviere, qui est presque aussi impetueux & furieux que le premier, & tend de mesmes ses eauës en grands precipices): & c'est la raison pourquoy nos Montagnets & Canadiens ont donné à ce saut le nom Asticou, & les Hurons Anoò qui veut dire chaudiere en l'une & en l'autre langue. Cette cheute d'eau meine un tel bruit dans ce bassin, que l'on l'entend de plus de deux lieuës loin, puis sort & tombe dans un autre profonde concavité ou grand bassin, environné d'un grand rocher, où il ne se voit rien qu'une tres espaisse escume, qui couvre & cache l'eau au dessous. Et comme je m'amusois à contempler & considerer toutes ces cheutes d'eau entrer de si grande impetuosité dans ces chaudieres, & en ressortir avec la mesme impetuosité, je me donnay garde que tous ces rochers d'alentour, où je me tenois, sembloient tous couverts de petits limas de pierre, & n'en peux donner autre raison, sinon, que c'est, ou de la nature de la pierre mesme, ou que le poudrin de l'eau tombant là dessus, peut avoir causé tous ces effects: c'est aussi en cet endroict où je trouvay premierement des plantes d'un Lys incarnat, qui n'avoient que deux fleurs sur chacune tige.

Environ un quart de lieuë apres le saut de la chaudiere, nous passasmes à main droicte devant un autre saut ou cheute d'eau admirable, d'une riviere qui vient du costé du Su, laquelle tombe d'une telle impetuosité de vingt ou vingt-cinq brasses de haut dans la grande riviere, sur laquelle nous estions, qu'elle faict deux arcades, qui ont de largeur pres de trois cens pas. Les jeunes hommes sauvages se donnent quelquefois le plaisir de passer avec leurs Canots par derriere la plus large, & ne se mouillent que de poudrin que faict l'eau, mais il me semble qu'ils font en cela une grande folie, pour le danger qu'il y a assez eminent: & puis, à quel propos s'exposer sans profit dans un sujet qui nous peut causer un repentir & tirer sur nous la risee & la mocquerie de tous les autres? Les Yroquois venoient ordinairement jusques en ces contrees, pour surprendre nos Hurons au passage allant à la traicte; mais depuis qu'ils ont sceu qu'ils commençoient de mener des François avec eux, ils ont comme desisté d'y plus aller, neantmoins nos gens à tout evenement, se tindrent toujours sur leur garde, de peur de quelque surprise, & s'allerent cabaner hors danger, & comme nous souffrismes les grandes ardeurs du Soleil pendant le jour, il nous fallut de mesme souffrir les orages, les grands bruits du tonnerre, & les pluyes continuelles pendant la nuict, jusques au lendemain matin, que nous nous remismes en chemin, encore tous mouillez, & affiligez d'un faux rapport qui nous avoit est faict par un Algoumequin, que la flotte de France estoit perie en mer, & que c'estoit perdre temps à mes gens de descendre jusques à Kebec: mais apres estre un peu r'entré en moy-mesme, & ruminé ce qui en pouvoit estre, je me doutay incontinent de stratageme & de la finesse de l'Algoumequin qui avoit controuvé ce mensonge, pour nous faire retourner en arriere, & en suitte persuader à tous les autres Hurons de n'aller point à la traicte. Je fis donc entendre à mes Sauvages la malice de l'homme, & leur fis continuer nostre voyage, avec esperance de bons succez.

De là nous allasmes cabanez à la petite Nation que nos Hurons appellent Quieunontateronons, où nous n'eusmes pas à peine pris terre & dressé nostre Cabane, que les deputez du village nous vindrent visiter, & supplier nos gens d'essuyer les larmes de ving-cinq ou trente pauvres vefves qui avoient perdu leurs marys l'hivers passé, les uns de la faim, & les autres de diverses maladies naturelles, je les priay d'avoir patience en cette pressante necessité, & que le tout ne consistoit qu'à quelque petit present qu'il falloit faire à ces pauvres vefves pour addoucir leur douleur, & essuyer leurs larmes. Ils en firent en effect leur petit devoir, & donnerent un present de bled d'Inde & de farine à ces pauvres bonnes gens: je les appelles bons pource qu'en effect je les trouvay tels, & d'une humeur tellement accommodante, douce & pleine d'honnesteté, que je m'en trouvay fort edifié & satisfaict.

