MACBETH.
« Eh bien ! filles de la nuit, noires et mystérieuses sorcières, que faites-vous ?
LES SORCIÈRES.
– « Une chose qui n’a pas de nom. »
Shakspeare.
Nous avons dit en finissant le chapitre précédent, qu’après une journée de fatigue extraordinaire et d’agitation peu commune, le marchand anglais espérait oublier tant d’incidens étrangers en se livrant à ce profond repos qui est la suite et le remède d’un épuisement extrême ; mais à peine s’était-il étendu sur son humble couchette, qu’il sentit que son corps, fatigué par un excès d’exercice, n’était guère disposé à céder aux charmes du sommeil. Son esprit avait été trop agité, ses membres étaient trop tendus de lassitude pour qu’il lui fût possible de goûter le repos qui lui était si nécessaire. Son inquiétude sur la sûreté de son fils, ses conjectures sur le résultat de sa mission auprès du duc de Bourgogne, mille autres pensées qui lui retraçaient des événemens passés ou qui lui peignaient ceux que l’avenir réservait, étaient pour son imagination comme les vagues d’une mer courroucée, et ne lui laissaient aucune disposition à s’endormir.
Il y avait environ une heure qu’il était couché, et le sommeil ne s’était pas encore approché de ses yeux quand il sentit qu’il descendait avec son lit, il ne pouvait dire où. Il entendit un bruit sourd de cordes et de poulies, quoiqu’on eût pris toutes les précautions possibles pour qu’elles n’en fissent point ; et notre voyageur en étendant les mains autour de lui reconnut que le lit sur lequel il était couché était placé sur une trappe qu’on pouvait faire descendre à volonté dans les caves ou appartemens situés en dessous.
Philipson ne fut pas exempt de crainte dans des circonstances qui étaient si propres à en inspirer ; car comment pouvait-il espérer de voir se terminer heureusement une aventure dont le commencement était si étrange ? Mais sa crainte était celle d’un homme ferme et intrépide qui, même dans le plus grand danger, conserve toute sa présence d’esprit. On paraissait le faire descendre avec lenteur et précaution, et il se tint prêt à se mettre sur ses pieds et à se défendre dès qu’il se sentirait sur un terrain ferme. Quoique un peu avancé en âge, il avait encore toute sa vigueur et toute son activité, et à moins qu’on ne l’attaquât à forces trop inégales, ce qu’il avait sans doute à craindre en ce moment, il était en état de faire une résistance courageuse ; mais on avait prévu son plan de défense. À peine son lit avait-il touché le plancher de l’appartement dans lequel on l’avait fait descendre, que deux hommes qui semblaient avoir été apostés pour l’attendre le saisirent de chaque côté, le tinrent de manière à l’empêcher de se lever, comme il en avait l’intention, lui lièrent les mains, le garottèrent sur son lit, et le rendirent ainsi tout aussi bien leur prisonnier que s’il eût encore été dans un cachot de la Férette. Il fut donc obligé de se soumettre, et d’attendre la fin de cette aventure formidable ; le seul mouvement qu’il pût faire était de tourner la tête à droite et à gauche, et ce fut avec joie qu’il vit enfin briller des lumières, mais elles paraissaient à une grande distance de lui.
D’après la manière singulière dont ces lumières avançaient, tantôt en ligne droite, tantôt en se mêlant ensemble, et en se croisant les unes les autres, il conclut qu’il était dans un vaste souterrain. Le nombre en augmentait peu à peu ; et à mesure qu’elles s’approchaient, il reconnut que c’étaient des torches portées par des hommes enveloppés dans de grands manteaux noirs, semblables à ceux qu’on porte en suivant un convoi, ou à ceux des frères noirs de l’ordre de saint François. Le capuchon en était rabattu sur leur tête et cachait entièrement leurs traits. Ces hommes semblaient occupés à mesurer avec soin une partie du souterrain, et tout en s’acquittant de cette fonction ils chantaient dans l’ancienne langue tudesque des vers que Philipson pouvait à peine comprendre, mais dont ceux qui suivent peuvent passer pour une imitation.
Mesureurs du bien et du mal,
Apportez vite en ce local
Le niveau, la toise et l’équerre,
Élevez l’autel funéraire,
Et creusez le fossé fatal.
Le sang coulera sur la pierre,
La tranchée en regorgera.
