DESIREUX de voir les ceremonies & façons ridicules qu'ils observent à la pesche du grand poisson, qu'ils appellent Astihendo, qui est un poisson gros comme les plus grandes molues, mais beaucoup meilleur, je partis de Quieunonascaron, avec le Capitaine Auoindaon, au mois d'Octobre, & nous embarquasmes sur la mer douce dans un petit Canot, moy cinquiesme, & prismes la route du costé du Nord, où apres avoir long temps navigé & advancé dans la mer, nous nous arrestasmes & prismes terre dans une Isle commode pour la pesche, & y cabanasmes proche de plusieurs mesnages qui s'y estoient desja accommodez pour le mesme sujet de la pesche. Dés le soir de nostre arrivee, on fist un festin de deux grands poissons, qui nous avoient esté donnez par un des amis de nostre Sauvage, en passant devant l'Isle où il peschoit: car la coustume est entr'eux, que les amis se visitans les uns les autres au temps de la pesche, de se faire des presens mutuels de quelques poissons. Nostre Cabane estant dressee à l'Algoumequine, chacun y choisit sa place, aux quatre coins estoient les quatre principaux, & les autres en suitte, arrangez, les uns joignans les autres, assez pressez. On m'avoit donné un coin dés le commencement; mais au mois Novembre, qu'il commence à faire un peu de froid, je me mis plus au milieu, pour pouvoir participer è la chaleur des deux feux que nous avions, & ceday mon coin à un autre. Tous les soirs on portoit les rets environ demye-lieuë, ou une lieuë avant dans le Lac, & le matin à la poincte du jour on les alloit lever, & rapportoit-on tousjours quantité de bons gros poissons; comme Assihendos, Truites, Esturgeons, & autres qu'ils esventroient, & leur ouvroient le ventre comme l'on faict aux Molues, puis les estendoient sur des rateliers de perches dressez exprez pour les faire seicher au Soleil: que si le temps incommode, & les pluyes empeschent & nuysent à la seicheresse de la viande ou du poisson, on les faict boucaner à la fumee sur des clayes ou sur des perches, puis on serre le tout dans des tonneaux, de peur des chiens & des souris, & cela leur sert pour festiner, & pour donner goust à leur potage, principalement en temps d'hyver.
Quelques fois on reservoit des plus gros & gras Assihendos, qu'ils faisoient fort bouillir & consommer en de grande chaudieres pour en tirer l'huile, qu'ils amassoient avec une cuiller par-dessus le bouillon, & la serroient en des bouteilles qui ressembloient à nos calbasses: cet huile est aussi douce & agreable que beurre fraiz, aussi est-elle tiree d'autres bon poisson, qui est incogneu aux Canadiens, & encore plus icy. Quand la pesche est bonne, & qu'il y a nombre de Cabanes, on ne voit que festins & banquets mutuels & reciproques, qu'ils se font les uns aux autres, & se resjouissent de fort bonne grace ar ensemble, sans dissolution. Les festins qui se font dans les villages & les bourgs sont par-fois bons: mais ceux qui se font à la pesche & à la chasse sont les meilleurs de tous.
Ils prennent surtout garde de ne jetter aucune arreste de poisson dans le feu, & y en ayant jetté ils m'en tancerent fort, & les en retirerent promptement, disans que je ne faisois pas bien & que je serois cause qu'ils ne prendroient plus rien: pour ce qu'il y avoit de certains esprits, ou les esprits des poissons mesmes, desquels on brusloit les os, qui advertiroient les autres poissons de ne se pas laisser prendre, puis qu'on brusloit leurs os. Ils ont la mesme superstition à la chasse du Cerf, de l'Eslan, & des autres animaux, croyans que s'il en tomboit de la graisse dans le feu, ou que quelques os y fussent jettez, qu'ils n'en pourroient plus prendre. Les Canadiens ont aussi cette coustume de tuer tous les Eslans qu'ils peuvent attraper à la chasse, craignans qu'en en espargnant ou en laissant aller quelqu'un, il n'allast advertir les autres de fuyr & se cacher au loin, & ainsi en laissent par fois pourrir & gaster sur la terre, quand ils en ont desja assez pour leur provision, qui leur feroit bon besoin en autre temps, pour les grandes disette qu'ils souffrent souvent, particulierement quand les neiges sont basses auquel temps ils ne peuvent, que tres difficilemens, attraper la beste, & encore en danger d'en estre offencé.
