CHAPITRE XVIII.

« Le moment est venu.
« Prends la plume à l’instant, et, d’une main hardie,
« Trace le grand total des comptes de ta vie.
« Les constellations qui protègent tes jours
« Ont enfin triomphé, triompheront toujours.
« Dans leur conjonction les astres favorables
« Vont répandre sur toi des faveurs innombrables ;
« C’est leur voix qui te dit : Le moment est venu. »

Wallensteinde SCHILLER, traduit par Coleridge.

Quand Leicester eut regagné sa demeure, après une journée si importante et à la fois si pénible, dans laquelle sa barque, après avoir lutté contre plus d’un vent contraire et touché sur plus d’un écueil, était néanmoins entrée dans le port, pavillon déployé, il parut éprouver autant de fatigue qu’un matelot après une tempête dangereuse. Il ne proféra pas une parole pendant que son chambellan remplaçait son riche manteau de cour par une robe de chambre garnie de fourrures ; et quand cet officier lui annonça que Varney demandait à parler à Sa Seigneurie, il ne lui répondit qu’en secouant la tête d’un air de mauvaise humeur. Varney entra cependant, prenant ce signe pour une permission tacite, et le chambellan se retira.

Le comte demeura sur son siège en silence et sans faire aucun mouvement, la tête appuyée sur sa main et le coude fixé sur la table qu’il avait à côté de lui, sans paraître s’apercevoir de la présence de son confident. Varney attendit quelques instans qu’il commençât la conversation. Il voulait savoir dans quelle disposition d’esprit se trouvait un homme qui, dans le même jour, avait éprouvé coup sur coup tant de vives émotions. Mais il attendit en vain ; Leicester continua de garder le silence, et le confident se vit obligé de parler le premier.

– Puis-je féliciter Votre Seigneurie, dit-il, du juste triomphe que vous avez obtenu aujourd’hui sur votre plus redoutable rival ?

Leicester leva la tête, et répondit tristement, mais sans colère : – Toi, Varney, dont l’esprit intrigant m’a enveloppé dans ce dangereux tissu de lâches mensonges, tu sais mieux que moi quelles raisons je dois avoir de me féliciter.

– Me blâmez-vous, milord, dit Varney, de ne point avoir trahi, à la première difficulté, le secret dont dépend votre fortune, et que vous avez tant de fois et avec tant d’instances recommandé à ma discrétion ? Votre Seigneurie était présente, vous pouviez me contredire et vous perdre en avouant la vérité. Mais certes il ne convenait pas à un fidèle serviteur de la déclarer sans vos ordres.

– Je ne puis le nier, Varney, dit le comte, qui se leva et traversa la chambre à grands pas ; c’est mon ambition qui a trahi mon amour.

– Dites plutôt, milord, que votre amour a trahi votre élévation, et vous a ravi une perspective de puissance et d’honneur telle que le monde n’en peut offrir à nul autre que vous. Pour avoir fait comtesse mon honorable maîtresse, vous avez perdu la chance d’être vous-même…

Il s’arrêta, et il semblait répugner à finir sa phrase.

– D’être moi-même quoi ? demanda Leicester. Parle clairement, Varney.

– D’être vous-même un ROI, répliqua Varney, et roi d’Angleterre, qui plus est. Ce n’est point trahir la reine que de parler ainsi. Cela serait arrivé si elle eût voulu, comme tous ses fidèles sujets le désirent, se choisir un époux noble, brave et bien fait.

– Tu es fou, Varney, répondit Leicester : d’ailleurs, n’en avons-nous pas vu assez dans notre temps pour faire détester aux hommes la couronne qu’ils reçoivent de leur femme ? On a vu Darnley en Écosse.

– Lui ! dit Varney, un sot, un imbécile, un âne trois fois bâté, qui se laissa paisiblement lancer en l’air comme une fusée tirée un jour de fête. Si Marie avait eu le bonheur d’épouser le noble comte jadis destiné à partager son trône, elle aurait eu affaire à un mari d’une autre trempe, et il eût trouvé en elle une femme aussi docile et aussi affectionnée que la tendre moitié du moindre hobereau qui suit à cheval la meute de son mari et lui tient la bride pendant qu’il met le pied à l’étrier.

– Varney ! ce que tu dis aurait pu fort bien être, répliqua Leicester, et un léger sourire d’amour-propre satisfait éclaircit son air soucieux. Henry Darnley connaissait peu les femmes. Avec Marie, un homme qui eût eu quelque connaissance de ce sexe aurait pu facilement maintenir le rang du sien. Il n’en est pas de même d’Élisabeth, Varney : je pense que Dieu, en lui donnant un cœur de femme, lui a donné une tête d’homme pour en réprimer les folies. Non, je la connais ; elle acceptera des gages d’amour, et en donnera elle-même : elle met des sonnets mielleux dans son sein, bien plus, elle y répond, et pousse la galanterie jusqu’au terme où elle va devenir un échange de tendresse ; mais elle met nil ultrà à tout ce qui doit suivre, et ne troquerait pas le moindre iota de son pouvoir suprême pour tout l’alphabet de l’amour et de l’hymen.

