RICHARD. « Un cheval ! un cheval ! mon royaume pour un cheval !
CATESBY. « Milord, je vais vous donner un cheval. »
SHAKSPEARE, Richard III.
Nos voyageurs passaient le long d’une touffe d’arbres sur le bord de la route, lorsque la première créature vivante qu’ils eussent rencontrée depuis leur départ de Cumnor-Place s’offrit à leurs regards. C’était un petit paysan au regard stupide, qui avait l’air d’être un garçon de ferme. Il était nu-tête, vêtu d’une jaquette grise ; ses bas tombaient sur ses talons, et il avait aux pieds d’énormes souliers. Il tenait par la bride ce dont, par-dessus toutes choses, nos voyageurs avaient le plus besoin, c’est-à-dire un cheval, avec une selle de femme et tout l’équipement assorti. Le paysan accosta Wayland avec ces mots : – Monsieur, c’est vous qui êtes le couple, à coup sûr ?
– Certainement nous le sommes, mon garçon, répondit Wayland sans hésiter un instant. Il faut avouer que des consciences formées à une école de morale plus sévère que la sienne auraient pu céder à une occasion si tentante. En parlant ainsi, Wayland prit la bride des mains du paysan, et presqu’au même moment il aida la comtesse à descendre de son cheval, et à monter sur celui que le hasard lui offrait. Enfin, tout se passa si naturellement que la comtesse, comme on le sut depuis, ne douta en aucune manière que ce cheval n’eût été ainsi placé sur son chemin par la précaution de son guide ou d’un de ses amis. Cependant le jeune homme, qui se voyait si lestement débarrassé de son dépôt, commença à rouler de grands yeux et à se gratter la tête, comme s’il eût senti quelques remords d’abandonner le cheval sur une explication aussi succincte.
– Je suis parfaitement sûr que voilà le couple, murmura-t-il entre ses dents ; mais tu aurais dû dire Fève, comme tu sais.
– Oui, oui, dit Wayland au hasard ; et toi, Lard, n’est-ce pas ?
– Non, non ; attendez : c’est Pois, que j’aurais dû dire.
– Eh bien ! dit Wayland, que ce soit Pois, si tu le veux, quoique le lard eût été un meilleur mot d’ordre.
Alors, se trouvant monté sur son propre cheval, il retira la bride des mains du jeune rustre, qui hésitait encore à le lui livrer, et lui jetant une pièce d’argent, il chercha à réparer le temps perdu en partant au grand trot, sans autres pourparlers. Le jeune garçon restait au bas de la colline que nos voyageurs montaient, et Wayland, se retournant, l’aperçut les doigts dans ses cheveux, immobile comme un poteau, et la tête tournée dans la direction qu’ils avaient prise en le quittant. Enfin, au moment où ils atteignirent le sommet de la colline, ils le virent se baisser pour ramasser le groat d’argent que sa générosité lui avait laissé.
– Ma foi, dit Wayland, voilà ce que j’appelle un don du ciel ; c’est une bonne petite bête qui va fort bien, et qui vous portera jusqu’à ce que je puisse vous en procurer une autre aussi bonne. Alors nous la renverrons pour satisfaire la clameur de haro .
Mais il se trompait dans sa confiance, et le destin, qui leur semblait d’abord si favorable, leur donna bientôt lieu de craindre que l’incident dont Wayland se glorifiait ainsi ne devînt la cause de leur ruine complète.
Ils n’avaient pas encore fait un mille depuis la rencontre du jeune garçon, lorsqu’ils entendirent derrière eux un homme qui criait à tue-tête : – Au voleur ! arrête ! au voleur ! et d’autres exclamations de même nature. La conscience de Wayland lui fit aisément soupçonner que ceci devait être une suite de l’acquisition facile qu’il venait de faire.
