Premier porteur.
« Hé, palefrenier ? – Maudit sois-tu ! n’as-tu pas des « yeux dans la tête ? ne peux-tu entendre ? Je veux être « un infâme coquin si ce ne serait pas une aussi bonne « action de te briser le crâne que de vider un flacon. – « –Viens donc, et puisses-tu être pendu ! – N’as-tu pas un seul grain de foi ?
Gadshill.
« Prête-moi ta lanterne, je te prie, pour conduire
« mon cheval dans l’écurie.
Deuxième porteur.
« Tout doux, s’il vous plaît. – Je connais un tour qui en vaut deux comme celui-là.
Gadshill.
« Je t’en prie, prête-moi la tienne.
Troisième porteur.
« Oui, quand ? Ne peux-tu le dire ? – Te prêter ma
« lanterne, dis-tu ? sur ma foi, je te verrai pendu au-« paravant. »
Shakespeare.
L’esprit social, particulier à la nation française, avait déjà introduit dans les auberges de France cet accueil enjoué et prévenant sur lequel Érasme, à une époque postérieure, appuie si fortement comme faisant contraste avec la réception grave et sombre qui attendait les voyageurs dans une hôtellerie allemande. Philipson s’attendait donc à voir accourir à lui un hôte empressé, civil et bavard, une hôtesse et sa fille pleines de douceur, d’enjouement et de coquetterie, un garçon souple et attentif, une chambrière officieuse et souriante. On trouvait aussi dans les principales auberges de France des chambres séparées où les voyageurs pouvaient changer de linge et d’habits, faire leurs ablutions, et dormir sans avoir quelques étrangers dans leur appartement, et déposer leur bagage en sûreté. Mais tous ces avantages étaient un luxe encore inconnu en Allemagne ; et en Alsace, où la scène se passe à présent, on aurait regardé comme des efféminés les voyageurs qui auraient désiré autre chose que les provisions strictement nécessaires, encore ne se trouvaient-elles ni de première qualité ni en abondance, à l’exception du vin.
L’Anglais, voyant que personne ne paraissait à la porte, commença à annoncer sa présence en appelant à haute voix. Enfin il descendit de cheval, et frappa long-temps de toutes ses forces à la porte de l’auberge sans qu’on y fît la moindre attention. Cependant la tête grise d’un vieux serviteur se montra à une petite fenêtre, et lui demanda ce qu’il voulait d’un ton qui indiquait plus de mécontentement d’être interrompu, que de satisfaction de voir arriver une pratique dont on pouvait attendre quelque profit.
– Cette maison est-elle une auberge ? reprit Philipson.
– Oui, répondit le domestique d’un ton brusque ; et il allait se retirer de la fenêtre, quand le voyageur ajouta :
– En ce cas puis-je y trouver un logement ?
– Entrez, répondit le domestique laconiquement et d’un ton sec.
– Envoyez-moi quelqu’un pour prendre soin de mes chevaux, dit Philipson.
– Personne n’en a le temps, répliqua le plus repoussant de tous les garçons d’auberge ; prenez-en soin vous-même comme vous l’entendrez.
– Où est l’écurie ? demanda le marchand dont la prudence et le sang-froid étaient à peine à l’épreuve de ce flegme allemand.
Le drôle, avare de ses paroles comme si, tel que la princesse des contes de fées, il n’eût pu prononcer un mot sans qu’il tombât de sa bouche une pièce d’or, montra du doigt au voyageur un bâtiment qu’on aurait pris pour un cellier plutôt que pour une écurie ; il se retira de la fenêtre et la ferma, comme s’il eût voulu se débarrasser d’un mendiant importun.
Maudissant l’esprit d’indépendance qui abandonnait ainsi les voyageurs à leurs propres ressources, et faisant de nécessité vertu, Philipson conduisit ses deux montures vers la porte qui lui avait été désignée comme celle de l’écurie, et ne fut pas fâché d’y voir briller une faible lumière à travers les fentes. Il entra dans une pièce voûtée qui ressemblait beaucoup au cachot d’un ancien château, et qu’on avait grossièrement garnie de mangeoires et de râteliers ; elle était d’une étendue considérable en longueur, et il vit à l’extrémité opposée deux ou trois individus occupés à attacher leurs chevaux, à les étriller et à leur donner leur provende, fournie par le garçon d’écurie.
C’était un vieillard boiteux qui ne touchait jamais ni fouet ni étrille ; il était assis tranquillement, pesant le foin qu’il remettait aux voyageurs et mesurant l’avoine avec tant d’attention, à l’aide d’une chandelle placée dans une lanterne de corne, qu’il avait l’air d’en compter chaque grain. Il ne tourna pas même la tête en entendant le bruit que fit l’Anglais en entrant avec ses deux chevaux ; encore bien moins parut-il disposé à se donner la moindre peine pour aider cet étranger.
À l’égard de la propreté, cette écurie alsacienne ressemblait beaucoup aux étables d’Augias, et c’eût été un exploit digne d’Hercule que de la mettre dans un état à ne pas blesser les yeux et offenser l’odorat de notre voyageur difficile. Le dégoût qu’il éprouva ne fut pourtant point partagé par ses compagnons, c’est-à-dire les deux chevaux. Paraissant parfaitement comprendre que la règle de cet endroit était que le premier arrivé fût servi le premier, ils se hâtèrent d’occuper deux places vides qui se trouvaient à leur portée, ce qui ne réussit pourtant pas à l’un d’eux, car un palefrenier lui appliqua un grand coup de houssine sur la tête.
– Reçois cela, s’écria le drôle, pour t’apprendre à t’emparer d’une place retenue pour le cheval du baron de Randelsheim !