– Tant, mieux pour vous, milord, dit Varney ; tant mieux pour vous, c’est-à-dire dans la supposition que vous venez de la dépeindre telle qu’elle est, puisque vous pensez ne pouvoir plus aspirer à devenir son époux. Vous êtes son favori, et vous pouvez l’être tant que la dame de Cumnor-Place restera dans l’obscurité qui la dérobe à tous les yeux.

– Pauvre Amy ! dit Leicester avec un profond soupir, elle désire si ardemment être reconnue devant Dieu et devant les hommes !

– Oui, milord ; mais son désir est-il raisonnable ? Voilà la question. Ses scrupules religieux sont satisfaits. Elle est épouse légitime, honorée, chérie ; elle jouit de la société de son mari toutes les fois qu’il peut se dérober à ses devoirs indispensables : que peut-elle désirer de plus ? Je suis parfaitement convaincu qu’une dame si douce et si aimante consentirait à passer toute sa vie dans l’obscurité où elle languit maintenant (obscurité qui, après tout, n’est pas plus triste que celle où elle vivait dans le château de Lidcote), plutôt que de porter la moindre atteinte aux honneurs et à la grandeur de son époux, en voulant les partager prématurément.

– Il y a quelque raison dans ce que tu dis, Varney, et tout serait perdu si elle paraissait ici. Cependant, il faut qu’on la voie à Kenilworth ; Élisabeth n’oubliera pas les ordres qu’elle a donnés à ce sujet.

– Permettez-moi de dormir sur cette difficulté, milord : je ne puis sans cela mettre la dernière main à un projet dont je m’occupe maintenant. Ce projet, j’espère, satisfera la reine, plaira à ma maîtresse, et laissera cependant ce fatal secret enseveli où il est maintenant. Votre Seigneurie a-t-elle d’autres ordres à me donner ce soir ?

– Je désire être seul, répondit Leicester ; laissez-moi. Mettez sur ma table ma cassette d’acier, et restez à portée de m’entendre si j’appelle.

Varney se retira, et le comte, ouvrant la fenêtre de son appartement, passa assez long-temps à regarder fixement la brillante armée des étoiles qui ornaient une des plus belles nuits de l’été, et il laissa échapper ces mots presque à son insu :

– Jamais je n’eus un plus grand besoin de l’assistance des constellations du ciel, car mon chemin sur la terre est obscur et embarrassé.

On sait que ce siècle avait une grande confiance dans les vaines prédictions de l’astrologie judiciaire ; et Leicester, quoique généralement exempt de toute autre superstition, n’était pas, sous ce rapport, supérieur à son siècle ; au contraire, on remarquait les encouragemens donnés par lui aux professeurs de cette prétendue science. En effet, le désir de connaître l’avenir, désir si général chez les hommes de tous les pays, se trouve surtout dans toute sa force parmi ceux qui s’occupent des mystères d’État, et qui passent leur vie au milieu des intrigues et des cabales des cours.

Après avoir bien examiné si sa cassette d’acier n’avait point été ouverte, ou si personne n’avait essayé d’en forcer la serrure, Leicester y introduisit la clef. Il en tira d’abord une certaine quantité de pièces d’or qu’il mit dans une bourse de soie, ensuite un parchemin sur lequel étaient tracés les signes planétaires avec les lignes et les calculs d’usage pour tirer un horoscope. Après les avoir regardés attentivement pendant quelque temps, il prit dans sa cassette une grosse clef, puis soulevant la tapisserie, l’appliqua à une petite porte cachée dans un coin de la chambre, et qui ouvrait sur un escalier pratiqué dans l’épaisseur du mur.

– Alasco ! dit le comte en élevant la voix, mais de manière à n’être entendu que de l’habitant de la petite tour à laquelle conduisait l’escalier. – Alasco ! répéta-t-il, descends.

– Je viens, milord, répondit une voix. Le pas lent d’un vieillard se fit entendre le long de l’escalier tortueux, et Alasco parut dans l’appartement du comte. L’astrologue était un homme d’une petite taille ; il paraissait très avancé en âge ; sa barbe blanche descendait sur son manteau noir jusqu’à sa ceinture de soie. Ses cheveux étaient de la même couleur ; mais ses sourcils étaient aussi noirs que les yeux vifs et perçans qu’ils ombrageaient, et cette singularité donnait à la physionomie du vieillard un air bizarre. Son teint était encore frais, ses joues colorées ; et ses yeux, dont nous avons parlé, ressemblaient à ceux d’un rat, par leur expression maligne et farouche. Ses manières ne manquaient pas d’une espèce de dignité, et l’interprète des astres, quoique respectueux, semblait cependant être parfaitement à son aise ; il prenait même un ton d’autorité en conversant avec le premier favori d’Élisabeth.