Le banc des juges s’étendra
Sur deux toises ; même distance
De l’accusé séparera
Le tribunal dont la sentence
Sur son destin prononcera.
Qu’à l’orient la cour s’assemble,
Qu’à l’occident l’accusé tremble.
– Maintenant, frères, dites-nous,
Êtes-vous prêts ?… Répondez tous.
On répondit en chœur à cette question. Le chœur se composait d’un grand nombre de voix, et ceux qui chantaient paraissaient être, les uns déjà dans l’appartement souterrain, les autres encore dans les passages ou corridors qui y conduisaient. Philipson put donc juger que la réunion allait être considérable. La réponse fut à peu près ce qui suit :
Sur notre vie et sur notre âme,
Sur le sang et les ossemens,
Nous avons accompli sans blâme
Ce qu’ordonnent nos réglemens.
Les premières voix se firent entendre de nouveau.
À quel degré de sa carrière
La nuit est-elle en ce moment ?
Du matin déjà la lumière
Orne-t-elle le firmament ?
L’aurore, son avant-courrière,
Frappe-t elle les eaux du Rhin ?
Quelle voix flotte sur son sein ?
Des oiseaux la voix matinière
Reproche-t-elle au dieu du jour
D’être trop long-temps en arrière ?
Examinez bien tour à tour
Les montagnes et la rivière ;
Et dites-nous précisément
À quel degré de sa carrière
La nuit se trouve en ce moment ?
Le chœur répondit, mais moins haut que la première fois. Il semblait du moins que ceux qui chantaient la réponse étaient plus éloignés qu’auparavant. Cependant on entendit à une très grande distance ce qui suit :
La nuit s’avance dans son cours,
Mais les étoiles, ses compagnes,
Sur l’eau du Rhin brillent toujours.
À l’orient, sur les montagnes,
Nul rayon n’annonce le jour.
Mais une voix qui nous commande
Vient du Rhin jusqu’en ce séjour,
Et c’est du sang qu’elle demande.
Le même chœur ajouta encore ce qui suit, mais beaucoup de nouvelles voix s’y joignirent :
Obéissons, levons-nous tous !
Lorsque le soleil se repose,
Qui veillera, si ce n’est nous !
Au jugement qu’on se dispose.
Jamais la vengeance ne dort :
La nuit avec elle est d’accord.
La nature de ces vers eut bientôt fait comprendre à Philipson qu’il était en présence des Initiés ou des Hommes Sages, noms qu’on donnait alors aux fameux membres du Tribunal Secret qui continuait à subsister alors en Souabe, en Franconie et dans d’autres cantons de la partie orientale de l’Allemagne, qu’on appelait le Pays-Rouge, peut-être à cause des exécutions fréquentes et terribles qui y avaient lieu par ordre de ces juges invisibles. Philipson avait souvent entendu dire qu’un Franc-Comte, c’est-à-dire un des chefs du Tribunal Secret, tenait même quelquefois des séances secrètes sur la rive gauche du Rhin, et que cette cour se maintenait en Alsace avec l’opiniâtreté ordinaire de ces sociétés secrètes, quoique Charles duc de Bourgogne eût manifesté le désir d’en découvrir l’existence et d’en détruire le pouvoir autant qu’il le pourrait, sans s’exposer aux milliers de poignards que ce tribunal mystérieux pouvait faire lever contre lui ; redoutable moyen de défense qui fit que pendant bien long-temps les divers souverains d’Allemagne et les empereurs eux-mêmes n’auraient pu sans un extrême danger détruire ces associations singulières par un coup d’autorité.
