« Notre route est choisie ; il faut tendre les voiles,
« Lever l’ancre, marcher toujours la sonde en main ;
« Veiller au gouvernail. Il n’est que trop certain
« Que des écueils cachés hérissent ce rivage ;
« Ces rochers dangereux ont vu plus d’un naufrage. »
FALCONER, le Naufrage.
Pendant le court intervalle qui s’écoula entre la fin de l’audience et la séance du conseil privé, Leicester eut le temps de réfléchir qu’il venait de mettre lui-même le sceau à sa destinée. – Il était impossible, pensait-il, qu’après avoir, en face de tout ce que l’Angleterre avait de plus honorable, attesté, quoique en termes ambigus, la vérité de la déclaration de Varney, il se permît de le contredire ou de le désavouer, sans s’exposer non seulement à perdre la faveur dont il jouissait à la cour, mais à encourir le ressentiment personnel de la reine, qui ne lui pardonnerait pas de l’avoir trompée, et sans devenir l’objet du mépris et de la dérision de son rival et de tous ses partisans. La certitude de tous ces dangers frappa en même temps son esprit, tandis qu’il était d’une autre part effrayé de la difficulté de garder un secret qui ne pouvait plus se divulguer sans renverser son pouvoir et sans nuire à son honneur. Il était dans la situation de cet homme qui, exposé sur une glace prête à se briser autour de lui, n’a d’autre moyen de salut que de marcher en avant d’un pas ferme. Il lui fallait s’assurer, à tout risque, la faveur de la reine, pour laquelle il avait fait tant de sacrifices ; c’était son unique planche de salut dans la tempête. Tous ses efforts devaient tendre non seulement à se maintenir dans les bonnes grâces d’Élisabeth, mais encore à augmenter la partialité que lui témoignait cette princesse. Il fallait qu’il fût son favori, ou qu’il souscrivît à la ruine de sa fortune et de son honneur. Toute autre considération devait être écartée pour le moment, et il chercha à bannir de son souvenir l’image importune d’Amy, en se disant qu’il aurait tout le temps d’aviser aux moyens de sortir du labyrinthe dans lequel il s’était engagé. Le pilote qui voit Scylla menacer sa proue, disait-il, ne songe qu’à l’éviter, sans penser au danger plus éloigné de Charybde.
Ce fut dans cette disposition d’esprit que Leicester alla prendre sa place accoutumée au conseil privé d’Élisabeth, et qu’il l’accompagna ensuite pendant sa promenade sur la Tamise ; jamais il n’avait déployé plus avantageusement ses talens, soit comme politique du premier ordre, soit comme courtisan accompli.
Il arriva qu’il fût question, dans le conseil, des affaires de l’infortunée Marie, reine d’Écosse, qui était alors dans la septième année de sa captivité en Angleterre. Sussex et quelques autres parlèrent avec force en faveur de cette malheureuse princesse ; ils firent valoir la loi des nations et les droits de l’hospitalité avec une chaleur qui, quoique respectueuse et modérée, n’était pas tout-à-fait agréable aux oreilles de la reine. Leicester embrassa l’opinion contraire avec chaleur ; il prétendit que la détention prolongée de la reine d’Écosse était une mesure nécessaire à la sûreté du royaume, et notamment à la personne sacrée d’Élisabeth. – Le moindre cheveu de la tête de notre souveraine, dit-il, doit être un objet plus précieux et plus intéressant que la vie et la fortune d’une rivale qui, après avoir élevé des prétentions aussi vaines qu’injustes au trône d’Angleterre, est encore, dans sa prison, la base constante sur laquelle reposent toutes les espérances des ennemis d’Élisabeth, soit au dedans, soit au dehors, il finit par prier qu’on l’excusât si le zèle l’avait emporté trop loin ; mais la sûreté de la reine était un sujet qui l’entraînait toujours au-delà des bornes de sa modération ordinaire.
Élisabeth le réprimanda, mais avec beaucoup de douceur, sur le trop d’importance qu’il attachait à ce qui la concernait personnellement. Elle avoua pourtant que, puisqu’il avait plu au ciel d’unir ses intérêts à ceux de ses sujets, elle croyait ne faire que son devoir quand les circonstances l’obligeaient à prendre des mesures dictées par le soin de sa propre sûreté. Elle se flattait que, si le conseil était d’avis que la prudence exigeât de priver sa malheureuse sœur d’Écosse de la liberté, il ne la blâmerait pas si elle priait la comtesse de Shreswsbury de la traiter avec tous les égards qui pouvaient s’accorder avec la nécessité de veiller sur sa personne. Et après avoir ainsi annoncé son bon plaisir, elle leva la séance.
Jamais on n’avait mis plus d’empressement à se ranger pour laisser passer le comte de Leicester que lorsqu’en sortant du conseil privé il traversa les antichambres remplies d’une foule de courtisans ; jamais les huissiers n’avaient crié à plus haute voix : Place ! place au noble comte ! jamais on n’avait obéi à ce signal plus promptement et avec plus de respect ; jamais tant de regards ne s’étaient tournés vers lui dans l’espoir d’en obtenir un sourire de protection, un simple signe qu’ils n’étaient pas méconnus ; tandis que le cœur de plusieurs de ses humbles partisans battait entre le désir de lui offrir des félicitations et la crainte de paraître trop hardis en s’adressant en public à un homme de son rang. Toute la cour jugeait que l’issue de l’audience de ce jour, attendue avec tant de doutes et d’inquiétudes, était un triomphe décisif pour Leicester. On regardait comme indubitable que son rival, s’il n’était pas entièrement obscurci par son éclat, roulerait à l’avenir comme un astre secondaire dans une sphère plus éloignée du soleil. Ainsi pensait la cour, et les courtisans, du premier au dernier, agissaient en conséquence.