– Vous vous êtes trompé dans vos pronostics, Alasco, dit le comte après lui avoir rendu son salut ; il est convalescent.

– Mon fils, répondit l’astrologue, permettez-moi de vous rappeler que je n’ai point garanti sa mort. On ne peut tirer des corps célestes, de leur forme et de leurs conjonctions, aucun pronostic qui ne dépende encore de la volonté du ciel.

Astra regunt homines, sed regit astra Deus .

– Et quelle est donc l’utilité de votre science ? demanda le comte.

– Elle est grande, mon fils, répliqua le vieillard, puisqu’elle peut dévoiler le cours naturel et probable des évènemens, quoique ce cours soit subordonné à un pouvoir supérieur. Ainsi en examinant l’horoscope que Votre Seigneurie a soumis à mon art, vous observerez que Saturne étant dans la sixième maison en opposition à Mars rétrograde dans la maison de la vie, on ne peut s’empêcher d’y voir une maladie longue et dangereuse dont l’issue est entre les mains de la Providence, quoique la mort en soit le résultat probable. Cependant, si je savais le nom de la personne en question, je tirerais un autre horoscope.

– Son nom est un secret, dit le comte ; cependant je suis forcé d’avouer que la prédiction n’a pas été entièrement fausse. Il a été malade, dangereusement malade, mais non jusqu’à en mourir. As-tu de nouveau tiré mon horoscope comme Varney te l’a ordonné ? Es-tu prêt à me découvrir ce que les astres prédisent de ma fortune future ?

– Mon art est tout entier à vos ordres, dit le vieillard ; et voilà, mon fils, la carte de votre fortune aussi brillante que peuvent la rendre les célestes clartés qui répandent leur influence sur notre vie : toutefois la vôtre ne sera pas entièrement exempte de crainte, de difficultés et de dangers.

– S’il en était autrement, mon partage ne serait pas celui d’un mortel. Continuez, et soyez persuadé que vous parlez à un homme préparé à tout ce que les destins lui réservent, et déterminé à agir ou à souffrir comme il convient à un noble d’Angleterre.

– Ton courage pour l’une ou pour l’autre épreuve doit s’élever encore plus haut, répondit le vieillard. Les étoiles semblent annoncer un titre plus superbe, un rang encore plus élevé : c’est à toi de deviner le sens de cette prédiction, et non à moi de le découvrir.

– Dites-le-moi, je vous en conjure, je vous le commande ! dit Leicester. Et ses yeux étincelaient d’une curiosité inquiète.

– Je ne le puis pas et je ne le veux pas, répliqua le vieillard. Le courroux des princes est comme la colère du lion ; mais fais attention, et juge par toi-même. Ici Vénus, montant dans la maison de vie et conjointe avec le soleil, répand ces flots de lumière où l’éclat de l’or se mêle à celui de l’argent : présage assuré de pouvoir, de richesse, de dignité, de tout ce qui flatte l’ambition humaine. Jamais César, dans l’ancienne et puissante Rome, n’entendit sortir de la bouche de ses aruspices la prédiction d’un avenir de gloire tel que celui que ma science pourrait révéler à mon fils favori, d’après un texte si riche.

– Tu te railles de moi, vieillard, dit le comte étonné de l’enthousiasme que l’astrologue venait de mettre dans sa prédiction.

– Convient-il de plaisanter à celui qui a l’œil fixé sur le ciel et le pied sur la tombe ? répliqua le vieillard d’un ton solennel.

Le comte fit deux ou trois pas dans son appartement, les bras étendus, paraissant obéir aux signes de quelque fantôme qui l’excitait à de hautes entreprises. Cependant, en se retournant, il surprit l’œil de l’astrologue attaché sur lui ; il y avait une malicieuse pénétration dans le regard observateur qui s’échappait à travers ses noirs sourcils. L’âme altière et soupçonneuse de Leicester prit feu tout d’un coup ; il s’élança sur le vieillard de l’extrémité du vaste appartement, et ne s’arrêta que lorsque, de sa main étendue, il atteignit presque le corps de l’astrologue.

– Misérable, dit-il, si tu oses te jouer de moi, je te ferai écorcher vif ! Avoue que tu es payé pour m’abuser et me trahir ; avoue que tu es un fourbe, et que je suis ta dupe et ta victime !

Le vieillard manifesta quelques symptômes d’émotion, mais pas plus que n’en eût arraché à l’innocence elle-même la fureur qui s’était emparée du comte.

– Que signifie cette violence, milord ? répondit-il ; comment puis-je l’avoir méritée de votre part ?

