SCÈNE XII

CHARLES MOOR, sortant d’une allée couverte ; AMÉLIE, qui est restée pétrifiée, se levant presque en délire.

AMÉLIE.

Charles vit encore ! (Elle se précipite sur les pas d’Hermann et rencontre Moor.)

MOOR.

Où courez-vous donc, l’œil en feu, mademoiselle ?

AMÉLIE.

Lui !… Terre, engloutis-moi !

MOOR.

Je venais vous faire mes adieux. Mais, ô ciel ! dans quelle émotion faut-il que je vous retrouve ?

AMÉLIE.

Adieu, comte, restez… Que je serais heureuse si vous n’étiez venu… Ah ! pourquoi êtes-vous venu en ce moment ?

MOOR.

Vous auriez donc été heureuse, alors ? (Se détournant.) Adieu !

AMÉLIE, l’arrêtant.

Pour l’amour de Dieu, restez !… Ce n’était pas là ce que je voulais dire. (Levant les mains.) Dieu ! Et pourquoi n’était-ce pas ma pensée ?… Comte, que vous a fait une jeune fille pour la rendre criminelle à ses propres yeux ? Que vous a fait l’amour que vous détruisez ?

MOOR.

Vous me tuez.

AMÉLIE.

Mon cœur si pur avant que mes yeux ne vous aient vu… Oh ! puissent-ils pour toujours s’éteindre, ces yeux qui ont souillé mon cœur !

MOOR.

À moi ? à moi cette malédiction, fille céleste ! Vos yeux et votre cœur sont innocents.

AMÉLIE.

C’est là son regard !… Comte, je vous en conjure… Détournez de moi ces regards qui remplissent mon âme de trouble. C’est lui que l’imagination perfide m’offre tout entier dans ce regard… Partez, venez sous la forme d’un reptile, je m’en trouverai mieux.

MOOR, avec un long regard d’amour.

Tu mens, jeune fille !

AMÉLIE, plus tendrement.

Ah ! comte ! que n’as-tu le cœur faux et menteur ? Si tu pouvais faire un jouet d’un pauvre cœur de femme… Oh ! la fausseté n’a jamais pénétré dans des yeux qui ressemblent à… ses yeux… comme s’ils étaient réfléchis dans une glace ?… je devrais le désirer… Heureuse ! si j’étais forcée de te haïr… Malheureuse !… si je ne pouvais pas t’aimer. (Moor pose avec une ardeur dévorante ses lèvres sur la main d’Amélie.) Tes baisers brûlent…

MOOR.

C’est mon âme qui brûle en eux.

AMÉLIE.

Va-t’en, pars, il en est temps encore… encore ! Il y a de la force dans l’âme d’un homme… Donne-moi l’exemple du courage, homme à l’âme forte.

MOOR.

Le fort qui te voit trembler succombe ! Ici, je prends racine. (Il cache son visage dans le sein d’Amélie.) C’est là que je veux mourir.

AMÉLIE, dans le plus grand désordre.

Fuis… ah ! laisse-moi… qu’as-tu fait ?… Éloigne tes lèvres. (Elle essaye en vain de le repousser.) Un feu sacrilège se glisse dans mes veines… (Avec abandon et fondant en larmes.) Fallait-il que tu vinsses de lointains rivages pour éteindre un amour qui a défié la mort ? (Le serrant plus fortement contre son sein.) Que Dieu te le pardonne, jeune homme !

MOOR, dans les bras d’Amélie.

Ah ! si c’est là la séparation de l’âme et du corps, mourir est le chef-d’œuvre de la vie !…

AMÉLIE, avec attendrissement et dans le délire.

Là où tu es présent, il y a été mille fois, et près de son cœur celle qui près de lui oubliait ciel et terre… Là son œil embrassait voluptueusement la nature dans toute sa majesté. C’est là qu’il a tant de fois paru sentir les ineffables bonheurs du regard qui soutient et récompense le juste. Et je voyais ses traits resplendir à l’idée des bienfaits de son souverain maître ; ses chants célestes enchaînaient le rossignol attentif à ses accords… Ici… sur ce rocher, il cueillait des roses… pour moi… ici… il me serrait sur son cœur… brûlait ses lèvres sur les miennes. (Moor n’est plus maître de ses sens, leurs baisers se confondent ; elle tombe pâle et presque évanouie.) Punis-moi Charles… j’ai violé mon serment.