Jamais, dans toute sa vie, le marchand anglais n’avait eu plus de peine à conserver son empire sur lui-même : songeant pourtant quelle honte ce serait pour lui d’avoir une querelle avec un pareil homme et pour une telle cause, il se contenta de conduire l’animal chassé avec si peu de cérémonie de la place qu’il avait choisie à celle qui n’était pas occupée de l’autre côté de son compagnon, et à laquelle il paraissait que personne n’avait de prétentions.
Le marchand, malgré la fatigue qu’il avait éprouvée, s’occupa alors à accorder à ses compagnons muets de voyage tous les soins qu’ils ont droit d’attendre de tout voyageur qui a un peu d’humanité. Le degré peu ordinaire d’attention que Philipson donna à ses chevaux, quoique son costume et surtout ses manières semblassent le mettre au-dessus de ce travail servile, parut faire impression même sur le cœur de fer du vieux garçon d’écurie : il montra quelque empressement à fournir à un voyageur qui connaissait si bien tous les détails du métier de palefrenier, l’avoine, le foin et la paille dont il avait besoin, quoique en petite quantité et à un prix exorbitant qu’il se fit payer comptant ; il alla même jusqu’à se lever pour s’avancer jusqu’à la porte, et indiquer à Philipson où était placé le puits, où il fut obligé d’aller puiser de l’eau lui-même. Tous ces arrangemens étant terminés, le marchand crut avoir obtenu assez de crédit auprès du grand-écuyer de cet établissement pour se hasarder à lui demander s’il pouvait laisser sans danger ses balles dans l’écurie.
– Vous pouvez les y laisser si vous le voulez, répondit le garçon d’écurie ; mais pour qu’elles soient en toute sûreté, vous ferez plus sagement de les emporter avec vous : le moyen qu’elles ne donnent aucune tentation à personne, c’est de les garder sous vos yeux.
Après ce peu de mots prononcés comme un oracle, le marchand d’avoine ferma la bouche, et toutes les questions que l’Anglais lui fit encore ne purent le déterminer à l’ouvrir de nouveau.
Pendant cet accueil si froid et si rebutant, Philipson se rappela la nécessité où il était de bien jouer le rôle d’un marchand prudent et circonspect, ce qu’il avait oublié une fois dans le cours de cette journée ; et imitant ce qu’il voyait faire par ceux qui s’étaient occupés comme lui du soin de leurs montures, il prit son bagage et le porta dans l’auberge. On souffrit qu’il entrât plutôt qu’on ne le reçût dans le stubé public, ou appartement ouvert à tous les hôtes qui arrivaient. De même que l’arche du Patriarche, tous les êtres de la création, purs et impurs, y étaient admis sans distinction.
Le stubé d’une auberge allemande tirait son nom du poêle énorme dans lequel on entretenait constamment un grand feu pour maintenir la chaleur de l’appartement dans lequel il se trouvait. Là se rassemblaient les voyageurs de tout âge et de toute condition ; ils suspendaient leurs manteaux autour du poêle, soit pour les sécher, soit pour les chauffer : on les voyait s’y occuper de divers actes d’ablution et d’arrangemens personnels qui dans les temps modernes se font dans le secret du cabinet de toilette.
Une pareille scène répugnait à la délicatesse plus susceptible du voyageur anglais, et il désirait s’y soustraire : il résolut donc de chercher à parler à l’aubergiste lui-même, se flattant qu’à l’aide de ces argumens qui ont tant de force sur les hommes de sa profession, il pourrait obtenir une chambre séparée et des rafraîchissemens qu’il prendrait tranquillement. Un Ganymède à cheveux gris, à qui il demanda où était son maître, le lui montra presque caché derrière l’énorme poêle, où voilant sa gloire dans un coin obscur et bien chaud, il plaisait au grand homme de se dérober aux regards vulgaires. Une petite taille, des membres robustes, des jambes torses, un air d’importance, tel était son portrait ; et il était à cet égard comme un grand nombre de ses confrères de tous les pays ; mais sa physionomie et surtout ses manières différaient de celles du joyeux aubergiste de France ou d’Angleterre, encore plus que Philipson, malgré toute son expérience, ne s’y attendait. Il connaissait trop bien les mœurs allemandes pour se flatter de trouver dans son hôte la politesse souple et prévenante du maître d’un hôtel de France, ou même les manières franches, quoique plus brusques, d’un aubergiste anglais ; mais quoique les maîtres des auberges allemandes où il avait logé fussent absolus et péremptoires en tout ce qui concernait les usages de leur pays, cependant il avait vu que lorsqu’on leur cédait sur ce point, semblables aux tyrans dans leurs momens de bonne humeur, ils traitaient avec bonté les hôtes sur lesquels leur juridiction s’étendait, et ils allégeaient par la plaisanterie et la gaîté le joug pesant de leur autorité despotique. Mais le front de cet homme était sombre comme une tragédie ; on aurait trouvé plus de gaîté dans le bréviaire d’un ermite ; toutes ses réponses étaient brèves et brusques ; son ton et ses manières avaient quelque chose d’aussi dur que les paroles qu’il prononçait. On en jugera par le dialogue suivant qui eut lieu entre lui et le voyageur anglais.
– Mon bon hôte, lui dit Philipson du ton le plus doux qu’il put prendre, je suis fatigué et fort loin de me bien porter. Puis-je vous prier de me donner une chambre particulière, et de m’y faire servir un flacon de vin et quelque nourriture ?
