« Voyez-vous du soleil la flamme matinale
« De la trompeuse nuit chasser l’obscurité ?
« Sur le mensonge ainsi prévaut la vérité. »
Ancienne comédie.
Lorsque Tressilian traversa le pont qui venait d’être le théâtre d’un divertissement si tumultueux, il ne put s’empêcher de remarquer que l’expression de tous les visages avait singulièrement changé pendant sa courte absence. Le combat burlesque était terminé ; mais les combattans, ayant encore leurs déguisemens, s’étaient formés en divers groupes, comme les habitans d’une ville qui vient d’être agitée par quelque nouvelle étrange et alarmante.
La cour extérieure lui offrit le même aspect. Les domestiques, les gens de la suite du comte, les officiers subalternes de la maison, étaient rassemblés, et se parlaient à voix basse, tournant sans cesse leurs regards vers les croisées de la grand’salle, d’un air à la fois inquiet et mystérieux.
La première personne de sa connaissance particulière que rencontra Tressilian fut sir Nicolas Blount, qui, sans lui laisser le temps de faire des questions, lui adressa ces paroles :
– Dieu te pardonne, Tressilian, tu es plus fait pour être bon campagnard que bon courtisan. Tu n’as pas l’empressement convenable à un homme de la suite de Sa Majesté. On te demande au château, on te désire, on t’attend ; personne ne peut te remplacer dans cette affaire ; et voici que tu arrives avec un marmot sur le cou de ton cheval, comme si tu étais la nourrice de quelque petit diable à la mamelle, auquel tu viens de faire prendre l’air.
– Comment ! qu’y a-t-il donc ? dit Tressilian en lâchant l’enfant, qui s’élança à terre avec la légèreté d’une plume, et en descendant lui-même de cheval en même temps.
– Ma foi, personne ne sait ce dont il s’agit, répliqua Blount ; je suis moi-même en défaut, quoique j’aie l’odorat aussi fin que qui que ce soit. Seulement milord de Leicester vient de traverser le pont en galopant comme s’il eût voulu tout écraser sur son passage ; il a demandé une audience à la reine, et il est dans ce moment enfermé avec elle, ainsi que Burleigh et Walsingham : on t’a fait demander ; mais personne ne sait s’il est question de trahison ou pire encore.
– Il dit vrai, de par le Dieu du ciel, dit Raleigh, qui parut en ce moment ; il faut que vous vous rendiez sur-le-champ en présence de la reine.
– Point de précipitation, Raleigh, dit Blount ; souviens-toi de ses bottes. Au nom du ciel, va-t’en à ma chambre, et mets mes bas de soie couleur de rose. Je ne les ai portés que deux fois.
– Fort bien, fort bien, répondit Tressilian ; mais, mon cher Blount, prends soin de cet enfant, traite-le avec douceur, et veille à ce qu’il ne s’échappe pas ; il peut être de la plus grande importance.
– En parlant ainsi, il suivit Raleigh en toute hâte, laissant l’honnête Blount, qui, tenant Flibbertigibbet d’une main et la bride du cheval de son ami de l’autre, le suivit quelque temps des yeux.
– Personne, dit-il, ne m’appelle à ces mystères, et Tressilian me laisse ici jouer le rôle de palefrenier et de garde-enfant. Je puis passer sur le premier point, car j’aime naturellement un bon cheval ; mais être tourmenté du soin d’une pareille créature ! – D’où venez-vous, mon joli petit compère ?
– Des marais, répondit l’enfant.
– Et qu’y as-tu appris, mon petit luron ?
– À attraper des oies à larges pattes et à jambes jaunes.
– Peste ! dit Blount en regardant les énormes rosettes de ses souliers, puisqu’il en est ainsi, le diable emporte celui qui te fera d’autres questions.
Pendant ce temps, Tressilian traversa le grand salon dans toute sa longueur. Il était rempli des groupes formés par les courtisans étonnés, qui chuchotaient d’un air mystérieux ; tous avaient les yeux fixés sur l’entrée de l’appartement particulier de la reine. Raleigh montra la porte, Tressilian y frappa, et fut admis sur-le-champ. Tous les assistans tendaient le cou pour pouvoir pénétrer de l’œil dans l’intérieur de l’appartement ; mais la tapisserie qui couvrait la porte retomba trop soudainement pour que la curiosité pût se satisfaire.
