L’hôte. – « Donnez-moi vos conseils, on les écoutera,
« Monsieur Fenton, et même on s’y conformera. »
SHAKSPEARE, les Femmes de Windsor.
Il devient indispensable de remonter au détail des circonstances qui accompagnèrent, ou pour mieux dire qui occasionnèrent la disparition soudaine de Tressilian de l’auberge de l’Ours Noir. Après sa rencontre avec Varney, il était retourné au caravansérail de Giles Gosling, où il s’était enfermé dans sa chambre, avait demandé papier, plumes et encre, et annoncé qu’il passerait la journée dans son appartement. Il reparut pourtant dans la soirée dans la grande salle, où Michel, qui avait surveillé avec soin tous ses mouvemens, suivant l’engagement qu’il en avait pris, tâcha de renouer connaissance avec lui en lui disant qu’il espérait qu’il ne conservait pas de rancune de l’affaire de la matinée.
Mais Tressilian repoussa fortement ses avances, quoique avec civilité. – M. Lambourne, lui dit-il, je crois que vous devez être satisfait de la manière dont je vous ai indemnisé du temps que je vous ai occupé. Sous le masque de simplicité grossière dont vous vous couvrez, je sais que vous avez assez de sens pour me comprendre quand je vous dis franchement que, l’objet que j’avais en vue se trouvant rempli, nous devons être désormais étrangers l’un pour l’autre.
– Voto a Dios ! s’écria Lambourne en relevant d’une main ses moustaches, et en portant l’autre sur la poignée de son sabre ; si je croyais que vous eussiez dessein de m’insulter…
– Vous auriez assez de discrétion pour le souffrir, comme c’est votre devoir dans tous les cas, répondit tranquillement Tressilian. Vous connaissez trop bien la distance qui nous sépare pour me demander une plus ample explication. Je vous souhaite le bonsoir.
À ces mots il lui tourna le dos, et se mit à causer avec l’aubergiste. Lambourne mourait d’envie de faire le rodomont, mais sa colère se borna à jurer entre les dents, et céda à l’influence qu’un homme d’un rang et d’un mérite supérieurs possède toujours sur des êtres de l’espèce d’un tel misérable. Il s’assit en silence d’un air boudeur dans un coin de la salle, occupé d’une manière marquée à suivre des yeux tous les mouvemens de Tressilian, contre qui il commençait à nourrir des projets de vengeance pour son propre compte, et il espérait pouvoir les accomplir en exécutant les ordres de Varney. L’heure du souper arriva, et quand il fut terminé, Tressilian se retira dans son appartement, et chacun en fit autant.
Il n’était pas couché depuis bien long-temps, quand le cours des réflexions qui l’occupaient, et qui remplaçaient pour lui le sommeil, fut interrompu tout-à-coup par le bruit que fit sa porte en roulant sur ses gonds, et par un faible rayon de lumière qui se répandit dans sa chambre. Brave comme l’acier, il sauta à bas de son lit, saisit son épée, et allait la tirer quand une voix lui dit : – Tout doux, M. Tressilian, tout doux ; c’est moi, c’est votre hôte, Giles Gosling.
Et en même temps, ouvrant la lanterne sourde, qui n’avait répandu jusqu’alors qu’une faible lueur, il fit reconnaître ses traits et sa figure de bonne humeur à Tressilian étonné.
– Que signifie ceci, M. Gosling ? Avez-vous aussi bien soupé que la nuit dernière ? Vous méprenez-vous de chambre, ou croyez-vous que celle d’un de vos hôtes soit un lieu convenable pour venir faire vos tours à minuit ?
– Je ne me trompe ni de lieu ni d’heure, M. Tressilian ; je connais l’un et l’autre aussi bien qu’aucun aubergiste d’Angleterre. Mais il y a d’une part mon pendard de neveu qui vous a guetté toute la soirée mieux que jamais chat n’a guetté une souris ; d’une autre vous avez eu une querelle, vous vous êtes battu, soit avec lui, soit avec quelque autre, et je crains qu’il n’en résulte quelque danger pour vous.
– Vous êtes fou, mon cher hôte ; votre neveu est au-dessous de mon ressentiment ; d’ailleurs, quelle raison avez-vous de croire que j’aie eu une querelle avec qui que ce soit ?