– Vous le pouvez, répondit l’hôte, mais d’un ton et d’un air qui n’étaient nullement d’accord avec l’assentiment que ses paroles semblaient indiquer.
– En ce cas, faites-moi conduire dans un autre appartement aussitôt qu’il vous sera possible.
– Tout doux ! je vous ai dit que vous pouviez m’en prier, mais non pas que je consentirais à vous l’accorder. Si vous voulez être servi autrement que les autres, il faut aller chercher une autre auberge que la mienne.
– Eh bien ! je me passerai de souper ce soir ; je consens même à payer comme si j’avais soupé, si vous me faites donner une chambre particulière.
– Monsieur le voyageur, chacun doit être logé ici aussi bien que vous puisque chacun paie de même. Quiconque vient dans cette auberge doit manger ce que mangent les autres, boire ce que les autres boivent, se mettre à table avec le reste de la compagnie, et aller se coucher quand les convives ont fini de boire.
– Tout cela est fort raisonnable, dit Philipson d’un ton d’humilité, puisque celui de la colère eût été ridicule, et je ne m’oppose nullement à l’observation de vos lois et de vos usages. Mais, ajouta-t-il en prenant sa bourse à sa ceinture, un malade peut avoir quelques priviléges, surtout quand il est disposé à les payer ; et il me semble qu’en ce cas la rigueur de vos réglemens peut souffrir quelque modification.
– Je tiens une auberge, monsieur, et non un hôpital. Si vous restez ici, vous serez servi avec la même attention que les autres. Si vous ne voulez pas faire comme eux, vous pouvez sortir de ma maison et chercher une autre auberge.
Après ce refus positif, Philipson renonça à la contestation, et quitta le sanctum sanctorum de son hôte peu gracieux pour attendre l’arrivée du souper, enfermé comme un bœuf en fourrière dans un stubé peuplé de nombreux habitans. Quelques-uns d’entre eux épuisés de fatigue abrégeaient en ronflant l’intervalle qui séparait l’instant de leur arrivée de celui où l’on servirait le repas qu’ils attendaient. D’autres causaient ensemble des nouvelles du pays. Plusieurs jouaient aux dés ou à d’autres jeux qui pouvaient servir à faire passer le temps. Les voyageurs qui s’y trouvaient étaient de diverses conditions ; on en voyait qui étaient bien mis et qui paraissaient riches, tandis que les vêtemens et les manières de quelques autres annonçaient qu’ils n’étaient que d’un rang peu au-dessus de pauvreté.
Un frère mendiant, homme d’une humeur joviale et agréable, s’approcha de Philipson et entra en conversation avec lui. L’Anglais avait assez d’expérience du monde pour savoir qu’il ne pouvait mieux voiler ce qu’il ne voulait pas découvrir de ses affaires et de ses projets que sous un extérieur de franchise et de dispositions sociales. Il reçut donc les avances du frère avec cordialité, et causa avec lui de la situation de la Lorraine, et de l’intérêt que paraissait devoir faire naître tant en France qu’en Allemagne la tentative du duc de Bourgogne pour s’emparer de ce fief. Se contentant d’entendre l’opinion de son compagnon sur ce sujet, Philipson s’abstint d’énoncer la sienne, et après avoir écouté les nouvelles qu’il plut au frère de lui communiquer, il lui parla de la géographie du pays, des facilités qu’y trouvait le commerce, et des réglemens qui le gênaient ou qui le favorisaient.
Tandis qu’il était occupé de cet entretien qui semblait naturel à un homme de sa profession, l’hôte entra tout à coup dans la chambre, monta sur un vieux baril, promena lentement ses regards tout autour de l’appartement ; après avoir terminé cette revue il donna ce double ordre d’un ton d’autorité : – Qu’on ferme les portes ! qu’on mette la table !
– Que le bon saint Antoine soit loué ! s’écria le frère. Notre hôte a enfin renoncé à l’espoir de voir arriver ce soir de nouveaux voyageurs, sans quoi il aurait continué à nous faire jeûner sans pitié. Oui, voici qu’on apporte la nappe. La vieille porte est maintenant bien verrouillée, et quand Ian Mengs a une fois dit : qu’on ferme la porte ! le voyageur peut y frapper aussi long-temps que bon lui semble, et être bien sûr qu’on ne la lui ouvrira pas.
– Mein herr Mengs maintient une stricte discipline dans sa maison, dit l’Anglais.
– Aussi stricte que celle du duc de Bourgogne dans la sienne, répondit le frère. Après dix heures personne n’entre plus. Le cherchez une autre auberge, qui jusqu’alors n’est qu’une menace conditionnelle, devient, quand l’horloge a sonné et que les domestiques ont commencé leur ronde, un ordre positif d’exclusion. Celui qui est en dehors doit y rester, et il faut que celui qui est dans l’intérieur y reste de même jusqu’à ce que la porte s’ouvre au point du jour. Jusqu’alors cette maison est comme une citadelle assiégée dont Ian Mengs est le sénéchal.
– Et nous sommes ses prisonniers, mon bon frère ? dit Philipson. Eh bien ! j’y consens. Un voyageur sage doit se soumettre aux volontés des chefs du peuple parmi lequel il se trouve : et j’espère qu’un potentat qui a l’embonpoint du seigneur Mengs nous montrera autant de clémence que son rang et sa dignité le lui permettent.
