« C’est en ce lieu qu’il a placé sa forge :
« Son bras nerveux, avant le jour,
« Bat le fer chaud que soutient son enclume.
« De fumée un épais volume
« Rend plus obscur ce ténébreux séjour :
« Le feu pétille, et perce ce nuage. »
GAY.
Comme il avait été jugé prudent par Tressilian lui-même, aussi bien que par Giles Gosling, que notre voyageur évitât d’être vu dans les environs de Cumnor par ceux que le hasard aurait pu faire sortir de grand matin, l’aubergiste lui avait indiqué un itinéraire de sentiers et de chemins de traverse qu’il devait suivre avec exactitude pour rejoindre la grande route de Marlborough.
Mais, comme tant d’autres conseils, ces instructions étaient plus faciles à donner qu’à observer. Les fréquens détours du chemin, l’obscurité de la nuit, le peu de connaissance qu’il avait du pays, et ses tristes réflexions, retardèrent tellement Tressilian, que l’aurore le trouva seulement, quand elle parut, dans la vallée de White-Horse, endroit mémorable par une victoire remportée autrefois sur les Danois. Là il s’aperçut que son cheval était déferré d’un pied de devant, accident qui le menaçait de l’arrêter en rendant l’animal boiteux. Son premier soin fut de demander à deux paysans qui se rendaient à leurs travaux où il pourrait trouver un maréchal ; mais ces gens-là, soit stupidité, soit mauvaise grâce, ne lui firent que de courtes réponses qui ne lui apprirent rien. Voulant soulager son coursier autant qu’il le pouvait, il mit pied à terre, et le conduisit par la bride vers un hameau où il espérait qu’on lui indiquerait la demeure de l’ouvrier dont le secours lui était devenu indispensable. Il y arriva par un chemin étroit, plein de boue et d’ornières, et n’y vit que quelques misérables huttes, à la porte desquelles deux ou trois paysans, dont l’extérieur répondait à celui de leurs habitations, se disposaient à commencer leurs travaux. Une de ces chaumières paraissait pourtant en meilleur état que les autres, et la vieille femme qui en balayait la porte avait l’air moins repoussant que ses voisins. Tressilian s’approcha d’elle, et lui répéta la question qu’il avait déjà faite inutilement plusieurs fois.
– Un maréchal ! s’écria la vieille femme en le regardant avec une expression de physionomie singulière ; s’il y a ici un maréchal ! oui sûrement. Mais que lui voulez-vous ?
– Qu’il ferre mon cheval, ma bonne femme ; vous voyez qu’il a perdu un fer.
– Maître Holyday, s’écria-t-elle sans lui répondre ; maître Érasme Holyday ! venez, venez vite, s’il vous plaît, et parlez à monsieur.
– Favete linguis , répondit une voix partant de l’intérieur ; je ne puis y aller maintenant, je suis dans le moment le plus intéressant de mes études du matin.
– Mais il faut que vous veniez, bon maître Holyday ; c’est un voyageur qui demande la demeure de Wayland le maréchal , et ce n’est pas moi qui enseignerai la route pour aller au diable. Son cheval est déferré.
– Quid mihi cum caballo répondit la même voix. Je crois qu’il n’y a qu’un homme instruit dans tout le canton, et l’on ne peut ferrer un cheval sans lui !
À ces mots parut l’honnête pédagogue, car ses vêtemens suffisaient pour le faire reconnaître en cette qualité. Son corps long, maigre et voûté, se terminait dans la partie supérieure par une tête couverte de longs cheveux noirs commençant à grisonner. Ses traits exprimaient cette habitude de l’autorité que Denys porta sans doute du trône dans la chaire de maître d’école, et qui passa, à titre de legs, à tous ses successeurs dans cette dernière profession. À la ceinture de sa longue robe de bougran noir était suspendue, en place d’épée, une grande écritoire de cuir ; sa férule figurait de l’autre côté comme la batte d’arlequin, et il tenait en main le volume en mauvais état qu’il venait de lire.
En voyant un homme de l’air de Tressilian, que le pédagogue était plus en état d’apprécier que les autres habitans de ce hameau, il ôta son bonnet, et lui dit en le saluant : Salve, domine. Intelligisne linguam latinam ?