– Prouve-moi, s’écria le comte avec emportement, prouve-moi que tu n’agis point de concert avec mes ennemis !

– Monseigneur, reprit le vieillard avec dignité, vous ne pouvez avoir une meilleure preuve que celle que vous avez vous-même choisie. Je viens de passer vingt-quatre heures enfermé dans cette tourelle ; la clef en est restée en votre pouvoir. J’ai employé les heures de la nuit à contempler les corps célestes avec ces yeux presque éteints, et pendant le jour j’ai fatigué ma tête blanchie par l’âge à compléter les calculs qui résultent de leur combinaison. Je n’ai point goûté de nourriture terrestre ; je n’ai point entendu de voix humaine : vous savez vous-même que c’était pour moi chose impossible. Et cependant je vous déclare, moi qui viens de passer vingt-quatre heures dans la solitude et dans la méditation, je vous déclare que pendant ce temps-là votre étoile est devenue prédominante sur l’horizon : ou le livre brillant des cieux a menti, ou une heureuse révolution s’est opérée aujourd’hui dans votre fortune. S’il n’est rien arrivé dans cet intervalle qui consolide votre pouvoir, ou qui accroisse la faveur dont vous jouissez, alors je suis vraiment un fourbe, et l’art divin inventé dans les plaines de la Chaldée n’est qu’une grossière imposture.

– Il est vrai, dit Leicester, que tu étais étroitement renfermé ; il est vrai aussi que le changement que tu dis t’avoir été révélé par les astres s’est opéré dans la situation de mes affaires.

– Pourquoi donc ces soupçons, mon fils ? dit l’astrologue prenant un ton d’admonition ; les intelligences célestes ne souffrent pas cette défiance, même chez leurs favoris.

– Paix ! mon père, répondit Leicester ; je me suis trompé. Jamais, par condescendance ou pour s’excuser, les lèvres de Dudley n’en diront davantage, ni aux hommes mortels ni aux intelligences célestes ; je n’excepte que le pouvoir suprême, devant lequel tout se prosterne. Mais revenons au sujet qui nous occupait. Parmi ces brillantes promesses, tu as dit qu’il y avait un astre menaçant. Ton art peut-il m’instruire d’où viendra le danger, et qui en sera l’instrument ?

– Voici tout ce que mon art me permet de répondre à votre question, reprit l’astrologue : l’aspect fâcheux des astres annonce ce malheur comme l’ouvrage d’un jeune homme…, un rival ; je pense ; mais je ne sais si ce sera un rival en amour ou dans la faveur royale ; et la seule particularité que je puisse ajouter, c’est qu’il vient de l’occident.

– L’occident ! Ah ! s’écria Leicester, c’en est assez ; c’est bien de ce côté que la tempête se forme ! Les comtés de Cornouailles et de Devon… Raleigh et Tressilian… L’un des deux m’est indiqué ; je dois me méfier de l’un et de l’autre. Mon père, si j’ai fait injure à ton savoir, au moins vais-je te récompenser noblement.

Il prit une bourse pleine d’or dans la cassette qui était devant lui : – Voilà le double du salaire que Varney t’a promis. Sois fidèle, sois discret, obéis aux instructions de mon écuyer, et ne regrette pas quelques instans de retraite ou de gêne : on t’en tiendra compte généreusement. Holà ! Varney, conduis ce vieillard vénérable dans son appartement ; fais-le servir avec le plus grand soin, mais qu’il n’ait de communication avec qui que ce soit.

Varney s’inclina ; l’astrologue baisa la main du comte en signe d’adieu, et suivit l’écuyer dans une autre chambre, où il trouva du vin et des rafraîchissemens qu’on lui avait préparés.

L’astrologue s’assit pour prendre son repas. Pendant ce temps Varney ferma deux portes avec précaution, examina la tapisserie pour s’assurer qu’il n’y avait personne aux écoutes, et revenant s’asseoir en face du sage, il commença à le questionner.

– Avez-vous aperçu le signal que je vous ai fait d’en bas ?

– Oui, dit Alasco (car tel était le nom qu’il se donnait alors), et j’ai composé mon horoscope en conséquence.

– Et il a été adopté sans difficulté ? continua Varney.

– Non pas sans difficulté, dit le vieillard, mais il a été adopté enfin ; et j’ai parlé de plus, comme nous en étions convenus, d’un danger résultant d’un secret dévoilé, et d’un jeune homme venu de l’occident.

– Les craintes de milord et sa conscience nous garantissent qu’il croira l’une et l’autre de ces prédictions, répliqua Varney ; certes, jamais homme lancé dans la carrière où il court ne conserva ces sots scrupules ! Je suis obligé de le tromper pour son propre avantage. Mais parlons de vos affaires, sage interprète des astres ; je puis vous apprendre votre propre destinée mieux que tous les pronostics possibles : il faut que vous partiez d’ici sur-le-champ.

