« Gare ! de mon cheval je ne serai plus maître,
« S’il voit si près de lui quelque prince paraître :
« Car, pour vous dire en vers la pure vérité,
« Par son illustre mère il était allaité,
« Lorsque, dans son château fier de voir une reine,
« Le noble Leicester fêta sa souveraine. »
BEN JOHNSON, les Hiboux masqués.
Le divertissement qu’on préparait à Élisabeth et à sa cour pour le jour suivant était un combat entre les Anglais et les Danois, que devaient représenter les fidèles et courageux, habitans de Coventry, conformément à un usage long-temps conservé dans leur antique bourg, et dont les vieilles chroniques garantissent l’authenticité.
Les citoyens, divisés en deux troupes, Saxons et Danois, retraçaient en vers grossiers, accompagnés de coups assez rudes, les querelles de ces deux braves nations et le courage magnanime des amazones anglaises, qui, d’après l’histoire, eurent la plus grande part au massacre général des Danois, qui eut lieu dans la saison de l’été, en l’an de grâce 1012. Ce divertissement, qui fut long-temps le passe-temps favori des habitans de Coventry, avait, à ce qu’il paraît, été interdit par le rigorisme de quelques ministres d’une secte puritaine, qui se trouvèrent avoir beaucoup d’influence sur les magistrats. Mais presque tous les habitans du bourg avaient adressé des pétitions à la reine pour qu’on leur rendît leur amusement national, et pour obtenir la permission de le renouveler devant Sa Majesté. Quand on agita cette question dans le conseil privé, qui suivait ordinairement la reine pour expédier les affaires, la demande des habitans de Coventry, quoique désapprouvée par quelques uns des membres les plus sévères, trouva grâce devant Élisabeth. Elle dit que des plaisirs de ce genre occupaient d’une manière innocente beaucoup de gens qui, s’ils en étaient privés, pourraient employer leurs loisirs à des jeux plus pernicieux ; et que les prédicateurs, quelque recommandables qu’ils fussent par leur science et leur sainteté, déclamaient avec trop d’amertume contre les passe-temps de leurs ouailles.
Les habitans de Coventry eurent ainsi gain de cause. En conséquence, après un repas que maître Laneham appelle un déjeuner d’ambroisie, les principaux personnages de la cour à la suite de Sa Majesté se rendirent en foule à la tour de la Galerie, pour être spectateurs de l’approche des deux troupes ennemies, anglaise et danoise.
À un signal donné, la barrière du parc fut ouverte pour les recevoir. Ils entrèrent tous ensemble, fantassins et cavaliers, car les plus ambitieux parmi les bourgeois et les laboureurs étaient vêtus de costumes bizarres, imitant ceux des chevaliers, afin de représenter la noblesse des deux nations. Cependant, pour prévenir les accidens, on ne leur permit pas de paraître sur de véritables coursiers ; seulement ils pouvaient se munir de ces chevaux de bois qui donnaient anciennement à la danse moresque ses principaux attraits, et qu’on voit de nos jours paraître encore sur le théâtre, dans la grande bataille qui termine la tragédie de M. Bayes. L’infanterie suivait avec des accoutremens non moins singuliers. Toute cette parade pouvait être considérée comme une espèce d’imitation burlesque de ces spectacles plus splendides dans lesquels la noblesse jouait un rôle et imitait aussi fidèlement que possible les personnages qu’elle voulait représenter. La fête dont nous parlons avait un aspect tout différent, les acteurs étant des personnes d’un rang inférieur, et qui se piquaient tous d’avoir les costumes les plus bizarres et les plus fantasques. Aussi leurs accoutrements, que la crainte de trop retarder le cours de notre histoire ne nous laisse pas le loisir de décrire, étaient assez ridicules ; et leurs armes, quoique capables de porter des coups vigoureux, n’étaient que de longues perches au lieu de lances, et des bâtons au lieu de sabres. Quant aux armes défensives, la cavalerie et l’infanterie étaient pourvues de casques solides et de boucliers d’un cuir épais.