Dès que cette explication se fut présentée à l’esprit de Philipson, il y trouva un fil pour pénétrer le mystère qui couvrait le prêtre de Saint-Paul. En le supposant un des présidens ou des principaux officiers de cette association secrète, il n’était pas étonnant qu’il se sentît la hardiesse d’aller justifier la mort d’Hagenbach ; que sa présence en eût imposé à Barthélemi, qu’il avait le pouvoir de faire juger et exécuter sur la place même ; que son arrivée le soir précédent, pendant le souper, eût frappé de terreur tous les convives ; car quoique tout ce qui avait rapport à ce tribunal, à ses opérations et à ses officiers fût couvert d’une obscurité semblable à celle qui voile encore aujourd’hui la franc-maçonnerie, cependant le secret n’était pas assez bien gardé pour empêcher qu’on ne soupçonnât et qu’on ne désignât même tout bas certaines personnes comme des Initiés investis d’un pouvoir terrible par le Vehmé-Gericht, ou Tribunal des Liens. Quand un pareil soupçon s’attachait à un individu, son pouvoir secret et la connaissance qu’on lui supposait de tous les crimes, quelque cachés qu’ils fussent, qui se commettaient dans l’étendue de la juridiction de la société dont il était membre, le rendaient l’objet de la haine et de la terreur de quiconque le voyait ; mais il jouissait au plus haut degré de ce respect personnel qu’on aurait accordé à un puissant enchanteur ou à un génie formidable. En conversant avec un tel homme, il était surtout nécessaire de s’abstenir de toute question qui aurait fait la moindre allusion aux fonctions qu’il remplissait dans le secret tribunal. Montrer même quelque curiosité sur un sujet si mystérieux et si solennel, c’était un moyen sûr de s’attirer quelque infortune.
Toutes ces réflexions se présentèrent en même temps à l’esprit de l’Anglais, qui sentit qu’il était tombé entre les mains d’un tribunal qui n’épargnait personne, et dont le pouvoir était tellement redouté par tous ceux qui se trouvaient dans le cercle de sa juridiction, qu’un étranger sans protection n’avait qu’une bien faible chance d’y obtenir justice, quelque sûr qu’il pût être de son innocence. Tout en se livrant à ces tristes pensées, Philipson résolut de s’armer de tout son courage, sachant que ces juges terribles, et qui n’étaient responsables envers personne de leurs jugemens, se gouvernaient pourtant d’après certaines règles qui modéraient la rigueur de leur code extraordinaire.
Il s’occupa donc à chercher les meilleurs moyens d’écarter le danger qui le menaçait, tandis que les individus qu’il entrevoyait dans l’éloignement s’offraient à ses yeux moins comme des formes distinctes que comme des fantômes créés par la fièvre ou par cette fantasmagorie qu’on a vue quelquefois peupler la chambre d’un malade dans certaines affections des nerfs optiques. Enfin ces personnages s’assemblèrent au centre de la salle où ils s’étaient d’abord montrés, et parurent s’y ranger en ordre. Des torches noires furent successivement allumées en grand nombre, et toute la scène devint visible et distincte. Philipson put alors apercevoir au milieu de l’appartement un de ces autels qu’on trouve quelquefois dans les chapelles souterraines. Mais il faut nous arrêter ici un moment pour décrire en peu de mots non-seulement le spectacle qu’offrait cette cour terrible, mais sa nature et sa constitution.
Derrière l’autel qui semblait être le point central sur lequel tous les yeux étaient fixés, étaient placés en lignes parallèles deux bancs tendus de drap noir. Chacun d’eux était occupé par un certain nombre de personnes qui paraissaient remplir les fonctions de juges ; mais ceux qui étaient assis sur le premier étaient en moindre nombre, et en apparence d’un rang supérieur à ceux qui couvraient le banc le plus éloigné de l’autel. Les premiers semblaient tous être des hommes de quelque importance, des prêtres revêtus de hautes dignités dans l’Église, des chevaliers, des nobles, et malgré une apparence d’égalité qui paraissait dans cette singulière institution, leur opinion et leur témoignage avaient un poids plus considérable. On les appelait Francs-Chevaliers, Francs-Comtes, ajoutant le mot franc à telle dignité qu’ils pouvaient avoir. Les juges de la classe inférieure n’avaient que le titre de francs et dignes Bourgeois ; car il est bon de remarquer que le Vehmé , nom que portait communément cette institution, quoique son pouvoir consistât en un système d’espionnage fort étendu, était pourtant regardé (tant on avait d’étranges idées sur la manière d’assurer la force des lois publiques) comme conférant un privilége au pays où il était reçu, et ce n’était jamais que des hommes de condition libre qui en éprouvaient l’influence. De même les serfs et les paysans ne pouvaient occuper une place parmi les juges, assesseurs ou assistans ; car il y avait même dans cette association quelque idée de faire juger l’accusé par ses pairs.
