« Oui, milord, tel est son savoir-faire :
« Mais est-ce à moi de vous le raconter ?
« Lui seul pourrait vous dire ce mystère.
« Mais je le dis, son pouvoir est si grand
« Qu’un geste, un mot, lui suffiraient pour faire
« De ces pavés lingots d’or et d’argent. »
Le prologue du Yeoman du Chanoine
contes de Cantorbéry. CHAUCER.
L’artiste reprit son récit dans les termes suivans :
– J’appris dans ma jeunesse l’art du maréchal, et je connaissais ce noble métier autant qu’aucun compagnon ceint du tablier de cuir et au visage noirci ; mais je me lassai de chanter en battant le fer, et j’allai courir le monde, où je fis la connaissance d’un célèbre jongleur, qui, reconnaissant que ses doigts n’étaient plus assez souples pour les mystères de son art, désirait avoir un apprenti pour aide. Je le servis pendant six ans, et je devins passé maître dans ce nouvel état. J’en appelle à Votre Honneur, au jugement duquel on peut s’en rapporter ; ne m’acquittais-je point passablement de mon rôle ?
– On ne peut mieux, dit Tressilian ; mais sois bref.
– Peu de temps après avoir étonné par ma dextérité la société de sir Hugh Robsart, en votre présence, je pris le parti du théâtre, et je me suis pavané sur les planches avec les plus fameux artistes du Taureau-Noir, de la Fortune-du-Globe et des autres salles . Mais les pommes étaient à si bon marché cette année que les spectateurs n’en mangeaient jamais qu’une bouchée ou deux, et jetaient le reste à la tête des acteurs à mesure qu’ils paraissaient sur le théâtre. Cela me dégoûta de la profession. Je renonçai à la demi-part que j’avais dans la compagnie ; je laissai les pommes à mes camarades, les brodequins au directeur, et je tournai les talons au théâtre.
– Et quel nouvel état pris-tu alors ? demanda Tressilian.
– Je devins moitié associé, moitié domestique d’un homme ayant beaucoup de science et peu d’argent, qui faisait le métier de médecin.
– Ce qui veut dire, dit Tressilian, que tu étais le paillasse d’un charlatan.
– Quelque chose de plus, mon bon M. Tressilian, permettez-moi de le dire. Et cependant, pour parler vrai, notre pratique était un peu hasardeuse ; et ce que j’avais appris dans mes premières études pour me rendre utile aux chevaux servit plus d’une fois à l’espèce humaine. Mais les germes de toutes les maladies sont les mêmes ; et si la térébenthine, le goudron, la poix, et la graisse de bœuf avec un mélange de gomme, de résine et une gousse d’ail, peuvent guérir le cheval blessé par un clou, je ne vois pas pourquoi la même recette ne serait pas aussi utile à l’homme qui a été percé d’un coup d’épée. Mais la science de mon maître allait plus loin que la mienne, et s’étendait sur d’autres branches. Non seulement il était hardi praticien en médecine, mais c’était encore un adepte au besoin. Il lisait dans les astres, et vous prédisait ce qui devait arriver, par la généthliologie, comme il le disait, ou de toute autre manière. Il était encore profond chimiste, savait distiller les simples, avait fait plusieurs tentatives pour fixer le mercure, et se croyait bien près de trouver la pierre philosophale. J’ai encore des vers qu’il conservait à ce sujet, et si Votre Honneur les comprend, vous êtes plus savant que tous ceux qui les ont lus, et probablement que celui qui les a faits.
En même temps il remit à Tressilian une feuille de parchemin, au haut, au bas, et sur les marges de laquelle étaient les signes du zodiaque avec des caractères grecs, hébreux et talismaniques. Au milieu étaient quatre vers de la composition d’un auteur cabalistique, en lettres si nettes que l’obscurité qui régnait en ce lieu n’empêcha pas Tressilian de les lire facilement. Voici ce chef-d’œuvre poétique :
Si fixum solvas, faciasque volare solutum,
Et volucrem figas, facient te vivere tutum ;
Si pariat-ventum, valet auri pondere centum.
