CHAPITRE XXIX.

« Et maintenant, adieu, mon maître, adieu !
« Si c’est ainsi que de loyaux services
« Sont reconnus, je vous quitte en ce lieu.
« Séparons-nous, et sous d’autres auspices
« Que chaque barque aille de son côté.

« … »

Le Naufrage.

Tressilian entra dans la cour extérieure du château, ne sachant que penser de son étrange entrevue avec Amy Robsart, et doutant s’il avait eu raison, revêtu comme il l’était de l’autorité de son père, d’engager ainsi sa parole, et de lui abandonner le soin de sa conduite pendant un temps aussi long.

Mais comment aurait-il pu refuser sa demande, Amy étant soumise à Varney comme elle l’était probablement ?

– Puisque mon pouvoir, pensait-il, ne suffisait pas pour la soustraire à la puissance de Varney, en supposant qu’il la reconnaisse pour sa femme, de quel droit aurais-je ainsi détruit, en mettant la discorde entre eux, les espérances de bonheur domestique qui peuvent lui rester ?

Tressilian résolut donc d’observer scrupuleusement la promesse faite à Amy, d’abord, parce qu’il la lui avait faite, et ensuite parce qu’en y réfléchissant il lui semblait que ni l’honneur ni la justice ne lui auraient permis de la lui refuser. Sous un certain rapport, il se trouvait d’ailleurs beaucoup plus en état de secourir cette infortunée qui lui était encore si chère. Amy n’était plus renfermée dans une retraite lointaine et solitaire, sous la garde de personnes d’une réputation douteuse ; elle était dans le château de Kenilworth, dans la cour de la reine, à l’abri de toute espèce de violence, et à portée de paraître devant Élisabeth au premier appel. Ce concours de circonstances semblait seconder puissamment tout ce qu’il pourrait avoir à faire pour elle.

Tandis qu’il balançait ainsi les avantages et les périls qui résultaient de la présence inattendue d’Amy à Kenilworth, Tressilian fut soudain accosté par Wayland, qui s’écria en le voyant : – Ah ! grâce au ciel, je trouve enfin Votre Seigneurie : puis il lui dit à l’oreille que la jeune dame s’était échappée de Cumnor.

– Elle est maintenant dans le château, dit Tressilian. Je le sais, je l’ai vue. Est-ce par son ordre qu’on l’a fait monter dans mon appartement ?

– Non, répondit Wayland ; mais j’ai pensé qu’il n’y avait pas d’autre moyen de la mettre en sûreté, et j’ai été assez heureux pour trouver quelqu’un qui savait où vous étiez logé. Jolie position, en vérité ; la grand’salle d’un côté et la cuisine de l’autre.

– Tais-toi ; ce n’est pas le moment de plaisanter, répondit tristement Tressilian.

– Je ne le sais que trop, dit l’artiste ; depuis trois jours, je suis comme si j’avais la corde autour du cou. Cette dame n’a pas sa tête à elle. Elle ne voudra pas accepter vos offres ; elle défend qu’on lui parle de vous ; elle est sur le point de se mettre entre les mains de lord Leicester. Je ne l’aurais jamais décidée à se reposer dans votre chambre si elle avait su qui l’occupait.

– Quel est donc son projet ? dit Tressilian ; ose-t-elle espérer que le comte voudra employer en sa faveur son influence sur son infâme vassal ?

– Je n’en sais rien, dit Wayland, mais je crois que si elle se réconcilie avec Leicester ou Varney, le côté du château de Kenilworth le plus sûr pour nous sera le dehors des murailles, d’où nous pourrons plus facilement prendre le large ; je me propose bien de ne pas y demeurer un instant après avoir donné à Leicester une lettre ;… je n’attendais que vos ordres pour la lui remettre… Tenez, la voici. Mais non ; peste soit de la lettre, je l’aurai oubliée dans le chenil du grenier à foin qui me sert de chambre à coucher.

– Mort et colère !… s’écria Tressilian perdant patience, pourvu du moins que tu n’aies pas perdu ce papier d’où dépend un événement plus important que mille vies comme la tienne !

