CHAPITRE X.

« Ils trouvent en entrant le pauvre homme lui-même ;
« Il était absorbé dans l’œuvre du démon.
« C’était un nain difforme, aux yeux creux, au teint blême,
« Comme s’il eût long-temps gémi dans sa prison. »

SPENCER, la Reine des Fées.

– Sommes-nous encore bien loin de la demeure de ce maréchal, mon gentil garçon ? demanda Tressilian à son jeune guide après quelques minutes de marche.

– Comment m’appelez-vous ? dit l’enfant en fixant sur lui de petits yeux gris et perçans.

– Je vous appelle mon gentil garçon. Cela vous offense-t-il ?

– Pas le moins du monde : mais si vous étiez encore avec ma grand’mère et Domine Holyday, vous pourriez chanter en chœur avec eux la vieille chanson :

Nous sommes trois fous, etc.

– Et pourquoi cela, mon petit homme ?

– Parce qu’il n’y a que vous trois qui m’ayez jamais appelé gentil garçon. Or ma grand’mère m’appelle ainsi, parce que l’âge l’empêche d’y bien voir, et que la parenté l’aveugle tout-à-fait ; M. Holyday, parce qu’il veut lui faire plaisir, et s’assurer ainsi la meilleure place au feu et la plus grande assiette de furmity ; quant à vous, vous devez savoir quels sont vos motifs.

– Tu es du moins un petit malin, si tu n’es pas un gentil garçon. Comment tes camarades t’appellent-ils ?

– Lutin. Mais avec tout cela j’aime mieux avoir mon laid visage que leur tête sans cervelle.

– Vous ne craignez donc pas ce maréchal que nous allons voir ?

– Moi le craindre ! quand il serait aussi diable que ces imbéciles le croient, je ne le craindrais pas. Mais quoiqu’il y ait en lui quelque chose de singulier, il n’est pas plus diable que vous ; et c’est ce que je ne dirais pas à tout le monde.

– Et pourquoi donc me le dites-vous, mon enfant ?

– Parce que vous n’êtes pas un homme comme nous en voyons tous les jours ; et, quoique je sois laid comme le péché, je ne voudrais pas que vous me prissiez pour un âne, d’autant plus que je puis avoir un jour une grâce à vous demander.

– Et quelle est cette grâce, mon garçon, puisque je ne dois pas t’appeler mon gentil garçon ?

– Si je vous le disais à présent, vous me la refuseriez. J’attendrai, pour vous faire cette demande, que nous nous rencontrions à la cour.

– À la cour, Richard ! comptez-vous donc aller à la cour ?

– Ah ! vous êtes comme tous les autres. Parce que vous me voyez si laid, vous vous demandez : Qu’irait-il faire à la cour ? Mais fiez-vous à Richard Sludge. Ce n’est pas pour rien que j’ai été ici le coq du poulailler, et je ferai oublier ma laideur par mon esprit.

– Mais que dira Gammer Sludge ? Que dira M. Érasme Holyday, votre précepteur ?

– Tout ce qu’ils voudront. L’une a ses poulets à compter, et l’autre ses enfans à fouetter. Il y a long-temps que je les aurais laissés garder leurs moutons, et que j’aurais montré les talons à ce vilain village, si M. Holyday ne m’eût promis de me donner un rôle à jouer dans la première fête dont il sera l’ordonnateur ; et l’on dit qu’il y en aura une grande incessamment.

– Et où doit-elle avoir lieu, mon petit ami ?

– Dans un château du côté du nord, bien loin du comté de Berks ; et Domine prétend qu’on ne pourra se passer de lui. Il est possible qu’il ait raison, car il a déjà ordonné plus d’une belle fête. Il n’est pas à moitié aussi sot qu’il le paraît, quand il entreprend une besogne à laquelle il s’entend. Il est en état de débiter des vers aussi bien qu’un acteur, et cependant Dieu sait que si vous le chargez de dérober un œuf sous une oie, il se laissera battre par la couveuse.

– Et vous devez jouer un rôle dans la prochaine fête ? dit Tressilian, qui commençait à être intéressé par la conversation hardie du petit garçon, et par son art de juger les hommes.

– Oui vraiment, répondit Richard ; il me l’a promis, et s’il manque à sa parole, gare à lui ; car si je prends le mors aux dents et tourne le dos au village, je lui donnerai une telle saccade qu’il ne pourra rester en selle et qu’il se brisera les os. Je ne voudrais pas pourtant lui faire mal ; le vieux fou s’est donné bien de la peine pour m’apprendre tout ce qu’il a pu. Mais en voilà assez de dit là-dessus ; nous voici à la forge du maréchal Wayland.