– Il eût mieux valu pour moi aller nu-pieds toute ma vie, pensa-t-il. On pousse contre nous clameur de haro, et je suis un homme perdu. Ah ! Wayland ! Wayland ! plus d’une fois ton père t’a prédit que les chevaux te conduiraient quelque jour à la potence. Que je me retrouve sain et sauf au milieu des amateurs de courses de Smithfield ou de Turnball-Street, et je leur donnerai la permission de me pendre aussi haut que le clocher de Saint-Paul, si l’on me reprend à me mêler des affaires des grands, des chevaliers ou des dames.
Au milieu de ces tristes réflexions, il tourna sa tête pour voir qui le poursuivait, et il se trouva fort soulagé lorsqu’il découvrit que ce n’était qu’un cavalier. Il était bien monté, et s’approchait avec une rapidité qui ne leur permettait pas de songer à fuir, quand même la comtesse se serait trouvée assez forte pour galoper de toute la vitesse de son cheval.
– Les chances sont égales entre nous, pensa Wayland, puisqu’il n’y a qu’un homme de chaque côté ; et celui qui nous poursuit se tient à cheval plutôt comme un singe que comme un cavalier. Si nous en venons aux moyens extrêmes, il me sera aisé de le désarçonner. Mais quoi ! je crois que son cheval va se charger lui-même de cette opération, car il a le mors aux dents. Diable, qu’ai-je besoin de m’inquiéter ? dit-il en croyant le reconnaître tout-à-coup. Ce n’est que ce petit mercier d’Abingdon.
L’œil expérimenté de Wayland avait distingué juste malgré l’éloignement. Le cheval du vaillant mercier, déjà excité par son ardeur naturelle, et apercevant deux chevaux anglais devant lui, à la distance de quelques centaines de toises, se mit à courir avec une vigueur qui dérangea tout-à-fait l’équilibre de son cavalier. Celui-ci non seulement atteignit, mais passa au grand galop ceux qu’il poursuivait, quoiqu’il ne cessât de tirer sa bride et de crier : – Arrête ! arrête ! exclamation qui semblait plutôt s’adresser à son cheval qu’à ceux qu’il laissait derrière lui. Ce fut avec la même vitesse qu’il fit près d’un demi-mille avant de pouvoir l’arrêter ; enfin il retourna vers nos voyageurs, réparant de son mieux le désordre de ses vêtemens, et cherchant à remplacer par un air fier et martial la confusion et le chagrin qui s’étaient peints sur son visage pendant sa course involontaire.
Wayland eut le temps de prévenir la comtesse de ne pas s’alarmer. – Cet homme est imbécile, lui dit-il, et je vais le traiter comme tel.
Quand le mercier eut recouvré assez d’haleine et de courage pour se présenter devant eux, il ordonna à Wayland, d’un ton menaçant, de lui rendre son coursier.
– Comment, dit Wayland avec l’emphase du roi Cambyse , on nous commande de nous arrêter et de donner notre bien sur la grande route du roi ? Allons, sors de ton fourreau, mon Excalibar , et prouve à ce preux chevalier que la force des armes doit décider entre nous.
– Haro, au secours ! main-forte ! À moi tous les honnêtes gens ! On veut me retenir ce qui m’appartient légitimement.
– C’est en vain que tu invoques tes dieux, infâme païen ! car je veux accomplir mon dessein, quand je serais sûr d’y périr. Cependant sache, infidèle marchand d’étoffes, que je suis le colporteur que tu t’es vanté de vouloir dépouiller de sa balle dans la plaine de Maiden-Castle. C’est pourquoi, prépare-toi sur-le-champ au combat !
– Je ne l’ai dit qu’en plaisantant, dit Goldthred ; je suis un honnête citoyen, un boutiquier, et je ne suis pas fait pour assaillir qui que ce soit derrière une haie.
– Alors, par ma foi, très redoutable mercier, je regrette le vœu que j’ai fait de te prendre ton coursier la première fois que je te rencontrerais, et d’en faire présent à ma maîtresse, à moins que tu ne veuilles le défendre par les armes ; mais le serment en est prononcé ; tout ce que je puis faire pour toi, c’est de laisser le cheval à Donnington, dans l’hôtellerie que tu voudras.