En entrant, Tressilian se trouva, non sans éprouver une vive émotion, en présence d’Élisabeth. Elle se promenait à grands pas, en proie à une agitation violente, qu’elle semblait dédaigner de cacher, pendant que deux ou trois de ses conseillers les plus intimes échangeaient entre eux des regards inquiets, et attendaient pour parler que sa colère fût apaisée. Devant le fauteuil royal, où elle avait été assise et qui se trouvait écarté de sa place par la violence avec laquelle elle s’en était élancée, Leicester, à genoux, les bras croisés sur sa poitrine, les regards fixés vers la terre, était immobile et muet comme une statue sur un tombeau ; à côté de lui, lord Shrewsbury, alors comte-maréchal d’Angleterre, tenait à la main le bâton de sa dignité. L’épée de Leicester, détachée du baudrier, était devant lui sur le plancher.
– Eh bien, monsieur ! dit la reine en s’approchant de Tressilian, et frappant du pied avec le geste et l’air de Henry VIII lui-même, vous connaissez cette belle affaire ; vous êtes complice de la déception, dont nous sommes le jouet ; vous avez vous-même été une des principales causes de l’injustice que nous avons commise.
Tressilian tomba à genoux devant la reine, son bon sens lui montrant le risque de chercher à se défendre dans un pareil moment d’irritation.
– Es-tu muet, Tressilian ? continua-t-elle ; tu connaissais cette intrigue ; tu la connaissais, n’est-il pas vrai ?
– J’ignorais, madame, que cette infortunée fût comtesse de Leicester.
– Et personne ne la reconnaîtra en cette qualité, dit Élisabeth. Mort de ma vie ! comtesse de Leicester ! Dites dame Amy Dudley ! heureuse si elle n’a pas sujet de signer : Veuve du traître Robert Dudley.
– Madame, dit Leicester, traitez-moi selon votre bon plaisir ; mais ne punissez point ce gentilhomme, qui est entièrement innocent.
– De quoi lui servira ton intercession ? dit la reine ; et quittant Tressilian, qui se releva lentement, elle s’élança vers Leicester, qui restait toujours agenouillé. – De quoi peut-elle lui servir ? répéta Élisabeth ; ô toi, doublement infidèle, doublement parjure ! toi, dont la scélératesse m’a rendue ridicule aux yeux de mes sujets, et odieuse à moi-même ! Je voudrais m’arracher les yeux pour les punir de leur aveuglement.
Burleigh se hasarda à parler.
– Madame, dit-il, rappelez-vous que vous êtes reine, reine d’Angleterre, mère de vos sujets ; ne vous abandonnez pas au torrent de cette colère impétueuse.
Élisabeth se tourna vers lui ; une larme brillait dans son œil fier et courroucé : – Burleigh, dit-elle, tu es un homme d’état ; tu ne comprends pas, tu ne peux pas comprendre combien cet homme a versé sur moi de douleur et de mépris.
Avec la plus grande circonspection, avec la vénération la plus profonde, Burleigh prit la main de la reine, dont il voyait le cœur prêt à se briser, et la tira à l’écart dans l’embrasure d’une fenêtre éloignée des spectateurs.
– Madame, dit-il, je suis ministre, mais je suis homme néanmoins. J’ai vieilli dans vos conseils, je ne désire et ne puis désirer ici-bas que votre gloire et votre bonheur. Je vous conjure de vous calmer !
– Ah ! Burleigh, dit Élisabeth, tu ne sais pas… Et ses larmes coulèrent en dépit de ses efforts.
– Je sais, je sais tout, ma glorieuse souveraine. Oh ! prenez garde de ne pas donner lieu à d’autres personnes de soupçonner ce qu’elles ignorent !
– Ah ! dit Élisabeth, qui s’arrêta comme si de nouvelles pensées fussent venues se présenter à son esprit, Burleigh, tu as raison, grandement raison ; tout, excepté le déshonneur ; tout, excepté l’aveu de ma faiblesse ; tout, excepté de paraître trompée, dédaignée : mort de ma vie ! cette seule pensée me jette dans le désespoir.