L’ingénieux ordonnateur de la fête était le capitaine Coxe, ce célèbre original de Coventry, dont le recueil de ballades, d’almanachs, et de petites histoires reliées en parchemin et fermées par un bout de ficelle, est encore si recherché des antiquaires. Il s’avançait bravement sur son cheval, à la tête des bandes anglaises : il avait l’air fier, dit Laneham, et brandissait, son long sabre comme il convenait à un guerrier expérimenté qui avait servi sous le père de la reine, le roi Henry, au siège de Boulogne. Ce général fut par conséquent le premier à entrer dans la carrière ; il passa près de la galerie, à la tête de ses compagnons, et, baissant respectueusement devant la reine la poignée de son épée, il exécuta au même moment une courbette telle que n’en avait jamais fait encore cheval de bois à deux jambes.
Il défila ensuite avec toute sa troupe de fantassins et de cavaliers, et les rangea habilement en ordre de bataille à l’extrémité du pont, attendant que ses antagonistes fussent préparés pour le combat.
Il n’y eut pas long-temps à attendre ; car les Danois, infanterie et cavalerie, nullement inférieurs aux Anglais en nombre et en courage, arrivèrent presque au même moment ; à leur tête marchait la cornemuse du nord, instrument national, et ils obéissaient aux ordres d’un chef habile, qui ne le cédait qu’au capitaine Coxe dans la guerre, si toutefois il n’était pas son égal. Les Danois, en qualité d’agresseurs, se postèrent sous la tour de la Galerie, en face de celle de Mortimer ; et lorsqu’ils eurent bien pris toutes leurs mesures, on donna le signal du combat.
Dans la première charge, les combattans se montrèrent assez modérés ; car les deux partis avaient la crainte de se voir repoussés jusque dans le lac ; mais à mesure que des renforts arrivaient, l’escarmouche devint une bataille furieuse. Ils se précipitèrent les uns sur les autres, ainsi que l’affirme maître Laneham, comme des béliers enflammés par la jalousie ; ils se heurtaient avec tant de fureur que les adversaires se renversaient souvent l’un l’autre, et les sabres de bois et leurs boucliers se rencontraient avec un bruit terrible ; dans plusieurs occasions il arriva ce que redoutaient les guerriers les plus expérimentés : les balustrades qui protégeaient les côtés du pont n’avaient été, peut-être à dessein, que légèrement assurées ; elles cédèrent aux efforts des combattans qui se heurtaient les uns les autres, de manière que le courage du plus grand nombre se trouva suffisamment refroidi par le bain qu’ils prirent.
Ces accidens auraient pu devenir plus sérieux qu’il n’eût été convenable dans un engagement de cette nature ; car plusieurs des champions qui essuyèrent ce désagrément ne savaient pas nager, et les autres se trouvaient embarrassés de leurs armures de toutes pièces en cuir et en carton ; mais on avait prévu le cas, et il y avait plusieurs bateaux tout prêts à accueillir les infortunés guerriers, et à les débarquer sur terre ferme. Là, mouillés et découragés, ils se consolaient avec l’ale chaude et les liqueurs fortes qu’on leur versait libéralement, et ils ne témoignaient plus aucun désir de recommencer un combat si dangereux.
Le capitaine Coxe seul, après avoir deux fois été précipité, lui et son cheval, du pont dans le lac, mais capable de braver tous les périls où se sont jamais trouvés les héros favoris de la chevalerie, tels que les Amadis, Bélianis, Bévis, et même son propre Guy de Warwick, le capitaine Coxe lui seul, nous le répétons, après deux semblables mésaventures, se précipita de nouveau dans le plus épais de la mêlée ; ses vêtemens et la housse de son cheval de bois étaient complètement trempés ; cependant deux fois il ranima par sa voix et son exemple le courage des Anglais qui fléchissaient ; de sorte qu’à la fin leur victoire sur les Danois devint, selon toute justice et convenance, complète et décisive. Il était bien digne d’être immortalisé par la plume de Ben Johnson, qui, cinquante ans après, trouva qu’un masque joué à Kenilworth ne pouvait être représenté sans l’ombre du capitaine Coxe sur son redoutable coursier de bois.
Ces amusemens champêtres et un peu grossiers pourraient ne pas s’accorder avec l’idée que le lecteur s’est formée d’un divertissement représenté devant cette Élisabeth qui fit fleurir les lettres pendant son règne d’une manière si brillante, et devant une cour qui, gouvernée alors par une femme distinguée par le sentiment des convenances comme par son esprit et sa sagesse, se faisait remarquer par son raffinement et sa délicatesse.