– Je l’ai vu à la couleur de vos joues quand vous êtes rentré, monsieur ; c’est un indice aussi sûr qu’il est certain que la conjonction de Mars avec Saturne porte malheur. Ensuite les boucles de votre ceinturon étaient placées de travers ; vous aviez l’air agité, vous marchiez d’un pas rapide : enfin, tout annonçait que votre main et la poignée de votre épée s’étaient caressées depuis peu.
– Hé bien, mon bon hôte, quand il serait vrai que j’eusse été obligé de tirer l’épée, pourquoi cette circonstance vous fait-elle sortir d’un lit bien chaud à une pareille heure ? vous voyez qu’aucun malheur n’en est résulté.
– Non, mais qui sait ce qui en résultera ? Tony Foster est un homme dangereux ; il a à la cour de puissantes protections qui l’ont tiré d’affaire en plus d’une occasion. Et mon neveu… je vous ai dit ce qu’il est. Si deux coquins ont renoué connaissance, je ne voudrais pas, mon digne hôte, que ce fût à vos dépens. Michel a questionné le garçon d’écurie pour savoir quand vous partiez, et quel chemin vous deviez prendre. Or, je voudrais que vous réfléchissiez si vous n’ayez rien fait ou rien dit qui pût faire méditer quelque trahison contre vous.
– Vous êtes un honnête homme, Gosling, dit Tressilian après un moment de réflexion, et je vous parlerai avec franchise. Si ces deux coquins ont de mauvais desseins contre moi, et je ne nie pas que cela soit possible, c’est parce qu’ils sont les agens subalternes d’un scélérat plus puissant.
– Vous voulez dire M. Richard Varney, n’est-ce pas ? il était hier à Cumnor-Place, et, malgré ses précautions, il a été aperçu par quelqu’un qui me l’a dit.
– C’est lui dont je veux parler, mon hôte.
– Hé bien, pour l’amour du ciel, M. Tressilian, prenez garde à vous ; ce Varney est le protecteur et le patron de Foster, qui a obtenu de lui la jouissance de Cumnor-Place et du parc. Varney a obtenu les biens de l’abbaye d’Abingdon, dont ce domaine fait partie, de son maître le comte de Leicester. On dit qu’il a tout pouvoir sur l’esprit du comte, quoique j’aie trop bonne opinion de ce dernier pour croire qu’il emploie Varney comme certaines gens le prétendent ; or, le comte peut tout sur l’esprit de la reine (j’entends tout ce qui est juste et convenable). Vous voyez donc quel ennemi vous vous êtes fait.
– Eh bien, c’est une affaire finie ; je ne saurais y remédier.
– Mais il faut y remédier de manière ou d’autre. Richard Varney, grâce à son influence sur l’esprit du comte, et à de vieilles prétentions vexatoires qu’il fait valoir comme héritier de tous les droits de l’abbaye ; Richard Varney inspire tant de terreur qu’on ose à peine prononcer son nom, encore moins le contrecarrer dans ses sourdes menées. Vous en pouvez juger par la conversation d’hier soir. On ne s’est pas gêné pour parler de Tony Foster, mais on n’a pas dit un mot de Varney ; et cependant chacun est convaincu que c’est lui qui fait garder avec tant de mystère une belle dame à Cumnor-Place. Mais vous en savez à ce sujet plus que moi, car, quoique les dames ne portent pas d’épée, elles ont fait sortir plus d’une lame du fourreau.
– Oui, brave Gosling, je sais sur cette infortunée bien des détails que vous ne pouvez savoir, et, ayant en ce moment besoin d’avis et de conseils, je prendrai volontiers les vôtres. Je vous apprendrai donc toute son histoire, d’autant plus qu’après vous l’avoir racontée j’aurai un service à vous demander.
– Je ne suis qu’un pauvre aubergiste, M. Tressilian, et peu capable de faire agréer mes avis à un homme comme vous ; mais, aussi sûr que j’ai fait honnêtement mon chemin dans ce monde en donnant bonne mesure et en ne faisant payer qu’un écot raisonnable, je suis un honnête homme, et s’il arrive que je ne puisse vous aider, du moins je suis incapable de trahir votre confiance. Parlez-moi donc à cœur ouvert, comme si vous parliez à votre père, et soyez certain que ma curiosité, car c’est une des vertus de mon état, est accompagnée d’une dose raisonnable de discrétion.
