SCÈNE VII

LES PRÉCÉDENTS, AMÉLIE, les cheveux épars ; toute la bande la suit et se groupe.

AMÉLIE.

Les morts, disent-ils, sont ressuscites à sa voix… Mon oncle est vivant… est sorti de ces noirs souterrains… Mon Charles ! mon oncle ! où sont-ils ?

MOOR, reculant en frémissant.

Ce tableau sous mes yeux ?

LE VIEUX COMTE se lève en tremblant.

Amélie, ma nièce ! Amélie !

AMÉLIE, se jetant dans les bras du vieillard.

Tu m’as rendu mon père… et mon Charles !… et tout.

LE VIEUX COMTE.

Mon Charles vit… tout… moi… tout… Mon Charles vit.

MOOR, avec fureur à sa bande.

Partons, camarades, un démon m’a trahi (Amélie s’arrache aux étreintes du vieux comte et se précipite dans les bras de Charles qu’elle embrasse avec extase.) Je l’ai ! Ô vous, étoiles… je l’ai !

MOOR.

Arrachez-la de mes bras !… Tuez-la… tuez-le… moi, vous tous !… Que le monde entier s’anéantisse !

AMÉLIE.

Mon fiancé ! mon Charles ! tu es en délire ! ah ! de ravissement !… Pourquoi suis-je si insensible ? Au milieu de ces torrents de joie, je me sens glacée…

LE VIEUX COMTE.

Venez, mes enfants ! Ta main, Charles… la tienne, Amélie… Oh ! je n’espérais pas, avant de mourir, goûter cette joie paternelle !… Je veux les unir à jamais.

AMÉLIE.

À jamais à lui ! Pour jamais ! Éternellement à moi ! Ô puissances du ciel, ne me laissez pas succomber sous le poids de cette volupté mortelle !

MOOR.

Fuis ! fuis ! la plus malheureuse des fiancées ! Regarde, interroge, prête l’oreille !… Ô le plus malheureux des pères ! laissez-moi m’éloigner pour toujours.

AMÉLIE.

Où ? comment ? amour ! éternité ! joie infinie ! Et tu fuis ?

LE VIEUX COMTE.

Mon fils qui fuit ! mon fils qui s’enfuit !

MOOR.

Il est trop tard !… c’est en vain ! Ta malédiction… père !… ne cherche pas à savoir… Je fuis… j’emporte ta malédiction… la malédiction qu’on t’a surprise. (Avec plus de fermeté.) Meurs donc, Amélie ! et toi, mon père, meurs ! Meurs par moi pour la seconde fois… Ceux-là, que voici, qui t’ont sauvé, sont des brigands, des assassins ! Ton fils est… leur capitaine.

LE VIEUX COMTE.

Dieu ! mes enfants ! (Il meurt.)

( C omme un marbre inanimé, A mélie reste immobile. T oute la bande garde un silence terrible.)

MOOR, dans son désespoir, se frappe la tête contre un chêne.

Les ombres de ceux que j’ai étranglés dans les jouissances de l’amour… de ceux que j’ai écrasés dans le sommeil heureux… de ceux… Entendez-vous sauter le magasin à poudre qui étouffe sur le lit de douleur la mère et son fils qui vient au monde ? Voyez-vous ces langues de feu lécher le berceau de son premier né ?… C’est là le flambeau nuptial. Ce sont les chants de noces… Oh ! il n’oublie pas… Il sait bien demander à chacun sa dette… Ainsi donc, loin de mon cœur toutes les jouissances de l’amour ! C’est pour me punir que l’amour… C’est compensation !…

AMÉLIE, comme se réveillant d’un éternel sommeil.

C’est vrai, maître du ciel, c’est vrai ! Qu’ai-je donc fait, moi, agneau sans tache ? J’ai aimé celui-ci. Tu m’as fait aimer un assassin !

MOOR.

C’est plus qu’un homme n’en peut supporter. J’ai entendu la mort et ses mille bouches de feu siffler sur ma tête, et je n’ai pas reculé devant elle de la moitié d’un pas… Dois-je apprendre aujourd’hui à frémir comme une femme ? à frémir à l’aspect d’une femme ?… Non, une femme n’ébranle pas mon courage d’homme. Du sang ! du sang !… Ça se passera. C’est du sang que je veux, et je défie alors la destinée d’empêcher mes grands desseins de s’accomplir. (Il veut fuir.)

