« Entendez-vous le son de la cloche et du cor ?
« La plus belle pourtant n’y répond pas encor.
« Les conviés sont prêts, on va se mettre à table ;
« Mais un nuage obscur cache la plus aimable.
« Cet éclat mensonger, prince trop orgueilleux,
« Devait-il donc ainsi te fasciner les yeux ?
« Ton cœur ne sait-il plus quelle grande distance
« Sépare la vertu de l’altière insolence ?
« Et peux-tu préférer à l’astre étincelant
« L’éclat momentané dont brille un ver luisant ? »
La Pantoufle de verre.
La malheureuse comtesse de Leicester avait été, depuis son enfance, traitée par ceux qui l’entouraient avec une indulgence aussi illimitée que peu judicieuse. La douceur naturelle de son caractère l’avait préservée de l’orgueil et de l’aigreur. Mais le caprice qui avait préféré le beau et séduisant Leicester à Tressilian, dont elle appréciait si bien elle-même l’honneur et l’inaltérable affection ; ce fatal caprice qui détruisit le bonheur de sa vie, venait de la tendresse malentendue qui avait épargné à son enfance la leçon pénible, mais indispensable, de la soumission et de la contrainte. La même faiblesse l’avait habituée à n’avoir que des désirs à former et à exciter, en laissant aux autres le soin de les satisfaire ; voilà comment, à l’époque la plus critique de sa vie, elle se trouva entièrement dépourvue de présence d’esprit et incapable de se tracer un plan de conduite prudent et raisonnable.
Les difficultés se multiplièrent pour la malheureuse Amy quand elle vit arriver le jour qui allait décider de sa destinée. Sans avoir égard à aucune considération intermédiaire, elle avait seulement souhaité de se trouver à Kenilworth en présence de son époux ; et maintenant qu’elle en était si près, le doute et l’inquiétude vinrent effrayer son esprit par la crainte de mille dangers, les uns réels, les autres imaginaires, mais tous aggravés et exagérés par sa position et l’absence de tout conseil.
Une nuit d’insomnie l’avait tellement affaiblie qu’elle se trouva incapable de répondre à Wayland, qui vint l’appeler de bon matin. Le fidèle guide commença à concevoir de vives inquiétudes pour la dame qu’il était chargé de conduire, et à s’alarmer pour lui-même. Il était sur le point de partir seul pour Kenilworth dans l’espoir d’y découvrir Tressilian, et de lui annoncer l’approche d’Amy, lorsque vers les neuf heures du matin elle le fit demander.
Il la trouva prête à poursuivre, son voyage ; mais sa pâleur lui donna des craintes sur sa santé. Elle lui dit de préparer les chevaux sur-le-champ, et résista avec impatience aux instances que fit son guide pour l’engager à prendre quelque nourriture avant de se remettre en route. – On m’a donné, lui dit-elle, un verre d’eau. Le misérable qu’on traîne au supplice n’a pas besoin d’autre cordial, et je dois m’en contenter comme lui. Faites ce que je vous ordonne.
Wayland hésitait encore. – Que voulez-vous de plus ? lui demanda-t-elle ; n’ai-je pas parlé clairement ?
– Pardonnez-moi, répondit Wayland ; mais permettez-moi de vous demander quels sont vos projets. Je ne vous fais cette question qu’afin de me conformer à vos désirs. Tout le pays court à Kenilworth ; il serait difficile d’y entrer quand même nous aurions les passe-ports nécessaires pour y être admis. Inconnus et sans amis, il peut nous arriver quelque malheur. Votre Seigneurie me pardonnera de lui offrir mon humble avis ; ne ferions-nous pas mieux de chercher à retrouver nos comédiens et de nous joindre à eux de nouveau ? La comtesse secoua la tête. Allons, continua le guide, je ne vois qu’un seul remède.
– Déclare ta pensée, dit-elle, charmée peut-être qu’il lui offrît des avis qu’elle aurait eu honte de lui demander. Je te crois fidèle ; que me conseillerais-tu ?
– De me permettre d’avertir M. Tressilian que vous êtes ici. Je suis certain qu’il monterait à cheval avec quelques officiers de la maison de lord Sussex, et qu’il viendrait veiller à votre sûreté.