– Perdu, répondit promptement Wayland ; ah ! c’est une plaisanterie ; non, monsieur, je l’ai soigneusement renfermée avec mon sac de nuit et plusieurs autres objets à mon usage ; je vais la rapporter dans un moment.

– Va vite, dit Tressilian ; rapporte-la, sois fidèle, et je te récompenserai ; mais si j’ai quelque raison pour te soupçonner, prends-y garde, un chien mort serait moins à plaindre que toi.

Wayland parût avec l’assurance et la joie sur le front ; mais il tremblait dans le fond de son âme.

La lettre était perdue, rien n’était plus certain, malgré l’excuse qu’il avait alléguée pour apaiser l’impatience de Tressilian. La lettre était perdue ; elle pouvait tomber entre mauvaises mains, et dévoiler toute l’intrigue dans laquelle Wayland se trouvait engagé ; d’ailleurs il ne voyait pas comment cette intrigue pouvait rester cachée, quel que fût l’événement ; il était en outre vivement blessé de l’accès d’impatience de son maître.

– Oui-dà ! pensa-t-il enfin, si c’est de cette monnaie qu’on me paie pour des services où il y va de ma tête, il est temps de penser à moi. J’offense ici, si je ne me trompe, le seigneur de ce magnifique château, qui d’un mot peut m’ôter la vie aussi facilement qu’on éteint une chandelle, le tout pour une femme folle et un amant mélancolique, qui, parce que je perds un chiffon de papier plié en quatre, porte déjà la main sur son épée et menace de tout tuer. J’ai à craindre d’un autre côté le docteur et Varney. Ma foi, je veux me sauver de tous ces embarras. Mieux vaut encore la vie que l’argent, et je me sauve à l’instant, quoique je n’aie pas encore reçu ma récompense.

Ces réflexions doivent se présenter naturellement à un homme tel que Wayland, engagé plus avant qu’il ne l’avait cru d’abord dans une suite d’intrigues mystérieuses et inexplicables, et dans lesquelles les acteurs eux-mêmes semblaient à peine connaître le rôle qu’ils jouaient. Cependant, pour lui rendre justice, il faut dire que ses craintes personnelles étaient jusqu’à un certain point contre-balancées par la compassion que lui inspirait l’état d’abandon de la jeune dame.

– Je ne donnerais pas un groat de M. Tressilian : je suis quitte avec lui ; j’ai amené sa dame errante dans ce château ; qu’il veille sur elle maintenant : je ne suis retenu que par la compassion qu’inspire cette fille, à qui il pourrait bien arriver quelque mésaventure au milieu de tout ce tumulte. Oui, je vais monter à la chambre, lui avouer que sa lettre est perdue, pour qu’elle en écrive une autre, si cela lui plaît, et j’espère bien qu’elle ne manquera pas de messagers dans un château où il y a tant de laquais qui peuvent porter une lettre à leur maître. Je lui dirai ensuite que je me sauve, en la recommandant à la bonté du ciel, à sa propre sagesse, aux soins et à la prévoyance de M. Tressilian. Peut-être qu’elle se rappellera la bague qu’elle m’offrit. Ma foi, je l’aurais bien gagnée ; mais, après tout, c’est une aimable créature : au diable la bague ! je ne voudrais pas m’avilir pour si peu de chose : si je suis dupe de mon bon cœur en ce monde, je serai plus heureux dans l’autre ; ainsi deux mots à la dame, et puis en route au plus vite.

Le pied léger et l’œil alerte comme le chat qui guette sa proie, Wayland prit la route de la chambre de la comtesse, se glissant le long des cours et des corridors, observant tous ceux qui passaient près de lui, et soigneux d’échapper à tous les regards. C’est ainsi qu’il traversa la cour du château et le grand arceau situé entre la cuisine et la grand’salle, jusqu’au petit escalier de la tour de Mervyn.