AMÉLIE, se précipitant dans ses bras.

Assassin ! démon ! Je ne saurais renoncer à toi, ange !

MOOR, étonné.

Est-ce un songe ? suis-je en délire ? L’enfer a-t-il inventé une ruse nouvelle pour me livrer à sa risée infernale ?… Elle est dans les bras de l’assassin !

AMÉLIE.

Inséparables ! et pour l’éternité !

MOOR.

Et elle m’aime encore !… Je suis pur comme la lumière ! Elle m’aime avec tous mes crimes. (Son cœur nage dans la joie.) Les enfants de la lumière pleurent dans les bras des démons pardonnés… Mes furies étouffent leurs serpents. L’enfer est vaincu… Je suis heureux ! (Il cache son visage sur le sein d’Amélie ; ils restent dans une extase muette. Pause.)

GRIMM, s’avançant furieux.

Arrête, traître !… quitte à l’instant les bras de cette femme… ou je te dirai un mot qui te fera frissonner.

SCHWEIZER, mettant son épée entre M oor et G rimm.

Pense aux forêts de la Bohême. Entends-tu ? Trembles-tu ? Je te dis de penser aux forêts de la Bohême. Parjure ! où sont tes serments ? Oublie-t-on si vite les blessures… la fortune,… l’honneur et la vie, que nous avons méprisés pour toi… Lorsque nous soutenions la foudre, inébranlables comme des murs d’airain, n’as-tu pas alors levé ta main, et, par un serment de fer, n’as-tu pas juré de n’abandonner jamais tes camarades, qui ne t’ont jamais abandonné ? Homme sans honneur et sans foi ! Et tu nous quittes séduit, quand une femme pleure ?

LES BRIGANDS, avec un bruit confus découvrent leurs poitrines.

Regarde ici, regarde ! Connais-tu ces cicatrices ? Avec le sang de notre cœur nous t’avons acheté pour esclave… tu es à nous, et quand l’archange Michel et Moloch devraient combattre ensemble à qui t’aurait !… marche avec nous : Sacrifice pour sacrifice, une femme pour la bande !

MOOR, se dégageant des bras d’ A mélie.

C’est fini ! Je voulais retourner vers mon père ; mais celui qui est dans le ciel a dit : Non !… Ne roule pas ainsi de sombres regards, Amélie… Il n’a pas besoin de moi… N’a-t-il pas des milliers de créatures ? Il peut si aisément se passer d’un seul être… Cet un, c’est moi. Venez, camarades. (Il se tourne vers la bande).

AMÉLIE, s’attachant à lui.

Attends donc, arrête ! un seul coup ! un coup mortel ! Encore abandonnée !… (Touchant la garde de son épée d’une main tremblante.) Tire donc ton épée, aie pitié de moi.

MOOR.

La pitié est dans le cœur des tigres. Je ne tue point.

AMÉLIE, embrassant ses genoux.

Oh ! pour l’amour de Dieu, par toute ta pitié ! Je renonce volontiers à l’amour… Je sens bien que là-haut nos astres sont ennemis… La mort ! c’est ma seule prière. Vois ma main trembler. Je n’ai pas le courage de percer mon cœur. J’ai peur des éclats de l’épée. C’est pour toi si peu de chose !… Tu es un maître dans les assassinats… Frappe donc, que je sois heureuse.

MOOR.

Veux-tu être seule heureuse ? Va-t’en ! je ne tue pas les femmes.

AMÉLIE.

Ah ! Assassin ! tu ne peux tuer que les heureux, tu laisses là ceux qui sont las de vivre. (S’ adressant à la bande.) Ayez donc pitié de moi, vous, ses ministres assassins. Dans vos regards, il y a une pitié altérée de sang, qui est la consolation des malheureux… Faites feu… Votre maître n’est qu’un lâche glorieux, qui affecte l’orgueil du courage. (Quelques brigands la couchent en joue.)

MOOR, comme un tigre irrité.

Retirez-vous, harpies. (Il se jette entre les fusils et Amélie, avec la plus terrible majesté.) Qu’un d’entre vous ose violer mon sanctuaire : elle est à moi. (Il passe son bras autour de son corps.) Que le ciel et l’enfer tirent maintenant chacun de son côté ; l’amour est au-dessus des serments ! (Il la soulève en l air, et la montre sans crainte à toute la bande.) Ce que la nature a joint, qui osera le séparer ?