Tressilian voulut faire preuve de savoir, et lui répondit : Latinæ linguæ haud penitùs ignarus, veniâ tuâ, domine eruditissime, vernaculam libertiùs loquar .
Cette réponse en latin produisit sur le maître d’école le même effet que le signe des maçons produit, dit-on, sur les frères de la truelle. Il s’intéressa sur-le-champ au voyageur instruit, écouta avec intérêt l’histoire de son cheval déferré, et lui dit d’un ton solennel : – Il pourrait paraître tout simple, doctissime domine, de vous dire qu’à environ un mille ab hoc tugurio se trouve le meilleur faber ferrarius, le plus habile maréchal qui ait jamais ferré un cheval. Or, si je vous tenais un tel langage, j’ose dire que vous seriez voti compos, ou, comme le dit le vulgaire, au comble de vos vœux.
– Du moins, dit Tressilian, j’aurais une réponse directe à ma question, ce qui ne paraît pas une chose facile en ce pays.
– Vraiment ! dit la vieille femme, c’est envoyer une âme pécheresse à Satan que d’envoyer une créature vivante à Wayland le maréchal.
– Paix, Gammer Sludge ! dit le pédagogue, pauca verba ; veillez au furmity ! curetur jentaculum. Songez que ce gentilhomme n’est pas une de vos commères ! Se retournant alors vers Tressilian : – Ainsi donc, monsieur, lui dit-il, vous vous trouveriez bis terque felix si je vous indiquais la demeure de ce maréchal.
– J’aurais du moins, monsieur, répondit Tressilian, tout ce qui me manque à présent ; un cheval en état de me conduire à la fin de mon voyage, – et hors de portée de votre érudition, murmura-t-il entre ses dents.
– O cœca mens mortalium ! s’écria le docteur de village. Savez-vous bien ce que vous me demandez ? Junius Juvenalis a eu bien raison de dire :
Numinibus vota exaudita malignis .
– Savant magister, dit Tressilian, votre érudition est tellement au-dessus de mes pauvres facultés intellectuelles que je vous prie de m’excuser si je vais chercher ailleurs des renseignemens que je puisse comprendre.
– Voilà comme sont les hommes ! fuyant qui veut les instruire. Quintilien a dit avec vérité…
– Je vous en supplie, monsieur, laissez Quintilien pour le moment, et si votre érudition peut s’abaisser jusque là, dites-moi en deux mots, en anglais, où je pourrai trouver quelque auberge pour rafraîchir mon cheval en attendant qu’il soit ferré.
– C’est ce qui sera fort facile, monsieur ; car, quoiqu’il n’existe pas d’hospitiam en forme dans ce petit hameau, nostra paupera regna , cependant, comme vous avez quelque connaissance, ou du moins quelque teinture des lettres, j’emploierai mon crédit auprès de la maîtresse du logis pour vous faire fournir une assiette d’excellent furmity, nourriture très saine, dont je n’ai pu trouver le nom latin. On mettra votre cheval dans l’étable, et on lui donnera une botte du meilleur foin dont la bonne femme Sludge a une telle provision qu’on peut dire que sa vache y est enterrée jusqu’aux cornes, fœnum habet in cornu . Et s’il vous plaît de m’accorder l’honneur de votre compagnie pour déjeuner, le banquet ne vous coûtera rien, ne semissem quidem , car Gammer Sludge m’est grandement redevable pour tous les soins que j’ai mis à former son unique héritier Dick, ou Richard, enfant qui promet beaucoup, et que j’ai fait heureusement voyager à travers les accidens .
– Que Dieu vous en récompense, maître Holyday, dit la bonne Gammer ; Dieu fasse que le petit Dick sorte meilleur de ses accidens ; quant au reste, si le monsieur veut l’accepter, notre déjeuner sera sur la table dans un tour de main. Mais demander un seul penny pour la nourriture de l’homme et celle du cheval ! non, non, je n’ai pas l’âme si sordide.