Ventus ubi vult spirat. – Capiat qui capere potest .
– Tout ce que j’y comprends, dit Tressilian, c’est que la dernière ligne n’est pas un vers, et que les quatre derniers mots semblent signifier, me comprenne qui pourra.
– C’est précisément d’après ce principe qu’agissait toujours mon digne maître et ami le docteur Doboobius. Mais enfin, dupe de sa propre imagination, et infatué de son savoir en chimie, il dépensa en se trompant lui-même l’argent qu’il avait gagné en trompant les autres. Jamais je n’ai pu savoir s’il avait découvert par hasard ou fait construire en secret ce laboratoire. C’est ici qu’il venait souvent se renfermer loin de ses malades et de ses disciples ; et l’on pensa que ses longues et mystérieuses absences de la ville de Faringdon, où il faisait sa demeure ordinaire, étaient occasionnées par ses études dans les sciences mystiques et par son commerce avec le monde invisible. Il essaya de me tromper moi-même ; je voulais bien paraître sa dupe, mais il vit que je connaissais trop bien ses secrets pour que ma compagnie lui fût plus longtemps agréable. Cependant son nom devint fameux, et la plupart de ceux qui venaient le consulter le faisaient dans la persuasion qu’il était sorcier. La réputation qu’il avait d’être initié dans les sciences occultes attira à lui en secret des gens trop puissans pour être nommés, et dont les projets étaient trop dangereux pour être mentionnés. On finit par le maudire et le menacer ; et moi, aide innocent de ses études, on me surnomma le Messager du diable ce qui me valait une volée de pierres chaque fois que je me montrais dans un des villages voisins. Enfin mon maître disparut tout-à-coup en me disant qu’il allait travailler dans son laboratoire secret et me défendant d’aller l’y troubler avant deux jours. Cet intervalle passé, je conçus des inquiétudes, je vins ici, et je trouvai le feu éteint et tous les ustensiles de chimie en désordre, avec un billet du docte Doboobius, comme il se nommait lui-même m’informant que nous ne nous reverrions plus, me léguant son appareil chimique et le parchemin que je viens de vous montrer, et me conseillant de suivre exactement les instructions qui y étaient contenues, attendu que c’était le moyen infaillible de parvenir à la découverte du grand œuvre.
– Et as-tu suivi ce sage conseil ? demanda Tressilian.
– Non, monsieur. Naturellement prudent et soupçonneux, parce que je savais à qui j’avais affaire, je fis une recherche exacte partout, même avant d’allumer du feu, et je découvris enfin un petit baril de poudre soigneusement caché sous l’âtre du foyer, sans doute dans l’intention charitable de me faire trouver ici mort et sépulture, aussitôt que je commencerais à travailler à la transmutation des métaux. Cette découverte me dégoûta de l’alchimie, et j’aurais bien voulu retourner honnêtement à l’enclume et au marteau ; mais qui amènerait un cheval à ferrer au messager du diable ? Cependant j’avais gagné l’amitié du brave Flibbertigibbet que voici, en lui apprenant quelques secrets de nature à plaire à son âge pendant qu’il était à Faringdon avec son précepteur, le savant Érasme Holyday. Nous tînmes conseil ensemble, et nous décidâmes que puisque je ne pouvais espérer de me procurer des pratiques par les voies ordinaires, j’essaierais d’en attirer en profitant de la crédulité des villageois, et, grâce à Flibbertigibbet, qui m’a fait une réputation, je n’en ai pas manqué. Mais je sens que je joue un trop gros jeu : je crains qu’on ne finisse par me prendre pour un sorcier, et je ne désire rien tant que de trouver l’occasion d’abandonner ma forge, lorsque je pourrai obtenir la protection de quelque homme honorable contre la fureur de la populace, si elle venait à me reconnaître.
– Connais-tu parfaitement les routes de ce pays ? lui demanda Tressilian.
– Il n’en est pas une que je ne puisse reconnaître par la nuit la plus noire, répondit Wayland-Smith ou le maréchal, comme notre adepte s’appelait lui-même.
– Tu n’as sans doute point de cheval ?