Wayland se félicitait déjà d’avoir échappé à tous les périls, et se disposait à monter les escaliers deux à deux, quand il aperçut l’ombre d’un homme qui se dessinait sur un mur en face d’une porte entr’ouverte ; Wayland descendit aussitôt sans faire le moindre bruit : il revint dans la cour intérieure du château, et passa environ un quart d’heure qui lui parut quatre fois plus long que d’ordinaire, à se promener de long en large ; puis il retourna à la tour, espérant que cet homme incommode s’en serait allé. L’ombre avait disparu. Il monta quelques marches plus haut, mais la porte était encore entr’ouverte ; et tandis qu’il délibérait s’il fallait avancer ou redescendre, la porte s’ouvrit tout-à-coup, et Michel Lambourne s’offrit à ses yeux étonnés. – Qui diable es-tu ? que cherches-tu dans cette partie du château ? Entre dans cette chambre, et que je te parle.

– Je ne suis point un chien qui obéit au premier homme qui siffle, entendez-vous ? dit Wayland, affectant une confiance que démentait le son tremblant de sa voix.

– Tu raisonnes, je crois ! À moi, Lawrence Staples !

Un grand gaillard mal bâti, aux yeux louches, et dont la taille avait plus de six pieds, parut alors à la porte, et Lambourne continua : – Puisque tu aimes tant cette tour, camarade, je vais t’en faire voir les fondations, à douze bons pieds en dessous du lit du lac ; tu y trouveras bonne compagnie de serpens, de crapauds, de lézards et d’autres jolis animaux de la même famille. Vite, réponds-moi, qui es-tu ? que viens-tu chercher ici ?

– Si la porte d’une prison se ferme une fois sur moi, se dit Wayland, je suis un homme perdu. Il répondit donc, de l’air le plus soumis, qu’il était le pauvre jongleur que Son Honneur avait rencontré la veille à Weatherly.

– Et quelles jongleries prétends-tu faire dans cette tour ? la troupe de tes camarades est dans les bâtimens de Clinston.

– Je viens voir ma sœur, qui est là-haut dans la chambre de M. Tressilian.

– Ah ! ah ! dit Lambourne en souriant, voilà la vérité ! Sur mon honneur, pour un étranger, ce M. Tressilian en use comme s’il était chez lui ; il meuble fort joliment sa chambre. Écoute-moi, coquin ! – Ce sera une anecdote précieuse sur le compte du saint M. Tressilian ; elle fera plus de plaisir à certaines gens qu’une bourse d’or ne m’en ferait à moi. Écoute, maraud ; tu ne feras pas lever le lièvre, nous voulons le prendre au gîte : hors d’ici avec ta mine de fripon, ou je te jette par la fenêtre ; je serais tenté d’essayer si, par quelque tour de ton métier, tu pourrais faire ce trajet sans te briser les os.

– Votre Seigneurie n’a pas l’âme assez cruelle, j’en suis sûr, dit Wayland. Il faut laisser vivre les pauvres gens, et j’espère que Votre Seigneurie voudra bien me permettre de parler à ma sœur.

– Ta sœur, oui, du côté d’Adam, n’est-ce pas ? s’il en était autrement, tu n’en serais que plus coquin ; mais, ta sœur ou non, je te tue comme un renard si tu reviens à cette tour ; et maintenant que j’y pense, de par tous les diables, décampe-moi vite du château ; c’est ici une affaire plus importante que tous tes tours de jongleur.

– Mais, sauf le respect que je dois à Votre Seigneurie, répondit Wayland, il faut que je représente Arion dans le spectacle qui doit avoir lieu ce soir sur le lac.

– Par saint Christophe, je le représenterai moi-même, dit Lambourne ; Orion, est-ce ainsi que tu l’appelles ? Eh bien, je représenterai Orion avec sa ceinture et ses sept étoiles, qui plus est. Allons, dehors, mauvais coquin, suis-moi ; mais attends : Lawrence, emmène-moi ce vaurien.

Lawrence saisit par le collet le jongleur tremblant, et Lambourne, marchant à pas pressés devant eux, se dirigea vers la porte secrète par laquelle Tressilian était entré, et qui était pratiquée dans le mur de l’ouest, non loin de la tour de Mervyn.