Vu l’état où se trouvait son cheval, Tressilian crut ne pouvoir mieux faire que d’accepter l’invitation qui lui était faite d’une manière si savante d’une part, et si hospitalière de l’autre ; et il se flatta que quand le bon pédagogue aurait épuisé tous les sujets de conversation, il daignerait enfin lui dire où il pourrait trouver le maréchal en question. Il entra donc dans la chaumière, se mit à table avec Érasme Holyday, prit sa part du furmity, et écouta pendant une bonne demi-heure la relation savante que le magister lui fît de toute sa vie, sans trouver l’occasion de ramener l’entretien sur le sujet qui l’intéressait. Le lecteur nous excusera si nous ne suivons pas ce docte personnage dans tous les détails dont il favorisa Tressilian ; nous nous bornerons à l’esquisse suivante.
Il était né à Hogsnorton, où, suivant un proverbe populaire, les pourceaux jouent de l’orgue, proverbe qu’il interprétait allégoriquement comme ayant rapport aux pourceaux d’Épicure, au nombre desquels Horace faisait gloire de se compter. Son nom d’Érasme lui venait en partie de ce que son père était le fils d’une célèbre blanchisseuse qui avait entretenu cet illustre savant en linge blanc pendant tout le temps qu’il avait passé à Oxford, tâche qui n’était pas sans difficulté, attendu qu’il ne possédait que deux chemises, dont l’une, disait-elle, attendait le blanchissage de l’autre. M. Holyday était fier d’avoir encore en sa possession les restes d’une de ses camiciæ que sa grand’mère avait heureusement retenue pour faire la balance de son dernier mémoire. Mais il pensait qu’une cause plus puissante et plus importante avait présidé au choix, de son nom d’Érasme ; c’était un secret pressentiment qu’avait sa mère que dans l’enfant qu’on allait baptiser il se trouvait un génie secret qui élèverait un jour sa renommée au niveau de celle du savant d’Amsterdam.
Le surnom du maître d’école l’entraîna dans une dissertation aussi longue que son nom de baptême. Il était porté à croire qu’il portait le nom d’Holyday, quasi lucus à non lucendo, parce qu’il donnait peu de jours de congé dans son école . – C’est ainsi, dit-il, que le maître d’école est nommé par les auteurs classiques ludi magister, parce qu’il ne laisse pas jouer les enfans. Cependant, d’une part, il pensait qu’on pouvait donner à ce nom une autre interprétation, et supposer qu’il avait rapport au talent supérieur qu’il avait pour arranger les jeux scéniques, les danses et tous les amusemens d’un jour de fête , talent qui l’avait fait connaître de bien des personnages du plus haut rang, tant en province qu’à la cour, et notamment du noble comte de Leicester. – Quoiqu’il semble maintenant m’oublier, ajouta-t-il, attendu la multitude des affaires d’État dont il est chargé, je n’en suis pas moins assuré que, s’il avait quelque fête à arranger pour l’amusement de Sa Majesté la reine, on verrait un messager à cheval accourir vers l’humble chaumière d’Érasme Holyday. En attendant, contentus parvo, content de peu, j’écoute mes élèves décliner et conjuguer, et je passe le temps avec le secours des muses. Au surplus, j’ai toujours signé ma Correspondance avec les savans étrangers, Erasmus ab Die Fausto , et j’ai joui sous ce titre de la considération due aux savans ; car l’érudit Diedrich Buckerschockius m’a dédié sous ce nom son Traité sur la lettre grecque Tau. Enfin, monsieur, j’ai été un homme heureux et distingué.
– Puissiez-vous jouir long-temps du même bonheur, monsieur, dit Tressilian ; mais permettez-moi de vous demander dans votre langage savant quid hoc ad Iphycli boves, quel rapport a tout cela avec un cheval déferré ?
– Festina lentè. Nous y viendrons dans un instant. Il faut que vous sachiez qu’il y a deux ou trois ans il vint dans ces environs un homme qui se donnait le nom de docteur Doboobie, quoiqu’il n’eût peut-être jamais été seulement magister artium , à moins que ce ne fût par la grâce d’un ventre affamé ; ou, s’il avait quelques degrés dans les sciences, le diable les lui avait donnés, car c’était un homme rusé et qui pratiquait ce que le vulgaire appelle la magie blanche. Je m’aperçois, monsieur, que vous vous impatientez ; vous devenez impatiens morœ : mais si un homme ne conte pas son histoire à sa manière, quelle garantie avez-vous qu’il puisse la conter à la vôtre ?