– Pardonnez-moi. J’ai oublié de vous en parler, mais c’est le meilleur effet de la succession du docteur, à l’exception de deux ou trois de ses secrets de médecine que je me suis appropriés bien contre son gré.
– Eh bien, va te laver la figure et les mains, jette cette peau ridicule, habille-toi le plus décemment que tu le pourras, et si tu es fidèle et discret, tu pourras me suivre quelque temps jusqu’à ce qu’on ait oublié tes tours de passe-passe. Je crois que tu ne manques ni d’adresse ni de courage, et j’ai des affaires qui peuvent exiger l’un et l’autre.
Wayland accepta cette proposition avec empressement, et assura son nouveau maître de tout son dévouement. En quelques minutes il opéra un tel changement dans tout son extérieur quand il eut revêtu de nouveaux habits et arrangé sa barbe et ses cheveux, que Tressilian ne put s’empêcher de lui dire qu’il n’avait guère besoin de protecteur, attendu qu’aucune de ses anciennes connaissances ne pourrait maintenant le reconnaître.
– Mes débiteurs ne voudraient pas me payer, dit Wayland en secouant la tête, mais mes créanciers de tout genre ne seraient pas si faciles à aveugler ; non vraiment ! je ne me croirais pas en sûreté si je n’étais sous la protection d’un homme de votre naissance et de votre réputation.
À ces mots il prit les devans pour sortir de la caverne, et quand il fut dehors il appela le lutin à haute voix. Celui-ci, qui tarda quelques instans à les rejoindre, parut bientôt chargé de tous les harnais d’un cheval. Wayland ferma la trappe, et la recouvrit avec soin. – Qui sait, dit-il, si je n’aurai pas encore besoin de cet antre ? D’ailleurs les outils ont toujours quelque valeur. Il siffla, et un cheval qui paissait dans une prairie voisine accourut à ce signal, auquel il était accoutumé. Tandis qu’il s’occupait à lui mettre ses harnais, Tressilian monta sur le sien après en avoir resserré la sangle.
Comme Wayland montait à cheval : – Vous allez donc me quitter, mon ancien camarade, lui dit Richard, et je n’aurai plus le plaisir de rire aux dépens de ces imbéciles qui tremblaient de tous leurs membres quand je les amenais ici pour faire ferrer leurs chevaux par le diable et ses agens.
– Il faut que les meilleurs amis se quittent tôt ou tard, Flibbertigibbet, répondit Wayland ; mais je t’assure, mon cher enfant, que tu es la seule chose que je regrette dans la vallée de White-Horse.
– Oh ! je ne vous dis pas adieu. Vous serez sans doute à ces belles fêtes, et j’y serai aussi ; car si M. Holyday ne m’y mène point, par la lumière du soleil, qui n’a pas encore éclairé votre forge, j’irai tout seul.
– À la bonne heure, dit Wayland ; mais ne fais rien sans y bien réfléchir.
– Vous voudriez faire de moi un enfant, un enfant comme on en voit tant, et me faire sentir quel risque on court en marchant sans lisières. Mais avant que vous soyez à un mille de ces pierres, vous saurez qu’il y a en moi du lutin plus que vous ne le croyez, et vous verrez que j’ai arrangé les choses pour votre avantage, si vous savez en profiter.
– Que veux-tu dire ? lui demanda Tressilian. Mais l’enfant ne lui répondit que par une grimace et une cabriole, et, les exhortant à partir sans perdre de temps, il leur en donna l’exemple en prenant à toutes jambes le chemin de son hameau, déployant la même vitesse dont il avait donné des preuves quand Tressilian avait en vain essayé de l’atteindre.
– Il serait inutile de le poursuivre, dit Wayland ; autant vaudrait prétendre suivre une alouette dans les airs. Et d’ailleurs à quoi bon ? ce que nous avons de mieux à faire est de suivre son avis et de partir.
Tressilian lui expliqua dans quelle direction il désirait marcher, et ils se mirent en route.
À peine avaient-ils fait un mille, que Tressilian remarqua que son cheval avait plus d’ardeur que lorsqu’il l’avait monté le matin. Il en fit l’observation à son compagnon.