– Montrez votre courage accoutumé, madame, dit Burleigh, et élevez-vous au-dessus d’une faiblesse que jamais un Anglais ne soupçonnera dans son Élisabeth, si la violence de ses regrets ne lui en porte jusqu’au fond du cœur la triste conviction.
– Quelle faiblesse, milord ? dit Élisabeth avec hauteur ; prétendriez-vous aussi insinuer que la faveur dont j’honorais ce traître orgueilleux puisait sa source dans… Mais ne pouvant plus long-temps soutenir le ton de fierté dont elle s’était armée, elle se radoucit en disant : – Pourquoi chercher à t’en imposer, à toi, mon fidèle et sage serviteur ?
Burleigh s’inclina pour baiser affectueusement la main d’Élisabeth ; et, chose rare dans les annales des cours, une larme sincère tomba de l’œil du ministre sur la main de sa souveraine.
Il est probable que l’assurance intime qu’avait Élisabeth d’inspirer cet intérêt à Burleigh l’aida à supporter sa mortification et à restreindre son extrême ressentiment ; mais elle y fut encore plus portée par la crainte que son emportement ne trahit en public l’affront et le dépit que, comme reine et comme femme, elle désirait si vivement cacher. Elle quitta Burleigh, et se promena dans la salle d’un air sévère, jusqu’à ce que ses traits eussent recouvré leur dignité habituelle, et son maintien cette majesté qui la rendait si imposante.
– Notre souveraine est redevenue la sage Élisabeth, dit Burleigh à voix basse à Walsingham ; remarquez ce qu’elle va faire, et prenez garde de lui résister.
Élisabeth s’approcha alors de Leicester, et dit d’un ton calme :
– Lord Shrewsbury, nous vous déchargeons de votre prisonnier. Lord Leicester, relevez-vous et reprenez votre épée. Un quart d’heure de contrainte sous la surveillance de notre maréchal n’est pas, il nous semble, un châtiment bien sévère pour la fausseté dont vous vous êtes rendu coupable envers nous pendant si long-temps. Nous allons entendre maintenant la suite de cette affaire. Elle se plaça sur son fauteuil, et dit : – Vous, Tressilian, approchez, et dites-nous tout ce que vous savez.
Tressilian raconta son histoire avec sa générosité naturelle, supprimant autant que possible tout ce qui était de nature à nuire à Leicester, et passant sous silence leurs deux combats. Il est probable qu’en agissant de cette manière il rendit au comte le plus grand service ; car si la reine eût trouvé dans ce moment-là quelque grief qui lui eût permis d’exhaler sa colère contre Leicester, sans faire paraître des sentimens dont elle rougissait, il aurait pu s’en trouver mal. Elle réfléchit quelque temps lorsque Tressilian eut cessé de parler, et dit ensuite :
– Nous prendrons ce Wayland à notre service, et nous placerons l’enfant dans les bureaux de notre secrétariat, afin qu’il apprenne à respecter les lettres par la suite. Quant à vous, Tressilian, vous avez eu tort de ne pas nous communiquer la vérité tout entière, et la promesse qui vous liait était à la fois imprudente et coupable envers nous. Cependant, ayant donné votre parole à cette malheureuse dame, il était du devoir d’un homme et d’un gentilhomme de la garder fidèlement : après tout, nous vous estimons pour la conduite que vous avez tenue dans cette affaire. Lord Leicester, c’est maintenant à votre tour de nous dire la vérité, chose que vous avez trop négligée depuis quelque temps.
En conséquence, elle lui arracha par des questions successives toute l’histoire de sa première connaissance avec Amy Robsart, leur mariage, sa jalousie, les causes sur lesquelles elle était fondée, et beaucoup d’autres particularités. La confession de Leicester, car on pouvait bien lui donner ce nom, lui fut arrachée par fragmens ; néanmoins elle fut assez exacte, excepté qu’il omit entièrement d’avouer qu’il eût consenti aux desseins criminels de Varney sur la vie de la comtesse. Toutefois cette idée était ce qui l’occupait alors le plus, et quoiqu’il se reposât en grande partie sur le contre-ordre très positif qu’il avait envoyé par Lambourne, son dessein était de partir en personne pour Cumnor-Place, dès qu’il aurait pris congé de la reine, qui, à ce qu’il s’imaginait, allait quitter Kenilworth sur-le-champ.