– Je n’en doute pas, Gosling, répondit Tressilian ; et tandis que son auditeur se préparait à lui donner toute son attention, il réfléchit un instant comment il commencerait son récit. – Pour me rendre intelligible, dit-il enfin, il faut que je remonte un peu haut. Vous avez entendu parler de la bataille de Stoke, et peut-être de sir Roger Robsart, qui embrassa vaillamment le parti de Henry VII, aïeul de la reine, et qui mit en déroute le comte de Lincoln, lord Géraldin, avec ses Irlandais, et les Flamands que la duchesse de Bourgogne avait envoyés au secours de Lambert Simnel.
– Je me rappelle tout cela, dit Gosling. On en chante la ballade douze fois par semaine dans ma grande salle. Sir Roger Robsart de Devon !… c’est en parlant de lui que les ménestrels chantent encore aujourd’hui :
De nos guerriers c’était la fleur
Au milieu du carnage.
Tel un roc brave la fureur
Des vents et de l’orage.
Oui, oui, je m’en souviens ; et j’ai aussi entendu parler de Martin Swart et des braves Allemands qu’il commandait, avec leurs justaucorps à festons, et leurs drôles de hauts-de-chausses, tout froncés avec des rubans. Il y a aussi une ballade sur Martin Swart, et je crois me la rappeler.
Martin Swart et ses soldats,
Sanglez, sanglez bien la selle.
Martin Swart et ses soldats,
Sanglez, sanglez bien la selle.
– Si vous chantez ainsi, mon bon hôte, vous éveillerez toute la maison, et nous aurons plus d’auditeurs que je ne voudrais avoir de confidens.
– Pardon, M. Tressilian, je m’oubliais. Mais c’est que lorsqu’une vieille ballade nous passe par la tête, à nous autres chevaliers du robinet, il faut qu’elle nous échappe.
– Mon aïeul, comme beaucoup d’autres habitans de Cornouailles, était attaché à la maison d’York, et suivit le parti de ce Simnel, qui prenait le titre de comte de Warwick, comme depuis presque tout ce comté embrassa la cause de Perkin Warbeck, qui se donnait le nom de duc d’York. Mon aïeul joignit les étendards de Simnel, et, après des prodiges de valeur, fut fait prisonnier à la bataille de Stoke, où la plupart des chefs de cette malheureuse armée périrent les armes à la main. Le brave chevalier auquel il se rendit, sir Roger Robsart, le mit à l’abri de la vengeance du roi, lui rendit la liberté sans rançon, mais il ne put le garantir des autres suites de sa démarche imprudente, c’est-à-dire des amendes considérables qui furent prononcées contre lui, moyen favori de Henry pour affaiblir ses ennemis. Le bon chevalier fit pourtant tout ce qu’il put pour alléger l’infortune de mon aïeul, et leur amitié devint si intime que mon père fut élevé comme le frère et le compagnon de sir Hugh Robsart, fils unique de sir Roger, et tenant de lui son caractère généreux, bienveillant et hospitalier, quoiqu’il n’ait pas ses qualités guerrières.
– J’ai entendu parler du bon sir Robsart, dit l’hôte, et souvent : son premier piqueur, son fidèle serviteur, William Badger, en a fait l’éloge plus de cent fois dans cette maison. C’est un chevalier aimant la joie, pratiquant l’hospitalité, et tenant table ouverte plus qu’on ne fait à présent, où l’on met en galons d’or sur le dos d’un valet de quoi fournir du bœuf et de l’ale pendant toute une année à une douzaine de gaillards, et leur donner le moyen de passer dans une taverne une soirée par semaine, à la satisfaction de nous autres publicains.
– Si vous connaissez Badger, mon cher hôte, vous avez entendu parler de sir Hugh Robsart ; c’est pourquoi je me bornerai à vous dire qu’il a porté si loin l’hospitalité dont vous parlez, que sa fortune en a souffert, ce qui est peut-être d’autant moins important, qu’il n’a qu’une fille pour en hériter. C’est ici que je commence à figurer dans cette histoire. À la mort de mon père, il y a plusieurs années, le bon sir Hugh aurait voulu que je ne le quittasse jamais. Il y avait pourtant des momens où je sentais que sa passion excessive pour la chasse m’empêchait de me livrer à des études qui m’auraient été plus utiles ; mais je cessai bientôt de regretter le temps que la reconnaissance et une amitié héréditaire me forçaient d’accorder à ces plaisirs. La beauté parfaite de sa fille Amy, qui se développait à mesure qu’elle avançait en âge, ne pouvait manquer de faire impression sur un jeune homme qui était constamment près d’elle. En un mot, je l’aimai, et son père s’en aperçut.