– Vous en êtes-vous aperçu ? dit Wayland ; c’est l’effet d’un de mes secrets joint à un picotin d’avoine. D’ici à six heures au moins, Votre Honneur n’aura pas besoin de faire jouer ses éperons. Croyez-vous que j’aie étudié pour rien la médecine et la pharmacie ?
– J’espère que vous n’avez rien donné à mon cheval qui puisse lui nuire ?
– Pas plus que le lait de la jument qui l’a nourri.
Et il commençait à s’étendre sur l’excellence de son secret quand il fut interrompu par une explosion dont le bruit fut aussi violent que celui d’une mine qui fait sauter les remparts d’une ville assiégée. Les deux chevaux tressaillirent, et les cavaliers ne furent pas moins surpris. Ils se retournèrent du côté d’où partait cette espèce de coup de tonnerre, et virent, précisément à l’endroit qu’ils venaient de quitter, une épaisse colonne de fumée qui s’élevait vers l’azur du ciel.
– C’est pour le coup que ma forge est au diable ! s’écria Wayland, qui devina sur-le-champ la cause de l’explosion. J’ai été fou de parler des intentions charitables du docteur Doboobius pour ma maison devant cet espiègle de Flibbertigibbet. Je devais me douter qu’il n’aurait pas de repos avant d’avoir fait un pareil coup. Mais doublons le pas, car la détonation va attirer tout le pays.
À ces mots, il pressa légèrement les flancs de son cheval ; Tressilian en fit autant, et ils s’éloignèrent au grand trot.
– Voilà donc ce qu’il voulait nous dire en nous quittant, dit Tressilian. Ceci n’est pas une espièglerie, car pour peu que nous eussions tardé à partir, nous aurions été…
– Il nous aurait avertis, dit Wayland. Je l’ai vu se retourner plusieurs fois pour voir si nous partions. C’est un vrai diable pour la malice, mais ce n’est pas un méchant diable. Il serait trop long de vous raconter comment j’ai fait sa connaissance et combien de tours il m’a joués. Mais il m’a rendu aussi bien des services, surtout en m’amenant des pratiques. Son grand plaisir était de les voir trembler d’effroi derrière le buisson, tandis qu’ils entendaient le bruit de mon marteau. Je crois que dame nature, en plaçant dans cette tête difforme une double quantité de cervelle, lui a donné la faculté de s’amuser aux dépens des autres hommes, en compensation du rire qu’excite la laideur de ses traits.
– Cela peut être, dit Tressilian. Ceux qui se trouvent en quelque sorte séparés de la société par la bizarrerie de leur extérieur, s’ils ne haïssent pas le reste du genre humain, sont du moins enclins à se divertir des travers et même des malheurs d’autrui.
– Mais Flibbertigibbet, répondit Wayland, a des qualités qui doivent lui faire pardonner sa malice. S’il aime à jouer quelques tours à ceux qui lui sont étrangers, il est d’une fidélité à toute épreuve pour ceux à qui il est attaché ; et, comme je vous l’ai dit, j’ai de bonnes raisons pour parler ainsi.
Tressilian ne poussa pas plus loin cette conversation, et ils continuèrent leur route sans accident et sans aventures jusqu’à Marlborough, ville devenue célèbre depuis ce temps pour avoir donné son nom au plus grand général, un seul excepté , que l’Angleterre ait jamais produit. Là nos deux voyageurs reconnurent en même temps la vérité de deux vieux proverbes, l’un que les mauvaises nouvelles ont des ailes, l’autre que ceux qui écoutent aux portes entendent rarement dire du bien d’eux.
La cour de l’auberge où ils descendirent était dans une sorte de confusion. À peine purent-ils y trouver quelqu’un pour prendre soin de leurs chevaux, tant chacun était occupé d’une nouvelle qu’on y débitait, et qui volait de bouche en bouche. Ils furent quelque temps sans pouvoir découvrir de quoi il s’agissait : enfin ils trouvèrent qu’il était question d’une chose qui les concernait de très près.