Mais Leicester comptait sans son hôte. Il est vrai que sa présence et ses aveux étaient fiel et absinthe pour la maîtresse qui l’avait tant aimé. Mais privée de toute autre vengeance plus directe, la reine s’aperçut que ses demandes donnaient la torture à son infidèle amant, et elle les continuait dans cette intention, sans faire plus d’attention à ses propres souffrances que le sauvage n’en fait à ses mains que brûlent les tenailles ardentes dont il déchire les chairs de son ennemi.
À la fin cependant, le comte altier, semblable à un cerf aux abois, donna à entendre que sa patience était épuisée. – Madame, dit-il, j’ai été bien coupable, plus coupable peut-être que vous ne l’avez dit dans votre juste ressentiment ; néanmoins, madame, permettez-moi d’ajouter que mon crime, s’il est impardonnable, n’a pas été commis sans provocation, et que si la beauté et une dignité affable pouvaient séduire le faible cœur de l’homme, je pourrais citer l’une et l’autre comme les motifs qui m’ont déterminé à cacher ce secret à Votre Majesté.
La reine fut si frappée de cette réponse, que Leicester eut soin de prononcer de manière qu’elle ne pût être entendue que d’elle seule, qu’elle ne sût qu’y répondre dans le moment, et le comte eut la témérité de poursuivre son avantage.
– Votre Majesté, qui s’est déjà montrée si indulgente, me permettra d’invoquer sa clémence royale en faveur de ces expressions qui, hier matin même, n’étaient regardées que comme une bien légère offense.
La reine lui répliqua avec colère, et tenant les yeux attachés sur lui en lui répondant : – De par le Dieu du ciel ! milord, s’écria-t-elle, une pareille effronterie passe toutes les bornes, et lasse ma patience ; mais elle ne servira de rien. Holà ! milords ! venez apprendre une nouvelle : le mariage clandestin de lord Leicester m’a dérobé un époux, et un roi à l’Angleterre. Sa Seigneurie est tout-à-fait patriarcale dans ses goûts ; une seule femme ne saurait lui suffire, et il nous réservait l’honneur de sa main gauche. Maintenant, n’est-ce pas le comble de l’insolence que je n’aie pu l’honorer de quelques marques de ma faveur sans qu’il ait eu aussitôt la présomption de croire ma couronne et ma main à sa disposition ? Vous, milords, vous avez cependant une meilleure opinion de moi, et je sens pour cet homme ambitieux la même compassion que pour un enfant qui voit une bulle de savon éclater entre ses mains. Nous allons rentrer dans la grand’salle… Milord de Leicester, nous vous ordonnons de nous suivre et de vous tenir près de nous.
Toute la cour réunie dans la salle était impatiente de curiosité, et quel fut l’étonnement universel lorsque la reine dit à ceux qui se trouvaient près d’elle : – Les réjouissances de Kenilworth ne sont pas encore épuisées, milords et mesdames ; il nous reste à célébrer les noces du noble propriétaire.
Il y eut un murmure de surprise : – Rien de plus vrai, nous en donnons notre parole royale, dit la reine ; il nous en a fait un secret afin de nous réserver le plaisir de cette surprise. Je vois que vous mourez de curiosité de connaître quelle est l’heureuse épouse de Leicester ; c’est Amy Robsart, la même qui, pour compléter la fête d’hier, a figuré dans le divertissement comme la femme de son serviteur Varney.
– Au nom de Dieu, madame, dit le comte en s’approchant d’elle avec un mélange d’humilité, de mortification et de honte qu’on lisait sur son visage, et parlant assez bas pour n’être entendu que d’elle seule, prenez ma tête, comme vous m’en menaciez dans votre colère, et épargnez-moi ces insultes ; ne foulez pas aux pieds un ver déjà écrasé.
