SCÈNE VIII

HERMANN, FRANÇOIS DE MOOR.

FRANÇOIS.

Ha ! sois le bien venu, mon Euryale ! instrument armé de mes profonds desseins.

HERMANN, brusquement.

Vous m’avez fait demander, comte ?

FRANÇOIS.

Pour que tu mettes le sceau à ton chef-d’œuvre.

HERMANN, entre ses dents.

Vraiment !

FRANÇOIS.

Le dernier coup de pinceau au tableau.

HERMANN.

Ha, ha !

FRANÇOIS, étonné.

Faut-il que je fasse avancer la voiture ? Arrangeons-nous cela à la promenade ?

HERMANN, avec fierté.

Sans façon, s’il vous plaît. Pour ce que nous avons à démêler aujourd’hui ensemble, ce pied carré peut nous suffire… À tout événement, je pourrais faire précéder votre entretien de quelques paroles qui ménageront sans doute vos poumons à l’avenir.

FRANÇOIS, avec méfiance.

Hein ! quelles paroles donc ?

HERMANN, avec ironie.

« Tu auras Amélie, te dis-je… et de ma main… »

FRANÇOIS, étonné.

Hermann !

HERMANN, toujours ironique et tournant le dos à F rançois.

« Amélie sans protecteur est le jouet de mes volontés… Alors tu peux bien imaginer… tout va au gré de nos vœux… » (Il rit avec un accent de rage, et reprenant sa fierté.) Qu’avez-vous à me dire, comte Moor ?

FRANÇOIS, cherchant à lui donner le change.

Rien à toi… J’ai envoyé chercher Hermann…

HERMANN.

Point de détours… Pourquoi m’a-t-on fait accourir ici ? Pour être dupe encore, pour tenir l’échelle au voleur ? que je vous serve d’assassin à gages pour deux kreutzers ? ou me voulez-vous autre chose ?

FRANÇOIS, avec réflexion.

À propos !… pour ne point oublier l’essentiel en nous échauffant l’un et l’autre… mon valet de chambre te l’aura dit, sans doute… Je voulais te parler de la dot…

HERMANN.

Vous me prenez, je pense, pour votre jouet, ou pis encore… C’est pis encore, vous dis-je, si vous ne voulez pas vous jouer de moi… Moor, prenez garde à vous… Moor, n’allumez pas ma fureur. Nous sommes seuls ; d’ailleurs, j’ai encore une réputation à mettre au jeu avec vous pour être quitte. Ne vous fiez pas au diable que vous avez recruté.

FRANÇOIS, avec noblesse.

Est-ce ainsi que tu parles à ton souverain maître ?… Tremble, esclave.

HERMANN, avec ironie.

Ce ne sera pas du moins d’encourir votre disgrâce. Celui qui est irrité contre lui-même, craint-il cette disgrâce ? Fi ! Moor ! J’abhorre déjà en vous le scélérat, ne faites pas que je me rie encore du sot. Je puis ouvrir des tombeaux et ressusciter des morts… Qui de nous deux à présent est l’esclave ?

FRANÇOIS, très-souple.

Ami, sois donc raisonnable, et ne te parjure pas.

HERMANN.

Taisez-vous. Vous maudire, c’est sagesse ; vous garder fidélité, folie. Fidélité ! à qui ? Fidélité à l’éternel imposteur ?… Oh ! mes dents grinceront dans les enfers à cause de cette fidélité, tandis qu’une petite dose d’infidélité aurait pu de moi faire un saint… Cependant, patience ! patience ! la vengeance est rusée.

FRANÇOIS.

Ah ! c’est parfait. Il est heureux que je m’en souvienne. Tu as perdu dernièrement dans cette chambre une bourse de cent frédérics. Peu s’en est fallu qu’on ne l’ait prise à mon insu… Reprends, camarade, ce qui t’appartient. (Il le force à prendre une bourse.)

HERMANN, la jetant à terre avec mépris.

Malédiction sur cet argent de Judas ! C’est l’engagement de l’enfer ! Vous avez déjà cru corrompre mon cœur par ma pauvreté, mais vous vous êtes trompé, comte, étrangement trompé !… Cette autre bourse pleine d’or m’est on ne peut plus utile… pour nourrir certaines gens…

FRANÇOIS, effrayé.

Hermann ! Hermann ! ne me laisse pas imaginer de toi certaines choses… Si tu en faisais… plus que tu ne dois, ce serait horrible, Hermann !

HERMANN, avec joie.

Oui, vraiment ? Eh bien ! apprenez, comte Moor (avec force) que j’engraisse votre honte, que je vous prépare un mets exquis ; un jour, je vous servirai votre jugement pour régal et j’inviterai les peuples de la terre à ce gala. (Avec ironie.) Vous m’entendez, je pense, mon sévère souverain, mon gracieux maître ?

FRANÇOIS, décontenancé.

Ah ! démon ! faux joueur ! (Le poing sur le front.) Nouer ma fortune à la tête d’un imbécile ! Ô repentir stupide ! (Il ne peut plus parler et se jette dans un fauteuil.)

HERMANN, sifflant dans ses doigts.

Ah ! le rusé !

FRANÇOIS, se mordant les lèvres.

Il est donc vrai, il sera toujours vrai, qu’il n’y a pas sous le soleil de fil aussi faible et qui ne se brise aussi aisément que les nœuds qui lient les scélérats !

HERMANN.

Doucement, doucement ! Les anges sont-ils démoralisés au point que les démons en soient réduits à moraliser ?

FRANÇOIS, se levant brusquement et riant d’un rire méchant.

Et, dans cette découverte, certaines gens remporteront infiniment d’honneur.

HERMANN, battant des mains.

Bien dit, mon maître ! Inimitable ! Vous pouvez jouer votre rôle à vous embrasser. D’abord on attire le crédule imbécile dans le piège, et ensuite on appelle le malheur sur sa tête !… (Avec un grincement de dents). Oh ! comme les Belzébuths raffinent !… Cependant, comte (lui frappant sur l’épaule), vous n’avez pas étudié à fond votre infernale malice… Par le ciel ! il faut d’abord que tu saches ce que le perdant veut risquer… Le feu au magasin de poudre, dit le pirate, et sautons en l’air, amis et ennemis !

FRANÇOIS, s’élançant vers le mur pour saisir un pistolet.

Trahison !… il faut !…

HERMANN, tirant vivement de sa poche un pistolet et couchant F rançois en joue.

Ne vous donnez pas tant de peine. Avec vous, on est préparé à tout événement.

FRANÇOIS. (Il laisse tomber son pistolet et se rejette dans un fauteuil comme un homme qui a perdu la tête.)

Garde mon secret, au moins jusqu’à ce que… j’aie pu y penser.

HERMANN.

Jusqu’à ce que vous ayez engagé une douzaine d’assassins à m’estropier la langue pour toujours ! Mais (à son oreille) le secret est caché dans un testament, et… mes héritiers l’ouvriront.

(I l sort.)

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