– Et c’est à moi que vous donnez le conseil de me mettre sous la protection de Sussex, de l’indigne rival du noble Leicester ! dit la comtesse. Puis, voyant la surprise où ces paroles avaient jeté Wayland, et craignant d’avoir laissé trop paraître l’intérêt qu’elle prenait à Leicester, elle ajouta : – Et quant à Tressilian, cela ne peut être. Ne prononcez pas mon nom devant lui ; je vous l’ordonne ! ce serait accroître mes infortunes, et l’entraîner lui-même dans des dangers auxquels il ne pourrait échapper. Mais observant que Wayland continuait de la regarder d’un œil incertain et inquiet, qui manifestait de véritables doutes sur l’état de son esprit, elle prit un air calme, et lui dit :
– Guide-moi seulement au château de Kenilworth, et ta tâche est terminée ; là je pourrai juger ce qu’il faudra que je fasse ensuite. Tu m’as servie jusqu’ici fidèlement ; voici quelque chose qui te récompensera.
Elle offrit à l’artiste une bague dans laquelle était enchâssé un diamant de grand prix. Wayland la regarda, hésita un moment, et la rendit à la comtesse. – Ce n’est pas, dit-il, que je me croie au dessus de vos présens, madame, car je ne suis qu’un pauvre diable qui a été forcé, Dieu le sait, d’avoir recours pour vivre à des moyens bien plus humilians que la générosité d’une dame telle que vous ; mais, comme mon ancien maître, le maréchal, avait coutume de dire à ses pratiques : Point de cure, point de salaire : nous ne sommes pas encore dans le château de Kenilworth ; et vous aurez, comme on dit, tout le temps de payer votre guide lorsque votre voyage sera entièrement fini. J’espère de tout mon cœur que Votre Seigneurie est aussi assurée d’être accueillie convenablement à son arrivée qu’elle peut l’être que je ferai tous mes efforts pour l’y conduire en sûreté. Je vais chercher les chevaux. Permettez-moi de vous presser de nouveau, comme votre guide et un peu comme votre médecin, de prendre quelque nourriture.
– Oui, j’en prendrai, dit-elle avec vivacité ; allez préparer tout sur-le-champ. – C’est en vain que je veux montrer de l’assurance, ajouta-t-elle en se parlant à elle-même lorsqu’il eut quitté la chambre ; ce pauvre domestique lui-même voit mes craintes trahir ce courage affecté, et sonde toute ma faiblesse.
Alors elle essaya de prendre quelque nourriture pour suivre les conseils de son guide ; mais elle y renonça, car le premier morceau qu’elle s’efforça de goûter lui causa une sensation si pénible qu’elle crut étouffer. Un instant après les chevaux parurent sous la fenêtre. Amy se plaça sur le sien, et trouva le soulagement qu’on éprouve dans l’air libre et le changement de lieu.
Il arriva, heureusement pour les projets de la comtesse, que Wayland, qui, grâce à son genre de vie irrégulier et vagabond, avait traversé l’Angleterre dans tous les sens, connaissait aussi bien les chemins de traverse et les sentiers détournés que les routes directes du riche comté de Warwick ; car la multitude qui se rendait à Kenilworth pour voir l’entrée de la reine dans cette magnifique résidence de son premier favori, était telle que les principales routes étaient encombrées et inabordables, et que les voyageurs ne pouvaient avancer qu’en faisant de longs circuits.
Les pourvoyeurs de la reine avaient parcouru la contrée en levant dans les fermes et les villages toutes les provisions qu’on exigeait ordinairement dans les voyages de la cour, et pour lesquelles les propriétaires devaient ensuite obtenir un paiement tardif du tapis vert . Les officiers de la maison du comte de Leicester avaient visité les environs dans les mêmes intentions ; et beaucoup de ses amis et de ses parens profitaient de cette occasion pour s’insinuer dans les bonnes grâces du favori, en envoyant quantité de provisions de toute espèce, des monceaux de gibier et des tonneaux des meilleures liqueurs, tant du pays que venant de l’étranger. Les grandes routes étaient couvertes de troupeaux de bœufs, de moutons, de veaux et de porcs, et encombrées de chariots pesamment chargés, dont les essieux gémissaient sous leurs fardeaux. À chaque instant, le passage était obstrué par ces voitures, qui s’accrochaient entre elles ; et leurs grossiers conducteurs, jurant et criant jusqu’à ce que leur colère brutale fût portée au dernier degré, commençaient à se disputer le pas avec leurs fouets et leurs gros bâtons. Ces disputes étaient ordinairement apaisées par quelque pourvoyeur, prévôt suppléant, ou quelque autre personne d’autorité dont le bras s’appesantissait sur la tête des querelleurs.