– Un ver, milord ! dit la reine du même ton ; dites un serpent, c’est un plus noble reptile, et la comparaison serait plus exacte. Vous connaissez un serpent engourdi par le froid qui fut réchauffé dans le sein de quelqu’un…
– Pour l’amour de vous, madame, pour moi-même, dit le comte, pendant qu’il me reste encore quelque raison…
– Parlez haut, milord, dit Élisabeth, et d’un peu plus loin, s’il vous plaît ; qu’avez-vous à nous demander ?
– La permission, dit le malheureux comte d’un ton soumis, de partir à l’instant pour Cumnor-Place.
– Pour ramener ici votre épouse, probablement ? C’est assez bien vu ; car, d’après ce que nous avons entendu dire, elle est en assez mauvaises mains. Mais, milord, vous ne pouvez y aller en personne… Nous avons arrêté de passer quelques jours dans ce château de Kenilworth, et vous n’aurez pas l’impolitesse de nous priver de la présence de notre hôte pendant le séjour que nous comptons y faire… Sous votre bon plaisir nous ne pouvons pas nous soumettre à un tel affront aux yeux de nos sujets… Tressilian ira à Cumnor-Place pour vous, et un gentilhomme de notre chambre l’accompagnera, afin que lord Leicester ne redevienne point jaloux de son ancien rival. – Qui veux-tu avoir pour compagnon de voyage, Tressilian ?
Tressilian prononça avec une humble soumission le nom de Raleigh.
– Vraiment, dit la reine, tu as fait un bon choix. Raleigh est un jeune chevalier ; et délivrer une dame de prison, c’est une heureuse aventure pour son début… Il faut que vous sachiez, milords et mesdames, que Cumnor-Place ne vaut guère mieux qu’une prison. D’ailleurs il y a là certains chevaliers félons que nous désirerions avoir sous bonne garde en notre pouvoir… ; Monsieur notre secrétaire, vous leur remettrez l’ordre de s’assurer des personnes de Richard Varney et d’Alasco ; qu’on les amène ici morts ou vifs ; prenez avec vous une escorte suffisante, messieurs ; conduisez la dame à Kenilworth en tout honneur ; ne perdez pas un moment ; et que Dieu soit avec vous.
Ils s’inclinèrent respectueusement et sortirent.
Qui pourra décrire la manière dont la fin de cette journée fut employée à Kenilworth ? La reine, qui semblait n’y être restée que dans le seul dessein d’insulter et de mortifier le comte de Leicester, se montra aussi habile dans ces raffinemens de vengeance féminine qu’elle l’était dans l’art de gouverner ses peuples avec sagesse. La cour obéit aux intentions de la souveraine, et le seigneur de Kenilworth éprouvait, au milieu de ses fêtes et dans son propre château, le sort d’un courtisan disgracié, par la manière froide et peu respectueuse des amis qui se tenaient prêts à le quitter, et par le triomphe mal caché de ses ennemis avoués. Sussex, fidèle à la franchise militaire de son caractère, Burleigh et Walsingham, par une sagacité pénétrante, et quelques dames touchées de la compassion qui distingue leur sexe, furent les seules personnes de cette cour nombreuse qui montrèrent à Leicester le même visage qu’elles avaient eu le matin.
Leicester avait été tellement accoutumé à considérer la faveur des cours comme le but principal de sa vie, que tous ses autres sentimens furent pendant quelque temps comme perdus dans les tourmens que faisait éprouver à son esprit altier cette continuité de petites humiliations et de mépris étudiés dont il était devenu tout-à-coup l’objet. Mais, lorsqu’il se fut retiré le soir dans son appartement, cette longue et superbe tresse de cheveux qui avait lié la lettre d’Amy s’offrit à ses regards, et, comme par la vertu magique d’un talisman, réveilla dans son cœur des sentimens plus nobles et plus doux. Il la baisa mille fois et, en se rappelant qu’il était encore en son pouvoir d’éviter les souffrances qu’il venait d’endurer, en se retirant dans cette demeure magnifique et digne d’un prince, avec la charmante et tendre compagne qui devait partager son sort futur, il sentit qu’il pourrait s’élever au-dessus de la vengeance qu’Élisabeth s’était plu à tirer de lui.