LES BRIGANDS les couchent tous deux en joue.

Nous.

MOOR, avec un rire amer.

Impuissants ! (Il pose Amélie, presque sans connaissance, sur une pierre.) Lève tes regards vers moi, ma fiancée. La bénédiction d’un prêtre ne nous unira pas, mais je sais quelque chose de mieux. (Il découvre le sein d’Amélie.) Contemplez cette beauté, hommes. (Avec une tristesse mêlée de sensibilité,) N’attendrit-elle pas des bandits ? (Après quelques instants de silence.) Regardez-moi, bandits… je suis jeune, et de l’amour j’ai toutes les fureurs… je suis aimé… ici… adoré. Je suis venu jusqu’à la porte du bonheur. (D’une voix suppliante.) Mes frères m’en repousseraient-ils ? (Les brigands se mettent à rire ; Moor continue avec fermeté.) C’en est assez ; jusqu’ici la nature a parlé ! à présent, ce sera l’homme ! Et moi aussi, je suis un assassin, un incendiaire ! et… (S’avançant vers la bande avec une majesté inexprimable.) votre capitaine. L’épée à la main, vous voulez traiter avec votre capitaine, bandits ! (D’une voix imposante.) Bas les armes ! c’est votre maître qui vous parle. (Les brigands effrayés mettent bas les armes.) Voyez ! vous n’êtes plus rien à présent que des enfants, et moi,… je suis libre. Il faut que Moor soit libre s’il veut être grand. Je ne donnerais pas ce triomphe pour toutes les jouissances de l’amour. (Son épée à la main). N’appelez pas délire, bandits, ce que vous n’avez pas le courage de nommer grandeur. L’esprit du désespoir vole plus vite que la tranquille sagesse à la marche traînante… On réfléchit sur des actions comme celles-ci quand on les a faites… J’en parlerai après. (Il plonge son épée dans le sein d’Amélie.)

LES BRIGANDS, en tumulte et battant des mains.

Bravo ! bravo ! Cela s’appelle dégager son honneur en prince de bandits. Bravo !

MOOR, regardant A mélie en face.

Et maintenant, elle est à moi !… à moi !… ou l’Éternité ne fut que la chimère d’un imbécile. Bénie par mon épée, j’ai amené ma fiancée devant tous les chiens magiques de mon implacable ennemie, la destinée. (S éloignant d’Amélie avec fierté.) La terre pourra faire encore plus de mille danses autour du soleil avant de produire une action semblable… (Tendrement à son Amélie.) La mort des mains de ton bien-aimé doit avoir été douce ?… n’est-ce pas, Amélie ?

AMÉLIE, baignée dans son sang.

Douce ! (Elle lui tend la main ; elle expire.)

MOOR, à la bande avec majesté.

Et vous, pitoyables camarades ! votre demande de scélérats s’attendait-elle à rien d’aussi sublime ? Vous m’avez sacrifié une vie déjà déchue, souillée d’opprobres et de crimes… Je vous ai sacrifié un ange. (Il leur jette avec mépris son épée.) Bandits, nous sommes quittes… Sur ce corps ensanglanté, voyez mon engagement déchiré. Je vous fais grâce du vôtre.

LES BRIGANDS, s’approchant en foule.

Tes esclaves jusqu’à la mort.

MOOR.

Non, non, non ! Certainement tout est consommé. Mon génie me dit tout bas : Ne va pas plus loin, Moor ; c’est ici la borne de la force humaine… et la tienne… Reprenez-le, ce panache sanglant… (Il jette son panache à ses pieds.) Que celui qui veut être capitaine après moi le relève !

LES BRIGANDS.

Ah ! lâche ! Que deviennent tes grands desseins ? C’étaient donc des bulles de savon, que les râlements de mort d’une femme font éclater.

MOOR.

Quand Moor agit, n’en cherchez-pas les raisons… C’est là mon dernier ordre. Venez en cercle autour de moi, écoutez les dernières volontés de votre capitaine mourant. (Il les regarde tous longtemps.) Vous m’étiez fidèlement attachés… Fidélité sans exemple !… Si la vertu vous eût unis aussi fermement que le crime, vous eussiez été des héros, et l’humanité prononcerait vos noms avec délices. Partez, sacrifiez à l’État votre inconcevable courage. Servez un roi qui combatte pour les droits de l’humanité. C’est avec cette bénédiction que je vous renvoie… Schweizer et Kosinsky, restez.

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