– Je ne le veux pas, dit Alasco avec humeur ; j’ai été récemment trop agité en tous sens, enfermé jour et nuit dans l’horrible réduit d’une tourelle, je veux jouir de ma liberté et poursuivre mes études, qui sont de plus d’importance que les destinées de cinquante hommes d’État ou courtisans, qui s’élèvent et crèvent souvent comme des bulles de savon dans l’atmosphère d’une cour.

– Comme vous voudrez, dit Varney avec un rire sardonique rendu familier à ses traits par une longue habitude, et qui forme le caractère saillant donné par les peintres à la physionomie de Satan ; comme vous voudrez ; vous pouvez jouir de votre liberté, et continuer vos études jusqu’à ce que les dagues des gens de Sussex se heurtent contre vos côtes à travers votre manteau.

Le vieillard pâlit, et Varney continua : – Ignorez-vous qu’il a été offert une récompense pour l’arrestation du méchant charlatan et vendeur de poisons, Démétrius, qui a donné au cuisinier de Sa Seigneurie certaines épiceries précieuses ? Quoi ! vous pâlissez, mon vieil ami : est-ce que Hali voit quelque malheur dans la maison de vie ? Écoute, nous t’enverrons dans une vieille maison de campagne qui m’appartient ; tu y vivras avec un bon rustre, et tu le changeras en ducats avec le secours de ton alchimie, car c’est là, je crois, tout ce que ta science peut faire.

– Tu mens, railleur insolent et grossier, dit Alasco frémissant d’une colère impuissante ; tout le monde sait que j’ai approché de la projection plus qu’aucun autre artiste vivant. Il n’y a pas six chimistes dans le monde qui soient parvenus à une approximation aussi exacte du grand arcanum.

– Allons, allons, dit Varney en l’interrompant, que veut dire ceci, au nom du ciel ? Ne nous connaissons-nous pas l’un l’autre ? Je te crois si avancé, si parfait dans tous les mystères de la fourberie, qu’après en avoir imposé à tout le genre humain, tu t’en es à la fin imposé à toi-même, et, sans cesser de duper les autres, tu es devenu eu quelque sorte la dupe de ton imagination. Ne sois pas honteux ; tu es érudit : voici une consolation classique,

Ne quisquam Ajacem possit superare nisi Ajax .

Toi seul tu pouvais te tromper toi-même, et tu as de plus dupé toute la confrérie des Rose-Croix ; personne n’est allé plus avant dans le grand mystère ; mais écoute bien ce que je vais te dire : si l’assaisonnement du bouillon de Sussex avait eu un effet plus sûr, j’aurais meilleure opinion de cette chimie que tu vantes si fort.

– Tu es un scélérat endurci ; bien des gens qui osent commettre de semblables actions n’osent pas en parler.

– Et bien des gens en parlent, sans oser les commettre. Mais ne te fâche pas. Je ne veux point te chercher querelle ; car si je le faisais je serais réduit à vivre d’œufs pendant un mois, pour pouvoir manger sans crainte. Dis-moi donc sans retard comment ton art s’est trouvé en défaut dans une circonstance aussi importante.

– L’horoscope du comte de Sussex annonce, répondit l’astrologue, que le signe de l’ascendant étant en combustion…

– Finis donc ce bavardage, s’écria Varney : crois-tu avoir affaire à milord ?

– Pardon : je vous jure que je ne connais qu’un seul remède capable d’avoir sauvé la vie au comte ; et comme nul homme vivant en Angleterre ne connaît cet antidote excepté moi, et que d’ailleurs les ingrédiens nécessaires, et surtout l’un d’eux, sont tellement rares, qu’il est presque impossible de s’en procurer, je dois croire qu’il n’a été sauvé que par une organisation des poumons et des parties vitales, telle que jamais corps humain n’en a été doué.

– On a parlé d’un charlatan qui l’a soigné, dit Varney après un moment de réflexion. Êtes-vous sûr que nulle autre personne en Angleterre ne possède ce précieux secret ?

– Il y avait un homme qui fut jadis mon domestique et qui aurait pu me dérober ce secret de mon art, ainsi que deux ou trois autres. Mais vous devez bien penser, M. Varney, que ma politique ne souffre pas que des intrus se mêlent de mon métier. L’homme en question n’a plus envie de courir après des secrets, je vous assure ; car je crois fermement qu’il a été enlevé au ciel sur les ailes d’un dragon de feu… La paix soit avec lui ! Mais, dans la retraite où je vais être confiné, aurai-je l’usage de mon laboratoire ?