En conséquence Leicester, le jour suivant, montra une si noble sérénité d’âme, il parut si occupé des plaisirs de ses hôtes, et cependant si indifférent pour leur conduite personnelle à son égard ; il fut si respectueux avec la reine, il supporta avec tant de patience tous les dégoûts dont elle cherchait à l’abreuver, qu’Élisabeth changea de procédés, et, quoique toujours froide et hautaine, elle ne lui fit plus aucun affront direct. Elle fit entendre aussi avec quelque aigreur à ceux de sa suite qui pensaient lui faire la cour en se conduisant d’une manière peu respectueuse avec le comte, que tant qu’ils resteraient à Kenilworth ils devaient avoir pour lui les égards auxquels des hôtes étaient obligés envers le seigneur du château. Enfin tout changea tellement de face en vingt-quatre heures que les courtisans les plus expérimentés et les plus déliés, prévoyant qu’il était possible que Leicester rentrât en faveur, réglèrent leur conduite de manière à pouvoir un jour se faire un mérite de ne l’avoir pas abandonné au jour de son adversité. Il est temps cependant de laisser ces intrigues, pour suivre dans leur voyage Tressilian et Raleigh.
Outre Wayland, ils avaient avec eux un poursuivant d’armes de la reine, et deux vigoureux domestiques. Ils étaient tous six bien armés, et voyageaient aussi vite que le permettait la nécessité de ménager leurs chevaux, qui avaient devant eux un long chemin à faire. Ils cherchèrent à se procurer quelques renseignemens sur Varney ; mais ils ne purent en recueillir aucun, parce qu’il avait voyagé pendant la nuit.
Dans un petit village qui était à douze milles de Kenilworth, où ils s’arrêtèrent pour faire rafraîchir leurs chevaux, un pauvre ecclésiastique, curé-desservant du lieu, sortit d’une petite chaumière, et les supplia, si quelqu’un d’entre eux entendait la chirurgie, qu’il voulût bien entrer un instant pour voir un homme qui se mourait.
Wayland, l’empirique, offrit de faire de son mieux. Pendant que le curé le conduisait à l’endroit désigné, il apprit que le blessé avait été trouvé sur la grande route, à un mille du village, par les laboureurs qui allaient à leurs travaux dans la matinée précédente, et que le curé lui avait donné un asile dans sa maison. Sa blessure, qui provenait d’un coup de feu, était évidemment mortelle. Mais avait-il été blessé dans une querelle particulière, ou par des voleurs, c’est ce qu’on n’avait pu savoir, car il avait une fièvre violente, et ne tenait aucun discours suivi. Wayland entra dans un appartement sombre ; et le curé n’eut pas plus tôt tiré les rideaux du lit, qu’il reconnut dans les traits défigurés du mourant la figure de Michel Lambourne. Sous prétexte d’aller chercher quelque chose dont il avait besoin, Wayland courut prévenir ses compagnons de voyage de cette circonstance extraordinaire ; et Tressilian et Raleigh, remplis des plus vives inquiétudes, se rendirent en toute hâte à la demeure du curé, pour assister aux derniers momens de Lambourne.
Ce misérable était alors dans les angoisses de la mort, dont un meilleur chirurgien que Wayland n’aurait pu le sauver ; car la balle lui avait traversé le corps de part en part. Il avait encore quelque usage de ses sens ; il reconnut Tressilian, et lui fit signe de se pencher sur son lit. Tressilian s’approcha. Après quelques murmures inarticulés, dans lesquels on ne pouvait distinguer que les noms de Varney et de lady Leicester, Lambourne lui dit, de se hâter, de peur d’arriver trop tard. Ce fut en vain que Tressilian chercha à obtenir du malade de plus amples renseignemens ; il parut tomber dans le délire, et quand il fit encore signe à Tressilian pour attirer son attention, ce ne fut que pour le prier d’informer son oncle Giles Gosling, aubergiste de l’Ours-Noir, qu’il était mort dans son lit, après tout. Un instant après en effet une dernière convulsion termina sa vie, et cette rencontre ne servit qu’à faire concevoir à nos voyageurs, sur le sort de la comtesse, les craintes vagues que les dernières paroles de Lambourne devaient naturellement produire. Ils poursuivirent leur route avec la plus grande vitesse, requérant des chevaux au nom de la reine lorsque ceux qu’ils montaient furent trop fatigués pour aller plus loin.