– Eh bien donc, mon savant monsieur, répondit Tressilian, contez à votre manière, mais un peu plus vite, s’il vous plaît, car mon temps est court.
– En ce cas, monsieur, reprit Érasme Holyday avec une persévérance vraiment désespérante, je ne vous dirai pas que ce Démétrius, car c’était le nom qu’il se donnait en pays étranger, fût précisément un magicien ; mais il est certain qu’il se disait initié à l’ordre mystique des Rose-Croix, un disciple de Geber, ex nomine cujus venit verbum, vernaculum gabeur . Il guérissait les blessures en mettant son onguent sur l’instrument qui les avait faites ; disait la bonne fortune par le moyen de la chiromancie ; n’avait besoin que d’un crible pour découvrir les choses volées ; savait recueillir la graine de fougère mâle qui rend invisible ; prétendait être sur le point de trouver la panacée ou élixir universel, et savait convertir le plomb en mauvais argent.
– En d’autres termes, dit Tressilian, c’était un charlatan et un imposteur. Mais qu’est-ce que tout cela a de commun avec mon cheval et le fer qui lui manque ?
– Avec de la patience vous le saurez tout à l’heure, répondit le savant diffus. Patientia donc, lequel mot, suivant Tullius Cicéron, signifie difficilium rerum diurna perpessio . Or donc ledit Démétrius Doboobie, après avoir ébloui le peuple, commença à briller inter magnates, parmi les grands, et il est vraisemblable qu’il aurait atteint une véritable grandeur, si, d’après un bruit vulgaire dont je ne puis garantir la certitude, le diable ne fût venu un jour réclamer son bien, et n’eût emporté Démétrius, dont on n’entendit jamais parler depuis ce temps. Maintenant voici la medulla, la véritable moelle, la crème de mon histoire. Ce docteur Doboobie avait un domestique, un pauvre diable, qu’il employait à allumer ses fourneaux, à mesurer ses drogues, à en faire la mixtion, à tracer ses cercles, à cajoler ses pratiques, et sic de cœteris. Eh bien ! le docteur ayant disparu d’une manière qui remplit de terreur tout le pays, ce bouffon secondaire s’imagina de s’écrier avec notre ami Virgile Maron :
… Uno avulso, non deficit alter .
Et de même que le commis d’un marchand s’établit dans la boutique de son maître après la mort de celui-ci, ou quand il s’est retiré du commerce, ainsi Wayland prit le dangereux métier du docteur qu’il avait servi. Mais quoique le monde soit toujours porté à ajouter foi aux discours à prétention des gens qui, prenant le titre de docteur en médecine, et en affichant la science, ne sont au fond que des saltimbanques et des charlatans, ce pauvre Wayland n’était pas en état de jeter ainsi de la poudre aux yeux, et il n’y avait pas un paysan qui ne lui adressât ces deux vers de Perse, quoique travestis dans son langage grossier :
Diluis helleborum, certo compescere puncto,
Nescius examen ? Vetat hoc natura medendi.
Voici, monsieur, la modeste paraphrase que j’ai faite moi-même de ces vers :
Toi qui veux aujourd’hui préparer l’ellébore,
En connais-tu la dose, et le dieu d’Épidaure
T’a-t-il jamais appris, dis-moi, son art divin ?
– Non. – Eh bien, laisse faire alors le médecin.
D’ailleurs, monsieur, le mauvais renom du maître, sa fin étrange et suspecte, ou du moins sa disparition soudaine, faisaient que personne, si ce n’est gens ne craignant rien ni en ce monde ni en l’autre, personne n’allait demander des avis à son successeur. Il serait probablement mort de faim si le diable, qui le sert depuis la mort, l’enlèvement ou le départ du docteur, ne lui eût inspiré un nouveau projet. Soit qu’il doive ce talent au démon, soit qu’il y ait été instruit dans sa jeunesse, il ferre les chevaux mieux qu’aucun maréchal d’Angleterre, de sorte que, renonçant à traiter les bipèdes sans plumes, vulgairement appelés le genre humain, il se borne à présent au métier de maréchal.