Outre les dignitaires siégeant sur les deux bancs, un grand nombre de personnes placées tout autour semblaient garder les diverses entrées qui conduisaient dans cette salle, ou restaient derrière les bancs sur lesquels leurs supérieurs étaient rangés, prêts à exécuter leurs ordres. Ils étaient membres de l’ordre, quoique non du plus haut rang. On leur donnait en général le nom de Schœppen, ce qui signifie officiers ou huissiers de la cour. Ils prêtaient serment d’en mettre à exécution les jugemens, quoi qu’on en pût dire, contre leurs plus proches parens et leurs meilleurs amis, comme s’il s’agissait de malfaiteurs ordinaires.
Les Schœppen, ou Scabini comme on les appelait en latin, avaient un autre devoir à remplir ; c’était de dénoncer au tribunal tout ce qui venait à leur connaissance, et qu’on pouvait regarder comme une offense tombant sous leur juridiction, comme un crime contre le Vehmé, comme ils le disaient. Ce devoir s’étendait aux juges aussi bien qu’aux assistans, et devait être rempli sans acception de personnes ; de sorte que connaître et cacher volontairement le crime d’une mère ou d’un frère, soumettait l’officier infidèle aux mêmes peines que s’il eût commis lui-même le crime qu’il avait dissimulé. Une telle institution ne pouvait subsister que dans un temps où le cours ordinaire de la justice était arrêté par la main de la force, et où pour faire subir au crime la punition qui lui était due, il fallait l’influence et l’autorité d’une telle confédération. Ce n’était que dans un pays exposé à toute espèce de tyrannies féodales et privé de tous les moyens ordinaires d’obtenir justice et satisfaction, qu’un pareil système avait pu s’établir et se propager.
Il faut maintenant que nous retournions au brave Anglais qui, quoique sentant tout le danger qu’il courait devant un tribunal si formidable, conservait pourtant tout son sang-froid et un air de dignité.
Le tribunal étant assemblé, une corde roulée en rond et une épée nue, signaux et emblèmes bien connus de l’autorité du Vehmé, furent déposées sur l’autel ; l’épée dont la lame était droite et la poignée en croix, étant regardée comme représentant le saint emblème de la rédemption des chrétiens, et la corde comme indiquant le droit de juridiction criminelle et de punition capitale. Le président de la cour qui occupait la place du milieu sur le premier banc se leva ensuite, et plaçant la main sur ces symboles, prononça tout haut la formule qui exprimait les devoirs du tribunal, formule qui fut ensuite répétée d’une voix sourde et imposante par tous les autres juges et même par les assistans.
– Je jure, par la Sainte-Trinité, d’aider et de coopérer sans relâche en toute chose concernant le saint Vehmé ; d’en défendre les doctrines et les institutions contre père et mère, frère et sœur, femme et enfans ; contre le feu, l’eau, la terre et l’air ; contre tout ce que le soleil éclaire, tout ce que la rosée abreuve, et tout ce qui a été créé dans le ciel, sur la terre et sous les eaux. Je jure de dénoncer à ce saint tribunal tout ce que je saurai être vrai, ou que j’aurai appris de témoins dignes de foi, et qui d’après les réglemens du saint Vehmé mérite remontrance ou châtiment ; de ne cacher, ni couvrir, ni dissimuler ce que je saurai ainsi, ni par amour, ni par amitié, ni par affection de famille, ni pour or, ni pour argent, ni pour des pierres précieuses ; de ne pas faire société avec ceux dont la sentence a été prononcée par ce tribunal sacré ; de ne pas donner à entendre à un accusé qu’il est en péril ; de ne pas lui conseiller de s’enfuir ; de ne lui donner ni des avis pour s’échapper, ni des moyens d’y réussir ; de n’accorder à aucun prévenu ni feu, ni vêtemens, ni nourriture, ni abri, quand même mon père me demanderait un verre d’eau dans les plus grandes chaleurs de l’été, ou que mon frère me supplierait de lui donner une place au coin de mon feu pendant la nuit la plus froide de l’hiver. Je fais en outre vœu et promesse d’honorer cette sainte association, et d’en exécuter les ordres avec promptitude, fidélité et résolution, de préférence à ceux de quelque autre tribunal que ce soit. J’en prends à témoin Dieu et ses saints Évangiles.
Après avoir prêté ce serment officiel, le président s’adressant à l’assemblée comme à des gens qui jugeaient et qui punissaient secrètement, demanda pourquoi cet enfant de la corde était devant eux lié et garotté. Un homme placé sur le second banc se leva aussitôt, et d’une voix que Philipson crut reconnaître, quoiqu’elle fût changée et agitée, se déclara l’accusateur, comme son serment l’y obligeait, de l’enfant de la corde ou prisonnier qui était devant eux.