Pendant qu’ils causaient ainsi le vieux garçon, en poussant de profonds soupirs et des gémissemens, adapta à une table qui était au milieu du stubé différentes planches qui servaient à l’allonger, afin de la rendre suffisante pour le nombre de convives qui allaient s’y asseoir, et la couvrit d’une nappe qui n’était remarquable ni par sa blancheur ni par sa finesse. Lorsque cette table eut été arrangée de manière à pouvoir admettre tous les convives qui se trouvaient dans la salle, on plaça devant chacun d’eux une assiette de bois, une cuiller et un verre, personne n’étant supposé voyager sans avoir en poche un couteau pour s’en servir à table. Quant aux fourchettes, elles ne furent connues qu’à une époque bien postérieure, et tous les Européens se servaient alors de leurs doigts pour prendre les morceaux et les porter à leur bouche comme les Asiatiques le font encore aujourd’hui.
Dès que la table fut mise, les convives affamés se hâtèrent d’y prendre place. Les dormeurs s’éveillèrent, les joueurs interrompirent leur partie, les oisifs et les politiques renoncèrent à leurs savantes discussions, afin de s’assurer une bonne place et d’être prêts à jouer leur rôle dans la solennité intéressante qui semblait sur le point de commencer. Mais il peut se passer bien des choses entre la coupe et les lèvres, et il s’écoule quelquefois bien du temps entre le moment où l’on met la nappe et celui où l’on sert le repas. Tous les convives étaient assis autour de la table, chacun tenant en main son couteau, et menaçant déjà les vivres qui étaient encore l’objet des opérations du cuisinier. Ils avaient attendu avec plus ou moins de patience une bonne demi-heure quand enfin le vieux garçon dont il a déjà été parlé arriva avec une grande cruche de vin de la Moselle, si léger et si acide que Philipson remit son verre sur la table dès qu’il y eut goûté, et que toutes ses dents en furent agacées. Cette marque d’insubordination n’échappa point à l’hôte qui avait pris place au haut bout de la table sur un siége un peu plus élevé que les autres, et il ne manqua pas de la réprimer.
– Ce vin ne vous plaît pas, à ce qu’il me semble, mon maître ? dit-il au marchand anglais.
– Comme vin, non, répondit Philipson ; mais s’il y a quelque chose qui exige du vinaigre, j’en ai rarement trouvé de meilleur.
Cette plaisanterie, quoique faite avec calme et bonne humeur, parut mettre en fureur l’aubergiste.
– Colporteur étranger, s’écria-t-il, qui êtes-vous pour oser trouver à redire à mon vin qui a reçu l’approbation de tant de princes, de ducs, de rhingraves, de comtes, de barons et de chevaliers du Saint-Empire, dont vous n’êtes pas digne de nettoyer les souliers ? N’est-ce pas de ce vin que le comte palatin de Nimmersatte a bu six pintes avant de quitter la chaise sur laquelle je suis maintenant assis ?
– Je n’en doute pas, mon hôte, et je n’accuserais pas cet honorable seigneur d’avoir manqué aux lois de la sobriété, quand même il en aurait bu le double.
– Silence ! mauvais railleur ! s’écria l’hôte, et faites-moi amende honorable sur-le-champ, ainsi qu’au vin que vous avez calomnié, ou je vais ordonner qu’on ne serve le souper qu’à minuit.
Cette menace répandit une alarme générale parmi les convives. Tous déclarèrent qu’ils étaient bien loin de partager l’opinion injurieuse de Philipson, et plusieurs proposèrent que Ian Mengs punît le vrai coupable en le mettant sur-le-champ à la porte de sa maison, plutôt que de faire retomber les conséquences de sa faute sur tant de gens innocens qui avaient bon appétit : ils assurèrent que le vin était excellent, et deux ou trois vidèrent même leur verre pour donner une preuve de leur sincérité ; enfin ils offrirent, non leur vie et leur fortune, mais l’aide de leurs mains et de leurs pieds pour exécuter contre l’Anglais réfractaire la sentence qui le mettait au ban, non de l’Empire, mais de l’auberge. Tandis que des pétitions et des remontrances assaillaient Mengs de tous côtés, le frère mendiant, en sage conseiller et en ami fidèle, cherchait à calmer cette querelle en invitant Philipson à reconnaître la souveraineté de l’hôte.
– Humiliez-vous, mon fils, lui dit-il, et faites plier l’inflexibilité de votre cœur devant le haut et puissant seigneur du tonneau et de la cannelle. Je parle ainsi pour les autres comme pour moi-même, car le ciel seul peut savoir combien de temps nous serons encore en état d’endurer ce jeûne.
– Mes dignes amis, dit Philipson, je suis fâché d’avoir offensé notre respectable hôte, et je suis si loin de vouloir trouver des défauts à son vin, que je consens à en payer une seconde cruche, qui sera distribuée à toute cette honorable compagnie (pourvu qu’on me dispense d’en boire ma part).
Ces derniers mots furent prononcés tout bas ; mais l’Anglais ne manqua pas de s’apercevoir, d’après les grimaces de quelques convives qui avaient le palais plus délicat, qu’ils craignaient autant que lui d’avoir une double ration de ce breuvage acide.
Le frère proposa alors à la compagnie que le marchand étranger qui venait de se condamner lui-même à une amende, au lieu de s’en acquitter par une cruche de vin semblable à celui dont il avait médit, en payât une mesure d’un vin plus généreux qu’on avait coutume de servir quand le repas était terminé. Notre hôte y trouvait son avantage aussi bien que les convives, et comme Philipson n’y fît aucune objection, la proposition fut adoptée à l’unanimité, et Mengs du haut de son siége donna le signal pour qu’on servît le souper.