Mais soit que, par politique, Élisabeth voulût paraître prendre part aux amusemens populaires, soit que son père Henry VIII lui eût transmis quelques uns de ses goûts, il est certain qu’elle rit de bon cœur de la manière dont les gens de Coventry retraçaient ou plutôt parodiaient les mœurs chevaleresques. Elle appela auprès d’elle le comte de Sussex et le lord Hunsdon, dans le dessein peut-être de dédommager le premier des longues audiences particulières qu’elle avait accordées au comte de Leicester ; et elle engagea la conversation avec lui sur un passe-temps plus convenable à ses goûts que ces spectacles burlesques. Le plaisir que la reine semblait prendre à rire et à plaisanter avec ses généraux fournit à Leicester l’occasion qu’il attendait pour s’éloigner de la présence royale. Il choisit si bien son temps que cette démarche parut aux courtisans un effet de générosité, comme s’il eût voulu laisser à son rival un libre accès auprès de la personne de la reine, au lieu de profiter de ses droits comme maître absolu du château pour se placer continuellement entre sa souveraine et ses rivaux.
Leicester cependant songeait à toute autre chose qu’à se montrer rival si courtois ; car dès qu’il vit que la reine conversait avec Sussex et Hunsdon, derrière lesquels se tenait sir Nicolas Blount, ouvrant la bouche d’une oreille à l’autre à chaque mot qu’on prononçait, il fit un signe à Tressilian, qui suivait de l’œil tous ses mouvemens.
Il s’avança du côté du parc, fendant des flots de spectateurs, qui, la bouche entr’ouverte, admiraient la bataille des Anglais et des Danois. Lorsqu’il se fut dégagé de la foule, non sans quelque difficulté, il tourna la tête pour reconnaître si Tressilian avait été aussi heureux que lui, et, le voyant suivre de près, il se dirigea vers un petit bosquet où se trouvait un domestique avec deux chevaux sellés. Il sauta sur l’un, et fit signe à Tressilian de monter sur l’autre. Tressilian obéit sans proférer un seul mot.
Leicester piqua des deux, et galopa sans s’arrêter jusqu’à un lieu à l’écart, environné de chênes touffus, à la distance d’un mille du château, et d’un côté tout-à-fait opposé à celui où la curiosité attirait tous les spectateurs. Il mit alors pied à terre, attacha son cheval à un arbre et prononçant seulement ces mots : – Ici nous ne courons pas risque d’être interrompus, il mit son manteau sur la selle, et tira son épée.
Tressilian imita, son exemple, mais il ne put s’empêcher de dire : – Milord, tous ceux qui me connaissent savent que je ne crains pas la mort lorsque mon honneur est compromis. Je crois pouvoir sans bassesse demander, au nom de tout ce qui est honorable, pourquoi Votre Seigneurie a osé me faire un affront tel que celui qui nous place dans cette position l’un à l’égard de l’autre ?
– Si vous n’aimez pas de pareilles marques de mon mépris, répondit le comte, mettez sur-le-champ l’épée à la main, de peur que je ne réitère le traitement dont vous vous plaignez.
– Il n’en est pas besoin, dit Tressilian. Que Dieu soit juge entre nous, et que votre sang retombe sur votre tête si vous périssez !
Il avait à peine fini sa phrase qu’ils se joignirent, et le combat commença.
Mais Leicester, qui possédait à fond la science de l’escrime, avait assez appris à connaître, la nuit précédente, la force et l’adresse de Tressilian pour combattre avec plus de prudence, et chercher une vengeance sûre plutôt que précipitée. Le combat durait depuis plusieurs minutes avec une adresse égale de part et d’autre, lorsque Tressilian, en portant un coup furieux que Leicester détourna heureusement, se mit dans une position désavantageuse. Le comte le désarma et le renversa par terre. Leicester sourit d’un air féroce en voyant la pointe de son épée à deux pouces de la gorge de son adversaire. Lui mettant le pied sur la poitrine, il lui ordonna de confesser les crimes infâmes dont il s’était rendu coupable envers lui, et de se préparer à la mort.