D’une autre part, jamais Leicester n’avait rendu avec plus de condescendance et d’un air plus agréable les saluts qui lui étaient adressés de tous côtés ; jamais (pour employer l’expression d’un poète qui, en ce moment, n’était pas bien loin de lui) il n’avait su recueillir « tant d’opinions dorées sur son compte . »
Il avait pour chacun un salut, un sourire, un mot agréable ; il les distribuait en grande partie à des courtisans dont les noms ont disparu depuis long-temps dans le fleuve d’oubli, mais il les adressait aussi quelquefois à des êtres dont le nom sonne d’une manière étrange à nos oreilles, quand on se les représente comme occupés des affaires journalières de la vie, attendu la prodigieuse élévation à laquelle les a portés la reconnaissance de la postérité. Voici quelques unes des phrases qu’il débitait en passant.
– Vous voilà, Poynings ! Comment se portent votre femme et votre charmante fille ? pourquoi ne viennent-elles pas à la cour ? – Votre demande ne peut réussir, Adams ; la reine ne veut plus accorder de privilèges exclusifs ; mais je pourrai vous servir dans une autre occasion. – Mon cher alderman Aylford, le procès de la cité, relativement à Queenhithe, marchera aussi vite que mon crédit pourra y contribuer. – M. Edmond Spencer, je voudrais pouvoir appuyer votre pétition, d’après mon amour pour les muses ; mais vous avez lancé de furieux sarcasmes contre le lord trésorier.
– Milord, répondit le poète, s’il m’était permis de m’expliquer…
– Venez me voir chez moi, Edmond ; pas demain ni après-demain, mais le plus tôt possible. – Ah ! William Shakspeare ! fou de William ! il faut que tu aies donné à mon neveu, Philippe Sydney, de la poudre de sympathie, car il ne peut se coucher sans avoir sous son oreiller ton poème de Vénus et Adonis. Je te ferai pendre comme le plus grand sorcier d’Europe. À propos, plaisant original, je n’ai pas oublié ton affaire avec les ours ; j’y veillerai.
Le comédien s’inclina, le comte lui fit un signe de tête, et passa son chemin. C’est ainsi qu’on aurait parlé dans ce siècle : dans le nôtre, on pourrait dire que l’immortel avait rendu hommage au mortel.
Celui à qui le favori adressa ensuite la parole était un de ses plus zélés partisans, qui le salua, le sourire sur les lèvres, et d’un air de triomphe : – Sir Francis Denning, lui dit-il, cet air de bonne humeur vous rend la figure d’un tiers moins longue que lorsque je vous ai vu ce matin. – Eh bien, M. Bowyer ! pourquoi vous tenez-vous à l’écart ? croyez-vous que j’aie de la rancune contre vous ? Vous n’avez fait que votre devoir ce matin ; et si je me rappelle jamais notre petite altercation, ce sera pour vous en savoir gré.
Le comte vit alors s’avancer vers lui, avec des révérences grotesques, un personnage bizarrement vêtu d’un pourpoint de velours noir festonné, et garni de satin cramoisi. Une plume de coq surmontait la toque de velours qu’il tenait à la main, et l’on remarquait son énorme fraise empesée, selon l’absurde mode du temps. Il y avait dans l’expression de sa physionomie la suffisance d’un fat présomptueux sans esprit ; la verge qu’il portait et son air d’importance annonçaient qu’il était revêtu de quelque dignité officielle dont il n’était pas peu vain. Une perpétuelle rougeur qui occupait, non ses joues maigres et creuses, mais toute la protubérance d’un nez effilé, paraissait annoncer l’habitude de la bonne vie, comme on disait alors, plutôt que celle de la modestie, et la manière dont il aborda le comte eût prouvé que ce soupçon n’était pas mal fondé.
– Bonjour, M. Robert Laneham, dit le comte sans s’arrêter, et désirant évidemment l’éviter.
– J’ai une demande à présenter à Votre Seigneurie, dit Laneham le suivant hardiment.
– Et quelle est-elle, maître gardien de la porte de la chambre du conseil ?
– C’est-à-dire clerc de la porte de la chambre du conseil, dit Laneham avec emphase.
– Donne à tes fonctions tel titre que tu voudras ; mais que me veux-tu ?
– Simplement que Votre Seigneurie daigne me permettre d’être du voyage qui va avoir lieu à son superbe château de Kenilworth.
– Et pourquoi cela, Laneham ? Songes-tu que je dois y avoir compagnie nombreuse ?
– Pas assez nombreuse pour que Votre Seigneurie ne puisse y accorder une petite place à son ancien serviteur. D’ailleurs, milord, réfléchissez qu’il est possible qu’il s’y tienne quelque conseil, et que cette verge est nécessaire pour écarter ces écouteurs aux portes qui appliqueraient l’œil au trou de la serrure, et l’oreille à toutes les fentes qu’ils pourraient trouver. Ma verge est aussi indispensable au conseil qu’un chasse-mouches à un étal de boucher.
– Ta comparaison est honorable pour le conseil ; mais ne cherche pas à la justifier. Soit, j’y consens, viens à Kenilworth si bon te semble. Je n’y manquerai pas de fous, et tu trouveras à qui parler.
– Et s’il s’y trouve des fous, milord, je n’en aurai que plus de plaisir. J’aime à me divertir aux dépens d’un fou autant qu’un lévrier à poursuivre un lièvre. Mais j’ai une autre faveur à solliciter de Votre Seigneurie.
– Explique-toi vite : il faut que je parte ; la reine va sortir.
– Je voudrais, milord, y amener avec moi une compagne de lit.
– Que veut dire ceci ? N’as-tu pas honte… ?
– Milord, ma demande n’a rien qui soit contre les canons. J’ai une femme aussi curieuse que sa grand’mère qui a mangé la pomme : or, je ne puis régulièrement la prendre avec moi, les ordres de Sa Majesté défendant rigoureusement à tout officier d’amener son épouse dans les voyages de la cour, afin de ne pas encombrer de femmes les équipages. Mais ce que je voudrais obtenir de Votre Seigneurie, ce serait que vous voulussiez bien lui donner quelque rôle à jouer dans quelque pantomime ou autre représentation histrionique, de manière qu’elle y parût sous quelque déguisement sans qu’on pût se douter qu’elle est ma femme.
– Que le diable vous emporte tous deux ! s’écria Leicester en perdant patience par suite des souvenirs que ce discours faisait naître en lui. Pourquoi m’arrêtes-tu pour me débiter de telles sornettes ?