– Vous badinez, mon petit ami ; je ne vois qu’une colline sur laquelle sont de grosses pierres rangées en cercle, et au milieu desquelles en est une plus grosse que les autres, ce qui ressemble beaucoup à une butte de Cornouailles.

– Eh bien, cette grosse pierre au milieu des autres est le comptoir du maréchal : c’est là qu’il faut déposer votre argent.

– Que veut dire cette folie ? demanda Tressilian commençant à s’impatienter, et soupçonnant l’enfant de vouloir s’amuser à ses dépens.

– Il faut, continua Richard en faisant une grimace, que vous attachiez votre cheval à cette pierre où vous voyez un anneau en fer, et que vous placiez un groat d’argent sur celle du milieu ; après quoi vous sifflerez trois fois, vous sortirez du cercle, et vous irez vous asseoir derrière ce buisson, sans regarder à droite ni à gauche tant que vous entendrez battre le marteau. Alors dites vos prières pendant le temps que vous mettriez à compter jusqu’à cent, ou comptez jusqu’à cent, ce qui sera la même chose ; vous rentrerez ensuite dans le cercle, vous trouverez votre argent parti et votre cheval ferré.

– Mon argent parti, c’est ce dont je ne doute nullement ; mais quant au reste… Écoutez-moi, Richard : je ne suis pas votre précepteur ; mais si vous prétendez me jouer un tour de votre façon, je me chargerai de le remplacer, et je vous châtierai d’importance.

– Quand vous pourrez m’attraper, répondit l’enfant ; et il joua des jambes avec tant de vitesse qu’il ne put être atteint par Tressilian, dont la course était retardée par la pesanteur de ses bottes. Ce qui redoublait son dépit, c’était que l’espiègle ne semblait pas fuir avec précipitation, comme s’il eût été en danger ou effrayé. Il s’arrêtait à une distance pour engager Tressilian à le poursuivre, et quand il le voyait s’approcher, il partait avec la rapidité du vent, en faisant des détours de manière à ne pas s’écarter de l’endroit autour duquel il tournait.

Tressilian fatigué s’arrêta enfin, et il était sur le point de renoncer à sa poursuite, eu maudissant de bon cœur le marmot difforme qui lui jouait un si mauvais tour, quand Richard, placé sur une petite hauteur en face de lui, se mit à battre des mains, à le montrer au doigt, et à faire toutes les grimaces d’un enfant qui se moque de celui qui le poursuit. Il ne savait trop s’il devait rire ou se fâcher ; mais enfin, voulant l’intimider, il remonta à cheval, croyant bien par ce moyen le poursuivre avec plus d’avantage.

Dès que Richard s’aperçut de son dessein : – Un moment ! s’écria-t-il, un moment ! Plutôt que de vous voir blesser votre beau cheval aux pieds blancs, je vais revenir à vous si vous me promettez de ne pas me toucher.

– Je ne ferai pas de conditions avec toi, petit drôle, dit Tressilian, et dans un moment tu seras à ma discrétion !

– Oui-dà, monsieur le voyageur ! répondit l’enfant ; vous ne savez donc pas qu’il y a ici près un marécage qui avalerait tous les chevaux des gardes de la reine ? Je vais y aller, et nous verrons si vous m’y suivrez. Vous entendrez long-temps crier le butor et le canard sauvage avant que vous me mettiez la main dessus sans mon consentement.

Tressilian vit effectivement à la nature du terrain que Richard ne le trompait pas sur ce point, il résolut de conclure la paix avec un ennemi si leste et si bien déterminé. – Viens, lui dit-il, viens, malin espiègle ; je te promets, foi de gentilhomme, que je ne te ferai aucun mal.

L’enfant répondit à cette invitation sans balancer un seul instant, et descendit de son poste élevé d’un pas délibéré, les yeux fixés sur Tressilian, qui, descendu de cheval, et tenant la bride à la main, était encore hors d’haleine de la course qu’il avait faite, tandis que le front du marmot n’était pas couvert d’une seule goutte de sueur. Sa peau ressemblait à du parchemin sec et jauni.