– Je n’ai à me reprocher ni crime ni infamie dans ma conduite à ton égard, répondit Tressilian, et je suis mieux préparé que toi à mourir. Use de ton avantage comme tu le voudras, et puisse Dieu te pardonner ! Je ne t’ai donné aucun motif pour me poursuivre de ta haine.
– Aucun motif, s’écria le comte, aucun motif ? Mais pourquoi discuter avec un être aussi vil ? Meurs comme tu as vécu !
Il avait levé le bras dans le dessein de porter le coup fatal, lorsqu’il se sentit tout d’un coup saisir par-derrière.
Le comte se tourna en fureur pour s’affranchir de cet obstacle inattendu, et vit, avec la plus grande surprise, qu’un jeune garçon d’un aspect singulier s’était emparé de son bras droit et s’y attachait avec une telle ténacité qu’il ne put s’en débarrasser sans des efforts considérables, qui donnèrent à Tressilian le temps de se relever et de reprendre son épée. Leicester revint sur lui avec la même rage dans les regards, et le combat aurait recommencé avec plus d’acharnement encore, si le jeune garçon ne se fût précipité aux genoux du comte, et ne l’eût conjuré, d’une voix aigre et perçante, de l’écouter un instant.
– Lève-toi, et laisse-moi, dit Leicester, ou, par le Dieu du ciel, je vais te frapper de mon épée ! Quel intérêt te pousse à me priver de ma vengeance ?
– Un intérêt puissant, dit le jeune garçon sans s’intimider, puisque ma folie est la cause de cette sanglante querelle, et peut-être de malheurs plus terribles encore. Oh ! si vous voulez jouir d’une conscience pure, si vous espérez dormir en paix et à l’abri du tourment des remords, veuillez seulement parcourir cette lettre, et ensuite faites selon votre plaisir.
Parlant avec une énergie à laquelle sa voix et ses traits singuliers ajoutaient quelque chose de fantastique, il montra à Leicester une lettre fermée par une longue tresse de cheveux. Quelque aveuglé qu’il fût par la rage de se voir privé d’une manière si étrange du plaisir de la vengeance, un mouvement presque involontaire fit que le comte céda à la demande que lui faisait avec tant d’instances un être si extraordinaire. Il lui arracha la lettre des mains, pâlit en regardant l’adresse, délia d’une main tremblante le nœud qui l’attachait, et jetant les yeux sur ce qui y était écrit, il chancela, et il allait tomber à la renverse, s’il ne se fût appuyé contre un tronc d’arbre. Il y resta un instant, les yeux fixés sur la lettre, la pointe de son épée tournée contre terre, et sans paraître songer à la présence d’un ennemi auquel il avait montré un courroux si impitoyable, et qui aurait pu à son tour l’attaquer avec avantage. Mais Tressilian avait l’âme trop noble pour une pareille vengeance. Il était, comme le comte, immobile de surprise, attendant la fin de cette scène étrange, mais se tenant prêt à se défendre en cas de besoin contre quelque attaque inattendue de Leicester, qu’il soupçonnait de nouveau être en proie à une véritable frénésie. À la vérité il reconnut facilement dans le jeune garçon son ancienne connaissance Dick Sludge, dont la figure ne s’oubliait pas aisément lorsqu’on l’avait vue une fois ; mais il ne pouvait s’imaginer comment il était arrivé dans un moment si critique ; il ne comprenait pas davantage pourquoi il avait mis tant d’énergie à son intervention, et surtout comment elle avait pu produire un tel effet sur Leicester.
Mais la lettre seule eût suffi pour en produire de plus surprenans encore. C’était celle que la malheureuse Amy avait écrite à son époux, afin de lui exposer les motifs qui l’avaient forcée de fuir le château de Cumnor, et la manière dont elle avait exécuté son projet. Elle lui apprenait qu’elle s’était réfugiée à Kenilworth pour implorer sa protection, et lui détaillait les circonstances qui l’avaient conduite dans la chambre de Tressilian, le conjurant de lui désigner sans retard un asile plus convenable. Elle terminait par les protestations les plus solennelles d’un attachement inviolable et d’une soumission absolue à sa volonté en toutes choses ; demandant pour toute faveur de ne plus être livrée à la garde de Varney.