Le clerc de la porte de la chambre du conseil, effrayé de cet accès subit de colère, laissa tomber sa verge officielle, et fixa sur le comte ses gros yeux hébétés exprimant l’étonnement et la terreur, ce qui rappela Leicester à lui-même sur-le-champ.
– Je ne voulais que voir si tu avais la hardiesse qui convient à ta place, lui dit-il d’un ton adouci : viens à Kenilworth, et amènes-y le diable si tu veux.
– Ma femme a joué le rôle du diable dans un mystère, milord, du temps de la reine Marie ; mais il nous manquerait une bagatelle pour le costume.
– Voici une couronne ; mais débarrasse-moi de ta présence : j’entends sonner la grosse cloche.
Robert Laneham le regarda encore un moment d’un air de surprise ; et, se baissant pour ramasser le signe de sa dignité, il se dit à lui-même ; – Le noble comte est dans une singulière humeur aujourd’hui ; mais ceux qui donnent des couronnes ont le droit d’exiger que nous autres gens d’esprit nous fermions les yeux sur leurs lubies, car, par ma foi ! s’ils ne payaient pas pour obtenir merci, nous ne les ménagerions guère.
Cependant Leicester traversait les appartemens du palais, négligeant alors les politesses dont il avait été si prodigue ; et, fendant à pas pressés la foule des courtisans, il gagna un petit salon où il s’arrêta pour se reposer un moment et se livrer à ses réflexions solitaires.
– Que suis-je donc devenu, se dit-il à lui-même, pour que les vains discours d’un fou, d’une vraie cervelle d’oison, fassent sur moi une telle impression ? Conscience, tu es comme le limier que le bruit d’une souris éveille aussi bien que le rugissement d’un lion ! Ne puis-je donc, par une démarche hardie, me tirer d’un état si embarrassant, si pénible ? Si j’allais me jeter aux pieds d’Élisabeth, lui tout avouer, implorer sa merci ?
Tandis qu’il réfléchissait à cette dernière idée, la porte s’ouvrit, et Varney entra avec précipitation.
– Grâce à Dieu, milord, s’écria-t-il, je vous trouve enfin !
– Dis plutôt grâce au diable, dont tu es l’agent.
– Grâce à qui vous voudrez, milord ; mais ne perdons pas un instant : la reine est à bord, et demande où vous êtes.
– Va lui dire que je me suis trouvé mal tout-à-coup ; car, de par le ciel ! ma tête ne peut résister plus long-temps.
– Rien de plus facile, dit Varney avec un sourire amer, car ni vous, ni moi, qui, comme votre premier écuyer, devais vous suivre, n’avons déjà plus de places dans la barque de la reine. Comme je m’empressais d’accourir au palais pour vous chercher, j’ai entendu qu’on appelait le nouveau favori Walter Raleigh et notre ancienne connaissance Tressilian pour les leur donner.
– Tu es un vrai démon, Varney, répondit Leicester en se levant à la hâte ; mais tu l’emportes en ce moment : je te suis.
Varney ne répondit rien, et lui montrant le chemin, passa devant lui sans cérémonie, sortit du palais et prit le chemin de la Tamise, son maître le suivant à quelques pas comme machinalement. S’étant retourné, il s’arrêta, et lui dit d’un ton qui sentait la familiarité et presque l’autorité : – Que veut dire ceci, milord ? votre manteau tombe d’un côté, votre pourpoint est déboutonné ; permettez-moi…
– Varney, tu es quelquefois bien sot malgré toute ton astuce, dit Leicester en refusant son officieuse assistance. Nous sommes fort bien ainsi : quand nous vous demanderons d’avoir soin de notre personne, à la bonne heure ; mais pour le présent vous nous êtes inutile.
En parlant ainsi, le comte reprit son sang-froid et son air d’autorité. – Il affecta de mettre encore plus de désordre dans ses vêtemens, – passa devant Varney avec le regard altier d’un supérieur, et à son tour il le précéda pour se diriger vers le rivage.
La barque de la reine était à l’instant de partir ; les places réservées pour Leicester sur la poupe, et pour son écuyer sur la proue, étaient occupées par d’autres. Mais, à l’arrivée du comte, les rames, prêtes à battre l’eau, restèrent suspendues, comme si les bateliers eussent prévu qu’il y aurait quelque changement dans les rangs de la compagnie. La rougeur de la reine annonçait le mécontentement ; et, de ce ton froid auquel a recours un supérieur pour cacher l’agitation intérieure, qu’il éprouve à ceux devant qui il ne pourrait la laisser apercevoir sans déroger à sa dignité, elle lui adressa ces paroles glaciales : – Nous vous avons attendu, milord de Leicester .
– Gracieuse souveraine, répondit Leicester, vous qui pouvez pardonner tant de faiblesses qui vous sont inconnues, n’accorderez-vous pas un peu de pitié aux émotions d’un cœur dont l’agitation se communique au corps et à l’esprit ? Je me suis présenté devant vous ce matin suspect, accusé ; votre bonté a pénétré à travers les nuages de la calomnie, m’a rendu mon honneur, et, ce qui m’est encore plus précieux, vos bonnes grâces : est-il étonnant, quelque malheureuse que soit pour moi cette circonstance, que mon écuyer m’ait trouvé dans un état qui me laissait à peine la force de me traîner jusqu’ici, où un regard de Votre Majesté, quoique, hélas ! un regard irrité, a eu le pouvoir de faire pour moi ce qu’Esculape aurait tenté vainement ?
– Comment ! s’écria Élisabeth en jetant les yeux sur Varney, milord s’est-il trouvé mal ?
– Il a éprouvé une espèce de faiblesse, répondit l’adroit Varney, comme Votre Majesté peut l’apercevoir au désordre de ses vêtemens. Milord était si empressé de se rendre auprès d’elle qu’il n’a pas même voulu me donner le temps de le réparer.