Ce fut icy où je trouvay dans les bois environ un petit quart de lieuë du village, un pauvre Sauvage malade, enfermé dans une Cabane ronde, couché de son long aupres d'un petit feu, duquel j'ay faict mention cy-devant au chapitre des malades. Me promenant par le village, & visitant les Sauvages, un jeune garçon me fit present d'un petit Rat musqué, pour lequel je luy donnay en eschange un autre petit present, duquel il faisoit autant d'estat, que je faisois de ce petit animal. Le truchement Bruslé, qui s'estoit là venu cabaner avec nous, traitta un Chien, dequoy nous fismes festin le lendemain matin, en compagnie de plusieurs Sauvages de nos Canots, & puis nous troussasmes bagage, fismes nos apprests, & nous mismes en chemin, nonobstant les nouveaux advis que les Algoumequins nous donnoient des Navires de France qu'ils croyoient estre perdues & subemergées en mer, ou pris par les Corsaires & en effect il y avoit l'apparence assez de la croire, en ce que le temps de leur arrivee ordinaire estoit desja de longtemps escoulé, & si on n'en recevoit aucune nouvelle. Ce fut ce qui me mit pour lors dans les doutes, bien que je fisse tousjours bonne mine à mes gens, de peur qu'ils ne s'en retournassent, comme ils en estoient sur le pointc.

Passans au saut sainct Louys, long d'une bonne lieuë & tres-dangereux en plusieurs endroicts, nostre Seigneur me garantit & preserva d'un precipice & cheute d'eu où je m'en allois tomber infailliblement, car comme mes Sauvages en des eaux basses conduisoient le Canot à la main, estant moy seul dedans, pour ce que je ne les pouvois suyvre à pied, dans les eaux, ny sur la terre par trop montagneuse, & embarrassee de bois & de rochers, la violence de l'eau leur ayant faict eschapper des mains, je me jettay fort à propos sur une petite roche en passant, puis en mesme temps le Canot tombe par une cheute d'eau dans un precipice, parmy les bouillons & les rochers, d'où ils le retirerent à demy brisé avec une longe corde, que (prevoyant le danger) ils y avoient attachée; & apres ils le raccommoderent: à terre avec des pieces d'escorces qu'ils portoient quant-&-eux: depuis nous souffrismes encore plusieurs coups de vagues dans nostre petit vaisseau, & passasmes par de grandes, hautes & perilleuses eslevations d'eau, qui faisoient dancer, hausser & baisser nostre Canot d'une merveilleuse façon, pendant que je m'y tenois couché & raccourcy, pour ne point empescher mes Sauvages de bien gouverner, & voir de quel bord ils devoient prendre. De là nous allasmes cabaner dans une Sapiniere assez incommodement, d'où nous partismes le lendemain matin, encore tous mouillés, & continuasmes nostre chemin par un lac & de là par la grande riviere, jusques à deux lieuës pres du Cap de Victoire, où nous cabanasmes sous un arbre peu à couvert des pluyes, qui continuerent du soir jusques au lendemain matin, que nous nous rendismes audict Cap de Victoire, où desja estoit arrivé depuis deux jours le Truchement Bruslé, ave ceux ou trois Canots Hurons.

Je vous rends graces, ô mon Dieu, que vous nous ayez conduits jusques icy sans peril, mais voicy, je ne suis pas plustost descendu à terre, pensant me rafraischir, que j'entends les plaintes du Truchement & de ses gens, qui sont empeschez par les Montagnets & Algoumequins de passer outre, & veulent qu'ils attendent là avec eux les barques de la traicte: je ne trouvay point à propos de leur obeyr, & dis que je voulois descendre & que pour eux qu'ils demeurassent là, s'ils vouloient, & me voyant dans cette resolution, & que difficilement me pouvoient ils empescher, & encore moins osoient-ils me violenter, comme ils avoient faict le Truchement. Ils trouverent invention d'intimider nos Hurons par une fourbe qu'ils leur firent croire, que à tout le moins tirer d'eux quelques presens. Ils firent donc courir un bruit qu'ils avoient receu vingt coliers de Pourceleine des Ignierhonons (ennemis mortels des Hurons) à la charge de les envoyer advertir de l'arrivee desdits Hurons, afin qu'ils peussent les venir tous mettre à mort, & qu'en peu de temps, ils viendroient en tres grand nombre. Nos gens, vainement espouventez de cette mauvaise nouvelle, tindrent conseil là dessus, un peu à l'escart dans le bois, où je fus appellé avec le Truchement, qui estoit d'aussi legere croyance qu'eux, & pour conclusion ils se cottiserent tous, qui de rets, qui de petun, bled farine & autres chose, qu'ils donnerent aux Capitaines et Chefs principaux des Montagnets & Algoumequins, afin de se les obliger. Il n'y eut que mes Sauvages qui ne donnerent rien: car je me doutay incontinent du stratageme & mensonge auquel les Sauvages sont sujets, & se font aysement croire à ceux de leur sorte: car ils n'ont qu'à dire je l'ay songé s'ils ne veulent dire on me l'a dit, & cela suffit.