– Mais je vous assure, dit le mercier, que c’est le cheval sur lequel je devais, aujourd’hui même, mener Jame Trackham de Shottesbrock à l’église paroissiale, ici près, pour changer son nom en celui de dame Goldthred. Elle a sauté par la petite fenêtre de la grange du vieux Gaffer Thackham, et la voilà à l’endroit où elle devait trouver le cheval, avec sa mantille de camelot, et son fouet à manche d’ivoire ; voyez la véritable image de la femme de Loth. Je vous en prie le plus poliment possible, rendez-moi mon cheval.
– J’en suis fâché, dit Wayland, autant pour la belle demoiselle que pour toi, très noble chevalier de la mousseline ; mais il faut que les vœux s’accomplissent ; tu trouveras ton cheval à Donnington, à l’auberge de l’Ange ; c’est tout, ce que je puis faire pour toi, en conscience.
– Le diable soit de ta conscience ! dit le mercier désolé ; voudrais-tu qu’une fiancée se rendît à l’église à pied ?
– Tu peux la mettre en croupe derrière toi, messire Goldthred, répondit Wayland ; cela calmera un peu l’ardeur de ton coursier.
– Oui : et si vous oubliez de laisser mon cheval, comme vous en avez l’intention ? demanda Goldthred non sans beaucoup hésiter, car le courage commençait à lui manquer.
– Ma balle restera en gage pour ton cheval : elle est chez Giles Gosling, dans la chambre tendue de cuir damasquiné ; elle est pleine de velours à un, à deux et à trois poils, de taffetas, de damas, de pluche, de gros de Naples, de brocart…
– Arrête ! arrête ! s’écria le mercier ; je veux être pendu s’il y a la moitié de ce que tu dis. Mais si jamais je confie le pauvre Bayard à d’autres rustauds…
– Comme vous voudrez, bon M. Goldthred, et là-dessus je vous souhaite bien le bonjour. Bon voyage, ajouta-t-il en continuant sa route avec la comtesse, pendant que le mercier, décontenancé, s’en allait beaucoup plus lentement qu’il n’était venu, cherchant les excuses qu’il pourrait faire à sa triste fiancée, qui attendait son valeureux écuyer au milieu de la route.
– Il me semble, dit la comtesse, que l’original que nous quittons me regardait comme s’il se souvenait de m’avoir vue, et cependant je me cachais le visage autant qu’il m’était possible.
– Si je pouvais le penser, dit Wayland, je retournerais pour lui briser le crâne, et je n’aurais pas peur d’endommager sa cervelle ; car tout ce qu’il en a ne ferait pas une bouchée pour un oison qui vient de naître. Néanmoins il vaut mieux, continuer notre route ; à Donnington nous laisserons le cheval de cet imbécile, afin de lui ôter toute envie de nous poursuivre, et nous changerons nos costumes, de manière à éluder ses recherches, s’il les continuait.
Les voyageurs arrivèrent à Donnington sans autre alarme. Il était nécessaire que la comtesse y goûtât quelques heures de repos. Pendant cet intervalle, Wayland s’occupa avec autant de promptitude que d’adresse à prendre les mesures qui pouvaient assurer le succès de leur voyage.
Après avoir changé son manteau de colporteur contre une espèce de fourreau, il mena le cheval de Goldthred à l’auberge de l’Ange, qui était à l’extrémité du village opposée à celle où nos voyageurs s’étaient établis. Dans la matinée, en faisant ses autres affaires, il vit le cheval ramené par le mercier lui-même, qui, à la tête d’un vaillant détachement des gens de la clameur de haro, était venu reconquérir son bien par la force des armes. Il lui fut restitué sans autre rançon qu’une bonne quantité d’ale, bue par ses auxiliaires, que leur marche avait probablement altérés, et sur le prix de laquelle maître Goldthred soutint une dispute très vive contre l’Headborough, qu’il avait appelé à son aide pour soulever le pays contre les voleurs.