– Et il n’approuva pas votre amour. Cela va sans dire. C’est l’usage en pareil cas ; et le soupir que vous venez de pousser est une preuve qu’il ne s’en est point écarté.
– Tout au contraire. Le généreux sir Hugh Robsart approuva mon attachement pour sa fille, et ce fut elle dont le cœur refusa de le partager. Elle m’accorda pourtant son estime, et me permit d’espérer qu’un sentiment plus tendre pourrait y succéder. Notre contrat de mariage fut rédigé et signé à la demande de son père ; mais la célébration en fut remise à un an, d’après le désir qu’il en témoigna. Pendant ce temps, Richard Varney arriva dans les environs. Se prévalant d’une parenté éloignée avec sir Hugh, il lui fit des visites fréquentes, et finit par passer chez lui presque toutes les journées.
– Mauvais augure pour le lieu qu’il honorait de sa présence ! dit Giles Gosling.
– Cela n’est que trop vrai, et il n’en résulta que des malheurs. Cependant ce fut d’une manière si étrange que je ne sais encore comment retracer les gradations par lesquelles ils ont fondu sur une famille jusqu’alors si heureuse. Pendant quelque temps Amy parut recevoir les soins de Varney avec cette indifférence dont on paie généralement des attentions qui n’ont pas un but sérieux. Bientôt elle sembla le voir avec déplaisir et même avec répugnance. Enfin il s’établit entre eux une liaison d’une nature bien extraordinaire : Varney renonça à l’air de prétentions et de galanterie qu’il avait d’abord pris auprès d’elle ; Amy ne lui témoigna plus cette froideur glaciale avec laquelle elle avait repoussé ses premières avances ; et une intelligence secrète, fondée sur la confiance, sembla régner entre eux. J’étais mécontent ; j’en vins même à soupçonner qu’ils avaient des rendez-vous secrets pour pouvoir s’expliquer sans être gênés par notre présence. Je croyais pourtant encore le cœur d’Amy aussi franc, aussi ouvert que l’annonçaient ses traits célestes ; cependant une foule de circonstances qui se sont représentées à ma mémoire depuis ce temps auraient dû me convaincre de leur liaison secrète. Mais à quoi bon le détailler ? Le fait parle de lui-même. Elle disparut de la maison de son père ; Varney s’en éloigna le même jour. Hier j’ai trouvé Amy Robsart dans la maison du vil Foster, et j’ai vu Varney y arriver par une porte de derrière, enveloppé d’un grand manteau.
– Et voilà la cause de votre querelle ? Il me semble, M. Tressilian, qu’avant de prendre si chaudement le parti de cette dame vous auriez dû vous assurer qu’elle le désirait ou qu’elle le méritait.
– Quoi ! tandis que mon père, car c’est ainsi que je considérerai toujours sir Hugh Robsart, lutte chez lui contre le désespoir, ou s’efforce vainement, en se livrant à son passe-temps habituel, de bannir de son cœur le souvenir d’une fille qui ne s’y présente que pour le déchirer ! Je ne pus supporter l’idée de voir vivre le père dans la douleur, et la fille dans l’infamie ; et j’entrepris de la chercher, dans l’espoir de la déterminer à retourner dans sa famille. Je l’ai trouvée, et, quand j’aurai réussi dans mon projet, ou que j’en aurai reconnu l’impossibilité, mon dessein est de partir pour la Virginie.
– Ne prenez pas un parti si violent, M. Tressilian ; et ne renoncez pas ainsi à votre pays parce qu’une femme… est une femme ; qu’elle change d’amans comme de rubans, sans autre motif que sa fantaisie. Mais, avant d’examiner l’affaire plus à fond, permettez-moi de vous demander ce qui a pu vous mettre si bien sur la voie de la résidence de cette jeune dame, ou, pour mieux dire, de l’endroit où elle est cachée ?