– De tout un atelier, car un révérend père abbé, qui fut obligé de faire place au gros roi Henry et à ses courtisans , il y a une vingtaine d’années, avait un appareil complet de chimiste, qu’il fut forcé de laisser à ses successeurs. Là tu pourras fondre, souffler, allumer, et multiplier jusqu’à ce que le dragon vert devienne une oie d’or, ou comme il plaira à la confrérie de s’exprimer.

– Vous avez raison, M. Varney, dit l’alchimiste en grinçant des dents, vous avez raison, dans votre mépris même de tout ce qui est juste et raisonnable ; car ce que vous dites par moquerie peut se réaliser avant que nous nous rencontrions de nouveau. Si les sages les plus vénérables des temps passés ont dit la vérité ; si les plus savans de nos jours l’ont reçue dans sa pureté ; si j’ai été accueilli partout, en Allemagne, en Pologne, en Italie et dans le fond de la Tartarie, comme un homme à qui la nature a dévoilé ses mystères les plus impénétrables ; si j’ai acquis les signes les plus secrets et les mots de passe de toute la cabale juive à un tel degré de perfection que la barbe la plus vénérable de la synagogue balaierait les marches du temple pour les rendre dignes de mes pieds ; s’il n’y a plus qu’un pas entre mes longues et profondes études et cette lumière qui me découvrira la nature veillant sur le berceau de ses productions les plus riches et les plus glorieuses ; si un seul pas reste entre ma dépendance et le pouvoir suprême, entre ma pauvreté et un trésor si immense que, sans ce noble secret, il faudrait réunir pour l’égaler les mines de l’ancien et du nouveau monde… dites-moi, je vous prie, n’ai-je pas raison de consacrer ma vie à cette recherche ; convaincu que, dans un court espace de temps patiemment employé à l’étude, je m’élèverai au-dessus des favoris et de leurs favoris, dont je suis aujourd’hui l’esclave ?

– Bravo ! bravo ! mon bon père, dit Varney avec l’expression ordinaire de sa causticité et de son rire sardonique ; mais toute cette approximation de la pierre philosophale ne tirera pas un seul écu de la bourse de milord Leicester, et encore moins de celle de Richard Varney. Il nous faut des services terrestres et visibles ; peu nous importe que tu amuses ailleurs avec ta charlatanerie philosophique.

– Mon fils Varney, dit l’alchimiste, l’incrédulité qui t’entoure, semblable à un épais brouillard, a obscurci ta vue perçante. Ce brouillard t’empêche d’apercevoir ce qui est une pierre d’achoppement pour l’érudit, mais qui cependant, aux yeux de l’homme humble dans son désir de science, présente une leçon si claire qu’il pourrait la lire en courant. Crois-tu que l’art n’ait pas les moyens de compléter les concoctions imparfaites de la nature dans la formation des métaux précieux ; de même que par le secours de l’art nous achevons ses autres opérations d’incubation, de cristallisation, de fermentation, et tous les procédés par lesquels on extrait la vie elle-même d’un œuf inanimé ; par lesquels on tire d’une lie fangeuse une boisson pure et salutaire ; par lesquels nous donnons le mouvement à la substance inerte d’un liquide stagnant ?

– J’ai déjà entendu parler de tout cela, dit Varney, et je suis à l’épreuve de ces beaux discours depuis que j’ai lâché vingt bonnes pièces d’or (peste ! j’étais encore bien novice) pour avancer le grand magisterium, qui, grâce à Dieu, s’est évanoui en fumée. Depuis ce moment où j’ai payé le droit d’être libre dans mon opinion, je défie la chimie, l’astrologie, la chiromancie et toute autre science occulte, fût-elle aussi secrète que l’enfer même, de délier les cordons de ma bourse. Cependant je ne défie pas la manne de saint Nicolas, et je ne puis m’en passer. Ton premier soin doit être de m’en préparer une certaine quantité dès que tu seras arrivé à ma petite retraite où tu vas te confiner. Ensuite tu pourras y faire tout l’ors que tu voudras.

– Je ne veux plus faire de cette drogue, dit l’alchimiste d’un ton résolu.

– Alors, dit l’écuyer, je te ferai pendre pour ce que tu en as déjà fait ; et ainsi le grand secret se trouverait à jamais perdu pour l’univers. Ne fais point à l’humanité ce tort irréparable, mon bon père ; crois-moi, soumets-toi à ta destinée, et compose une once ou deux de cette même drogue, qui ne peut faire mal tout au plus qu’à un ou deux individus, afin de prolonger ta vie assez de temps pour découvrir le remède universel qui nous délivrera tout d’un coup de toutes les maladies. Mais ne t’attriste pas, ô toi le plus grave, le plus savant et le plus soucieux de tous les fous de ce monde ! Ne m’as-tu pas dit qu’une petite dose de cette manne ne peut avoir que des effets très doux, et nullement dangereux pour le corps humain ; qu’elle produit seulement un abattement général, des nausées, et une répugnance invincible à changer de place ; enfin une disposition d’esprit semblable à celle qui empêcherait un oiseau de s’envoler si on laissait sa cage ouverte ?

