SCÈNE XV

MOOR.

Une longue… longue nuit… Elle n’aura jamais d’aurore !… Tremblerai-je ?… Ombres de ceux que j’ai étranglés, je ne tremblerai point. Vos râles, votre visage bleuâtre, vos horribles et larges plaies ne sont que les anneaux de la chaîne éternelle de la destinée, et cette chaîne tout entière est attachée aux heures de mes joies, à l’humeur de ma nourrice et de mon gouverneur, au caractère de mon père, au sang de ma mère. Pourquoi mon Perillus n’a-t-il fait de moi qu’une bête sauvage, dont les entrailles brûlantes dévorent l’humanité ? (Il pose le bout d’un pistolet sur son front.) Sur ce canon s’embrassent le temps et l’éternité… Affreuse clef, qui ferme derrière moi la prison de la vie, qui m’ouvre le séjour de la liberté éternelle ! dis-moi, oh ! dis-moi, où me conduiras-tu ?… Terre étrangère, que n’a encore foulée aucun pied humain ! L’humanité succombe, accablée de cette effrayante image ; les fibres se détendent, et l’imagination, singe malicieux des sens, fait bondir des fantômes devant nos yeux épouvantés… Non, non, un homme ne doit pas trembler. Sois ce que tu voudras, inconnue, au-delà sans nom ! pourvu que mon moi me reste fidèle, et que je l’emporte !… Les dehors ne sont que la couleur de l’esprit. Je suis moi-même mon ciel et mon enfer. (Étendant au loin ses regards). Si tu me laissais un univers réduit en cendres, que tu aurais banni de tes yeux, où je serais seul avec la nuit solitaire et les déserts éternels… alors je peuplerais le vide silencieux de mes rêves, et j’aurais l’éternité pour analyser à loisir le tableau embrouillé des misères humaines… Ou voudrais-tu, par des transformations renaissantes, par un spectacle de misères toujours nouveau, de degrés en degrés, me conduire au néant ? Ne pourrai-je plus briser le fil de la vie qui me sera filé au delà de la mort, aussi facilement que je brise celui-ci ?… Tu peux me réduire à rien, mais cette liberté, tu ne peux me la ravir. (Il arme son pistolet et tout à coup s’arrête.) Et je mourrai par la crainte d’une vie pleine de tourments ? Me laisserai-je vaincre par le malheur ? Non, non ! je dois le supporter. Ô mon orgueil ! épuise la douleur ! Je veux accomplir ma destinée. (La nuit devient toujours plus sombre. Minuit sonne.)

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