– Je savais que Varney avait obtenu les domaines de l’abbaye d’Abingdon, et cette circonstance m’avait fait soupçonner qu’elle pouvait être dans ces environs. Mes soupçons ont redoublé quand j’ai entendu parler avant-hier d’une dame vivant avec tant de mystère à Cumnor-Place, et la visite que j’y ai faite avec votre neveu m’a prouvé qu’ils étaient bien fondés.
– Et quels sont vos projets maintenant ? Excusez la liberté que je prends en vous faisant cette question.
– Mon dessein est de retourner aujourd’hui chez Foster, et de tâcher d’avoir avec Amy une conversation plus détaillée que celle que j’ai eue avec elle hier. Il faudra qu’elle soit bien changée si mes paroles ne peuvent faire impression sur elle.
– Avec votre permission, M. Tressilian, vous ne ferez pas une telle démarche. Si je vous ai bien compris, la jeune dame a déjà refusé de vous écouter.
– Cela n’est que trop vrai ; je ne puis le nier.
– Et comment espérez-vous réussir à la forcer à agir contre son inclination, quelque honteuse que soit sa conduite pour elle-même et pour sa famille ? Quand vous seriez son père ou son frère, ceux entre les mains de qui elle s’est livrée n’hésiteraient pas à vous fermer la porte au nez ; mais étant un amant qu’elle a rebuté, vous vous exposez à ce qu’ils vous fassent un mauvais parti. À quel magistrat vous adresserez-vous pour en obtenir aide et protection ? Excusez ma franchise ; mais vous voulez vous jeter à l’eau pour attraper une ombre, et vous ne pouvez qu’en sortir bien mouillé, si vous êtes assez heureux pour ne pas vous noyer.
– Je me plaindrai au comte de Leicester de l’infamie de son favori. Il cherche à s’appuyer de la secte rigide et scrupuleuse des Puritains ; il n’osera, par égard pour lui-même, refuser de me rendre justice, quand même il n’aurait aucun des principes d’honneur et de noblesse qu’on lui accorde. J’en appellerai à la reine elle-même !
– Leicester pourrait bien être disposé à protéger son confident, car Varney se vante d’être tout-puissant auprès de lui. Mais il est possible qu’un appel à la reine les mette tous à la raison. Sa Majesté est stricte en pareilles affaires, et l’on dit qu’elle pardonnera plus volontiers à une douzaine de courtisans d’être amoureux d’elle qu’à un seul d’entre eux de lui préférer une autre femme. Courage donc, tenez-vous-en à cette idée ; portez au pied du trône une pétition de sir Hugh, avec le détail de l’insulte qui vous a été faite ; le comte se jetterait la tête la première dans la Tamise plutôt que d’oser protéger son favori dans une affaire de cette nature. Mais pour le faire avec quelque espoir de succès, il faut vous mettre sérieusement à l’ouvrage. Au lieu de vous amuser ici à tirer des bottes avec le premier écuyer de Leicester, et de vous exposer aux poignards de ses camarades, courez dans le Devonshire, faites signer une pétition à sir Hugh, et cherchez des amis qui puissent vous protéger à la cour.
– Vous avez raison, Gosling : je suivrai votre avis ; je partirai demain à la pointe du jour.
– Faites mieux, M. Tressilian ; cette nuit même. Je n’ai jamais désiré voir arriver un voyageur autant que je désire vous voir partir. Mon neveu sera pendu un jour ou l’autre, c’est sa destinée ; mais je ne voudrais pas qu’il le fût pour avoir assassiné un de mes plus honorables hôtes. Il vaut mieux voyager seul la nuit, dit le proverbe, que le jour à côté d’un assassin. Partez, monsieur, partez sur-le-champ, pour votre sûreté. Votre cheval est prêt, je l’ai sellé et bridé moi-même ; et voici votre compte.
– Il ne monte pas à un noble, dit Tressilian en lui donnant une pièce d’or. Vous remettrez le reste à la gentille Cicily, votre fille, et aux domestiques de l’auberge.
– Ils profiteront de votre libéralité, monsieur, et vous recevriez les remerciemens de ma fille de sa propre bouche si ce n’était que l’heure s’y oppose.
– Ne souffrez pas que les voyageurs prennent trop de libertés avec votre fille, mon cher Gosling.