– Peu importe, dit Élisabeth en jetant un regard sur les traits nobles du comte, auxquels le mélange étrange des passions qui venaient de l’agiter donnait un nouvel intérêt. Entrez, milord, entrez, nous vous trouverons une place. Quant à la vôtre, M. Varney, nous en avons disposé, vous vous placerez dans une autre barque.
Varney salua et se retira.
– Et vous aussi, ajouta-t-elle en regardant Raleigh, notre jeune chevalier du manteau, il faut que vous vous retiriez. Vous prendrez place dans la barque de nos dames d’honneur ; car pour Tressilian, il a déjà eu trop à souffrir du caprice des femmes pour que nous voulions qu’il ait encore à se plaindre d’un nouvel arrangement.
Leicester entra dans la barque de la reine, qui, changeant quelque chose à la distribution des places, lui en donna une à côté d’elle. Raleigh se leva, et Tressilian aurait été assez maladroitement poli pour offrir la sienne à son ami si un coup d’œil significatif de Walter lui-même, qui semblait à la cour dans son élément naturel, ne lui eût fait sentir que la reine se trouverait peut-être offensée qu’il montrât si peu d’empressement à profiter de la première faveur qu’elle lui avait accordée. Il resta donc assis en silence, tandis que Raleigh, saluant profondément Élisabeth, se disposait d’un air mortifié à sortir de la barque.
Un jeune courtisan, le galant lord Willoughby, crut voir sur la figure de la reine quelque chose qui annonçait de la pitié pour l’air de mortification, véritable ou affectée, du jeune Walter.
– Ce n’est pas nous, vieux courtisans, dit-il avec gaieté, qui devons cacher aux jeunes l’éclat du soleil. Sous le bon plaisir de Sa Majesté, je me priverai pour une heure de ce que ses sujets ont de plus cher, du bonheur de jouir de sa présence ; et je me mortifierai en me réduisant à la clarté des étoiles, tandis que je perdrai, pour quelques instans, la vue de Diane dans toute sa gloire. Je prendrai donc place dans la barque des dames d’honneur, et je céderai à ce jeune cavalier une heure de félicité.
– Si vous consentez à nous quitter, milord, lui dit la reine d’un ton moitié sérieux moitié badin, c’est une mortification à laquelle il faudra nous résoudre. Mais, quoique vous vous disiez un vieux courtisan, nous ne vous confierons pas le soin de nos dames d’honneur. Votre âge vénérable, ajouta-t-elle avec un sourire malin, sera mieux assorti avec celui de notre grand-trésorier, qui nous suit dans la troisième barque, et dont l’expérience peut encore profiter de la vôtre.
Lord Willoughby tâcha de cacher sous un sourire la contrariété qu’il éprouvait, salua la reine, et alla se placer dans la barque de lord Burleigh. Cette circonstance n’échappa point au comte de Leicester, qui cherchait à distraire son esprit de tout retour sur lui-même en s’occupant de ce qui se passait autour de lui. Mais quand la barque se fut éloignée du rivage, quand les musiciens, placés sur une autre, eurent commencé à faire résonner leurs instrumens, quand on entendit les acclamations du peuple qui couvrait les deux rives de la Tamise, et que tout lui rappela la situation dans laquelle il se trouvait, le Comte fit un effort sur lui-même pour ne plus songer qu’à se maintenir dans la faveur de la reine, et il déploya avec tant de succès les moyens de plaire qu’il avait reçus de la nature, qu’Élisabeth, charmée de sa conversation, mais alarmée pour sa santé, lui ordonna enfin, d’un air enjoué, de se taire quelques instans, de crainte qu’une conversation trop animée ne l’épuisât.
– Milords, dit-elle alors, – ayant rendu contre Leicester un édit de silence, nous vous demanderons vos conseils sur une affaire qu’il convient mieux de discuter au milieu de la gaieté et des instrumens de musique qu’avec la gravité de nos délibérations ordinaires. Quelqu’un de vous connaît-il une pétition qui nous a été présentée par Orson Pinnit, gardien, comme il se qualifie, de nos ours royaux ? Qui de vous appuiera sa requête ?
– Oh ! certes, dit le comte de Sussex, avec la permission de Votre Majesté, ce sera moi. Orson Pinnit était un brave soldat avant que les épées du clan de Mac-Donough l’eussent mis hors de combat en Irlande, et je me flatte que Votre Majesté continuera d’être ce qu’elle a toujours été, la protectrice de ses fidèles et loyaux serviteurs.
– C’est bien notre intention, dit la reine, et surtout quand il s’agit de nos pauvres soldats ou marins, qui hasardent leur vie pour une paye bien modique. Nous donnerions notre palais, ajouta-t-elle les yeux étincelans, pour en faire un hospice à leur usage, plutôt que de souffrir qu’ils me regardassent comme une maîtresse ingrate ; mais ce n’est pas ce dont il s’agit. Et, après s’être livrée à cette effusion de patriotisme, reprenant le ton d’une conversation enjouée : – La requête d’Orson Pinnit, dit-elle, va un peu plus loin ; il se plaint de ce que, grâce au goût que le public commence à prendre pour les spectacles, et surtout à l’espèce de fureur avec laquelle on se porte à celui où se jouent les pièces d’un William Shakspeare, dont je présume que, le nom ne vous est pas tout-à-fait inconnu, milord, le mâle amusement du combat de l’ours tombe comparativement en discrédit, parce qu’on aime mieux voir ces coquins de comédiens faire semblant de se tuer, que nos chiens et nos ours royaux se déchirer sérieusement. Que dites-vous à cela, lord Sussex ?
– Sur ma foi, madame, répondit le comte, vous ne pouvez croire qu’un vieux soldat comme moi ait grand’chose à dire en faveur des combats simulés, quand il s’agit de les comparer à des combats sérieux ; et cependant je ne veux pas de mal à Shakspeare. C’est un gaillard vigoureux : quoiqu’on dise qu’il est boiteux , il joue à ravir du bâton à deux bouts, et il s’est bravement battu contre les garde-chasses du vieux sir Thomas Lucy de Charlecot, lorsqu’il s’est introduit dans son parc pour chasser les daims du maître et embrasser la fille du concierge.