Ce repas long-temps attendu parut enfin, et l’on employa pour y faire honneur le double du temps qu’on avait passé à l’attendre. Les mets dont se composait le souper, et la manière de les servir, étaient faits pour mettre la patience de la compagnie à une aussi rude épreuve. Des terrines de soupe et des plats de légumes se succédèrent, et des viandes rôties et bouillies firent ensuite le tour de la table. Des boudins, du bœuf fumé, du poisson salé, parurent aussi avec divers assaisonnemens nommés botargue et caviar, composés d’œufs de poisson et d’épices, et propres à exciter la soif, et par conséquent à faire boire. Des flacons de vins accompagnèrent ces mets recherchés. Mais ce vin était si supérieur en saveur et en force au vin d’ordinaire qui avait occasionné une querelle, qu’on pouvait lui faire le reproche contraire, car il était si fort, si spiritueux, si capiteux, que Philipson, en dépit de la mercuriale que sa critique lui avait déjà value, se hasarda de demander de l’eau pour le couper.
– Vous êtes difficile à satisfaire, monsieur ! s’écria l’hôte, le regardant d’un air mécontent et en fronçant le sourcil, vous trouvez le vin trop fort chez moi, je vous aprendrai un tour pour en diminuer la force : c’est d’en boire moins. Il est indifférent que vous buviez ou que vous ne buviez pas pourvu que vous payiez l’écot de ceux qui boivent ; et il termina son discours par un grand éclat de rire.
Philipson allait lui répliquer ; mais le frère, conservant son caractère de médiateur, le tira par l’habit et le conjura de n’en rien faire.
– Vous ne connaissez pas les manières de ce pays, lui dit-il ; vous n’êtes ici ni dans une auberge d’Angleterre ni dans une auberge de France, où chacun demande ce qu’il désire, et ne paie que ce qu’il a demandé. Nous agissons ici d’après un grand principe d’égalité et de fraternité. Personne ne réclame rien pour son usage particulier, et chacun prend sa part des mets que l’hôte juge suffisants pour tous ceux qui sont assis indistinctement à sa table. Il en est de l’écot comme du festin, chacun paie la même somme sans qu’on ait égard au plus ou moins de vin qu’il a pu boire. Ainsi le malade, l’infirme, même la femme et l’enfant, paient tout autant que le paysan affamé et le lansquenet vagabond.
– Cette coutume ne me paraît pas juste, dit Philipson, mais un voyageur ne doit pas s’ériger en juge. Ainsi donc, à ce que je comprends, chacun ici paie le même écot, quand vient le moment de compter !
– Telle est la règle, répondit le frère, excepté peut-être quelque pauvre frère de notre ordre, que Notre-Dame et saint François envoient dans une auberge comme celle-ci, pour fournir à de bons chrétiens l’occasion de faire un pas vers le ciel en exerçant envers lui un acte de charité.
Les premiers mots de ce petit discours furent prononcés avec le ton franc et indépendant que le frère avait pris en commençant la conversation ; mais les derniers le furent avec cet accent qui est particulier à la profession de moine mendiant, et ils apprirent sur-le-champ à Philipson quel prix il devait payer pour les conseils et la médiation du bon frère. Après avoir ainsi expliqué les usages du pays, le frère songea à en donner une démonstration pratique par son exemple, et loin de critiquer la force du vin, il sembla disposé à se signaler parmi les buveurs les plus déterminés, et bien résolu à ne pas avoir un sou à payer pour ce qu’auraient bu les autres. Les libations produisirent peu à peu leur effet ordinaire. L’hôte lui-même perdit quelque chose de son aspect sombre et farouche, et il sourit en voyant l’étincelle électrique de la gaieté passer rapidement d’un convive à l’autre, à l’exception d’un très-petit nombre qui étaient trop amis de la tempérance pour caresser fréquemment la bouteille, ou trop dédaigneux pour prendre part aux discussions qu’elle faisait naître. L’hôte jetait de temps en temps sur ceux-ci un regard mécontent et courroucé.
Philipson était réservé et silencieux, tant parce qu’il s’abstenait de donner de trop fréquentes accolades au flacon, que parce qu’il ne se souciait pas d’entrer en conversation avec des étrangers. Mengs le trouvait en défaut sur ces deux points ; et à mesure que le vin anima son caractère indolent, il commença à lancer des sarcasmes contre les gens qui étaient des rabat-joie, des gâte-pâte, des ennemis du plaisir du prochain, et autres épithètes semblables clairement dirigées contre l’Anglais. Philipson répondit avec le plus grand calme qu’il sentait parfaitement qu’il n’était pas en état en ce moment de se rendre un membre agréable d’une compagnie disposée à se livrer à la joie, et qu’avec la permission de toute la société il se retirerait dans sa chambre, en leur souhaitant à tous le bonsoir et la continuation de leur gaîté.
Mais cette proposition très raisonnable, comme on aurait pu la trouver ailleurs, était un acte de haute trahison contre les lois d’une orgie de buveurs allemands.
– Qui êtes-vous, s’écria Mengs, pour vous permettre de quitter la table avant qu’on ait demandé et payé l’écot ? Sapperment der teufel ! Nous ne sommes pas des gens qu’on puisse insulter ainsi avec impunité ! Vous pouvez aller donner des preuves de politesse dans Ram’s-Alley, ou dans East-Cheap, ou dans Smithfield, si bon vous semble, mais ce ne sera pas chez Ian Mengs, à l’enseigne de la Toison-d’Or, et je ne souffrirai pas qu’un de mes hôtes aille se coucher pour n’être pas présent au moment de payer l’écot, et me duper, moi et tout le reste de la compagnie.