– Amenez le prisonnier, dit le président ; qu’on le surveille avec soin, comme c’est l’ordre de nos lois secrètes ; mais qu’il ne soit pas traité avec une sévérité qui détourne son attention de ce qui se passera dans ce tribunal, et qui l’empêche d’entendre et de répondre.
Six assistans tirèrent aussitôt en avant la trappe qui soutenait le lit sur lequel était Philipson, et s’arrêtèrent au pied de l’autel. Chacun d’eux tira ensuite son poignard du fourreau. Deux d’entre eux détachèrent les cordes dont le marchand était lié, et il fut averti à voix basse que s’il faisait la moindre tentative pour résister ou pour s’échapper, ce serait un signal pour le poignarder.
– Levez-vous, lui dit le président ; écoutez l’accusation qui va être portée contre vous, et croyez que vous trouverez en nous des juges aussi justes qu’inflexibles.
Philipson, évitant avec soin de faire aucun geste qui pût indiquer la volonté de s’échapper, se glissa au bout de son lit, et y resta sur son séant, en caleçon et en gilet de dessous, comme il s’était couché, ayant en face le président de ce tribunal terrible, dont le visage était caché sous son capuchon. Même dans ces circonstances effrayantes, l’intrépide Anglais ne perdit pas son calme, ses paupières ne tressaillirent pas, et son cœur ne battit pas plus vite, quoiqu’il parût, suivant l’expression de l’Écriture, être un voyageur dans la Vallée de l’ombre de la mort, entouré de piéges nombreux et plongé dans une obscurité complète, quand la lumière aurait été nécessaire à sa sûreté.
Le président lui demanda quels étaient ses noms, son pays, son occupation.
– John Philipson, répondit le prisonnier, Anglais de naissance, et marchand de profession.
– N’avez-vous jamais porté d’autre nom, et suivi une autre profession ?
– J’ai été soldat, et comme beaucoup d’autres, je portais alors un nom sous lequel j’étais connu à l’armée.
– Quel était ce nom ?
– Je l’ai quitté quand j’ai renoncé aux armes ; et je ne désire plus être connu sous ce nom : d’ailleurs je ne l’ai jamais porté dans aucun lieu où vos institutions sont en autorité.
– Savez-vous devant qui vous êtes ?
– Je puis du moins le soupçonner.
– Que soupçonnez-vous ? Dites-nous qui nous sommes et pourquoi vous êtes devant nous.
– Je crois que je suis devant les Inconnus, ou le Tribunal Secret qu’on appelle Vehmé-Gericht.
– En ce cas, vous savez que vous seriez plus en sûreté si vous étiez suspendu par les cheveux au-dessus de l’abîme de Schaffouse, ou que vous eussiez la tête placée sous une hache retenue par un seul fil de soie. Qu’avez-vous fait pour mériter un tel destin ?
– Que ceux qui m’y ont soumis répondent à cette question, répliqua Philipson avec le même sang-froid qu’auparavant.
– Parlez, accusateur, dit le président ; parlez aux quatre coins du ciel, aux oreilles des Francs-Juges de ce tribunal et des fidèles exécuteurs de leurs sentences ; et à la face de cet enfant de la corde, qui nie ou qui cache son crime, prouvez la vérité de votre accusation.
– Très redoutable, répondit l’accusateur en s’adressant au président, cet étranger portant un faux nom est entré dans le territoire sacré qu’on appelle le Pays-Rouge à l’abri d’une profession qui n’est pas la sienne. Lorsqu’il était encore à l’orient des Alpes, il a parlé de ce saint tribunal à plusieurs reprises en termes de haine et de mépris, et il a déclaré que s’il était duc de Bourgogne, il ne souffrirait pas qu’il s’étendit de Westphalie ou de Souabe jusque dans ses domaines. J’accuse en outre celui qui se trouve devant vous comme enfant de la corde, et qui nourrit de si mauvaises intentions contre ce saint tribunal, d’avoir manifesté l’intention de se rendre à la cour du duc de Bourgogne, et d’employer le crédit qu’il se vante d’avoir auprès de lui pour l’engager à défendre les assemblées du saint Vehmé dans ses états, et à faire infliger aux officiers et aux exécuteurs des sentences de cette cour le châtiment dû aux voleurs et aux assassins.