– En vérité ! s’écria Tressilian ; et ferre-t-il vraiment bien les chevaux ? Où loge-t-il ? indiquez-moi sa demeure sur-le-champ.
– O cœca mens hominum ! j’ai déjà employé cette citation, mais je voudrais trouver dans tous les auteurs classiques un passage capable d’arrêter celui qui veut courir à sa perte. Écoutez d’abord les conditions que cet homme met à son travail, avant de vous décider à courir le risque de vous fier à lui.
– Il ne prend pas d’argent pour son ouvrage, s’écria la vieille femme, qui, la bouche ouverte, et les yeux fixés sur le magister, écoutait avec admiration chaque parole qu’il prononçait. Mais cette interruption ne fut pas plus du goût du docte Holyday, que celles que le voyageur lui avait fait essuyer.
– Paix, Gammer Sludge ! s’écria-t-il ; sufflamina. C’est à moi d’expliquer cette affaire à notre digne hôte. Cette bonne femme vous a dit la vérité dans son grossier langage, monsieur ; ce faber ferrarius, autrement dit ce maréchal ferrant, ne reçoit certainement d’argent de personne.
– Et c’est une preuve qu’il est ligué avec Satan, dit Gammer Sludge ; car jamais bon chrétien n’a refusé le salaire de son labeur.
– La bonne femme a encore touché le point, dit le pédagogue ; elle l’a touché avec son aiguille ; rem acu tetigit. Il est très vrai que ce Wayland ne prend point d’argent ; il ne se montre même à personne.
– Et se peut-il, s’écria Tressilian, que ce fou, car je le regarde comme tel, soit entendu dans son métier ?
– Quant à cela, monsieur, il faut rendre au diable ce qui lui est dû. Mulciber et tous ses cyclopes ne pourraient mieux faire, mais assurément il serait peu sage de demander aide ou conseil à un homme qui n’est que trop évidemment ligué avec l’auteur du mal.
– J’en courrai le risque, M. Holyday ; et comme mon cheval doit avoir maintenant mangé sa provende, je vous remercie de votre bon accueil, et vous prie de m’indiquer la demeure de cet homme, afin que je puisse continuer mon voyage.
– Do manus. J’y consens, prenant l’univers à témoin que je vous ai pleinement averti du danger que court votre âme si vous vous jouez ainsi à Satan. Je ne vous y conduirai pas moi-même, mais je vous donnerai pour guide mon élève, le petit Richard. Ricarde ! adsis, nebulo .
– Avec votre permission, il n’en sera rien, s’écria la vieille femme. Mettez votre âme en péril si bon vous semble ; mais mon petit Dick ne se chargera pas d’une telle besogne. Est-il bien possible, domine doctor, que vous pensiez à lui donner une pareille commission ?
– Faites attention, Gammer Sludge, que Ricardus n’ira qu’au haut de la colline, et ne fera qu’indiquer du doigt à ce digne étranger l’endroit où il doit se rendre. D’ailleurs il ne peut lui arriver aucun accident, puisqu’il a lu ce matin à jeun un chapitre des Septante, et récité sa leçon du Nouveau Testament grec.
– D’ailleurs, ajouta sa mère, j’ai cousu dans le collet de sa veste une petite branche de l’orme de la sorcière, depuis que ce mauvais garnement a commencé à opérer ici sur les bêtes et les gens.
– Et comme il va souvent le voir pour son plaisir, à ce que je soupçonne au moins, il peut bien pour une fois approcher de son logis pour rendre service à un voyageur : ainsi donc heus ! Ricarde, adsis, quœso, mi didascule.
Le disciple, appelé sur ce ton d’affection, parut alors dans la chambre. À sa taille, on ne lui aurait guère donné que douze à treize ans, quoique probablement il en eût un ou deux de plus. Sa démarche était gauche, il était laid et mal fait, et cependant avait un air spirituel ou plutôt malin. Ses cheveux roux étaient mal peignés, son visage tout couvert de taches de rousseur, son menton pointu, et son nez camard. Ses petits yeux gris n’étaient pas précisément louches, mais ils avaient une bizarre obliquité de vision. Il était impossible de regarder ce petit bonhomme sans quelque envie de rire, surtout quand Gammer Sludge le serra entre ses bras en l’appelant sa perle de beauté, et en l’accablant de caresses auxquelles il ne répondit qu’en cherchant à s’y soustraire en trépignant.