Philipson regarda autour de lui pour s’assurer de ce que pensaient ses compagnons de table ; mais, il ne trouva dans leurs yeux rien qui pût l’encourager à en appeler à leur jugement. Dans le fait, un très petit nombre d’entre eux avaient encore la tête un peu saine, et ceux qui étaient en état de faire attention à ce qui se passait étaient de vieux buveurs, hommes tranquilles, qui commençaient déjà à songer à l’écot, et qui étaient disposés à partager l’opinion de l’hôte et à regarder le marchand anglais comme un aigrefin qui voulait éviter d’avoir à payer sa portion du vin qu’on pourrait boire après son départ. Mengs reçut donc les applaudissemens de toute la société, quand il termina sa philippique triomphante en ajoutant :
– Oui, monsieur, vous pouvez vous retirer si bon vous semble ; mais, potz tausand ! ce ne sera plus maintenant pour aller chercher une autre auberge ; vous irez dans la cour, et vous coucherez sur la litière de l’écurie. C’est un lit assez bon pour un homme qui veut être le premier à quitter bonne compagnie.
– Bien dit, mon joyeux hôte ! s’écria un riche commerçant de Ratisbonne ; et nous sommes ici une demi-douzaine, plus ou moins, qui vous soutiendrons pour maintenir les bonnes et vieilles coutumes d’Allemagne, et les estimables réglemens de la Toison-d’Or.
– Ne vous fâchez pas, monsieur, dit Philipson ; il en sera tout ce que vous voudrez, vous et vos trois compagnons, que le bon vin a multipliés au nombre de six ; et puisque vous ne voulez pas me permettre d’aller me coucher, j’espère que vous ne vous offenserez pas si je m’endors sur ma chaise.
– Qu’en dites-vous, qu’en pensez-vous, mon hôte ? reprit le bourgeois de Ratisbonne. Monsieur étant ivre, comme vous le voyez, puisqu’il peut dire que trois et un font six ; je dis peut-il, étant ivre, s’endormir sur sa chaise ?
L’hôte répondit à cette question en soutenant que trois et un faisaient quatre, et non pas six. Cette réponse fut suivie d’une réplique par le marchand de Ratisbonne. D’autres clameurs partirent en même temps, et ce ne fut pas sans peine que le silence se rétablit parmi les convives pour écouter des couplets à refrain joyeux que le bon frère, qui commençait alors à oublier la règle de saint François, entonna de meilleur cœur qu’il n’avait jamais chanté un cantique du roi David. Philipson profita de ce moment de tumulte pour se retirer un peu à l’écart, et quoiqu’il lui fût impossible de dormir, comme il se l’était proposé, il put du moins se mettre à l’abri des regards courroucés que Mengs jetait sur ceux qui ne demandaient pas du vin à grands cris, et qui ne vidaient pas de fréquentes rasades. Ses pensées étaient pourtant bien loin de la Toison-d’Or, et dirigées sur des objets qui n’avaient guère de rapport avec les sujets de conversation qui étaient sur le tapis, quand il entendit frapper à grands coups à la porte de l’auberge.
– Qui avons-nous là ? s’écria Mengs dont le nez même rougit d’indignation. Qui diable ose frapper à une pareille heure à la porte de la Toison-d’Or, comme si c’était celle d’un mauvais lieu ? Que quelqu’un aille regarder à la fenêtre de la tourelle ! Geoffroy ! drôle, ou bien toi, vieux Timothée, allez dire à cet impudent que personne n’entre à la Toison-d’Or à une heure indue.
Tous deux partirent pour obéir à leur maître ; et on les entendit du stubé se disputer à qui affirmerait le plus positivement à l’infortuné voyageur qui demandait à entrer qu’il ne serait pas reçu dans l’auberge. Cependant ils revinrent bientôt annoncer à leur maître qu’ils ne pouvaient vaincre l’obstination de cet étranger, qui refusait opiniâtrement de se retirer avant d’avoir parlé à Mengs en personne.
Cette opiniâtreté de mauvais augure enflamma de courroux le maître de la Toison-d’Or, et avec la rapidité de la flamme, son indignation s’étendit de son nez à ses joues et à son front. Il se leva de table, prit en main un gros gourdin qui semblait être son sceptre ou son bâton de commandement, et sortit en murmurant qu’il savait comment caresser les épaules des fous, et leur rafraîchir les oreilles avec un seau d’eau froide ou d’eau de vaisselle. Il monta à la fenêtre qui donnait sur la rue, et pendant ce temps les convives se faisaient des signes, se jetaient des clins d’œil, et se disaient quelques mots à voix basse, s’attendant à chaque instant à entendre quelques preuves bruyantes de sa colère. Il n’en fut pourtant rien, car à peine Mengs avait-il eu le temps d’échanger avec l’étranger quelques mots que personne ne put entendre distinctement, que toute la compagnie fut au comble de la surprise en entendant tirer les verrous et ouvrir la serrure de la porte de l’auberge, ce qui fut suivi par le bruit des pas de plusieurs personnes montant l’escalier. Enfin l’hôte rentra dans le stubé, et avec une apparence de politesse gauche, il pria les convives de faire une place à un respectable voyageur qui venait se joindre à eux, quoiqu’un peu tard. Il était suivi par un homme de grande taille enveloppé d’un manteau de voyage, et dès qu’il s’en fut débarrassé Philipson reconnut en lui son compagnon de voyage, le prêtre de Saint-Paul.