Mais puis que nous sommes à parler des presens des Sauvages, avant que passer outre nous en dirons les particularitez, & d'où ils tirent particulierement ceux qu'ils font en commun. En toutes les villes, bourgs & villages de nos Hurons, ils font un certain amas de coliers de pourceleine, rassades, haches, cousteaux, & generallement de tout ce qu'ils gaignent ou obtiennent pour le commun soit à la guerre, traicté de paix, rachapt de prisonniers, peages des Nations qui passent par leurs terres, & par toute autre voy & maniere qui se presente. Or est-il que toutes ces choses sont mises & disposees entre les mains & en la garde de l'un des Capitaines du lieu, à ce destiné, comme Thresorier de la Republique & lors qu'il est question de faire quelque present pour le bien & salut commun de tous, ou pour s'exempter de guerre, pour la paix, ou pour autre service du public, ils assemblent le conseil, auquel, apres avoir deduit la necessité urgente qui les oblige de puiser dans le thresor, & arresté le nombre & la qualité des marchandises qui en doivent estre tirees, on advise le Thresorier de fouiller dans les coffres, & d'en apporter tout ce qui a esté ordonné, & s'il se trouve espuisé de finances, pour lors chacun se cottise librement de ce qu'il peut, & sans violence aucune donne de ses moyens selon sa commodité & bonne volonté; & jamais ils ne manquent de trouver les choses necessaires & accordees, tant ils ont le coeur genereux & assis en bon lieu, pour le salut commun.

Pour revenir au dessein que j'avois de partir du Cap de Victoire, & d'aller jusqu'à Kebec, je me resolus en fin (apres avoir un peu contesté avec les Montagnets & Algoumequins) de faire mettre nostre Canot en l'eau, comme je fis, dés la poincte du jours, que tous les Sauvages dormoient encore, & n'esveillay personne que le Truchement pour me suyvre, s'il pouvoit, ce qu'il fist au mesme instant, & fismes telle diligence, favorisez du courant de l'eau, & qu'il n'y avoit aucun saut à passer, que nous fismes vingt-quatre bonnes lieuës ce jour là, nonobstant l'incommodité de la pluye, & cabanasmes au lieu qu'on dit estre le milieu du chemin de Kebec au Cap de Victoire, où nous trouvasmes une barque à laquelle on nous donna la collation, puis des pois & des prunes pour faire chaudiere entre nos Sauvages, lesquels d'ayse, me dirent alors que j'estois un vray Capitaine, & qu'ils ne s'estoient point trompez en la croyance qu'is en avoient tousjours eue, veu la reverence & le respect que me portoient les François, & les presents qu'ils m'avoient faicts; qui estoient ces pois & ces pruneaux, desquels ils firent bonne expedition è l'heure du souper, ou plustost disner car nous n'avions encore beu ny mangé de tout le jour.

Le lendemain dés le grand matin, nous partismes delà, & en peu d'heures trouvasmes une autre barque, qui n'avoit encore levé l'anchre faute d'un bon vent: & apres avoir salué celuy qui y commandoit, avec le reste de l'equipage, & faict un peu de collation, nous passasmes outre en diligence, pour pouvoir arriver à Kebec ce jour là mesme, comme fismes avec la grace du bon Dieu. Sur l'heure de midy mes Sauvages cacherent tous du sable un peu de bled d'Inde à l'accoustumée & firent festin de farine cuite, arrosée de suif d'Eslan fondu mais j'en mangeai tres peu pour lors (sous esperance de mieux le soir): car comme je ressentois desja l'air de Kebec, ces viandes insipides & de mauvais goust, ne me sembloient pas si bonnes qu'auparavant particulierement ce suif fondu, qui sembloit proprement à celuy de nos chandelles, lequel seroit là mangé en guise d'huile, ou de beurre fraiz, & eussions esté trop heureux d'en avoir pour mettre dans nostre pauvre Menestre au pays des Hurons.