– Je l’ai dit, et rien n’est plus vrai, répondit l’alchimiste ; tel est l’effet qu’elle produit, et l’oiseau qui en prendrait dans cette proportion resterait tout un été languissant sur son perchoir, sans penser au ciel azuré ni à la verdure, même quand le soleil levant colore le ciel de ses rayons, et que la forêt résonne du concert matinal de tous ses habitans ailés.

– Et cela sans aucun danger pour la vie ? dit Varney avec quelque anxiété.

– Oui, pourvu qu’on ne dépasse point la dose, et que quelqu’un, instruit de la nature de cette manne, soit à portée de surveiller les symptômes et d’administrer l’antidote au besoin.

– Tu régleras toi-même le tout, dit Varney ; et tu recevras une récompense magnifique, si tu prends toutes tes mesures de manière qu’elle n’ait rien à craindre pour sa vie : autrement, attends-toi au châtiment le plus terrible.

– Qu’elle n’ait rien à craindre ! répéta Alasco ; c’est donc sur une femme que je vais avoir à exercer mon habileté ?

– Non pas ! fou que tu es, reprit Varney ; ne t’ai-je pas dit que c’était un oiseau, une linotte apprivoisée, dont les chants pourraient adoucir le faucon prêt à fondre sur elle ? Je vois tes yeux étinceler, et je sais que ta barbe n’est pas tout-à-fait aussi blanche que ton art l’a faite. Voilà du moins une chose que tu as pu changer en argent. Mais fais attention, il ne s’agit pas d’une femme pour toi. – Cette linotte en cage est à quelqu’un qui ne souffrirait pas de rival, et surtout de rival tel que toi ; tu dois avoir soin de sa vie par-dessus toutes choses. Elle peut, d’un jour à l’autre, recevoir l’ordre de se rendre aux fêtes de Kenilworth ; et il est très convenable, très important, très nécessaire qu’elle n’y paraisse pas. Il faut qu’elle ignore tous ces ordres et leurs causes, et l’on doit penser que ses propres désirs l’empêcheraient d’écouter toutes les raisons ordinaires par lesquelles on tenterait de la retenir à Cumnor.

– C’est assez naturel, dit l’alchimiste avec un étrange sourire qui tenait plus du caractère de l’homme que ce regard froid et contemplatif particulier à la physionomie d’un être plus occupé d’un monde lointain que des objets existant autour de lui.

– Cela est vrai, répondit Varney ; tu connais bien les femmes, quoiqu’il puisse y avoir long-temps que tu ne les fréquentes plus. Ainsi donc, il ne faut pas la contredire, et cependant on ne peut pas lui permettre de faire ce qu’elle veut. Comprends-moi bien : il ne faut qu’une légère indisposition, suffisante pour ôter tout désir de changer de place, et forcer les membres de ta savante confrérie (qu’on pourrait appeler pour lui donner leurs soins) à lui prescrire de garder tranquillement le logis pendant quelques jours. Voilà tout le service qu’on exige de toi ; et il sera estimé bien haut et bien récompensé.

– On ne demande donc pas d’affecter la maison de vie ? dit le chimiste.

– Au contraire, tu seras pendu si tu y touches, répliqua Varney.

– Et j’aurai, dit Alasco, une bonne occasion de faire mon opération ; et, de plus, en cas de découverte, toutes espèces de facilités pour fuir ou pour me cacher ?

– Tout ce que tu voudras, homme toujours incrédule, excepté pour les impossibilités de l’alchimie. Comment, vieux sorcier ! pour qui me prends-tu ?

Le vieillard, se levant et s’emparant d’un flambeau, s’achemina vers l’extrémité de l’appartement, où il y avait une porte qui conduisait à la petite chambre dans laquelle il devait passer la nuit. Il se tourna lorsqu’il fut près de la porte, et répéta lentement, avant d’y répondre, la question que Varney lui avait faite :

– Pour qui je te prends, Richard Varney ? Ma foi, je te prends pour un démon plus méchant que je ne l’ai été moi-même. Mais je suis dans tes filets, et il faut que je te serve jusqu’à ce que mon temps soit expiré.

– C’est bien, dit Varney avec impatience ; sois debout à la pointe du jour. Peut-être n’aurons-nous pas besoin de ta drogue. Ne fais rien avant mon arrivée ; Michel Lambourne te conduira à ta destination.