Ayant fait cette restitution, aussi juste que prudente, Wayland se procura pour sa compagne et pour lui-même deux habillemens complets, qui leur donnaient un air de campagnards aisés. Il fut résolu en outre qu’afin de laisser moins de prise à la curiosité, la comtesse passerait sur la route pour la sœur de son guide.
Un bon cheval non fougueux, mais qui pouvait facilement suivre le sien, et dont l’allure était assez douce pour pouvoir convenir à une dame, compléta les préparatifs de voyage. Wayland le paya des fonds que Tressilian lui avait confiés pour cet emploi. Ainsi, environ vers midi, la comtesse se trouvant remise par quelques heures d’un profond repos, ils poursuivirent leur route avec le dessein de se rendre à Kenilworth le plus promptement possible, par Coventry et Warwick ; mais ils n’étaient pas destinés à aller bien loin sans rencontrer de nouveaux sujets d’alarmes.
Il est nécessaire d’apprendre ici au lecteur que le maître de l’auberge avait informé nos fugitifs qu’une troupe joyeuse, qui devait, à ce qu’il croyait, figurer dans quelques uns de ces masques ou scènes allégoriques qui faisaient partie des amusemens qu’on offrait ordinairement à la reine dans les voyages de la cour, avait quitté Donnington une heure ou deux avant eux pour se rendre à Kenilworth. Wayland, sur cet avis, s’était imaginé qu’en se joignant, si la chose était possible, à cette troupe, aussitôt qu’ils l’atteindraient sur la route, ils seraient moins remarqués que s’ils continuaient à voyager seuls.
Il communiqua cette idée à la comtesse, qui, ne désirant que d’arriver à Kenilworth sans interruption, le laissa libre dans le choix des moyens. Ils pressèrent donc leurs chevaux afin d’atteindre cette troupe de comédiens, et de faire route avec eux. Ils venaient d’apercevoir la petite caravane, composée de gens à pied et de cavaliers, gravissant le sommet d’une petite montagne à la distance d’un demi-mille, lorsque Wayland, qui observait tout avec la plus grande attention, s’aperçut qu’un homme arrivait derrière eux sur un cheval d’une vitesse extraordinaire ; il était accompagné d’un domestique dont les efforts ne pouvaient suffire pour suivre le trot du cheval de son maître, et qui en conséquence était obligé de mettre le sien au galop. Wayland regarda ces cavaliers avec inquiétude ; il parut se troubler, regarda encore une fois derrière lui et pâlit en disant à la comtesse :
– C’est le fameux trotteur de Richard Varney ; je le reconnaîtrais entre mille chevaux. Voici une plus fâcheuse rencontre que celle du marchand mercier.
– Tirez votre épée, lui dit Amy, et percez-moi le cœur plutôt que de me laisser tomber entre ses mains.
– Je préférerais mille fois la lui passer au travers du corps ou m’en percer moi-même ; mais, à dire vrai, ce que j’entends le mieux ce n’est pas de me battre, quoique l’acier ne me fasse pas plus de peur qu’à un autre, lorsqu’il y a nécessité de m’en servir. Mais la vérité est que mon épée – (un peu plus vite, je vous prie,) – n’est qu’une mauvaise rapière, et je puis assurer que la sienne est une des meilleures Tolèdes du monde. Il a un domestique en outre, et je crois que c’est ce coquin d’ivrogne de Lambourne ; il est monté sur le même cheval dont il se servit, dit-on, – (je vous supplie d’aller un peu plus vite,) – lorsqu’il vola un riche marchand de bestiaux de l’Ouest. Ce n’est pas que je craigne Varney ni Lambourne dans une bonne cause ; – (votre cheval peut aller encore plus vite si vous l’excitez,) – mais encore, – (ah ! prenez garde ! ne lui laissez pas prendre le galop, de peur qu’ils ne s’aperçoivent que nous les craignons, et qu’ils ne nous poursuivent ; maintenez-le seulement au grand trot.) – mais encore, quoique je ne les craigne pas, je serais content d’en être débarrassé, et plutôt par l’adresse que par la violence. Si nous pouvions atteindre cette troupe devant nous, nous pourrions nous y joindre, et filer sans être observés, à moins que Varney ne soit décidément venu à notre poursuite.