Cette circonstance en elle-même n’offrait rien de bien étonnant. Il était naturel qu’un aubergiste, quelque grossier, quelque impertinent qu’il pût être à l’égard de ses autres hôtes, montrât de la déférence pour un ecclésiastique, soit par suite de son rang dans l’église, soit à cause de sa réputation de sainteté. Mais ce qui parut plus étonnant à Philipson, ce fut l’effet que produisit l’arrivée de ce convive inattendu. Il s’empara sans hésiter de la place d’honneur, où siégeait auparavant le riche commerçant de Ratisbonne que Mengs avait détrôné sans cérémonie, malgré son zèle pour les bonnes et vieilles coutumes allemandes, sa fidélité inébranlable aux louables réglemens de la Toison-d’Or, et son goût prononcé pour les rasades. Le prêtre de Saint-Paul prit sur-le-champ possession sans scrupule de ce siége éminent, après avoir répondu avec un air de négligence aux politesses de son hôte ; et l’on aurait dit que l’effet de sa longue robe noire substituée à l’habit galonné et à taillades de son prédécesseur, et du regard glacial que ses yeux gris laissaient tomber à la ronde sur toute la compagnie ressemblait un peu à celui que produisait, suivant la fable, la vue de la tête de Méduse ; car s’il ne changeait pas littéralement en pierre ceux dont les yeux rencontraient les siens, il y avait quelque chose de pétrifiant dans ce regard fixe que l’on eût dit vouloir lire au fond de l’âme de chacun de ceux qu’il examinait tour à tour, sans daigner leur accorder une plus longue attention.
Philipson fut à son tour l’objet de cet examen momentané ; mais il ne s’y mêla rien qui indiquât que le prêtre eût dessein d’avoir l’air de le connaître. Tout le courage et tout le sang-froid de l’Anglais ne purent l’empêcher de sentir une sorte de malaise quand les yeux de cet homme mystérieux se fixèrent sur lui, et il éprouva du soulagement quand ils passèrent à son voisin, qui parut souffrir à son tour de l’effet glacial de ce regard. Le bruit de la joie et de l’ivresse, les discussions produites par le vin, les argumens bruyans, les éclats de rire qui l’étaient encore davantage, tout ce tumulte avait été suspendu à l’instant où le prêtre était entré dans le stubé. Deux ou trois tentatives pour faire renaître la gaîté échouèrent d’elles-mêmes. On aurait dit que le festin s’était changé tout à coup en funérailles, et que les joyeux convives étaient devenus les personnages lugubres et muets qui escortaient le convoi. Un petit homme à figure bourgeonnée, qu’on apprit ensuite être un tailleur d’Augsbourg, ayant peut-être l’ambition de montrer un degré de courage qu’on ne regarde pas ordinairement comme un attribut de sa profession efféminée, fit un effort et cependant ce fut d’une voix timide et contrainte qu’il invita le frère Gratien à répéter sa chanson. Mais soit qu’il n’osât pas se permettre un passe-temps si peu canonique en présence d’un confrère qui était dans les ordres, soit qu’il eût quelque autre raison pour se refuser à cette invitation, le moine mendiant baissa la tête et la secoua d’un air si mélancolique, que le tailleur parut aussi confus que si on l’eût surpris volant du drap sur une robe de cardinal, ou une aune de galon sur une chasuble ou sur un devant d’autel. En un mot, un profond silence succéda à l’orgie, et les convives étaient si attentifs à tout ce qui pourrait arriver, que lorsque les cloches de l’église sonnèrent une heure après minuit, ils tressaillirent comme si c’eût été le tocsin qui eût annoncé un incendie ou un assaut. Le prêtre, qui avait fait à la hâte un léger repas que Mengs lui avait fait servir sans la moindre difficulté, sembla penser que les cloches qui annonçaient l’heure des laudes, premier service de l’Église après minuit, donnaient un signal pour se lever de table.
– Nous avons pris de la nourriture pour le soutien de notre corps, dit-il : maintenant prions le ciel de nous accorder les dispositions nécessaires pour bien mourir ; car la mort suit la vie aussi infailliblement que la nuit succède au jour, et que l’ombre accompagne un rayon de soleil, quoique nous ne connaissions ni le lieu ni le temps où la mort doit nous frapper.
Tous les convives se découvrirent et baissèrent la tête comme par un mouvement instinctif, pendant qu’il prononçait d’une vois solennelle une prière en latin pour rendre grâces au ciel de la protection qu’il leur avait accordée à tous pendant la journée précédente, et pour le supplier de la leur continuer pendant les heures de ténèbres qui allaient s’écouler avant le retour de la lumière. Quand il eut terminé, tous ses auditeurs baissèrent la tête encore plus profondément comme par signe d’assentiment à la prière du prêtre, et lorsqu’ils la levèrent le prêtre de Saint-Paul avait déjà quitté l’appartement avec l’hôte qui le conduisit probablement dans la chambre où il devait passer la nuit. Quand on eut vu qu’il était sorti on recommença à se faire des signes, des clins d’œil, et même à se dire quelques mots à voix basse, mais personne ne se permit d’élever la voix ni d’avoir une conversation suivie, de sorte que Philipson ne put rien entendre distinctement. Se conformant à ce qui semblait être l’étiquette du moment, il se hasarda lui-même à demander à demi-voix au frère près duquel il était assis, si le digne ecclésiastique qui venait de se retirer n’était pas le prêtre de Saint-Paul qui demeurait dans la ville frontière de la Férette.
– Si vous savez qui il est, pourquoi me le demandez-vous ? lui répondit le frère Gratien d’un ton et d’un air qui prouvaient que les fumées que le vin avait pu lui faire monter à la tête s’étaient dissipées tout à coup.
– C’est que je voudrais savoir, répondit le marchand, par quel talisman il a changé tant de joyeux buveurs en hommes graves et sobres, et fait d’une compagnie si bruyante un couvent de Chartreux ?