Il y avait en outre des acteurs, des mimes et des jongleurs de toute espèce, qui suivaient en troupes joyeuses les routes qui conduisaient au palais du Plaisir Royal ; c’est le nom que les ménestrels ambulans avaient donné à Kenilworth dans les poésies qui avaient déjà paru par anticipation sur les fêtes qu’on devait y célébrer. Au milieu de ces scènes confuses, des mendians étalaient leur misère réelle ou prétendue ; contraste étrange, quoique commun, entre les vanités et les douleurs de la vie humaine ! Une population immense, rassemblée par la seule curiosité, accourait aussi sur les mêmes routes. Ici l’ouvrier, avec son tablier de cuir, coudoyait la dame élégante, sa supérieure à la ville ; là des paysans avec des souliers ferrés, marchaient sur les escarpins des bourgeois aisés ou des gentilshommes respectables ; et Jeanne la laitière, à la démarche lourde et aux bras hâlés et vigoureux, s’ouvrait un chemin au milieu de ces jolies petites poupées dont les pères étaient chevaliers ou gentilshommes.
Toute cette multitude avait cependant un caractère de gaieté pacifique. Tous venaient prendre leur part du plaisir, et tous riaient des petits inconvéniens qui dans d’autres momens auraient pu exciter leur mauvaise humeur ou leur colère. Excepté les rixes accidentelles qui s’élevaient, comme nous l’avons dit, parmi la race irritable des charretiers, tous les accens confus qu’on entendait dans cette foule étaient ceux du contentement, d’une joyeuse franchise. Les musiciens préludaient sur leurs instrumens ; les ménestrels fredonnaient leurs chansons ; le bouffon de profession, en brandissant sa batte, poussait des cris de folie et de gaieté ; les danseurs faisaient sonner leurs clochettes ; les gens de la campagne criaient et sifflaient ; les hommes riaient aux éclats ; les filles faisaient entendre leurs voix perçantes, pendant qu’une grosse plaisanterie partait d’un côté, comme un volant, pour être retenue dans l’air et renvoyée du côté opposé de la route par celui à qui elle s’adressait.
Rien n’est peut-être plus cruel pour une âme absorbée par la tristesse que d’être obligée d’assister à des scènes de réjouissance, qui sont bien loin d’être en harmonie avec les sentimens qu’elle éprouve. Cependant le tumulte et la confusion de ce spectacle donnèrent quelques distractions à la comtesse de Leicester, et lui rendirent le triste service de l’empêcher de réfléchir à ses malheurs, ou de former d’avance des idées sombres de son sort.
Elle marchait comme une personne sous l’influence d’un songe, s’abandonnant entièrement à la conduite de Wayland, qui montrait la plus grande adresse. Tantôt il se frayait un chemin à travers la foule, tantôt il s’arrêtait pour attendre une occasion favorable de s’avancer ; et souvent, quittant la route directe, il prenait des sentiers sinueux qui l’y ramenaient, après lui avoir donné la facilité de faire une bonne partie du chemin avec plus d’aisance et de rapidité.
Ce fut ainsi qu’il évita Warwick, où Élisabeth s’était reposée la nuit précédente dans le château, superbe monument de la splendeur des siècles de la chevalerie, que le temps a respecté jusqu’à ce jour. Elle devait s’y arrêter jusqu’à midi, qui était alors en Angleterre l’heure du dîner, et, après ce repas, repartir pour Kenilworth. Le long du chemin, chaque groupe avait quelque chose à dire à la louange de la reine, non sans y mêler cependant un peu de cette satire qui assaisonne ordinairement le jugement que nous portons sur notre prochain, surtout s’il est au-dessus de nous.
– Avez-vous entendu, dit quelqu’un, avec quelle grâce elle a parlé au Bailli, à l’Archiviste et au bon M. Griffin le Ministre, lorsqu’il était à genoux à la portière de son carrosse ?
– Oui ; et comme elle a dit ensuite au petit Aglionby : Maître Archiviste, on a voulu me persuader que vous aviez peur de moi ; mais en vérité vous m’avez si bien fait l’énumération des vertus d’un souverain que je vois que c’est moi qui ai tout sujet d’avoir peur de vous. Et ensuite avec quelle grâce elle a pris la belle bourse où étaient les vingt souverains d’or, paraissant ne vouloir pas la toucher ; mais elle l’a prise néanmoins.