Un jour, comme je pensois brusler au feu le poil d'un escureux, qu'un Sauvage m'avoit donné, ils ne le voulurent point souffrir, & me l'envoyerent brusler dehors, à cause des rets qui estoient pour lors dans la Cabane: disans qu'autrement elles le diroient aux poissons. Je leur dis que les ne voyoient goute; ils me respondirent que si, & mesme qu'elles entendoient & mangeoient. Donne-leur donc de ta Sagamité, leur dis-je, un autre replique; ce sont les poissons qui leur donnent à manger, & non point nous. Je tançay une fois les enfans de la Cabane, pour quelques vilains & impertinens discours qu'ils tenoient; il arriva que le lendemain matin ils prindrent fort peu de poisson, ils l'attribuerent à cette reprimande qui avoit esté rapportee par les rets aux poissons.
Un soir, que nous discourions des animaux du pays, voulant leur faire entendre que nous avions en France des lapins & levreaux, qu'ils appellent Quieutonmalisia, je leur en fis voir la figure par le moyen de mes doigts, en la clairté du feu qui en faisoit donner l'ombrage contre la Cabane; d'aventure & par hazard on prit le lendemain matin, du poisson beaucoup plus qu'à l'ordinaire, ils creurent que ces figures en avoient est la cause, tant ils sont simples, me priant au reste de prendre courage, & d'en faire tous les soirs de mesmes, & de leur apprendre, ce qui je ne voulois point faire, pour n'estre cause de cette superstition, & pour n'adherer à leur folie.
En chacune des Cabanes de la pesche, il y a ordinairement un Predicateur de poisson, qui a accoustumé de faire un sermon aux poissons, s'ils sont habiles gens ils sont fort recherchez, pour ce qu'ils croyent les exhortations d'un habile homme ont un grand pouvoir d'attirer les poissons dans leurs rets. Celuy que nous avions s'estimoit un des premiers, aussi le faisoit-il beau voir se demener, & de la langue & des mains quant il preschoit, comme il faisoit tous les jours apres soupper, apres avoir imposé silence, & faict ranger un chacun en sa place, couché de leur long sur le dos, & le ventre en haut comme luy. Son Theme estoit: Que les Hurons ne bruslent point les os des poissons, puis il poursuyvoit en suitte avec des affections nompareilles, exhortoit les poisson, les convioit, les invitoit & les supplioit de venir, de se laisser prendre, & d'avoir bon courage, & de ne rien craindre, puis que d'estoit pour servir à de leurs amis, qui les honorent, & ne bruslent point leurs os. Il en fit aussi un particulier à mon intention; par le commandement du Capitaine, lequel me disoit apres. Hé! bien mon Nepveu, voyla-il pas qui est bien? Ouy, mon Oncle, à ce que tu dis luy respondis-je; mais toy, & tous vous autres Hurons, avez bien peu de jugement, de prenser que les poissons entendent & ont l'intelligence de vos sermons & de vos discours. Pour avoir bonne pesche ils bruslent aussi par fois du petun, en prononçans de certains mots que je n'entends pas. Ils en jettent aussi à mesme intention dans l'eau à de certains esprits qu'ils croyent y presider, ou plustost à l'ame de l'eau (car ils croyent que toute chose materielle & insensible a une ame qui entend) & la prient à leur maniere accoustumee, d'avoir bon courage, & faire en sorte qu'ils prennent bien du poisson.
Nous trouvasmes dans le ventre de plusieurs poissons, des ains faits d'un morceau de bois, accommodez avec un os qui servoit de crochet, lié fort proprement avec de leur chanvre; mais la corde trop foible pour tirer à bord de si gros poissons, avoit faict perdre & la peine & les ains de ceux qui les avoient jettez en mer, car veritablement il y a dans cette mer douce, des Esturgeons, Assihendos, Truites & Brochets si monstrueusement grands, qu'il ne s'en voit point ailleurs de plus gros, non plus que de plusieurs autres especes de poissons qui nous sont icy incogneus. Et cele ne nous doit estre tiré en doute, puis que ce grand Lac, ou mer douce des Hurons, est estimé avoir trois ou quatre cens lieuës de longueur, de l'Orient à l'Occident, & environ cinquante de large, contenant une infinité d'Isles, ausquelles les Sauvages cabottent quand ils vont à la pesche, ou en voyage aux autres Nations qui bordent cette mer douce. Nous jettasmes la sonde vers nostre bourg, assez proche de terre en un cul-de-sac, & trouvasmes quarante-huict brasses d'eau; mais il n'est pas d'une egale profondeur partout: car il l'est plus en quelque lieu, & moins de beaucoup en d'autre.