La lettre tomba des mains de Leicester lorsqu’il l’eut parcourue. – Prenez mon épée, Tressilian, dit-il, et percez moi le cœur, comme je voulais percer le vôtre il n’y a qu’un moment !
– Milord, dit Tressilian, vous m’avez fait une grande injustice, mais une voix secrète au fond de mon cœur m’a toujours répété que ce devait être par quelque inconcevable méprise.
– Méprise fatale ! dit Leicester ; et il remit la lettre à Tressilian : on m’a fait prendre un homme d’honneur pour un scélérat, et un serviteur infidèle et dissolu a passé à mes yeux pour le meilleur des hommes. Misérable enfant, pourquoi cette lettre ne me parvient-elle qu’aujourd’hui ? où s’est donc arrêté celui qui en était chargé ?
– Je n’ose vous le dire, milord, repartit le jeune garçon en s’éloignant pour se mettre hors de sa portée, mais voici le messager.
Au même moment arriva Wayland ; et, questionné par Leicester, il détailla toutes les circonstances de sa fuite avec Amy ; les attentats qui avaient forcé cette infortunée à prendre la fuite, et le désir qu’elle avait toujours montré de se mettre sous la protection du comte. Il invoqua le témoignage des domestiques de Kenilworth, qui ne pouvaient pas avoir oublié les questions empressées qu’elle avait faites sur le comte de Leicester aussitôt après son arrivée.
– Les scélérats ! s’écria le comte, et cet infâme Varney, le plus scélérat de tous ! et Amy est dans ce moment même en son pouvoir !
– Mais il n’a pas reçu, j’espère, dit Tressilian, des ordres funestes pour elle ?
– Non, non, reprit le comte précipitamment ; j’ai dit quelque chose dans un accès de rage, mais cet ordre a été pleinement révoqué par un courrier parti à la hâte ; elle est maintenant… elle doit être en sûreté.
– Oui, dit Tressilian, elle doit être en sûreté, et je dois en être assuré. Ma querelle particulière est terminée avec vous, milord ; mais j’en ai une autre à vider avec le séducteur d’Amy Robsart, qui a fait de l’infâme Varney un manteau pour couvrir ses crimes.
– Le séducteur d’Amy ! répliqua Leicester d’une voix terrible ; dites son époux, son époux trompé, aveuglé, son indigne époux ! Elle est comtesse de Leicester, je le jure sur ma parole de chevalier. Il n’est aucune sorte de justice que je ne sois prêt à lui rendre. Je n’ai pas besoin de dire que je ne crains pas les moyens dont vous pourriez vous servir pour m’y contraindre.
La générosité de Tressilian ne lui permit pas de s’arrêter à aucune considération personnelle, et toutes ses pensées se concentrèrent tout d’un coup sur le sort d’Amy Robsart. Il n’avait pas une confiance illimitée aux résolutions changeantes de Leicester, dont l’âme lui paraissait trop agitée pour se laisser gouverner par la froide raison ; et, malgré les assurances du comte, il ne pouvait croire Amy hors de danger tant qu’elle serait entre les mains de ses créatures.
– Milord, dit-il avec calme, je n’ai point l’intention de vous offenser, et je suis loin de chercher une querelle ; mais les devoirs que j’ai à remplir envers sir Hugh Robsart me forcent d’aller sur-le-champ instruire la reine de ce qui se passe, afin que le rang de la comtesse soit reconnu comme il doit l’être.
– Non, monsieur, répliqua le comte fièrement : ne soyez pas assez audacieux pour intervenir dans une affaire qui m’est personnelle ; la voix seule de Dudley proclamera l’infamie de Dudley. Je vais tout déclarer à Élisabeth elle-même, et puis je vole à Cumnor-Place, aussi vite que s’il y allait de la vie.
En parlant ainsi il détacha son cheval, mit le pied à l’étrier, et courut vers le château à toute bride.
– Portez-moi avec vous, M. Tressilian, dit Flibbertigibbet en le voyant monter à cheval avec la même précipitation : mon histoire n’est pas encore finie ; j’ai besoin de votre protection.