– Oui, oui, dit un autre ; ses doigts m’ont semblé se fermer sur la bourse assez volontiers ; et j’ai cru remarquer que la reine la pesait un moment dans sa main, comme pour dire : J’espère qu’ils sont de poids.
– Elle n’avait rien à craindre de ce côté-là, voisin, dit un troisième. Ce n’est que lorsque la corporation paie les comptes d’un pauvre ouvrier comme moi qu’elle le renvoie avec des pièces rognées. Heureusement, il y a un Dieu là-haut. Le petit archiviste, puisqu’on le nomme ainsi, va être maintenant plus grand que jamais.
– Allons, mon bon voisin, dit celui qui avait, parlé le premier, ne soyez point envieux ; Élisabeth est une reine bonne et généreuse. Elle a donné la bourse au comte de Leicester.
– Moi envieux ! le diable t’emporte pour ce mot-là ! répliqua l’ouvrier. Mais je pense qu’elle donnera bientôt tout au comte de Leicester.
– Vous allez vous trouver mal, madame, dit Wayland à la comtesse ; et il lui proposa de quitter le grand chemin, et de s’arrêter jusqu’à ce qu’elle fût un peu remise. Mais Amy maîtrisa les émotions que lui firent éprouver ces paroles et d’autres de même nature qui frappèrent ses oreilles pendant leur chemin, et elle insista pour que son guide la conduisît à Kenilworth avec toute la célérité que permettaient les nombreux obstacles de la route. L’inquiétude de Wayland au sujet de ses faiblesses réitérées et de l’absence visible de son esprit augmentait à chaque instant, et il commençait à désirer impatiemment de la voir, selon ses demandes réitérées, dans le château, où il ne doutait pas qu’elle ne fût assurée d’un bon accueil, quoiqu’elle semblât ne vouloir pas avouer sur qui elle fondait ses espérances.
– Si je suis une fois hors de ce péril, pensait-il, et que quelqu’un me reprenne à servir d’écuyer à une demoiselle errante, je lui permets de me briser la tête avec mon marteau de forgeron.
Enfin parut le magnifique château de Kenilworth, aux embellissemens duquel et à l’amélioration des domaines qui en dépendaient le comte de Leicester avait, dit-on, dépensé soixante mille livres sterling, somme égale à un demi-million de ce temps-là .
Les murs extérieurs de ce superbe et gigantesque édifice renfermaient sept acres , dont une partie était occupée par de vastes écuries et un jardin de plaisance avec des bosquets élégans et des parterres remplis de fleurs ; le reste formait la première cour ou cour extérieure.
Le bâtiment qui s’élevait au milieu de cette spacieuse enceinte était composé de plusieurs corps de logis magnifiques, qui paraissaient avoir été construits à différentes époques, et qui entouraient une cour intérieure. Le nom et les armoiries de chaque partie séparée rappelaient le souvenir de seigneurs puissans, morts depuis long-temps, et dont l’histoire, si l’ambition eût su l’entendre, aurait donné une utile leçon au favori orgueilleux qui avait acquis et augmenté leurs domaines. Le vaste donjon qui formait la citadelle du château datait de l’antiquité la plus reculée, quoiqu’on ne sût rien de précis sur l’époque où il avait été bâti.
Il portait le nom de César, peut-être à cause de sa ressemblance avec celui du même nom qu’on voit à la Tour de Londres. Quelques antiquaires prétendaient que ce fort avait été élevé par Kenelph, roi saxon de Mercie , qui avait donné son nom au château, et d’autres qu’il avait été bâti peu de temps après la conquête des Normands. Sur les murs extérieurs était l’écusson des Clinton, qui les avait fondés sous le règne de Henry Ier, ainsi que celui de Simon de Montfort, encore plus redoutable, qui, dans les Guerres des Barons, avait long-temps défendu Kenilworth contre le roi Henry III. Mortimer, comte de March, fameux par son élévation et par sa chute, y avait jadis donné des fêtes et des carrousels pendant que son souverain détrôné, Édouard II, languissait dans les cachots mêmes du château. Le vieux Jean de Gaunt (de l’antique race de Lancastre) avait beaucoup agrandi cet édifice en construisant l’aile qui porte encore le nom de bâtiment de Lancastre ; mais Leicester avait surpassé ses prédécesseurs, tout riches et puissans qu’ils étaient, en érigeant une immense façade, qui a disparu sous ses propres ruines, monument de l’ambition de son fondateur. Les murs extérieurs de cette résidence vraiment royale étaient baignés par un lac, en partie artificiel, sur lequel Leicester avait fait construire un pont magnifique, afin qu’Élisabeth pût entrer au château par un chemin pratiqué pour elle seule. L’entrée ordinaire était du côté du nord, où il avait élevé, pour la défense du château, une haute tour qui existe encore, et qui surpasse, par son étendue et le style de son architecture, le château de plus d’un chef du nord.