Quand Varney eut entendu que le chimiste, après avoir tiré la porte, l’avait prudemment assurée en dedans par deux verrous, il s’en approcha, la ferma en dehors avec les mêmes précautions, et ôta la clef de la serrure en murmurant entre ses dents :

– Plus méchant démon que toi, dis-tu, maudit charlatan, sorcier, empoisonneur ! toi qui aurais volontiers passé un contrat avec le diable s’il n’eût pas dédaigné un pareil serviteur ! Je suis homme, et je cherche par tous les moyens humains à satisfaire mes passions et à élever ma fortune. Toi, tu es un vassal de l’enfer même. Holà ! Lambourne ! cria-t-il à une autre porte. – Michel parut le visage enluminé, et entra d’un pas chancelant.

– Tu es ivre, coquin ! lui dit Varney.

– Certainement, noble seigneur, répondit Michel sans s’intimider : nous avons bu toute la soirée à la fortune de cet heureux jour, au noble lord Leicester et à son écuyer. Ivre ! Mort de ma vie ! celui qui pourrait refuser de boire une douzaine de santés dans une pareille occasion ne serait qu’un mécréant et un lâche, et je lui ferais avaler six pouces de mon poignard.

– Écoute-moi, drôle : reprends ton bon sens sur-le-champ ; je te l’ordonne. Je sais que tu peux à volonté te dépouiller de tes folies d’ivrogne comme d’un habit ; et, si tu ne le fais, tu t’en trouveras mal.

Lambourne baissa la tête, sortit, et rentra, au bout de deux ou trois minutes, la figure dans son état naturel, les cheveux arrangés et ses habits remis en ordre ; aussi différent enfin de ce qu’il était l’instant d’auparavant que s’il s’était opéré en lui une métamorphose complète.

– N’es-tu plus ivre maintenant ? es-tu en état de me comprendre ? dit Varney d’un air sévère.

Lambourne s’inclina comme pour répondre affirmativement.

– Il faut que tu partes tout de suite pour l’abbaye de Cumnor avec le docteur respectable qui dort ici près dans la petite chambre voûtée. Voici la clef, pour que tu puisses l’éveiller lorsqu’il en sera temps. Prends avec toi un de tes compagnons, auquel on puisse se fier. Traitez le docteur avec toutes sortes d’égards ; mais ne le perdez pas de vue : s’il veut s’échapper, brûlez-lui la cervelle, et je suis votre caution. Je te donnerai une lettre pour Foster. On logera le docteur au rez-de-chaussée de l’aile de l’est ; il aura la liberté de se servir du vieux laboratoire et de ce qu’il contient. On ne lui laissera avoir avec la dame du château d’autres communications que celles que j’autoriserai et indiquerai moi-même, à moins qu’elle ne trouve quelque plaisir à voir ses jongleries philosophiques. Tu attendras à Cumnor mes ordres ultérieurs ; et je te recommande, sous peine de la vie, de prendre garde aux cabarets et aux flacons de brandevin. Rien de ce qui se passe au château ne doit transpirer au dehors, pas même l’air qu’on y respire.

– Il suffit, milord, je veux dire mon honorable maître, et bientôt, j’espère, mon honorable chevalier et maître ; vous m’avez donné mes instructions et ma liberté, j’exécuterai les unes ponctuellement, et n’abuserai pas de l’autre : je serai à cheval au lever du soleil.

– Fais ton devoir, et mérite mes encouragemens. Attends : avant de t’en aller, remplis-moi un verre de vin.

Comme Lambourne s’apprêtait à verser de celui qu’Alasco avait laissé à moitié : – Non, dit Varney, va m’en chercher d’autre.

Lambourne obéit ; et Varney, après s’être rincé la bouche avec la liqueur, en but un verre plein, et dit en prenant une lampe pour se retirer dans son appartement :

– C’est étrange ! personne n’est moins que moi la dupe de son imagination ; cependant je ne puis parler une minute avec cet Alasco sans que ma bouche et mes poumons me semblent infectés par les vapeurs de l’arsenic calciné.

En parlant ainsi il quitta l’appartement. Lambourne resta pour goûter le vin qu’il avait apporté. – C’est du Saint-Johnsberg, dit-il en contemplant ce qu’il avait versé dans le verre pour en savourer l’odeur ; il a le vrai parfum de la violette : mais il ne faut pas en faire d’excès aujourd’hui, pour pouvoir un jour en boire tout à mon aise. Lambourne avala un grand verre d’eau pour abattre les fumées du vin du Rhin ; puis il se retira lentement vers la porte, fit une pause, et, trouvant la tentation irrésistible, retourna vivement sur ses pas, approcha ses lèvres du flacon, et se satisfit à longs traits sans la cérémonie du verre.

– Si ce n’était cette maudite habitude, dit-il, je pourrais monter aussi haut que Varney lui-même ; mais qui peut monter, lorsque la chambre où l’on est tourne comme une girouette ? Je voudrais que la distance entre ma main et ma bouche fût plus grande, ou le chemin qui y conduit plus difficile. Mais demain je ne veux boire que de l’eau : oui, rien que de l’eau pure !

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