Pendant qu’il parlait ainsi, Wayland pressait et retenait tour à tour son cheval, craignant non seulement de faire soupçonner qu’ils fuyaient, mais encore d’être atteints.
Ils gravirent ainsi la colline dont nous avons parlé ; lorsqu’ils furent au sommet, ils eurent le plaisir d’apercevoir la petite caravane arrêtée dans le fond du vallon près d’un petit ruisseau, sur les bords duquel s’élevaient deux ou trois chaumières, ce qui donna à Wayland l’espoir de la joindre. Wayland était d’autant plus inquiet que sa compagne, sans exprimer aucune crainte, et sans se plaindre, commençait à devenir si pâle qu’il s’attendait à chaque instant à la voir tomber de cheval. Malgré ces symptômes de faiblesse, elle poussa son coursier si vivement qu’ils atteignirent les voyageurs dans le fond de la vallée avant que Varney parût sur le sommet de la colline.
Ils trouvèrent dans le plus grand désordre la compagnie à laquelle ils comptaient s’associer. Les femmes, qui avaient les cheveux épars, étaient groupées avec un air d’importance à la porte de l’une des chaumières ; elles y entraient ou en sortaient à chaque instant. Les hommes étaient à l’entour, tenant leurs chevaux par la bride, et ayant l’air assez sots, comme c’est souvent l’usage quand il s’agit d’affaires où l’on n’a pas besoin d’eux.
Wayland et la comtesse s’arrêtèrent comme par curiosité ; puis, peu à peu, sans faire aucune question, sans qu’on leur en adressât aucune, ils se mêlèrent à la caravane comme s’ils en eussent toujours fait partie.
Il n’y avait pas plus de cinq minutes qu’ils étaient dans le vallon, ayant grand soin de se tenir, autant que possible, sur les bords de la route, de manière à placer les autres voyageurs entre eux et Varney, lorsque l’écuyer de lord Leicester, suivi de Lambourne, descendit rapidement la colline : les flancs de leurs chevaux et les mollettes de leurs éperons portaient des marques sanglantes de la vitesse avec laquelle ils voyageaient. L’extérieur des personnes arrêtées autour des chaumières, qui, sous un habit de bougran, cachaient leurs costumes de théâtre ; leur petite charrette légère pour transporter leurs décorations, et les différens objets bizarres qu’ils tenaient à la main, pour qu’ils souffrissent moins du transport, révélèrent bientôt aux cavaliers la profession de la compagnie.
– Vous êtes comédiens, dit Varney, et vous vous rendez à Kenilworth ?
– Recte quidem, domine spectatissime : oui, seigneur très magnifique, répondit un des acteurs.
– Et pour quel motif du diable vous arrêtez-vous ici, dit Varney, pendant qu’en faisant la plus grande diligence vous arriverez à peine à Kenilworth ? La reine dîne demain à Warwick, et vous vous amusez en route, drôles que vous êtes !
– En vérité, monsieur, dit un jeune garçon portant un masque garni d’une paire de cornes du plus beau rouge ; un vêtement collant de serge noire attaché avec des cordons, des bas rouges et des souliers faits exprès pour imiter le pied fourchu du diable ; en vérité, monsieur, vous avez deviné juste ; c’est mon père le diable, qui, ayant été surpris par les douleurs de l’enfantement, a retardé notre voyage pour augmenter notre troupe d’un diablotin de trop.
– Comment, le diable ! dit Varney dont la gaieté n’allait jamais au-delà d’un sourire caustique.
– Le jeune homme a dit la vérité, reprit le masque qui avait parlé le premier ; notre diable en chef, car celui-ci n’est que le second, est en ce moment à crier, Lucina, fer opem, dans ce tugurium, sous cet humble toit.