– C’est une accusation grave, mon frère, dit le président quand l’accusateur eut cessé de parler ; comment vous proposez-vous d’en donner la preuve ?
– Conformément à la teneur des statuts secrets dont la lecture n’est permise qu’aux Initiés.
– C’est bien ; mais je vous demande encore une fois quels sont ces moyens de preuve. Vous parlez à des oreilles saintes et initiées.
– Je prouverai mon accusation par l’aveu de l’accusé lui-même, et par mon propre serment sur les saints emblèmes du jugement secret, c’est-à-dire sur le fer et la corde.
– La preuve offerte est légale, dit un des membres placés sur le banc d’honneur, et il importe à la sûreté du système que nous avons si solennellement juré de maintenir, de ce système qui s’est perpétué jusqu’à nous, après avoir été établi par le très chrétien et très saint empereur des Romains Charlemagne, pour la conversion des Sarrasins, et pour le châtiment de ceux d’entre eux qui retombaient dans les pratiques du paganisme, que de tels crimes ne restent pas impunis. Charles, duc de Bourgogne, a déjà rempli son armée d’étrangers qu’il peut aisément employer contre cette sainte cour, et surtout d’Anglais, orgueilleux insulaires, opiniâtrement attachés à leurs usages, et haïssant ceux des autres pays. Nous n’ignorons pas que le Duc a déjà encouragé l’opposition aux officiers de ce tribunal dans plusieurs parties de ses domaines en Allemagne ; et qu’en conséquence on a vu qu’au lieu de se soumettre à leur destin avec une résignation respectueuse, des enfans de la corde ont été assez hardis pour résister aux exécuteurs des sentences du Vehmé, et pour frapper, blesser, et même tuer ceux qui avaient reçu la mission de les mettre à mort. Il faut chercher un terme à cet esprit de rébellion, et s’il est prouvé que l’accusé soit un de ces gens qui nourrissent et qui prêchent de telles doctrines, que le fer et la corde fassent leur devoir à son égard. Tel est mon avis.
Un murmure général parut approuver ce que l’orateur venait de dire ; car tous savaient fort bien que le pouvoir du tribunal dépendait plutôt de l’opinion qu’on avait que ce système était profondément enraciné, que de l’estime et du respect que l’on concevait pour une institution dont chacun sentait la sévérité. Il s’ensuivait que ceux de ses membres qui jouissaient de l’importance due au rang qu’ils occupaient dans le Vehmé voyaient la nécessité d’en maintenir la terreur, en donnant de temps en temps des exemples de punition sévère, et nulle victime ne pouvait être sacrifiée plus facilement qu’un voyageur étranger et inconnu. Toutes ces idées se présentèrent en un instant à l’esprit de Philipson, mais elles ne l’empêchèrent pas de répondre avec fermeté à l’accusation.
– Messieurs, dit-il, bons citoyens, bourgeois, ou quel que soit le nom que vous désiriez qu’on vous donne, sachez que je me suis déjà trouvé en aussi grand péril qu’aujourd’hui, et que je n’ai jamais tourné le dos pour l’éviter. Ces cordes et ces glaives ne peuvent effrayer ceux qui ont vu devant eux des épées nues et des lances. Ma réponse à l’accusation est que je suis Anglais, né au milieu d’une nation accoutumée à rendre et à recevoir une justice impartiale à la clarté du jour ; cependant je suis voyageur, et je sais qu’un voyageur n’a pas le droit de trouver à redire aux lois et aux coutumes des autres pays parce qu’elles ne ressemblent pas à celles du sien. Mais cette observation n’est applicable que dans les pays où le système des lois dont on parle est en pleine force et en exécution. Si nous parlons des institutions d’Allemagne en France ou en Espagne, nous pouvons, sans offenser le pays où elles sont établies, nous permettre de les discuter comme les écoliers discutent une thèse de logique dans une université. On m’accuse d’avoir critiqué, à Turin ou ailleurs, dans le nord de l’Italie, le tribunal qui va me juger. Je ne nierai pas que je ne me rappelle quelque chose de ce genre ; mais ce fut par suite d’une question à laquelle je fus en quelque sorte forcé de répondre, par deux convives qui étaient à table avec moi : je fus long-temps et vivement sollicité d’énoncer mon opinion avant de la donner.