– Je vous demande pardon, milord, dit Élisabeth ; il a été question de cette affaire dans le conseil, et la fille du concierge n’y était pour rien. Nous ne voulons pas qu’on exagère la faute de ce pauvre hère. Mais que dites-vous de son jeu, de ses pièces, de son théâtre ? car c’est là le point de la question, et il ne s’agit nullement de ses anciennes erreurs, de ses chasses dans un parc, et des autres folies dont vous parlez.
– En vérité, madame, je ne veux pas de mal à ce fou. J’ai entendu quelques uns de ses vers de paillard (je demande pardon de l’expression à Votre Majesté ), et il m’a même semblé qu’il s’y trouvait quelque chose de guerrier. Mais ce n’est que de la crème fouettée ; point de substance, rien de sérieux, comme Votre Majesté l’a fort bien remarqué. Quel intérêt puis-je prendre à une demi-douzaine de coquins armés de fleurets rouillés et de boucliers de fer-blanc, qui ne donnent que la parodie d’une bataille, en comparaison du noble spectacle du combat de l’ours ? Ce dernier spectacle a été honoré de la présence de Votre Majesté et de celle de vos illustres prédécesseurs dans ce beau royaume, fameux dans toute la chrétienté par ses mâtins incomparables et par le talent des gens qui font leur métier d’instruire des ours au combat. Il est grandement à craindre que ces deux races ne dégénèrent si l’on préfère aller écouter les fadaises ampoulées d’un histrion, au lieu d’encourager la plus belle image de la guerre qu’on puisse offrir en temps de paix, c’est-à-dire le combat de l’ours. Là vous voyez l’ours se tenant en garde, l’œil rouge et enflammé, comme un capitaine rusé qui reste sur la défensive pour engager son ennemi à venir l’attaquer dans son camp. Alors messire Mâtin s’élance dans la carrière, et saisit messire Bruin à la gorge ; mais celui-ci lui apprend quelle est la récompense de ceux qui, en temps de guerre, négligent, par excès de courage, les précautions de la prudence : il le serre entre ses bras, et le presse contre son sein, en vigoureux lutteur, jusqu’à ce qu’on entende toutes ses côtes se brisant craquer l’une après l’autre avec un bruit semblable à un coup de pistolet. Mais en ce moment arrive un autre Mâtin, non moins brave, mais ayant plus de jugement ; il saisit messire Bruin par la lèvre inférieure, et y reste suspendu, tandis que celui-ci, perdant son sang et poussant des hurlemens, cherche en vain à se débarrasser de son ennemi. Alors…
– Sur mon honneur, dit la reine, j’ai vu plus d’une fois le combat de l’ours, et j’espère bien le voir encore ; mais vous en faites une description si admirable que, si je ne l’avais jamais vu, elle suffirait pour me le mettre sous les yeux. Mais voyons, qui nous parlera maintenant sur ce sujet ? Leicester, avez-vous quelque chose à nous dire ?
– Votre Majesté permet donc que je me considère comme démuselé ?
– Sans doute, pourvu que vous parliez sans vous fatiguer. Cependant, quand je pense que l’ours et le bâton se trouvent dans vos anciennes armoiries, je crois que je ferai mieux d’entendre un orateur moins partial.
– Sur ma parole, madame, quoique mon frère Ambroise de Warwick et moi nous portions dans nos armoiries les emblèmes que vous daignez rappeler, nous n’en sommes pas moins amis de l’impartialité. Je vous dirai donc, en faveur des comédiens, que ce sont des drôles spirituels qui occupent l’esprit du peuple par leurs bouffonneries, et qui l’empêchent de se mêler des affaires publiques, d’écouter de faux bruits, des insinuations déloyales, des discours perfides. Quand on s’occupe à voir la manière dont Marlow et Shakspeare dénoueront leurs intrigues imaginaires, ainsi qu’ils les appellent, on ne songe pas à examiner la conduite de ceux qui gouvernent.
– Mais je n’entends pas empêcher mon peuple d’examiner ma conduite, milord, parce que plus il l’examinera de près, et mieux il en appréciera les véritables motifs.
– On prétend, madame, dit le doyen de Saint-Asaph, puritain à toute outrance, que non seulement ces comédiens débitent dans leurs pièces des expressions profanes et licencieuses tendant à engendrer le péché et la débauche, mais qu’ils y introduisent aussi des réflexions sur le gouvernement, sur son origine, sur son objet, propres à rendre le peuple mécontent et à ébranler les fondations de la société civile ; et je dirai, sous le bon plaisir de Votre Majesté, qu’il ne paraît pas prudent de permettre à ces bouches impures de ridiculiser la gravité des hommes pieux, de blasphémer le ciel, de calomnier ceux qui gouvernent la terre, et de braver ainsi les lois divines et humaines.
– Si nous pouvions croire qu’ils le fissent, milord, nous aurions bientôt réprimé une telle licence : mais il n’est pas juste de défendre l’usage d’une chose, parce qu’il est possible d’en abuser ; et quant à ce Shakspeare, nous pensons qu’il se trouve dans ses pièces des choses qui valent vingt combats d’ours, et que ce qu’il appelle ses chroniques peut fournir un divertissement honnête et une instruction utile non seulement à nos sujets, mais aux générations qui nous succéderont.
– Le règne de Votre Majesté, dit Leicester, n’aura pas besoin d’un si faible appui pour passer à la postérité ; et cependant Shakspeare a touché à sa manière divers incidens du gouvernement de Votre Majesté, de façon à contre-balancer tout ce que vient de dire sa révérence le doyen de Saint-Asaph. Il y a, par exemple, quelques vers… Je voudrais que mon neveu Philippe Sidney fût ici, car ils sont constamment dans sa bouche. C’est une espèce de conte de fée : il est question d’amour, de traits, de… Mais, quelque beaux qu’ils soient, ils sont bien loin d’approcher du sujet auquel ils font allusion. Je crois que Sidney les répète même en dormant.