– Par saint Georges ou plutôt par le dragon, qui est probablement parent du petit diable futur, voilà un hasard des plus comiques ! dit Varney ; qu’en dis-tu, Lambourne ? veux-tu servir de parrain pour cette fois ? Si le diable avait à choisir un compère, je ne connais personne plus digne de cet honneur.
– Excepté lorsque mes supérieurs sont en présence, dit Lambourne avec l’impudence à demi respectueuse d’un domestique qui sait que ses services sont trop indispensables pour qu’on ne lui passe pas quelques plaisanteries.
– Quel est le nom de ce diable ou de cette diablesse qui a si mal pris son temps ? dit Varney. Nous ne pouvons guère nous passer d’aucun de nos acteurs.
– Gaudet nomine Sibyllœ, dit le premier interlocuteur. Elle s’appelle Sibylle Laneham, femme de maître Richard Laneham.
– L’huissier de la chambre du conseil ! dit Varney. Comment ! elle est inexcusable ; son expérience aurait dû lui apprendre à mieux faire ses dispositions. Mais qui étaient cet homme et cette femme qui ont monté la colline avec tant de vitesse il n’y a qu’un moment ? sont-ils de votre compagnie ?
Wayland allait hasarder une réponse à cette alarmante question, lorsque le petit diablotin se mit encore en avant.
– Sous votre bon plaisir, dit-il en s’approchant de Varney, et parlant de manière à n’être pas entendu de ses compagnons, l’homme est un diable de première classe, qui sait assez de tours pour en remplacer cent comme Sibylle Laneham. Et la femme, sous votre bon plaisir, est la sage personne dont les secours sont le plus particulièrement nécessaires à notre camarade.
– Comment ! vous avez une sage-femme ici ? dit Varney. Véritablement la vitesse dont elle allait, annonçait bien qu’elle se rendait dans un lieu où l’on avait un grand besoin d’elle. Ainsi donc vous avez en réserve un autre membre du sénat de Belzébuth, pour tenir la place de mistress Laneham.
– Certainement, monsieur, dit le petit drôle ; ils ne sont pas aussi rares dans ce monde que Votre Honneur pourrait le supposer. Ce maître démon va, si c’est votre plaisir, jeter quelques milliers d’étincelles, et vomir devant nous des nuages de fumée : vous croiriez qu’il a l’Etna dans l’abdomen.
– Je n’ai pas le temps de m’arrêter pour voir cette merveille, très illustre fils de l’enfer : mais voici de quoi boire à l’heureux événement ; et, comme dit la comédie, Dieu bénisse vos travaux.
En parlant ainsi, il piqua des deux et continua sa route.
Lambourne s’arrêta un moment après son maître, pour fouiller dans sa bourse ; il en tira une pièce d’argent qu’il donna au diablotin communicatif. C’était, disait-il, pour l’encourager à poursuivre sa route vers le feu des infernales régions, dont il pouvait distinguer quelques étincelles qui s’échappaient déjà de ses yeux. Après avoir reçu les remerciemens du jeune garçon, il fit sentir l’éperon à son cheval, et courut après son maître aussi vite que l’étincelle jaillit du caillou frappé par l’acier.
– Et maintenant, dit le rusé diablotin en s’approchant du cheval de Wayland, et en faisant en l’air une gambade qui justifiait ses prétentions à la parenté du prince de cet élément, je leur ai dit qui vous êtes, dites-moi à votre tour qui je suis.
– Ou Flibbertigibbet ou un véritable enfant du diable, répondit Wayland.
– Tu l’as dit, reprit Dick Sludge : tu vois ton Flibbertigibbet. Je me suis délivré de mes liens avec mon savant précepteur, comme je te disais que je le ferais, qu’il le voulût ou non. Mais quelle dame as-tu là avec toi ? J’ai vu que tu étais dans l’embarras dès la première question, c’est pourquoi je suis venu à ton secours ; mais il faut que je sache ce qu’elle est, mon cher Wayland.