– Ricarde, dit le précepteur, il faut que vous alliez sur-le-champ, c’est-à-dire protinùs, sur le haut de la colline, pour montrer à cet honorable monsieur la forge de Wayland.
– Voilà une belle commission ! dit l’enfant s’exprimant en meilleurs termes que Tressilian ne s’y serait attendu. Et qui sait si je reviendrai ? qui sait si le diable ne m’emportera pas ?
– Oui, sans doute, s’écria Gammer Sludge ; et vous auriez dû y penser à deux fois, maître Domine, avant de donner une telle commission à mon favori. Est-ce ainsi que vous me récompensez de vous donner la vie et l’habit ?
– Nugœ, bagatelle ! Gammer Sludge, je vous garantis que Satan, si Satan se mêle de notre affaire, ne touchera pas un seul de ses cheveux. Il est en état de répéter son pater aussi bien que qui que ce soit, et il peut conjurer le démon Eumenidum Stygiumque nefas.
– Et j’ai cousu aussi dans le col de sa veste des feuilles du frêne des montagnes, ce qui est plus sûr que tout votre latin ; mais, avec tout cela, il ne faut pas chercher le diable ni ses associés.
– Mon brave garçon, dit Tressilian, qui vit à la physionomie du petit drôle qu’il agirait à sa volonté plutôt que d’après les conseils des autres, je vous donnerai un groat d’argent si vous voulez me conduire à la forge du maréchal.
Richard lui fit un signe de l’œil qui semblait le lui promettre, et s’écria en même temps : – Moi vous conduire chez Wayland ! ne vous ai-je pas dit que le diable pourrait m’emporter… comme voilà le chat qui emporte un des poulets de ma grand’mère ? ajouta-t-il en regardant par la fenêtre.
– Au chat ! au chat ! s’écria la vieille : et ne songeant plus qu’à son poulet, elle courut dans sa basse-cour aussi vite que ses jambes purent l’y traîner.
– Vite à présent, dit Richard à Tressilian, prenez votre chapeau, faites sortir votre cheval, et préparez le groat d’argent que vous m’avez promis.
– Un instant, un instant, s’écria le magister : sufflamina, Ricarde.
– Ne vous occupez pas de moi, répondit Richard, et pensez à ce que vous direz à ma grand’mère pour vous excuser de m’envoyer en poste au diable.
Le pédagogue, connaissant tout le poids de la responsabilité dont il allait se trouver chargé, voulut joindre le geste aux préceptes, et s’avança vers lui pour l’empêcher de partir. Mais Richard était leste ; il s’élança hors de la chaumière, et gagna avec la légèreté d’un faon une hauteur voisine ; tandis qu’Holyday, sachant par expérience qu’il ne pourrait jamais lutter à la course contre son élève, avait recours à toutes les épithètes les plus mielleuses que le vocabulaire latin pouvait lui fournir, pour le déterminer à revenir. Mais les mi anime, corculum meum, et autres expressions du même genre, ne produisirent aucun effet ; le disciple rebelle fit la sourde oreille, et, continuant à sautiller sur la hauteur, comme un lutin au clair de la lune, il faisait signe à sa nouvelle connaissance de venir le joindre promptement.
Tressilian ne perdit pas de temps pour aller prendre son cheval dans l’étable, afin de suivre son petit conducteur. Il remercia le pédagogue de son hospitalité, et le força presque à en recevoir une récompense qui parut pourtant calmer un peu la terreur que lui inspirait le retour de sa vieille hôtesse. Elle ne fut pas long-temps sans reparaître, car le voyageur et son guide n’étaient encore qu’à peu de distance quand ils entendirent les cris aigres d’une voix de femme qui se mêlaient aux remontrances classiques du docte Érasme Holyday. Mais Richard, également sourd à la voix de la tendresse maternelle comme à celle de l’autorité magistrale, n’en marchait pas moins d’un pas assuré devant Tressilian, se contentant de dire que, s’ils s’enrouaient, ils pourraient lécher le pot au miel, attendu qu’il avait mangé la veille tout ce qu’il contenait.