– Vous nous faites subir le supplice de Tantale, milord. Nous savons que Philippe Sidney est un favori des muses, et nous nous en réjouissons. La valeur ne brille jamais plus que lorsqu’elle est unie au goût et à l’amour des lettres. Mais sûrement il se trouvera quelqu’un de nos jeunes courtisans dont la mémoire se rappellera ce que des affaires plus importantes ont effacé de la vôtre. M. Tressilian, vous qu’on m’a représenté comme un adorateur de Minerve, vous souvenez-vous de ces vers ?
Le cœur de Tressilian était trop accablé de tristesse, ses plus douces espérances venaient d’être trop cruellement déçues pour qu’il voulût profiter de cette occasion de fixer sur lui l’attention de la reine ; mais il résolut de faire jouir de cet avantage un jeune ami plus ambitieux. S’excusant donc sur un prétendu défaut de mémoire, il ajouta qu’il croyait que Walter Raleigh savait les vers auxquels le comte de Leicester venait de faire allusion.
Par l’ordre de la reine, Raleigh se leva, et déclama avec autant de goût que de grâce la célèbre vision d’Obéron , de manière à en faire sentir la délicatesse et à y ajouter un nouveau charme.
Je vis alors, mais tu ne pus le voir,
Le jeune Amour, tout fier de son pouvoir,
Qui dans les airs planait à tire-d’aile.
De son carquois une flèche fidèle
Fut à son arc ajustée à l’instant.
Le trait partit, et Cupidon content,
Crut que sa main, jusqu’alors toujours sûre,
Perçait le cœur battant sous la ceinture
D’une beauté reine dans l’Occident.
Trop vain espoir ! projet trop imprudent !
Un seul rayon de la chaste Cynthie
Sut émousser la flèche trop hardie ;
Et la vestale, au front plein de pudeur,
Brava l’Amour, et conserva son cœur.
La voix de Raleigh, en débitant ces vers, était un peu tremblante, comme s’il eût douté que cet hommage plût à la souveraine à qui il était adressé. Si cette inquiétude était affectée, c’était une bonne politique ; si elle était véritable, elle n’était pas nécessaire. Ces vers n’étaient probablement pas une nouveauté pour la reine, car jamais une élégante flatterie n’a tardé à parvenir à l’oreille du souverain à qui elle est destinée. Mais elle n’en fut pas moins bien reçue en passant par la bouche de Raleigh. Également charmée des vers, de la manière dont ils étaient déclamés, et des traits gracieux et animés de celui qui les récitait, Élisabeth, les yeux fixés sur Walter, marquait de la main le repos, la césure de chaque vers, comme s’il se fût agi de marquer les temps d’un morceau de musique. Lorsqu’il eut cessé de parler, elle répéta, comme par distraction, le dernier vers,
Brava l’Amour, et conserva son cœur.
En même temps sa main laissa échapper dans la Tamise la pétition du gardien des ours royaux, que les flots portèrent peut-être jusqu’à Sheerness, où elle reçut un plus favorable accueil.
Le succès que venait d’obtenir le jeune courtisan piqua Leicester d’émulation, à peu près comme le vieux cheval de course redouble ses efforts quand il voit un jeune coursier le devancer dans la carrière. Il fit tomber la conversation sur les jeux, les banquets, les fêtes, et sur le caractère de ceux qu’on y voyait figurer. Il mêla des observations fines à une critique légère, tenant ce juste milieu qui évite également l’insipidité de l’éloge et l’amertume de la satire. Il imita avec beaucoup de naturel le ton de l’affectation et de la rusticité, et celui qui lui était naturel n’en parut que doublement gracieux quand il y revint. Les pays étrangers, leurs mœurs, leurs coutumes, l’étiquette des différentes cours, les modes, même la parure des dames, lui servirent successivement de texte, et rarement il passait d’un sujet à l’autre sans trouver le moyen de faire quelque compliment, exprimé avec délicatesse et sans avoir l’air de le chercher, à la reine vierge, à sa cour et à son gouvernement. Tel fut l’entretien pendant le reste de la promenade, et il fut varié par la gaieté des jeunes courtisans, orné par les remarques de quelques savans sur les auteurs anciens et modernes, et enrichi des maximes de profonde politique et de saine morale par les hommes d’État qui faisaient entendre le langage de la sagesse au milieu des propos plus légers de la galanterie.
En retournant au palais, Élisabeth accepta, ou pour mieux dire choisit le bras de Leicester pour se rendre du grand escalier donnant sur la Tamise jusqu’à la porte du palais. Il crut même sentir, quoique ce ne fût peut-être qu’une illusion flatteuse de son imagination, que, pendant ce court trajet, elle s’appuyait sur lui plus qu’elle n’aurait eu besoin de le faire. Certainement, les actions et les discours d’Élisabeth s’étaient accordés, pendant toute la matinée, pour lui indiquer qu’il était arrivé à un degré de faveur auquel il n’était pas encore parvenu jusqu’alors. La reine, il est vrai, adressa souvent la parole à son rival avec bonté ; mais ce qu’elle lui disait semblait moins lui être inspiré par son cœur que lui être arraché par le mérite qu’elle ne pouvait s’empêcher de reconnaître en lui. Enfin tout ce qu’elle lui dit de flatteur fut contre-balancé dans l’opinion des courtisans les plus déliés par un mot qu’elle avait dit à l’oreille de lady Derby, que la maladie était plus habile alchimiste qu’elle ne le supposait, puisqu’elle avait changé en or le nez de cuivre du comte de Sussex.
Cette plaisanterie transpira, et le comte de Leicester, jouissant de son triomphe en homme dont le premier, l’unique mobile avait été de s’assurer la faveur de sa souveraine, oublia, dans l’ivresse du moment, l’embarras et le danger de sa situation. Quelque étrange qu’on puisse le trouver, il pensait moins alors aux périls auxquels son mariage secret l’exposait qu’aux marques de bonté qu’Élisabeth accordait de temps en temps au jeune Raleigh. Elles étaient passagères, momentanées, mais elles tombaient sur un jeune homme qui aurait pu servir de modèle à un sculpteur, dont l’esprit avait été soigneusement cultivé, et qui joignait à la valeur les grâces et la galanterie.