Lors qu'il faisoit grand vent, nos sauvages ne portoient point leurs rets en l'eau, par ce qu'elle s'eslevoit & s'enfloit alors trop puissamment, & en temps d'un vent mediocre, ils estoient encore tellement agitez, que c'estoit assez pour me faire admirer & grandement louer Dieu que ces pauvres gens ne perissoient point, & sortoient avec de si petits Canots du milieu de tant d'ondes & de vagues furieuses, que je contemplois à dessein du haut d'un rocher, où je me retirois seul tous les jours, ou dans l'espaisseur de la forest pour dire mon Office, & faire mes prieres en paix. Cette Isle estoit assez abondante en gibier, Outardes, Canards, & autres oyseaux de riviere: pour des Escureux il y en avoit telle quantité de Suisses, & autres communs, qu'ils endommageoient grandement la seicherie du poisson, bien qu'on taschast de les en chasser par la voix, le bruit des mains, & à cop de flesches, & estans saouls ils ne faisoient que jouer & courir les uns apres les autres soir & matin. Il y avoit aussi des Perdrix, une desquelles s'en vint un jour tout contre moy en un coin où je disois mon Office, & m'ayant regardé en face s'en retourna à petit pas comme elle estoit venue, faisant la roue comme un petit coc d'Inde, & tournant continuellement la teste en arriere, me regardoit & contemploit doucement sans crainte, aussi ne voulus-je point l'espouventer ny mettre la main dessus, comme je pouvois faire, & la laissay aller.
Un mois, & plus, s'estant escoulé, & le grand poisson changeant de contree, il fut question de trousser bagage, & retourner chacun en son village: un matin que l'on pensoit partir, la mer se trouva fort haute, & les Sauvages timides n'osans se hazarder dessus, me vindrent trouver, & me supplierent de sortir de la Cabane pour voir la mer, & leur dire ce qu'il m'en sembloit, & ce qu'il estoit question de faire: pour ce que tous les Sauvages ensemble s'estoient resolus de faire en cela tout ce que je leur dirois & conseillerois. J'avois desja veu la mer; mais pour les contenter il me fallut derechef sortir dehors, pour considerer s'il y avoit peril de s'embarquer ou non. O bonté infinie de nostre Seigneur, il me semble que j'avois la foy au double que je n'en ay pas icy! je leur dis: Il est vray qu'il y a à present grand danger sur mer; mais que personne pourtant se laisse de fretter les Canots & s'embarquer: car en peu de temps les vents cesseront, & la mer calmera: aussi-tost dit, aussi-tost faict, ma voix se porte par toutes les Cabanes de l'Isle, qu'il falloit s'embarquer, & que je les avois asseurez de la bonace prochaine. Ce qui les fist tellement diligenter, qu'ils nous devancerent tous & fusmes les derniers à desmarrer. A peine les Canots furent-ils en mer, que les vents cesserent, & la mer calma comme un plancher, jusques à nostre desembarquement & arrivee à nostre ville de Quieunonascaran.
Le soir que nous arrivasmes au port de cette ville, il estoit pres de trois quarts d'heures de nuict, & faisoit fort obscur, c'est pourquoy mes Sauvages y cabannerent: mais pour moy j'aimay mieux m'en aller seul au travers des champs & des bois en nostre Cabane, qu en estoit à demye lieuë loin, pour y voir promptement mes Confreres, de la santé desquels les Sauvages m'avoient faict fort douter: mais je les trouvay en tres-bonne disposition, Dieu mercy, de quoy je fus fort consolé, & eux au reciproque furent fort ayses de mon retour & de ma santé, & me firent festin de trois petites Citrouilles cuites sous la cendre chaude, & d'une bonne Sagamité, que je mangeay d'un grand appetit, pour n'avoir pris de toute la journee qu'un peu de bouillon fort clair, le matin avant de partir.