De l’autre côté du lac il y avait un parc immense, peuplé de daims, de chevreuils, de cerfs et de toutes sortes de gibier. Ce bois était planté d’arbres superbes, du milieu desquels la façade du château et ses tours massives semblaient sortir majestueusement. Nous ne pouvons nous empêcher d’ajouter ici que ce noble palais, qui reçut des rois dans son enceinte, et que les guerriers illustrèrent tour à tour par de véritables et sanglans assauts, et par des joutes chevaleresques où la beauté distribuait les prix obtenus par la valeur, n’offre plus aujourd’hui qu’une scène de ruines. Son lac est devenu une prairie humide où croît le jonc, et ses ruines immenses ne servent qu’à donner une idée de son ancienne splendeur, et à faire mieux apprécier au voyageur qui réfléchit la vanité des richesses de l’homme, et le bonheur de ceux qui jouissent de la médiocrité avec un vertueux contentement.
Ce fut avec des sentimens bien différens que la malheureuse comtesse de Leicester considéra ces tours nobles et antiques lorsqu’elle les vit pour la première fois s’élever au-dessus des bois touffus sur lesquels elles semblaient dominer. L’épouse légitime du favori d’Élisabeth, de l’homme de prédilection de l’Angleterre, s’approchait de la demeure de son époux, et se préparait à paraître en présence de sa souveraine, protégée plutôt que guidée par un pauvre jongleur ; et quoique maîtresse de ce château orgueilleux, dont les portes pesantes auraient dû tourner d’elles-mêmes sur leurs gonds à son moindre signal, elle ne pouvait se dissimuler les obstacles et les dangers qui s’opposaient à sa réception dans des murs où elle avait droit de commander.
En effet, les difficultés semblaient s’accroître à chaque instant ; et bientôt nos voyageurs eurent à craindre qu’il ne leur fût pas possible d’avancer au-delà d’une grande barrière qui conduisait à une belle avenue pratiquée dans la forêt dont nous avons parlé. Cette route offrait, pendant un espace de deux milles, les plus beaux points de vue du château et du lac, et aboutissait au pont nouvellement construit, qui semblait en être une dépendance. C’était le chemin que la reine devait suivre pour se rendre au château dans cette mémorable journée.
La comtesse et Wayland trouvèrent la barrière de cette avenue, qui donnait sur la route de Warwick, gardée par une compagnie de yeomen à cheval de la garde de la reine. Ils étaient couverts de cuirasses richement ciselées et dorées ; ils portaient des casques au lieu de toques, et tenaient la crosse de leurs carabines appuyée sur la cuisse. Ces gardes, toujours de service partout où la reine allait en personne, étaient sous les ordres d’un poursuivant d’armes, que la plaque qu’il portait au bras, et sur laquelle étaient gravés l’ours et le bâton, armoiries de son maître, annonçaient comme étant de la maison du comte de Leicester. Il ne laissait entrer absolument que les personnes invitées à la fête, et les gens qui devaient faire partie des spectacles et des amusemens.
La foule se pressait autour de cette barrière, et chacun alléguait quelque motif différent pour être admis ; mais les gardes inexorables opposaient à leurs prières la sévérité de leur consigne, fondée sur l’aversion bien connue que la reine avait pour l’empressement grossier de la populace. Ceux qui ne se contentaient pas de ces raisons étaient traités plus durement ; les soldats les repoussaient sans cérémonie à l’aide de leurs chevaux bardés de fer ou avec la crosse de leurs carabines. Ces manœuvres produisaient parmi la foule des ondulations qui faisaient craindre à Wayland de se trouver séparé tout-à-coup de sa compagne ; il ne savait pas non plus quelle raison donner pour obtenir la permission d’entrer ; et il discutait cette question dans sa tête avec une grande perplexité, lorsque le poursuivant d’armes, ayant par hasard jeté les yeux sur lui, s’écria, à son grand étonnement : – Soldats ! faites place à cet homme au manteau jaune. Avancez, maître farceur, et dépêchez-vous ! Qui diable a pu vous retenir ? Avancez, dis-je, avec votre balle de colifichets.