– Me direz-vous maintenant, malicieux espiègle, lui dit-il, pourquoi vous me traitez ainsi ? Quel était votre dessein en débitant le conte absurde que vous vouliez me faire croire ? Conduisez-moi enfin à la forge de ce maréchal, et je vous donnerai de quoi acheter des pommes pendant tout l’hiver.

– Vous me donneriez toutes les pommes d’un verger, que je ne pourrais vous guider mieux que je n’ai fait. Attachez votre cheval à cet anneau, déposez votre argent sur cette pierre, sifflez trois fois, et allez vous asseoir derrière le petit bois. Je ne vous quitterai pas, et je vous permets de me tordre le cou si vous n’entendez pas le maréchal travailler deux minutes après que nous serons assis.

– Prends-y garde ; car si tu me fais jouer un rôle ridicule pour te divertir, je puis être tenté de te prendre au mot. Au surplus je vais éprouver ton talisman. Voilà mon cheval attaché à cette pierre, voici un groat d’argent sur cette autre ; maintenant il faut siffler trois fois, dis-tu ?

– Oui, mais un hibou sans plumes sifflerait mieux dans son nid ; il faut siffler plus fort pour que le maréchal vous entende : qui sait où il se trouve en ce moment ? il est peut-être dans les écuries du roi de France.

– Mais tu m’as dit que ce n’était point un diable, reprit Tressilian, qui se sentait presque honteux de ce qu’on lui faisait faire.

– Homme ou diable, je vois qu’il faut que je l’appelle pour vous. En même temps il siffla trois fois avec un bruit si aigu que Tressilian se boucha les oreilles. Voilà ce que j’appelle siffler, ajouta-t-il ; maintenant allons derrière ces arbres, ou Pieds-Blancs ne sera pas ferré aujourd’hui.

Tressilian, curieux de voir à quoi aboutirait tout ce cérémonial, et tenté de croire qu’il aurait un résultat sérieux, attendu l’assurance que montrait l’enfant, qui ne semblait nullement songer à vouloir s’échapper, se laissa conduire derrière le buisson ; et, réfléchissant que ce pouvait être une ruse pour lui voler son cheval, il continua de tenir la main sur le collet de Richard, résolu d’en faire un otage pour la sûreté de son coursier.

– Chut ! dit Richard, écoutez : vous allez entendre le bruit d’un marteau qui n’est pas de fer forgé par la main des hommes, car il a été fait avec un métal tombé de la lune. En effet, presque au même instant Tressilian entendit le bruit que fait un maréchal en ferrant un cheval. La singularité d’un tel bruit, dans un endroit éloigné en apparence de toute habitation, le fit tressaillir involontairement. Mais regardant l’enfant, et voyant, à l’expression maligne de sa physionomie, qu’il jouissait de son étonnement, il fut convaincu que c’était un stratagème concerté d’avance, et il résolut de savoir par qui et dans quel dessein cette comédie était jouée.

Il resta donc fort tranquille tant qu’il entendit le bruit du marteau, ce qui dura à peu près le temps dont un bon ouvrier a besoin pour ferrer un cheval ; mais, dès que le bruit cessa, au lieu d’attendre l’intervalle que l’enfant lui avait prescrit d’observer, il s’élança l’épée à la main vers le lieu de la scène ; et, dès qu’il eut fait le tour du buisson, il aperçut un homme portant le tablier de cuir d’un maréchal, mais dont tout le reste du costume était bizarre ; il avait sur le dos une peau d’ours dont le poil était en dehors, et sa tête était enfoncée sous un bonnet semblable qui cachait en partie ses traits enfumés.

– Revenez ! revenez ! cria l’enfant à Tressilian, ou il vous déchirera en pièces. Personne ne peut le voir sans périr. Et dans le fait l’invisible maréchal, maintenant devenu visible, levant son marteau, semblait se préparer à l’attaque ou du moins à la défense.

Quand l’enfant s’aperçut que ni ses cris ni l’air menaçant du maréchal n’avaient le pouvoir d’arrêter Tressilian, qui s’avançait toujours l’épée à la main, il s’adressa à l’artisan à son tour : – Wayland, s’écria-t-il, ne le touchez pas ; c’est un gentilhomme, un vrai gentilhomme, et il ne se laisse pas effrayer.

– Ainsi donc, tu m’as trahi, Flibbertigibbet dit le maréchal ; tu en seras le mauvais marchand.

– Qui que tu sois, dit Tressilian, tu ne cours aucun danger avec moi ; mais il faut que tu me dises pourquoi tu exerces ton métier d’une manière si mystérieuse.