– On y va, messieurs, on y va, répondit enfin un garçon d’écurie aux cris répétés de Tressilian. En vérité, c’est tout au plus si j’ai la tête à moi. Il vient de passer par ici tout à l’heure un voyageur qui dit que le diable a enlevé, ce matin même, avec un bruit épouvantable, et dans un immense tourbillon de feu et de fumée, celui qu’on nommait Wayland-Smith ; il demeurait à quelques milles de la vallée de White-Horse. On ajoute que Belzébuth a renversé la colline sur laquelle on voyait un cercle de grosses pierres, et sous laquelle il paraît qu’était l’habitation de ce Wayland.
– Eh bien ! j’en suis fâché, dit un vieux fermier, car ce Wayland, n’importe qu’il fût l’associé du diable ou non, avait d’excellens remèdes pour les maladies des chevaux ; et malheur à ceux qui auront le farcin, si Satan ne lui a pas donné le temps de laisser son secret à quelqu’un.
– Vous pouvez bien le dire, Gaffer Grimesby, dit le garçon d’écurie. Je lui ai conduit un cheval moi-même, et il n’y avait pas dans tout le pays un maréchal aussi savant que lui.
– L’avez-vous vu, Jack ? lui demanda Alison La Grue, maîtresse de l’auberge, qui portait une grue pour enseigne, et daignant honorer du titre d’époux le propriétaire de la maison, personnage insignifiant, dont la taille de travers, la démarche boiteuse, le long cou et le visage niais ont donné lieu, assure-t-on, à l’air fameux de
Madame a pour époux
Une vieille grue, etc.
Il se hasarda pourtant en cette question à répéter la question de sa femme. – Avez-vous vu le diable, Jack !
– Et quand je l’aurais vu ? répondit-il ; car l’exemple de leur maîtresse n’inspirait pas aux domestiques beaucoup de respect pour leur maître.
– C’est que si vous l’aviez vu, répondit le pacifique La Grue, on serait bien aise de savoir comment il est fait.
– Vous le saurez de reste un jour, lui répondit sa douce moitié, si vous ne changez de vie pour vous occuper de vos affaires, au lieu de perdre le temps en vaines paroles. Mais voyons, Jack, je ne serais pas fâchée de savoir comment était fait ce Wayland.
– C’est ce que je ne puis vous dire, mistress Alison, répondit Jack d’un air plus respectueux, car je ne l’ai jamais vu.
– Mais si tu ne l’as pas vu, dit Gaffer Grimesby, comment as-tu pu lui dire quelle était la maladie de ton cheval ?
– Je l’avais fait écrire par le maître d’école, répondit Jack, et j’eus pour guide le plus vilain brin d’enfant qu’on ait jamais vu.
– Et quel remède a-t-il ordonné ? le cheval a-t-il guéri ? lui demanda-t-on de toutes parts.
– Je ne saurais trop dire quel était le remède qu’il a laissé sur une grosse pierre. J’ai pourtant été assez hardi pour en mettre dans ma bouche gros comme une tête d’épingle. Au goût et à l’odeur, on aurait dit que c’était de la corne de cerf et de la sabine mêlées avec du vinaigre ; mais jamais pareille drogue n’a guéri un cheval si promptement. Oui, oui, je crois bien qu’il sera plus difficile à présent de guérir des moraines nos chevaux et nos bêtes !
L’amour-propre du métier, qui n’est pas le moins puissant de tous les amours-propres, agit sur Wayland au point de lui faire oublier le danger qu’il courait s’il était reconnu, et il ne put s’empêcher de lancer un coup d’œil à la dérobée à Tressilian en souriant d’un air mystérieux et semblant lui dire : – Vous l’entendez : voilà des preuves irrécusables de ma science vétérinaire !
Cependant la conversation continuait.
– N’importe dit un grave personnage vêtu en noir qui était avec Gaffer Grimesby ; il vaut mieux que nos chevaux meurent du mal que Dieu leur envoie que de leur donner le diable pour médecin.
– C’est vrai, dit dame Alison, et je suis surprise que Jack ait voulu exposer le salut de son âme pour guérir une haridelle.