– Et cette opinion, demanda le président, était-elle favorable ou défavorable au saint et secret Vehmé-Gericht ? Que la vérité sorte de votre bouche ; souvenez-vous que la vie est courte et le jugement éternel.
– Je ne voudrais pas racheter ma vie par un mensonge. Mon opinion fut défavorable, et je m’exprimai ainsi qu’il suit : – Aucunes lois, aucunes procédures judiciaires ne peuvent être justes et louables quand elles n’existent et n’opèrent que par le moyen d’une association secrète. J’ajoutai que la justice ne pouvait être justice qu’en plein air, et que lorsqu’elle cessait d’être publique, elle dégénérait en haine et en vengeance. Je dis qu’un système dont vos propres jurisconsultes ont dit :
« Non socer à genero, non hospes ab hospite tutus, »
était trop contraire aux lois de la nature pour se rattacher à celles de la religion et les prendre pour règle.
À peine ces mots étaient-ils prononcés qu’on entendit s’élever des bancs des juges un murmure de mauvais augure pour le prisonnier : – Il blasphème contre le saint Vehmé ! Que sa bouche soit fermée pour toujours !
– Écoutez-moi, reprit l’Anglais ; écoutez-moi comme vous désirerez vous-mêmes un jour être écoutés. Je dis que tels étaient mes sentimens, et que je les ai exprimés ainsi. Je dis aussi que j’avais le droit d’exprimer mon opinion, juste ou erronée, dans un pays neutre où ce tribunal n’avait ou ne pouvait réclamer aucune juridiction. Mes sentimens sont encore les mêmes, et je les avouerais quand même la pointe de cette épée serait dirigée contre mon sein et que cette corde me serait passée autour du cou. Mais que j’aie jamais parlé contre l’institution du Vehmé dans un pays où il est établi comme une forme de justice nationale, c’est ce que je nie formellement. Je nie encore plus formellement s’il est possible l’absurde calomnie qui me représente, moi, voyageur étranger, comme étant chargé d’aller discuter avec le duc de Bourgogne des affaires si importantes, ou de former une conspiration pour la destruction d’un système auquel tant de personnes paraissent fermement attachées : jamais je n’ai dit une pareille chose, et je n’y ai même jamais songé.
– Accusateur, dit le juge, vous avez entendu l’accusé : que répliquez-vous ?
– Il a avoué en présence de ce haut tribunal la première partie de l’accusation ; il est convenu que sa langue impie a indignement calomnié nos saints mystères, crime pour lequel il mérite qu’on lui arrache cette langue de la gorge. Quant au surplus de l’accusation, c’est-à-dire le chef qui l’accuse d’avoir tramé des complots pour l’anéantissement de l’institution du Vehmé, je prouverai par mon serment officiel, suivant nos usages et nos lois, qu’il contient vérité aussi bien que ce qu’il n’a pu s’empêcher d’avouer lui-même.
– En bonne justice, dit l’Anglais, quand une accusation n’est pas appuyée sur des preuves satisfaisantes, le serment devrait être déféré à l’accusé, au lieu de permettre à l’accusateur de s’en servir comme d’un moyen pour couvrir ce qu’il y a de défectueux dans son accusation.
– Étranger, répliqua le président, nous avons permis à ton ignorance de faire une défense plus longue et plus ample que ne l’admettent nos formes ordinaires. Apprends que le droit de siéger parmi ces juges vénérables confère à celui qui en jouit un caractère sacré, auquel les hommes ordinaires ne peuvent prétendre. Le serment d’un Initié doit l’emporter sur le serment le plus solennel de quiconque ne connaît pas nos saints secrets. Tout doit être vehmique dans la cour Vehmique : la déclaration de l’empereur, n’étant pas Initié, aurait moins de poids dans nos conseils que celle du dernier de ses officiers. Le serment de l’accusateur ne peut être rejeté que d’après le serment d’un membre du même tribunal, de rang supérieur.
– En ce cas, dit l’Anglais avec un accent solennel, que Dieu m’accorde sa grâce, car je n’ai de ressource que dans le ciel. Cependant je ne succomberai pas sans un dernier effort. Je t’invoque toi-même, esprit ténébreux qui présides cette assemblée redoutable ; je te somme de déclarer sur ta foi et ton honneur si tu me crois coupable de ce qu’affirme audacieusement cet infâme calomniateur ; je t’en somme par ton caractère, par ton nom de…
– Silence ! s’écria le président. Le nom sous lequel nous sommes connus en plein air ne doit pas se prononcer dans la salle souterraine où nous rendons nos jugemens.