Tressilian consentit à sa demande, et suivit le comte d’un pas moins rapide. Pendant le chemin, l’enfant lui avoua, avec toutes les marques d’un profond regret, que, s’étant imaginé avoir des droits à la confiance de Wayland, et piqué de la manière dont il éludait toutes ses questions au sujet de la dame qu’il avait accompagnée, il s’était vengé en lui dérobant la lettre qu’Amy lui avait remise pour le comte de Leicester. Son intention était de la lui restituer ce soir-là même, se croyant certain de le rencontrer, puisque Wayland devait jouer le rôle d’Arion dans le divertissement.
Il avait été un peu alarmé en voyant le nom que portait l’adresse ; mais il avait réfléchi que Leicester ne devant revenir au château que dans la soirée, Wayland lui-même n’aurait pu la remettre plus tôt.
Mais Wayland ne parut plus, ayant été, comme nous l’avons dit, chassé du château par Lambourne ; Flibbertigibbet, après l’avoir cherché en vain, et n’ayant pu trouver l’occasion de parler à Tressilian, commença à être fort inquiet sur les suites de son espièglerie, en se voyant le détenteur d’une lettre adressée à un personnage aussi considérable que le comte de Leicester. La réserve ou plutôt la crainte que Wayland avait laissé entrevoir à l’égard de Lambourne et de Varney, lui fit juger que la lettre devait être remise entre les mains du comte lui-même, et qu’il pouvait faire tort à la dame en la donnant à quelque domestique. Il avait inutilement tenté d’approcher de Leicester ; les insolens valets auxquels il s’était adressé dans ce dessein l’avaient constamment repoussé, à cause de la singularité de ses traits et de la pauvreté de ses vêtemens.
Il avait été bien près de réussir lorsque, dans ses perquisitions, il avait trouvé dans la grotte la cassette qu’il savait appartenir à la malheureuse comtesse, pour l’avoir aperçue dans le voyage ; car rien n’échappait à son œil vigilant. Après avoir inutilement cherché à la remettre à Tressilian ou à la comtesse, il l’avait placée, comme nous l’avons vu, dans les mains de Leicester lui-même ; mais il ne l’avait malheureusement pas reconnu sous le déguisement qu’il portait alors.
Enfin Dick était sur le point de parvenir à son but, le soir de la mascarade ; mais, au moment où il allait aborder le comte, il avait été prévenu par Tressilian. Doué d’une finesse d’ouïe égale à celle de son esprit, Flibbertigibbet les avait entendus se donner un rendez-vous dans la Plaisance, et avait résolu d’ajouter un tiers à leur entretien. Il forma le dessein de les épier ; car il commençait à être inquiet sur le compte de la dame, d’après les bruits étranges qui déjà se répandaient parmi les domestiques.
Un incident imprévu l’empêcha de suivre le comte de près, et, lorsqu’il arriva sous le portique, il trouva aux prises les deux adversaires. Il se hâta aussitôt de donner l’alarme à la garde, se doutant bien que sa propre espièglerie devait être la cause de cette querelle, qui pouvait avoir des résultats funestes. Caché sous le portique, il entendit le second rendez-vous que Leicester donnait à Tressilian. En conséquence, il les avait épiés tous deux avec la plus grande attention, pendant le combat des gens de Coventry, lorsqu’à son grand étonnement il avait reconnu Wayland, déguisé avec grand soin, mais qui ne l’était pas assez pour tromper l’œil curieux de son ancien camarade. Ils sortirent de la foule pour s’expliquer sur leur position mutuelle. Dick avoua à Wayland tout ce que nous venons de raconter ; et l’artiste l’informa, à son tour, que sa profonde inquiétude sur le sort de la dame l’avait ramené près du château, aussitôt qu’on lui avait appris dans un village situé à environ vingt milles, où il était dans la matinée, que Varney et Lambourne, dont il redoutait la violence, avaient tous deux quitté Kenilworth la nuit précédente.
Au milieu de leur conversation, ils virent Leicester et Tressilian se dégager de la foule ; ils les suivirent jusqu’à l’endroit où ils montèrent à cheval. Ce fut alors que Dick, dont la légèreté est déjà connue de nos lecteurs, arriva assez à temps pour sauver la vie à Tressilian. L’enfant achevait son histoire lorsqu’ils descendirent à la tour de la Galerie.