Les courtisans qui avaient accompagné la reine à la promenade furent invités à un splendide banquet. Il est vrai que le festin ne fut pas honoré de la présence de la souveraine ; Élisabeth pensait que sa modestie et sa dignité ne lui permettaient pas d’y paraître ; et son usage, en pareil cas, était de prendre en particulier un repas léger et frugal avec une ou deux de ses favorites. Après le dîner toute la cour se réunit de nouveau dans les superbes jardins du palais, et ce fut en s’y promenant que la reine demanda tout-à-coup à une dame qui était près d’elle ce qu’était devenu le jeune chevalier du manteau.
Lady Paget répondit qu’elle avait vu M. Raleigh, il n’y avait que quelques minutes, debout devant la fenêtre d’un pavillon donnant sur la Tamise, et écrivant quelque chose sur une vitre avec la pointe d’un diamant enchâssé dans une bague.
– C’est moi qui la lui ai donnée, dit la reine, comme une indemnité de la perte de son manteau. Mais allons de ce côté, Paget ; je suis curieuse de voir ce qu’il a écrit. Je commence déjà à le connaître ; il a l’esprit merveilleusement subtil.
Elles se rendirent au pavillon. Le jeune homme en était encore à quelque distance, comme l’oiseleur qui veille sur le filet qu’il a tendu. La reine s’approcha de la fenêtre, sur une vitre de laquelle Raleigh s’était servi du présent qu’il avait reçu d’elle pour écrire le vers suivant :
Je voudrais bien monter, mais la chute est à craindre.
La reine sourit, et lut ce vers une première fois tout haut à lady Paget, et une seconde tout bas pour elle-même. – C’est un fort bon commencement, dit-elle après une minute ou deux de réflexion ; mais on dirait que sa muse a abandonné le jeune bel-esprit dès le premier pas dans sa carrière. Ce serait un acte de charité que d’achever le distique ; ne le pensez-vous pas, lady Paget ? Donnez une preuve de vos talens poétiques.
Lady Paget, prosaïque, depuis son berceau, comme l’a jamais été la dame d’honneur d’une reine, se déclara dans l’impossibilité absolue d’aider le jeune poète.
– Il faudra donc que je sacrifie moi-même aux muses, dit Élisabeth.
– Nul encens ne peut leur être plus agréable, dit lady Paget, et ce sera faire trop d’honneur aux divinités du Parnasse que de…
– Paix ! Paget, dit la reine, paix ! vous commettez un sacrilège contre les neuf immortelles. Vierges elles-mêmes, elles devraient être favorables à une reine vierge, et c’est pourquoi… mais relisons son vers :
Je voudrais bien monter, mais la chute est à craindre.
Ne pourrait-on pas lui faire cette réponse, faute de meilleure :
Si tu crains, reste à terre et cesse de te plaindre.
La dame d’honneur poussa une exclamation de joie et de surprise en entendant une rime si heureuse, et certainement on en a applaudi de plus mauvaises, quoique leurs auteurs fussent d’un rang moins distingué.
Encouragée par le suffrage de lady Paget, la reine prit une bague de diamant, et disant, – Notre jeune poète sera bien surpris quand il trouvera son distique achevé sans qu’il s’en soit mêlé, elle écrivit le second vers au-dessous du premier.
La reine quitta le pavillon ; mais en se retirant à pas lents, elle tourna plusieurs fois la tête en arrière, et vit le jeune Walter courir avec le vol d’un vanneau vers le lieu qu’elle venait de quitter. – Ma traînée de poudre a pris feu, dit-elle alors, c’est tout ce que je voulais voir. Et riant de cet incident avec lady Paget, elle regagna le palais en lui recommandant de ne parler à personne de l’aide qu’elle avait accordée au jeune poète. La dame d’honneur lui promit un secret inviolable ; mais on doit supposer qu’elle fit une réserve mentale en faveur de Leicester, à qui elle conta sans délai une anecdote si peu propre à lui faire plaisir.
Cependant Raleigh, s’étant approché de la fenêtre, lut avec un transport qui approchait de l’ivresse l’encouragement que la reine venait de donner elle-même à son ambition ; et, le cœur plein de joie et d’espérance, il alla rejoindre le comte de Sussex, sur le point de s’embarquer avec sa suite.
Le respect dû à la personne du comte empêcha qu’on s’entretînt de l’accueil qu’il avait reçu à la cour avant qu’on fût arrivé à Say’s-Court ; et alors Sussex, épuisé, tant par la maladie que par les fatigues de cette journée, se retira dans sa chambre, et demanda à voir Wayland, qui l’avait traité avec tant de succès : mais Wayland ne se trouvait nulle part ; et, tandis que quelques officiers du comte le cherchaient de tous côtés avec cette impatience qui caractérise les militaires, et en maudissant son absence, les autres se groupèrent autour de Raleigh pour le féliciter sur la perspective brillante qui s’ouvrait devant lui.
Il eut pourtant assez de discrétion et de jugement pour ne point parler de la circonstance décisive du vers qu’Élisabeth avait daigné ajouter au sien ; mais d’autres circonstances avaient transpiré, et elles annonçaient clairement qu’il avait fait quelque progrès dans la faveur de la reine. Tous s’empressèrent de le complimenter sur la tournure avantageuse que prenait sa fortune, les uns par intérêt véritable, les autres dans l’espoir que son avancement pourrait accélérer le leur, la plupart par un mélange de ces deux sentimens, et tous parce qu’une faveur accordé à un officier de la maison du comte de Sussex était un triomphe pour son parti. Raleigh les remercia tous de l’affection qu’ils lui témoignaient, ajoutant, avec une modestie convenable, que le bon accueil d’un jour ne faisait pas plus un favori qu’une seule hirondelle ne faisait le printemps. Mais il remarqua que Blount ne joignait pas ses félicitations à celles de ses autres camarades, et, s’en trouvant un peu blessé, il lui en demanda franchement la raison.