Le maréchal, se tournant vers Tressilian, lui répondit d’un air menaçant : – Qui ose questionner le gardien du château de cristal de la Lumière, le seigneur du Lion-Vert, le maître du Dragon-Rouge ? Retire-toi, éloigne-toi avant que j’évoque Talpack avec sa lance de feu, pour t’écraser et t’anéantir ! Il accompagna ces paroles de gestes violens, et brandit son marteau d’un air formidable.

– Paix, vil fourbe ! dit Tressilian : crois-tu m’en imposer par un tel jargon ? Suis-moi à l’instant chez un magistrat, ou je te pourfends la tête.

– Paix, bon Wayland ! dit Richard ; les grands mots ne réussiront pas aujourd’hui, et il faut le prendre sur un autre ton.

– Je crois, monsieur, dit le maréchal d’un air soumis, et en baissant son marteau, que quand un pauvre homme fait bien sa besogne, il lui est permis de la faire de la manière qui lui convient. Votre cheval est ferré, votre maréchal est payé ; avez-vous rien de mieux à faire que de vous mettre en selle et de continuer votre route ?

– Oui, répondit Tressilian ; car c’est un devoir pour tout homme honnête que de démasquer les charlatans et les imposteurs ; et ta manière de vivre fait que je te soupçonne d’être l’un et l’autre.

– Si vous y êtes déterminé, monsieur, je ne puis me sauver que par la force, et je ne voudrais pas l’employer contre vous, M. Tressilian ; non que je craigne votre arme, mais parce que je sais que vous êtes généreux et compatissant, et que vous auriez plus de plaisir à tirer d’embarras un pauvre homme qu’à lui en causer davantage.

– C’est bien parlé, Wayland, dit l’enfant qui attendait d’un air inquiet le résultat de leur conférence. Mais descendons dans votre antre, car vous savez que le grand air est contraire à votre santé.

– Tu as raison, Lutin, répondit le maréchal ; et, s’avançant du côté le plus voisin du cercle de pierres, et opposé à celui où Richard avait conduit Tressilian pendant l’opération mystérieuse, il découvrit une trappe soigneusement cachée dans les broussailles, la leva, et, descendant sous terre, disparut à leurs yeux. Tressilian, malgré sa curiosité, balança un instant à le suivre dans ce qui pouvait être une caverne de voleurs, surtout quand il entendit la voix du maréchal, sortant, des entrailles de la terre, crier : – Flibbertigibbet, aie soin de passer le dernier et de bien fermer la trappe.

– Ce que vous avez vu du maréchal Wayland vous suffit-il ? demanda l’espiègle à Tressilian avec un sourire malin, comme s’il eût remarqué que son compagnon hésitait.

– Pas tout-à-fait, répondit Tressilian avec fermeté ; prenant son parti, il descendit l’escalier étroit auquel la trappe conduisait, et fut suivi par Richard Sludge, qui, fermant ensuite la trappe, fit succéder à un faible crépuscule de profondes ténèbres. L’escalier n’avait qu’un petit nombre de marches, et il aboutissait à un passage d’une vingtaine de pas, au bout duquel on apercevait le reflet d’une lumière rougeâtre. Arrivé en cet endroit, Tressilian, qui marchait toujours l’épée a la main, trouva un détour sur la gauche, et arriva, ainsi que l’enfant qui le suivait pas à pas, sous une petite voûte où était une forge de maréchal pleine de charbon de bois embrasé, dont la vapeur aurait pu suffoquer si elle ne s’était échappée par quelques ouvertures ménagées artistement. La clarté que répandaient le charbon allumé et une lampe suspendue par une chaîne de fer, montrait qu’indépendamment de l’enclume, du soufflet, des tenailles, du marteau, d’une assez grande quantité de fers prêts à être employés, et de tous les outils nécessaires à la profession de maréchal, il s’y trouvait aussi des creusets, des alambics, des cornues et d’autres instrumens de chimie. La figure grotesque du maréchal, et les traits difformes mais spirituels de l’enfant, vus à la lumière de ce feu de charbon et d’une lampe mourante, s’accordaient parfaitement avec cet appareil mystique, et, dans ce siècle de superstition, auraient fait quelque impression sur le courage de bien des gens.