Pendant que le poursuivant adressait à Wayland cette invitation pressante, mais peu courtoise, les yeomen ouvrirent promptement un passage. Il ne fit qu’avertir sa compagne de bien se cacher le visage, et il entra, conduisant par la bride le cheval de la comtesse, mais d’un air si humilié, et dans lequel se peignaient tant de crainte et d’inquiétude, que la foule, jalouse de cette préférence, les salua de huées et de rires insultans.
Ainsi admis dans le parc, quoique l’accueil qu’on leur avait fait fût loin d’être flatteur, Wayland et la comtesse songeaient aux obstacles qu’ils auraient encore à surmonter pour traverser la vaste avenue garnie des deux côtés d’une longue file de gens armés d’épées et de pertuisanes, richement vêtus des livrées du comte de Leicester, et portant ses armoiries.
Ces soldats étaient placés de trois en trois pas, de manière à garnir toute la route depuis l’entrée du parc jusqu’au pont : aussi, lorsque la comtesse aperçut l’aspect imposant du château avec ses créneaux, ses tourelles et ses plates-formes, les nombreuses bannières flottant sur les murailles, les panaches éclatans, les plumes ondoyantes qui brillaient sur les terrasses et sur les créneaux ; lorsqu’elle contempla, dis-je, ce magnifique spectacle, son cœur, peu accoutumé à tant de splendeur, en fut accablé, et elle se demanda un moment ce qu’elle avait pu offrir à Leicester pour mériter de partager avec lui cette pompe royale. Mais sa fierté et son généreux enthousiasme résistèrent à ces suggestions, qui l’eussent plongée dans le désespoir.
– Je lui ai donné, disait-elle, tout ce que peut donner une femme ; mon nom, ma réputation, mon cœur et ma main. Voilà ce que j’ai donné au pied des autels au seigneur de cette magnifique demeure, et la reine d’Angleterre n’aurait pu lui en offrir davantage. Il est mon époux ; je suis sa femme légitime : l’homme ne séparera point ceux que Dieu a unis. Je réclamerai mes droits, et avec d’autant plus d’assurance que je viens à l’improviste et dépourvue de tout secours. Je connais mon noble Dudley ! Il sera irrité un moment de ma désobéissance ; mais Amy versera des larmes, et Dudley lui pardonnera.
Ces pensées furent interrompues par un cri de surprise de son guide Wayland, qui se sentit tout d’un coup fortement étreint par deux longs bras noirs et maigres, appartenans à un individu qui s’était élancé des branches d’un chêne sur la croupe de son cheval, au milieu des éclats de rire des sentinelles.
– Ce ne peut être que le diable ou Flibbertigibbet, dit Wayland après de vains efforts pour se débarrasser et désarçonner le nain qui se tenait fortement à lui. Est-ce que les chênes de Kenilworth portent de pareils glands ?
– Certainement, maître Wayland, dit ce compagnon, inattendu, et des glands beaucoup trop durs pour que vous puissiez les casser, tout vieux que vous êtes, si je ne vous montre comment il faut vous y prendre. Comment auriez-vous pu passer à la première barrière, où est le poursuivant d’armes, si je ne l’eusse averti que notre principal jongleur allait nous suivre ? Je vous ai attendu dans les branches d’un arbre où je suis monté en grimpant sur notre charrette ; et toute la troupe, à l’heure qu’il est, ne doit plus savoir où donner de la tête en mon absence.
– Allons, maintenant je vois que tu es tout de bon le fils du diable, dit Wayland. Je reconnais ta supériorité, nain protecteur ! Montre-nous seulement autant de bonté que tu as de pouvoir.
En parlant ainsi, ils arrivèrent à une forte tour située à l’extrémité méridionale du pont dont nous ayons parlé, et qui défendait l’entrée extérieure du château de Kenilworth.
Ce fut dans des circonstances aussi malheureuses pour elle, et dans une compagnie aussi singulière, que la comtesse de Leicester fit sa première entrée dans la magnifique résidence d’un époux qui était presque l’égal des princes.