– Fort bien, maîtresse, répondit Jack, mais cette haridelle appartenait à mon maître ; et si elle eût été à vous, qu’auriez-vous dit si la peur du diable m’avait empêché de la conduire au docteur ? Du reste, c’est l’affaire du clergé. Chacun à sa besogne, comme dit le proverbe : le ministre à son évangile, et le palefrenier à son étrille.
– Je proteste, dit dame Alison, que Jack parle en bon chrétien et en fidèle serviteur, qui n’épargne ni corps ni âme pour le service de son maître. Au surplus, le diable l’a enlevé à temps, car un constable du hundred est venu ici ce matin chercher le vieux Pinniewinks, qui a jugé tant de sorcières, pour aller ensemble dans la vallée de White-Horse arrêter ce Wayland, afin de voir s’il est vraiment sorcier. J’ai aidé moi-même Pinniewinks à aiguiser ses pinces et son poinçon, et j’ai vu le mandat d’arrêt décerné par le juge de paix Blindas.
– Bah ! bah ! dit la dame Crank, vieille blanchisseuse papiste, le diable se moquerait de Blindas et de son mandat ; il se moquerait du constable chercheur de sorcières ; la chair de Wayland ne s’inquiéterait pas plus du poinçon qu’une fraise de batiste ne s’inquiète du fer à repasser. Mais dites-moi, braves gens, si le diable avait le pouvoir de vous enlever ainsi vos maréchaux et vos artisans, quand les abbés d’Abingdon étaient seigneurs du pays. Non, de par Notre-Dame ! ils avaient leurs cierges, leur eau bénite, leurs reliques, et je ne sais quoi encore, pour faire décamper les mauvais esprits. Dites à un curé hérétique d’en faire autant. Mais les nôtres étaient bons à quelque chose.
– C’est vrai, dame Crank, dit le palefrenier. Voilà ce que disait Simpkins de Rimonbrun quand le curé consolait sa femme. – Oui, répétait-il, ils sont bons à quelque chose !
– Silence, serpent à langue venimeuse ! reprit dame Crank ; est-ce bien à toi, palefrenier hérétique, de gloser sur le clergé catholique ?
– Ma foi, non ! dame, répondit l’homme au picotin d’avoine ; et comme vous n’êtes plus vous-même, si vous le fûtes jamais, bonne à être consolée, je crois que nous avons, bien fait de les planter là.
À ce dernier sarcasme, dame Crank pensa étouffer de colère, et commença une horrible exclamation contre Jack le palefrenier. Tressilian et son guide profitèrent de la discussion pour se réfugier dans la maison.
Ils furent introduits par Goodman La Grue lui-même dans une chambre particulière, et à peine leur hôte officieux fut-il sorti pour aller chercher du vin et des restaurans, que le maréchal se mit à donner carrière à son amour-propre.
– Vous voyez, monsieur, dit-il, vous voyez que je ne vous ai pas trompé en vous disant que j’étais complètement initié dans tous les mystères de l’art du maréchal, nom honorable que les Français ont donné à cette profession. Ces chiens de garçons d’écurie, qui, après tout, sont les meilleurs juges en pareille chose, savent quel cas on doit faire des médicamens. Je vous prends à témoin, M. Tressilian, que ce n’est que la voix de la calomnie et la main de la violence qui m’ont fait renoncer à des fonctions utiles et honorées.
– J’en suis témoin ; mon cher ami ; mais nous parlerons de cet objet en temps plus convenable, à moins que tu ne juges nécessaire à ta réputation de faire connaissance avec les pinces du docte M. Pinniewinks ; car tu vois que tes meilleurs amis te regardent comme un sorcier.
– Que le ciel leur pardonne de confondre la science avec la magie ! Je me flatte qu’un homme peut être aussi habile et même plus habile que le meilleur chirurgien qui ait jamais tâté le pouls d’un cheval, sans être sorcier.
– À Dieu ne plaise ! lui dit Tressilian ; mais tais-toi, car voici notre hôte, et il n’a pas l’air d’en être un.