– Mon cher Walter, lui répondit Blount avec la même franchise, je te veux autant de bien qu’aucun de ces bavards empressés qui t’étourdissent de complimens parce qu’un bon vent semble vouloir te pousser ; mais je crains pour toi ; je crains pour toi, répéta-t-il en portant la main sur ses yeux. Ces intrigues de cour, ces jeux frivoles, ces éclairs de la faveur des dames, réduisent souvent les plus brillantes fortunes à rien, et conduisent de beaux garçons et de beaux esprits au fatal billot.
À ces mots, il sortit de l’appartement, tandis que Raleigh le suivait des yeux avec une expression de physionomie qui annonçait que cet avis n’était pas perdu.
Stanley entra en ce moment, et dit à Tressilian : – Milord demande Wayland à chaque instant, et Wayland vient enfin d’arriver ; mais il ne veut pas voir le comte avant de vous avoir parlé. On dirait qu’il a l’esprit égaré ; voudriez-vous bien le voir sur-le-champ ?
Tressilian sortit à l’instant même, et, ayant fait venir Wayland dans un autre appartement ; il fut surpris de lui trouver la figure toute décomposée.
– Qu’avez-vous donc ? lui demanda-t-il ; avez-vous vu le diable ?
– Pire, monsieur ! cent fois pire ! J’ai vu un basilic ; grâce à Dieu, je l’ai vu le premier, et l’ayant vu sans qu’il me vît, il m’en fera moins de mal.
– Au nom du ciel, expliquez-vous ; je ne vous comprends pas.
– J’ai vu mon ancien maître. Ce soir, un nouvel ami que j’ai fait m’a mené à l’horloge du palais, jugeant que je serais curieux d’examiner un pareil ouvrage, et à la fenêtre d’une tourelle voisine de l’horloge j’ai reconnu le vieux docteur.
– Mais êtes-vous bien sûr de ne pas vous être trompé ?
– M’être trompé ! non, non ! Celui qui a une fois ses traits dans la tête le reconnaîtrait parmi un million d’hommes. Il portait un costume singulier ; mais il ne peut se déguiser à mes yeux aussi bien, Dieu merci ! que je puis me déguiser aux siens. Cependant, je ne tenterai pas la Providence en restant à sa portée ; Tarleton le comédien ne pourrait lui-même se déguiser assez bien pour être sûr que Doboobie ne le reconnaîtrait pas tôt ou tard. Il faut que je parte demain matin. D’après la manière dont nous nous sommes quittés, je serais un homme mort si je respirais le même air que lui.
– Mais le comte de Sussex…
– Il ne court plus aucun danger, pourvu que, pendant un certain temps, il continue à prendre tous les matins, à jeun, gros comme une fève d’orviétan ; mais qu’il prenne garde à une rechute !
– Et comment s’en garantir ?
– Par les mêmes précautions qu’on emploierait contre le diable en personne. Qu’il ne mange que des viandes tuées et apprêtées par son propre cuisinier, et que celui-ci n’achète ses épices que chez des personnes connues et sûres. Que le maître-d’hôtel place lui-même tous les plats sur la table, et que le surintendant de la maison de milord fasse faire l’essai de tous les mets par le cuisinier quand il les a préparés, et par le maître-d’hôtel quand il les a servis. Que le comte ne se serve ni de parfums, ni d’onguens, ni de pommades ; qu’il ne boive ni ne mange avec des étrangers. Surtout qu’il redouble de précautions s’il va à Kenilworth. Qu’il fasse valoir sa maladie et l’ordonnance de son médecin pour excuser la singularité de son régime.
– Et vous-même, Wayland, que comptez-vous faire ?
– Je n’en sais rien : me retirer dans une autre province d’Angleterre ; passer en France, en Espagne, aux Indes : tout me conviendra, pourvu que je m’éloigne de Doboobie, de Démétrius, de ce misérable enfin, n’importe quel nom il lui ait plu de prendre aujourd’hui.
– Eh bien ! cela n’arrive pas trop mal à propos ; j’ai une mission à vous donner dans le comté de Berks, mais dans un autre canton que celui où vous êtes connu ; et, avant que vous eussiez cette raison pour partir d’ici, j’avais déjà formé le projet de vous y envoyer en secret.
Wayland lui déclara qu’il était prêt à recevoir ses ordres, et Tressilian, sachant qu’il connaissait en partie l’affaire qui l’avait amené à la cour, la lui expliqua entièrement, lui fit part de ce qui avait été convenu entra Giles Gosling et lui, et lui dit ce qui avait été avancé le matin à l’audience par Varney et confirmé par Leicester.
– Vous voyez, ajouta-t-il, que, dans les circonstances où je me trouve, il est important que je surveille de près les mouvemens de ces hommes sans principes, Varney et ses complices, Foster et Lambourne, ou même ceux du comte de Leicester, que je soupçonne d’être plutôt trompeur que trompé dans cette affaire. Voici une bague que vous remettrez à Giles Gosling pour preuve que vous vous présentez à lui de ma part, et voici de l’or qui sera triplé si vous me servez fidèlement. Ainsi donc partez pour Cumnor, et voyez ce qui s’y passe.
– Je le ferai avec un double plaisir, répondit Wayland ; d’abord, parce que je servirai Votre Honneur, qui a eu tant de bontés pour moi, et ensuite parce que je m’éloignerai de mon vieux maître, qui, s’il n’est pas précisément un diable incarné, réunit en lui toutes les qualités diaboliques qui aient jamais déshonoré l’humanité. Cependant qu’il prenne garde à moi : je cherche à l’éviter ; mais s’il me poursuit jamais, je me retournerai contre lui avec la fureur des taureaux sauvages d’Écosse. Je vais partir sur-le-champ. Votre Honneur veut-il bien donner ordre qu’on selle mon cheval ? Je vais remettre à milord de l’orviétan divisé en doses convenables, lui donner quelques avis ; après quoi sa sûreté dépendra des soins de ses amis et de ses domestiques. Il n’a plus rien à craindre du passé ; mais qu’il prenne garde à l’avenir !
En quittant Tressilian, Wayland alla faire sa dernière visite au comte de Sussex, lui donna des instructions sur le régime qu’il devait suivre et sur les précautions qu’il devait prendre, et partit de Say’s-Court sans attendre le lendemain matin.