– Tu sauras cinquante autres choses plus belles encore, mon cher compagnon, dit Wayland ; mais trêve de questions pour le moment, et puisque vous allez à Kenilworth, je vous y accompagnerai pour l’amour de ton aimable figure et de ta société spirituelle.
– Tu aurais dû dire ma figure spirituelle et mon aimable société, reprit Dick ; mais comment voyageras-tu avec nous ? je veux dire en quelle qualité ?
– Sous la qualité que tu m’as toi-même choisie, sans doute, comme escamoteur. Tu sais que je connais le métier, dit Wayland.
– Oui, mais la dame ? repartit Flibbertigibbet, car je dois te dire que je devine que c’en est une ; et tu es dans l’embarras à cause d’elle, comme je le vois par ton impatience.
– Elle, dit Wayland, ce n’est pas autre chose qu’une pauvre sœur à moi ; elle chante et joue du luth d’une manière qui ferait sortir les poissons de l’eau.
– Fais-la-moi entendre sur-le-champ, dit le jeune garçon. J’aime beaucoup le luth ; rien ne me plaît tant au monde, quoique je ne l’aie jamais entendu.
– Comment peux-tu l’aimer alors, Flibbertigibbet ? dit Wayland.
– Comme les chevaliers aiment leurs dames dans les vieux romans, par ouï-dire.
– Eh bien ! aime-le par ouï-dire un peu plus longtemps, jusqu’à ce que ma sœur soit remise des fatigues de son voyage, dit Wayland en ajoutant entre ses dents : – Au diable la curiosité de ce petit nain ! Mais il ne faut pas que je me brouille avec lui, ou nous nous en trouverons mal.
Après cette conversation, il alla offrir à maître Holyday ses propres talens comme jongleur, et ceux de sa sœur comme musicienne. On lui demanda quelques preuves de son habileté ; il ne se fit pas prier, et en donna de si convaincantes que les acteurs, chargés d’agréger dans leur société un homme de cette habileté, se contentèrent des excuses qu’il offrit pour sa sœur, qu’on voulait mettre aussi à l’épreuve.
Les nouveau-venus furent invités à prendre part aux rafraîchissemens dont la compagnie était pourvue, et ce ne fut pas sans difficulté que Wayland trouva l’occasion de parler en particulier, pendant le repas, à sa sœur supposée : il en profita pour la conjurer d’oublier pour le moment et ses chagrins et son rang, et de condescendre à faire société avec ceux qui devaient être ses compagnons de voyage, puisque c’était le moyen le plus sûr de ne pas être découvert.
La comtesse sentit toute l’urgence du cas ; et, lorsqu’on se mit en route, elle chercha à suivre les conseils de son guide, et, s’adressant à une comédienne qui était près d’elle, elle témoigna beaucoup d’intérêt pour la femme qu’on était ainsi obligé d’abandonner.
– Oh ! elle est bien soignée, madame, répliqua la comédienne, qui, par son humeur enjouée, aurait pu être l’emblème parfait de la femme de Bath . Ma commère Laneham traite tout cela aussi légèrement que qui que ce soit : dès le neuvième jour, si les fêtes durent aussi longtemps, elle sera avec nous à Kenilworth, quand elle serait forcée de voyager avec son poupon sur le dos.
Il y avait dans ce discours un certain ton libre qui ôta à la comtesse de Leicester toute envie de continuer la conversation : mais elle avait rompu le charme en parlant la première à sa compagne ; et la bonne dame qui devait remplir, dans un des intermèdes, le rôle de Gilian de Croydon , eut soin d’empêcher que le silence ne rendît le voyage trop sombre. Elle raconta à sa silencieuse compagne des milliers d’anecdotes de fêtes royales où elle s’était trouvée depuis le temps du roi Henry jusqu’à ce jour, lui détailla l’accueil que lui avaient fait les grands seigneurs, lui apprit les noms des acteurs qui jouaient les principaux rôles ; elle finissait toujours ses récits en disant que tout cela ne serait rien en comparaison des réjouissances magnifiques qui auraient lieu à Kenilworth.