MOOR, comme en délire, s’arrache des bras d’ A mélie.

Quelque enfer me guette ! Je suis si heureux ! (Il attache ses regards sur Amélie.)

AMÉLIE, voyant briller l’anneau que C harles lui avait donné, se lève avec emportement.

Tu es encore au doigt de la criminelle ? Devais-tu être le témoin du parjure d’Amélie ?… Va-t’en… (Elle arrache l’anneau de son doigt et le donne à Moor.) Prends-le, prends-le, séducteur adoré… et avec lui mon amour… mon tout… mon Charles. (Elle tombe sur le banc de gazon.)

MOOR, pâlissant.

Ô toi ! là-haut ! est-ce là ce que tu voulais ?… C’est ce même anneau que je lui donnai pour gage de l’alliance… Entre dans l’enfer, amour. Mon anneau m’est rendu !

AMÉLIE, effrayée.

Qu’as-tu donc ?… Tu roules sur moi des regards féroces… Tes lèvres sont pâles comme la neige !… Infortunée ! la joie du crime se passe-t-elle si rapidement ?…

MOOR, redevenu maître de lui-même.

Rien, rien… (levant les yeux au ciel.) Je suis encore un homme ! (Il ôte son anneau et le met au doigt d’Amélie.) Prends aussi celui-ci… celui-ci… douce furie de mon cœur… et avec lui mon amour… mon tout… mon Amélie !

AMÉLIE, se levant tout à coup.

Ton Amélie ?

MOOR, avec attendrissement.

Oh ! une file qui m’était si chère et fidèle comme les anges. En nous quittant, elle m’avait donné son diamant pour adieu. Je lui laissai le mien pour gage d’une alliance éternelle. On lui dit que j’étais mort ; elle est restée fidèle au mort. On lui apprit ensuite que je vivais encore, et alors elle a violé la foi qu’elle m’avait jurée. Je vole dans ses bras… C’était la volupté des immortels… sens le coup de foudre qui a frappé mon cœur ! Elle me rend son diamant ; je lui ai rendu le sien.

AMÉLIE étonnée, les yeux baissés.

C’est singulier !… horrible !… singulier !…

MOOR.

Oh ! oui, horrible et singulier, chère enfant, beaucoup… encore beaucoup et beaucoup encore ; il reste à savoir à l’homme avant qu’il connaisse l’Être au-dessus de lui, qui se rit de ses serments et pleure sur ses projets… Mon Amélie est une fille bien malheureuse !

AMÉLIE.

Malheureuse… parce qu’elle t’a repoussé.

MOOR.

Malheureuse pour m’avoir donné un baiser, lorsqu’elle cessait de m’être fidèle.

AMÉLIE, avec une douceur douloureuse.

Oh ! alors, elle est bien malheureuse… la pauvre fille ! ah ! qu’elle soit ma sœur !… Mais il existe encore un monde meilleur.

MOOR.

Où les voiles tombent et l’amour, qui a vu, recule d’horreur… L’éternité est son nom. Mon Amélie est une fille bien malheureuse !

AMÉLIE, avec finesse.

Est-ce que toutes celles qui t’aiment et qui se nomment Amélie sont malheureuses ?

MOOR.

Toutes… lorsqu’elles pensent embrasser un ange, et qu’elles trouvent… un assassin dans leurs bras… Mon Amélie est une fille bien malheureuse !

AMÉLIE, exaltée.

Je la pleure !

MOOR, prenant la main d’ A mélie pour lui faire reconnaître l’anneau qu’il vient de lui donner.

Pleure sur toi-même. (Il s’enfuit.)

AMÉLIE, qui a reconnu l’anneau.

Charles !… Charles !… Ô ciel et terre !… (Elle tombe évanouie.)

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