S’adressant alors au prisonnier et à l’assemblée, il ajouta :
– Étant appelé en témoignage, je déclare que l’accusation intentée contre toi est vraie, comme tu l’as reconnu toi-même, en ce qu’elle porte que dans d’autres contrées que le Pays-Rouge tu as parlé indiscrètement de cette sainte Cour de Justice ; mais je crois sur mon âme, et je rends témoignage sur mon honneur, que le surplus de l’accusation est faux et incroyable, et j’en fais serment la main étendue sur la corde et l’épée. Mes frères, quel jugement prononcez-vous sur l’affaire que nous venons d’instruire ?
Un des juges assis sur le premier banc et par conséquent de la première classe, ayant comme tous les autres le visage couvert d’un capuchon, mais que le son de la voix et sa taille voûtée annonçaient comme plus âgé que les deux autres qui avaient déjà parlé, se leva avec quelque difficulté, et dit d’une voix tremblante :
– L’enfant de la corde qui est devant nous a été convaincu d’avoir été coupable de folie et de témérité en parlant en termes injurieux de notre sainte institution ; mais ses paroles s’adressaient à des oreilles qui n’avaient jamais entendu nos lois sacrées. D’une autre part, il a été déclaré par un témoignage irréfragable innocent d’avoir tramé des complots impuissans pour saper notre pouvoir et exciter les princes contre notre sainte association, crime pour lequel la mort serait un châtiment trop léger. Il a donc été coupable de folie, mais il n’a pas commis de crime ; et comme les saintes lois du Vehmé ne connaissent d’autre punition que la mort, je propose que cet enfant de la corde soit rendu à la société et au monde supérieur, sans qu’il lui soit fait aucune injure, après qu’il aura été dûment admonesté pour ses erreurs.
– Enfant de la corde, dit le président, tu viens d’entendre la sentence qui t’acquitte ; mais si tu désires être placé un jour dans une tombe qui ne soit pas ensanglantée, profite de l’avis que je vais te donner. Regarde tout ce qui s’est passé cette nuit comme un secret qui ne doit être communiqué ni à père ni à mère, ni à épouse ni à fils ou fille ; qui ne doit être révélé ni à voix haute ni à voix basse ; qu’on ne doit divulguer ni par paroles, ni par écrits, ni par peinture, ni par sculpture, ni par quelque moyen que ce puisse être, soit directement, soit en employant des emblèmes et des paraboles. Obéis à cet ordre et ta vie est en sûreté. Que ton cœur se livre donc à la joie, mais que ce soit avec tremblement. Que ta vanité ne te fasse jamais croire que tu es hors de l’atteinte des juges et des serviteurs du saint Vehmé. Quand tu serais à mille lieues du Pays-Rouge, quand tu parlerais dans une contrée où notre pouvoir serait inconnu, quand tu te croirais en sûreté dans ton île natale, et défendu par l’Océan qui l’entoure, je t’avertis de faire le signe de la croix chaque fois que tu penseras seulement à ce saint et invisible tribunal, et à renfermer toutes tes pensées dans ton sein ; car le vengeur pourrait être à côté de toi, et tu périrais dans ta folle présomption. Retire-toi, sois prudent, et que la crainte du saint Vehmé soit toujours devant tes yeux.
À ces mots, toutes les lumières s’éteignirent en même temps avec un bruit semblable à un sifflement. Philipson se sentit de nouveau entre les mains des officiers du Vehmé auxquels il n’opposa aucune résistance. Ils le replacèrent doucement sur son lit, qu’ils traînèrent de nouveau jusqu’à l’endroit ou il était descendu : il entendit alors le bruit des cordes et des poulies, et sentit qu’il montait avec son lit. Au bout de quelques instans un léger choc l’avertit qu’il se trouvait de niveau avec le plancher de la chambre dans laquelle Mengs l’avait conduit le soir précédent, ou pour mieux dire dans les premières heures de cette journée. Il réfléchit sur tout ce qui venait de se passer, et rendit au ciel les actions de grâces qu’il lui devait pour l’avoir tiré d’un si grand danger. La fatigue l’emporta enfin sur son agitation, et il tomba dans un profond sommeil dont nous le laisserons jouir pour retourner auprès de son fils.