Mais la nature avait doué Tressilian d’une grande fermeté ; et son esprit, cultivé par une bonne éducation première et les études d’un âge plus mûr, était incapable de céder à de vaines terreurs. Jetant un coup d’œil autour de lui, il demanda de nouveau à l’artiste qui il était, et comment il se faisait qu’il connût son nom.

– Votre Honneur doit se rappeler, dit le maréchal, qu’il y a environ trois ans, la veille de sainte Lucie, un jongleur ambulant se présenta dans un certain château du Devonshire, et y exerça son savoir faire en présence d’un digne chevalier et de sa respectable société. Je vois sur votre figure, malgré le peu de clarté qui règne ici, que vous ne l’avez pas oublié.

– Tu m’en as dit assez, dit Tressilian en se détournant, comme s’il eût voulu lui cacher les souvenirs pénibles qu’il venait de réveiller en lui.

– Le jongleur, continua le maréchal, joua si bien son rôle que les paysans et les gentilshommes campagnards crurent presque qu’il employait la magie. Mais il y avait une jeune demoiselle de quinze ans ou environ, la plus belle que j’aie jamais vue, dont les joues de rose pâlirent, et qui ne put sans crainte être témoin des merveilles que le jongleur opérait.

– Silence, dit Tressilian, silence ; c’en est déjà trop !

– Je ne voudrais pas offenser Votre Honneur ; mais ne croyez pas que j’aie oublié que, pour calmer les craintes de la jeune demoiselle, vous lui expliquâtes la manière dont ces illusions étaient produites, et que vous déconcertâtes le pauvre jongleur en mettant au grand jour les mystères de son art, aussi bien que si vous eussiez été un frère de son ordre. Il est certain qu’elle était si belle que, pour en obtenir un seul sourire, on aurait…

– N’en parle plus, je t’en conjure ! s’écria Tressilian : je n’ai pas oublié la soirée dont tu parles ; elle est du petit nombre des soirées heureuses que j’aie jamais connues.

– Elle a donc cessé de vivre ? dit le maréchal, interprétant à sa manière le soupir dont ces mots furent accompagnés ; elle a cessé de vivre, toute jeune, toute belle, toute chérie qu’elle était ! Mais je demande pardon à Votre Honneur ; j’aurais dû battre un autre fer, et je vois que j’ai enfoncé le clou jusqu’au vif.

Il prononça ces mots d’un ton qui annonçait qu’il éprouvait un véritable sentiment de regret, quoique grossièrement exprimé, et Tressilian en conçut une opinion plus favorable du pauvre artisan, qu’il avait d’abord jugé avec un peu de sévérité : mais rien ne gagne le cœur d’un infortuné comme l’intérêt qu’on témoigne à ses malheurs.

– Je crois, dit-il après un moment de silence, que tu étais alors un joyeux compagnon, en état d’amuser une société, non seulement par tes tours, mais par des contes et des ballades ; comment es-tu devenu artisan laborieux, exerçant ton métier d’une manière si extraordinaire, et dans une demeure si étrange ?

– Mon histoire n’est pas longue, répondit Wayland, et si Votre Honneur veut s’asseoir, je la lui raconterai. En parlant ainsi, il approcha du feu un tabouret à trois pieds, et en prit un autre pour lui ; Richard Sludge ou Flibbertigibbet, comme il l’appelait, s’assit sur une escabelle aux pieds du maréchal, les yeux fixés sur lui ; sa figure, éclairée par le feu de la forge, exprimait la plus vive curiosité.

– Et toi aussi, lui dit le maréchal, tu sauras l’histoire de ma vie : tu m’as rendu assez de services pour mériter ma confiance. D’ailleurs, autant vaut-il te la dire que te la laisser deviner, car jamais la nature n’a caché esprit plus fin sous une enveloppe moins prévenante. Eh bien, monsieur, me voici à vos ordres, et je vais commencer mon récit. Mais n’accepterez-vous pas un verre d’ale ? Malgré la pauvreté de ma demeure, je n’en suis pas dépourvu.

– Je te remercie, dit Tressilian ; mais voyons ton histoire, car j’ai peu de temps à te donner.

– Vous ne regretterez pas ce délai, dit le maréchal, car pendant ce temps votre cheval fera un meilleur repas que celui qu’il a eu ce matin, et il en voyagera mieux ensuite.

Il quitta un instant sa demeure souterraine, et y étant rentré au bout de quelques minutes, il commença son histoire. Mais nous aussi nous ferons une pause en remettant le récit au chapitre qui va suivre.

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