A une bonne lieuë ou deux de Kebec, nous passasmes assez proche d'un village de Montagnets, dressé sur le bord de la riviere, dans une Sapiniere, le Capitaine duquel, avec plusieurs autres de la bande, nous vindrent à la rencontre dans un Canot, & vouloient à toute force contraindre mes Sauvages de leur donner une partie de leur bled & farine, comme estant deu (disoient-ils) à leur Capitaine, pour le passage & entree dans leurs terres: mais les François qui là avoient esté envoyez exprez dans une Chalouppe, pour empescher ces insolences, leur firent lascher prise, tellement que mes gens ne furent en rien foullez, que du reste de nostre Menestre du disner, qui estoit encore dans le pot, laquelle ces Montagnets mangerent à pleine main toute froide, sans autre ceremonie.

De là nous arrivasmes d'assez bonne heure à Kebec, & eus le premier à ma rencontre le bon Pere Joseph qui y estoit arrivé depuis huict jours; avec lequel (apres m'estre un peu rafraischy, & receu la courtoisie de Messieurs de l'habitation, & veu cabaner mes Sauvages) je fus à nostre petit Couvent, scitué sur la riviere sainct-Charles; où je trouvay tous nos Confreres en bonne santé, Dieu mercy: desquels (apres l'action de graces que nous rendismes premierement à Dieu & à ses Saincts) je receus la charité & bon accueil que ma foiblesse, lassitude & debilité pouvoit esperer d'eux.

Quelques jours apres il fut question de faire mes petits apprests; pour retourner promptement aux Hurons avec mes Sauvages, qui avoient achevé leur traicte; mais quant tout fut prest, & que je pensay partir, il me fut delivré des lettres avec une obedience, de la part de nostre Reverend Pere Provincial, par lesquelles il me mandoit de m'embarquer au plus prochain voyage pour retourner en France, demeurer de Communauté en nostre Couvent de Paris, où il desiroit se servir de moy.

Il fallut donc changer de batterie, & delaisser Dieu pour Dieu par l'obeyssance, puis que sa divine Majesté en avoit ainsi ordonné. Car je ne pû recevoir aucune raison pour bonne, de celles qu'on m'alleguoit de ne m'en point retourner, & d'envoyer mes excuses par escrit à nostre Reverend Pere Provincial, pource qu'une simple obeyssance estoit plus conforme à mon humeur, que tout le bien que j'eusse peu esperer par mon travail au salut & conversion de ce pauvre peuple, sans icelle.

En delaissant la nouvelle France, je perdis aussi l'occasion d'un voyage de deux ou trois cens lieuës au delà des Hurons, tirant su Sur, que j'avois promis faire avec mes Sauvages, si tost que nous eussions esté de retour dans le pays, pendant que le Pere Nicolas eust esté descouvrir quelque autre Nation du costé du Nord. Mais Dieu, admirable en toutes choses, sans la permission duquel une seule fueille d'arbre ne tombe point, a voulu que la chose soit arrivee autrement.

Prenant congé de mes pauvres Sauvages affligez de mon depart, je taschay de les consoler, & leur donnay esperance de les revoir au plustost qu'il me seroit possible, & que le voyage que je devois faire en France ne procedoit pas d'aucun mescontentement que j'eusse receu d'eux, ny pour envie qu'eusse de les abandonner, ains pour quelqu'autre affaire particuliere qui m'obligeoit de m'absenter d'eux pour un temps. Ils me prierent de me ressouvenir de mes promesses, & puis je ne pouvois estre diverty de ce voyage, qu'au moins je me rendisse à Kebec dans dix ou douze lunes, & qu'ils ne manqueroient pas de m'y venir retrouver, pour me reconduire en leur pays. Il est vray que ces pauvres gens ne manquerent pas de m'y venir rechercher l'annee d'apres, comme il me fut mandé par nos Religieux: mais l'obedience de mes Superieurs qui m'employoit à autre chose à Paris, ne me permist pas d'y retourner, comme j'eusse bien desiré.