– Oh ! que j’ai soin d’y avoir l’œil ! Cependant je ne suis pas surpris que vous me fassiez cette observation. Mais dites-moi donc de quel œil la belle dame vous a regardé hier.
– Elle paraissait plus irritée que confuse, et je crains bien qu’elle ne soit encore dans le délire d’une fatale illusion.
– Mais en ce cas, monsieur, pourquoi vous faire le champion d’une femme qui ne se soucie pas de vous ? Pourquoi vous exposer au ressentiment du favori d’un favori ? C’est le monstre le plus dangereux qu’ait jamais rencontré chevalier cherchant les aventures.
– Vous vous trompez, Gosling, vous ne me comprenez pas : je ne désire pas qu’Amy m’accorde une seule pensée ; que je la voie rendue à son père, et tout ce que j’ai à faire en Europe et peut-être dans le monde est complètement fini.
– Une résolution plus sage serait de boire un verre de vin et de tout oublier. Mais vingt-cinq ans et cinquante ne voient pas ces sortes d’affaires avec les mêmes yeux, surtout quand ces yeux se trouvent dans la tête d’un jeune homme de qualité ou d’un vieil aubergiste. J’ai compassion de vous, M. Tressilian ; mais je ne vois pas en quoi je puis vous servir.
– Le voici, répondit Tressilian : il ne s’agit que d’avoir l’œil sur ce qui pourra se passer à Cumnor-Place, ce que vous pouvez faire sans donner lieu à aucun soupçon, attendu le grand nombre de personnes qui fréquentent votre auberge, et de m’en informer par écrit, par le moyen de la personne qui vous présentera cette bague de ma part. Regardez-la bien pour la reconnaître ; elle a quelque valeur, et je vous prierai de la conserver alors comme une marque de mon souvenir.
– Je ne désire aucune récompense, monsieur ; mais il me semble qu’il serait malavisé à moi, dont l’état dépend du public, de me mêler d’une affaire de cette nature, d’une affaire à laquelle je n’ai aucun intérêt.
– Aucun intérêt, Gosling ! N’êtes-vous pas père ? ne s’agit-il pas de faire rentrer dans le chemin de la vertu une fille égarée dans les sentiers de la honte et du vice ? Quel plus grand intérêt la terre peut-elle offrir à un père ?
– C’est pourtant vrai, et j’ai pitié de tout mon cœur du pauvre vieillard qui a écorné sa fortune en tenant table ouverte pour l’honneur de son pays, et qui maintenant voit un épervier comme Varney lui ravir une fille qui devait faire la consolation de ses vieux jours. Ce que vous voulez faire est une véritable équipée ; mais n’importe, j’apprendrai à hurler avec les loups, et je vous aiderai dans votre honorable projet de rendre sa fille à un malheureux vieillard en tant qu’il ne s’agira que de vous faire passer fidèlement les nouvelles. Vous pouvez donc compter sur moi ; mais, de votre côté, soyez discret et gardez bien mon secret, car si l’on savait que l’aubergiste de l’Ours-Noir se mêle de pareilles affaires, adieu mes pratiques ! Varney aurait assez de crédit auprès des magistrats pour abattre mon enseigne, faire révoquer ma licence, et me ruiner de la cave au grenier.
– Ne doutez pas de ma discrétion, Gosling, ni de la reconnaissance que je conserverai du service que vous m’aurez rendu et du risque auquel vous vous serez exposé. Souvenez-vous bien de cette bague, et ne remettez ce que vous aurez à me transmettre qu’à celui qui vous la présentera. Maintenant, d’après votre avis prudent, je vais songer à mon départ.
– Suivez-moi, M. Tressilian, et marchez aussi légèrement que si vous aviez sous les pieds des œufs au lieu de planches. Il faut que personne ne sache ni quand ni comment vous êtes parti.
À l’aide de sa lanterne sourde, il conduisit Tressilian, dès qu’il fut habillé, par une petite cour où il avait placé son cheval dans une écurie qui ne servait que quand les écuries ordinaires étaient remplies. Il l’aida à attacher à la selle son porte-manteau, ouvrit la porte de derrière, lui serra la main, et lui ayant renouvelé la promesse de l’instruire de ce qui se passerait à Cumnor-Place, le laissa commencer son voyage solitaire.