– Et quand y arriverons-nous ? dit la comtesse avec une agitation qu’elle cherchait en vain à dissimuler.
– Nous qui sommes à cheval, nous pouvons être à Warwick ce soir, et Kenilworth n’est qu’à quatre ou cinq milles de distance. Mais il nous faudra attendre ceux qui sont à pied. Cependant il est probable que le bon comte de Leicester enverra à leur rencontre des chevaux ou des voitures, afin de leur éviter la fatigue du voyage à pied, qui, comme vous pouvez penser, est un fort mauvais préparatif pour danser devant des gens de la cour. Néanmoins j’ai vu le temps où, avec l’aide de Dieu, j’aurais fait cinq lieues à pied le matin, et sauté sur la pointe du pied toute la soirée, comme le plat d’étain qu’un jongleur fait tourner sur la pointe d’une aiguille. L’âge a un peu diminué mon ardeur ; mais, lorsque la musique et mon cavalier me conviennent, je peux danser une gigue aussi bien et aussi long-temps qu’aucune jouvencelle du comté de Warwick, qui, pour écrire son âge, est obligée d’employer le malheureux chiffre quatre, suivi d’un zéro.
Si la comtesse se trouvait accablée de la loquacité de cette bonne femme, Wayland, de son côté, avait assez à faire pour soutenir et éluder les fréquentes attaques de l’infatigable curiosité de son ancienne connaissance Richard Sludge. Le caractère de ce nain malicieux, naturellement porté à tout observer et à s’informer de tout, s’alliait parfaitement à la tournure piquante de son esprit. Autant il espionnait les autres, autant il lui était impossible de résister au désir de se mêler de leurs affaires quand il en avait surpris le secret, quoiqu’elles ne le concernassent en rien. Il passa toute la journée à lorgner la comtesse sous son masque, et probablement ce qu’il y découvrit ne fit qu’accroître sa curiosité.
– Cette sœur à toi, Wayland, disait-il, a le cou bien blanc pour être née dans une forge, et la main bien délicate et bien blanche pour avoir été habituée à tourner un fuseau. Je t’assure par ma foi que je croirai à votre parenté lorsque l’œuf du corbeau produira un cygne.
– Tais-toi, dit Wayland, tu es un petit babillard, et tu mériterais de sentir les verges pour ton assurance.
– Fort bien, dit le lutin en s’écartant : tout ce que je puis dire, c’est que vous me cachez un secret, souvenez-vous-en ; et, si je ne vous rends un Roland pour un Olivier, mon nom n’est pas Dick Sludge.
Cette menace, et la distance à laquelle le malin espiègle se tint de lui pendant le reste du jour, alarma beaucoup Wayland. C’est pourquoi il suggéra à sa prétendue sœur l’idée de demander à s’arrêter, sous prétexte de lassitude, à trois ou quatre milles de la bonne ville de Warwick, en promettant de joindre la troupe le lendemain dans la matinée. Une petite auberge de village leur offrit un asile pour se reposer ; et ce fut avec un secret plaisir que Wayland vit toute la troupe, y compris Dick Sludge, continuer sa route après des adieux affectueux.
– Demain, madame, dit-il à sa compagne de voyage, si vous le trouvez bon, nous nous remettrons en route de bonne heure, afin d’atteindre Kenilworth avant la foule qui doit y arriver.
La comtesse approuva la proposition de son fidèle guide ; mais, à son grand étonnement, elle ne dit rien de plus à ce sujet. Cette réserve laissait ignorer à Wayland si elle avait formé quelque plan pour ses démarches futures, sachant bien que sa position exigeait une conduite circonspecte, quoiqu’il n’en connût qu’imparfaitement toutes les particularités. Cependant il conclut de ce silence qu’elle devait avoir dans le château des amis à la protection desquels elle pourrait se fier, et que sa tâche serait entièrement remplie en l’y conduisant, conformément à ses ordres réitérés.