Avant mon depart nous les conduismes dans nostre Couvent, leur fismes festin, & tout la courtoisie & tesmoignage d'amitié à nous possible, & leur donnasme à tous quelque petit present, particulierement au Capitaine & Chef de Canot, auquel nous donnames un Chat pour porter à son pays, comme chose rare, & à eux incogneue: ce present luy agrea infiniment, & en fit grand estat; mais voyant que ce Chat venoit à nous lors que nous l'appellions, il conjectura de là qu'il estoit plein de raison, & qu'il entendoit tout ce que nous luy disions: c'est pourquoy, après nous avoir humblement remercié d'un present si rare, il nous pria de dire à ce Chat que quand il seroit en son pays qu'il ne fist point du mauvais, & qu'il ne s'en allast point courir par les autres Cabanes ny par les forests; mais qu'il demeurast tousjours dans son logis pour manger les Souris, & qu'il l'aymeroit comme son fils, & ne luy laisseroit avoir faute de rien.

Je vous laisse à penser & considerer la naïfveté & simplicité de ce bon homme, qui pensoit encore le mesme entendement & la mesme raison estre au reste des animaux de l'habitation, & s'il fut pas necessaire le tirer de cette pensee et le mettre luy-mesme dans la raison, puis que desja ll m'avoit faict auparavant la mesme question, touchant le flux & reflux de la mer, qu'il croyoit par cet effect estre animée, entendre, & avoir une volonté.

C'est à present, c'est à cette heure, qu'il faut que je te quitte, ô pauvre Canada, ô ma chere Province des Hurons, celle que j'avois choisie pour finir ma vie en travaillant à ta conversion! pense-tu que ce ne soit sans un regret & une extreme douleur, puis que je te vois encore gisante dans l'espaisse tenebre de l'infidelité, si peu illuminee du Ciel, si peu esclairee de la raison, & si abrutie dans l'habitude de tes mauvaises coustumes; tu as mal mesnagé les graces que le Ciel t'a offertes, tu veux estre Chrestienne, tu me l'as dit. Mais helas! la croyance ne suffit pas, il faut le Baptesme: mais si tu ne quittes tout ce qui est de vicieux en toy, de quoy te serviront la croyance & le Baptesme, sinon d'une plus grande condemnation; j'espere en mon Dieu toutes fois, que tu feras mieux, & que tu seras celle qui jugera & condemnera un jour devant le grand Dieu vivant beaucoup de Chrestiens plus mal vivans, & mieux instruits que toy, qui n'as encore veu de Religieux, que des pauvres Recollets du Seraphique sainct François, qui ont offert à Dieu & leur vie & leur sang pour ton salut.

Passons maintenant dans ces barques jusques à Tadoussac, où le grand vaisseau nous attend, puis que nous avons fait nos adieux à nos Freres & François, & à nos pauvres Sauvages. Ce grand vaisseau nous conduira à Gaspé, où nous apprendrons que les Anglois nous attendent à la Manche avec deux grands Navires de guerre pour nous prendre au passage; mais Dieu en disposera autrement, s'il luy plaist.

Cet advis donné par des pescheurs nous fit encore tarder quelques jours, pour avoir la compagnie de trois autres vaisseaux de la flotte qui se chargeoient de Molues, avec lesquels nous fismes voile, & courusmes en vain un Escumeur de mer Rochelois, qui nous estoit venu recognoistre environ trois cens lieuës au deça du grand Banc, puis arrivez assez pres de la Manche, il s'esleva une brune si obscure & favorable pour nous, qu'ayant, à cause d'icelle, perdu nostre route, & donné jusques dans la terre d'Angleterre, en une petite Baye proche une tour à demy ruynée, nous ne fusmes nullement apperceus de ces guetteurs qui nous pensoient surprendre en chemin, & arrivasmes (assistez de la grace de nostre bon Dieu) à la rade de Dieppe, & de là (de nostre pied) à nostre Couvent de Paris fort heureusement & pleins de santé Dieu mercy, auquel soit honneur, gloire & louange à jamais. Ainsi soit-il.

Share on Twitter Share on Facebook