Chacun dans l’auberge, sans en excepter dame La Grue elle-même, était tellement occupé de l’enlèvement de Wayland par le diable, et des variantes de plus en plus merveilleuses qui arrivaient à chaque instant de différens côtés, que Goodman n’avait pu se procurer l’assistance que du plus jeune de ses garçons, enfant d’environ douze ans, qu’on appelait Samson.
– Je voudrais, dit-il en s’excusant auprès de ses hôtes de les faire attendre, et en mettant une bouteille de vin des Canaries sur la table, que le diable eût enlevé ma femme et tous mes garçons au lieu de ce Wayland, qui, tout bien considéré, ne méritait pas autant qu’eux la distinction que Satan vient de lui accorder.
– Je pense comme vous, brave homme, dit Wayland, et nous boirons un coup ensemble à ce souhait.
– Ce n’est pas que je justifie personne de trafiquer avec le diable, dit Goodman après avoir bu rasade ; mais c’est que… – Avez-vous jamais bu de meilleur vin des Canaries, mes maîtres ? – C’est qu’on aimerait mieux avoir affaire à une douzaine de drôles comme ce Wayland qu’à un diable incarné qu’on trouve sans cesse et partout, à table et au lit. Je voudrais…
Les lamentations du pauvre homme furent interrompues par la voix aigre de sa chère moitié, qui l’appelait de sa cuisine ; et, demandant pardon à ses hôtes, il y courut sans perdre un instant.
Il ne fut pas plus tôt parti, que Wayland exprima, par toutes les épithètes de mépris que le vocabulaire de sa langue put lui fournir, ce qu’il pensait d’une telle poule mouillée, qui se cachait la tête sous le tablier de sa femme, et dit que, si les chevaux n’avaient besoin de repos et de nourriture, il engagerait M. Tressilian à pousser en avant encore quelques milles pour n’avoir point d’écot à payer à un homme qui était la honte de son sexe.
Cependant l’arrivée d’un bon plat de jarrets de bœuf au lard adoucit un peu l’humeur de l’artiste vétérinaire, qui s’apaisa tout-à-fait devant un superbe chapon, rôti bien à point, et dont le lard dont il était bardé moussait, dit Wayland, comme la rosée de mai sur un lis. Goodman et Alison devinrent alors à ses yeux de braves gens, laborieux, obligeans, et méritant d’être encouragés.
Conformément aux mœurs du temps, le maître et le domestique s’assirent à la même table ; mais le dernier vit avec regret que Tressilian faisait peu d’honneur au repas. Il se rappela combien il avait paru ému en entendant parler de la jeune fille dans la société de laquelle il l’avait vu pour la première fois, et, craignant de toucher de nouveau à une blessure qui paraissait si sensible, il préféra attribuer l’absence de son appétit à toute autre chose.
– Ces mets ne sont peut-être pas assez délicats pour Votre Honneur, lui dit-il en faisant disparaître le troisième membre du chapon dont Tressilian s’était borné à prendre une aile ; mais si vous aviez demeuré aussi long-temps que moi dans le souterrain que Flibbertigibbet vient d’ouvrir au grand jour, et où j’osais à peine faire cuire mes alimens, de peur que la fumée ne me trahît, vous trouveriez comme moi qu’un chapon est une chère exquise.
– Je suis charmé que le repas soit de ton goût, dit Tressilian ; mais dépêche-toi, cet endroit n’est pas sûr pour toi, et mes affaires exigent de la célérité.
Ils ne s’arrêtèrent donc qu’autant qu’il le fallait pour donner le repos nécessaire à leurs montures, et ils firent une marche forcée jusqu’à Bradfort, où ils passèrent la nuit.
Ils en partirent le lendemain à la pointe du jour ; mais, pour ne pas fatiguer le lecteur de détails inutiles, nous nous bornerons à dire qu’ils traversèrent sans aventures les comtés de Wilt et de Sommerset, et le troisième jour après le départ de Tressilian de Cumnor, ils arrivèrent vers midi au château de sir Hugh Robsart, nommé Lidcote-Hall, sur les frontières du Devonshire.