– L’ami, répliqua le frère, vous m’avez bien l’air de demander ce que vous savez parfaitement ; mais je ne suis pas de ces sots oiseaux qui se laissent prendre au leurre. Si vous connaissez ce prêtre, vous devez connaître aussi la cause de la terreur qu’inspire sa présence. Il serait plus sûr de se permettre une plaisanterie dans la sainte chapelle de Lorette que devant lui.
À ces mots, et comme s’il eût craint que cette conversation ne se prolongeât, il se retira à quelque distance de Philipson.
L’hôte reparut en ce moment, et ses manières étaient un peu plus qu’auparavant celles d’un aubergiste ordinaire. Il ordonna à son garçon Geoffroy de servir à toute la compagnie ce qu’on appelait le coup de la nuit ou de l’oreiller. C’était une liqueur distillée, mêlée d’épices, et Philipson lui-même fut obligé de reconnaître qu’il n’en avait jamais bu de meilleure. Pendant ce temps, Mengs, avec un peu plus de déférence qu’il n’en avait encore témoigné, dit à ses hôtes qu’il espérait qu’ils étaient satisfaits de la manière dont ils avaient été reçus : cependant il fit cette question d’un ton si négligent qu’il était évident qu’il y entrait fort peu d’humilité, comme s’attendant à la réponse affirmative qui lui fut faite unanimement. Cependant le vieux Timothée inscrivait avec de la craie sur le dessous d’un plat de bois le compte général de l’écot, dont les détails étaient indiqués par des hiéroglyphes de convention ; il fit la division du total par le nombre des convives, fit examiner l’exactitude de son calcul, et alla ensuite demander la part de chacun.
Quand la fatale assiette dans laquelle chacun déposait son argent fut sur le point d’approcher du frère Gratien, sa physionomie parut changer. Il jeta un regard piteux sur Philipson, comme étant le seul individu en la charité duquel il pût avoir quelque espoir ; et notre marchand, quoique mécontent du peu de confiance que le moine mendiant venait de lui montrer, voulant bien se permettre une petite dépense pour se procurer en pays étranger une connaissance que le hasard pouvait rendre utile, paya l’écot du frère et le sien. Frère Gratien lui fit force remerciemens en bon allemand et en mauvais latin ; mais l’hôte ne lui laissa pas le temps de les finir, car s’approchant de Philipson une chandelle à la main, il lui offrit ses services pour le conduire dans sa chambre à coucher, et porta même la condescendance jusqu’à se charger lui-même de son bagage.
– Vous prenez trop de peines, mon bon hôte, dit le marchand un peu surpris du changement subit survenu dans les manières de l’aubergiste qui jusque là l’avait contrarié en tout.
– Je n’en puis trop prendre, répondit Mengs, pour un hôte que mon vénérable ami le prêtre de Saint-Paul a spécialement recommandé à mes soins.
Il ouvrit alors la porte d’une petite chambre à coucher, où tout était préparé pour la réception du voyageur.
– Vous pouvez vous reposer ici, ajouta-t-il, jusqu’à telle heure de la matinée qu’il vous plaira, et rester chez moi aussi long-temps que vous le jugerez à propos. Cette clef mettra vos marchandises à l’abri du vol et du pillage de toute espèce. Je n’agis pas ainsi à l’égard de tout le monde, car si je donnais un lit séparé à chacun de mes hôtes, la première chose qu’ils me demanderaient ensuite serait une table particulière ; alors, adieu nos bonnes et vieilles coutumes allemandes, et nous deviendrions aussi frivoles et aussi ridicules que nos voisins.
Il plaça les balles sur le plancher, et il semblait sur le point de se retirer, quand se retournant vers Philipson, il commença à lui faire une sorte d’apologie de la grossièreté de sa conduite.
– J’espère qu’il n’y a point de rancune entre nous, mon digne hôte, lui dit-il. Vous pourriez aussi bien vous attendre à voir un de nos ours descendre des montagnes pour faire les mêmes tours qu’un singe, qu’à trouver un de nous autres, vieux et revêches Allemands, révérencieux comme un aubergiste français ou italien. Mais je vous prie de remarquer que si nos manières sont brusques, nos écots sont raisonnables, et que nous ne trompons jamais sur la qualité des denrées que nous fournissons. Nous n’avons pas recours à des révérences et des grimaces afin de faire passer le vin de la Moselle pour du vin du Rhin ; et nous n’empoisonnons pas comme le traître Italien ce que nous vous offrons, tout en vous appelant Illustrissimo et Magnifico.
Ces mots parurent avoir épuisé toute la rhétorique de Mengs ; car dès qu’il les eut prononcés il se détourna brusquement et sortit de l’appartement.
Philipson perdit ainsi une autre occasion de demander qui était et ce que pouvait être cet ecclésiastique qui exerçait une telle influence sur tout ce qui approchait de lui. Au fond il n’avait aucun désir de prolonger son entretien avec son hôte, quoique Mengs se fût dépouillé en grande partie de son abord sombre et repoussant ; et pourtant il aurait bien voulu savoir qui pouvait être cet homme qui n’avait besoin que de prononcer un mot pour détourner les poignards de bandits alsaciens habitués au vol et au pillage, comme l’étaient alors les habitans de tous les pays frontières, et pour changer en civilité la grossièreté proverbiale d’un aubergiste allemand. Telles étaient les réflexions de Philipson tandis qu’il se débarrassait de ses vêtemens pour goûter un repos dont il avait grand besoin après un jour de fatigue, de dangers et d’embarras, et pour se jeter sur le lit que lui offrait l’hospitalité de la Toison-d’Or dans le Rhein-Thal.