Tandis qu’ils traversaient l’espace qui séparait la poterne de la tour de Mervyn, Wayland se creusait en vain la cervelle pour trouver un moyen de servir la pauvre dame, qui, malgré le pressant danger dans lequel il se trouvait lui-même, excitait encore son intérêt : mais, quand il fut mis hors du château, et que Lambourne lui eut signifié avec un effroyable jurement qu’une prompte mort suivrait le moment où il y remettrait les pieds, il leva les mains et les yeux vers le ciel pour le prendre à témoin qu’il avait jusqu’à la fin défendu l’opprimée ; puis il tourna les talons aux superbes tours de Kenilworth, et se mit en route pour chercher un asile plus humble et plus sûr.

Lawrence et Lambourne le suivirent des yeux pendant quelque temps ; puis ils rentrèrent au château. Chemin faisant, Lawrence dit à Lambourne : – Le ciel me bénisse, M. Lambourne, si je devine pour quel motif vous avez, chassé ce pauvre diable chargé de jouer un rôle dans le spectacle qui va commencer… et le tout pour une fille !

– Ah ! Lawrence, répondit Lambourne, tu penses à la noire Jeanne Jugges de Slingdon, et tu prends pitié des faiblesses humaines ! Mais courage, mon très noble duc du cachot, seigneur suzerain des Limbes, tu ne vois pas plus clair dans cette affaire qu’on n’y voit dans tes domaines. Mon très révérend seigneur des pays bas de Kenilworth, apprends que notre très respectable maître Richard Varney nous donnerait, pour trouver un trou dans le manteau de ce Tressilian, assez de piastres pour nous faire boire cinquante nuits de suite avec pleine permission d’envoyer promener l’intendant s’il venait nous déranger avant d’avoir vidé les dernières bouteilles.

– Oh ! si cela est, vous avez raison, répondit le grand geôlier de Kenilworth. Mais comment ferez-vous pour vous absenter lors de l’arrivée de la reine, M. Lambourne ; car il me semble que vous devez accompagner votre maître ?

– J’ai compté sur tes soins, mon vice-roi, pour faire la garde en mon absence. Laisse entrer Tressilian, s’il le désire ; mais que personne ne sorte. Si la demoiselle tentait une sortie, ce qui pourrait bien arriver, effraie-la avec ta grosse voix. Ce n’est, après tout, que la sœur d’un mauvais comédien.

– Quant à cela, dit Lawrence, je fermerai le verrou de fer à la seconde porte ; et ainsi, de gré ou de force, je n’aurai pas grande peine à répondre d’elle.

– Mais Tressilian ne pourra plus pénétrer chez elle, dit Lambourne après un moment de réflexion. Peu importe, on la surprendra dans sa chambre, cela suffit. Mais avoue, vieux geôlier aux yeux de chauve-souris, que tu crains de veiller seul dans cette tour de Mervyn.

– Moi ! pourquoi cela, M. Lambourne ? Je m’en moque comme d’un tour de clef. Il est vrai qu’on y a entendu et même vu d’étranges choses. Vous n’êtes pas sans avoir ouï-dire, quoique vous ne soyez à Kenilworth que depuis peu de temps, que cette tour est visitée par l’esprit d’Arthur appelé Mervyn, ce chef barbare qui fut pris par le vaillant lord Mortimer lorsqu’il était un des commandans des frontières de Galles, et assassiné, à ce qu’on dit, dans cette même tour.

– Oh ! j’ai entendu faire ce conte plus, de cent fois, dit Lambourne ; on prétend même que le fantôme ne fait jamais plus de bruit que quand on fait bouillir des poireaux ou frire du fromage dans les régions culinaires. Santo diavolo ! retiens ta langue ; je sais ce qu’il en est.

– Mais toi, tout sage que tu veux paraître, dit le porte-clefs, tu ne la retiens guère. Cependant c’est une terrible chose que de tuer un prisonnier. Donner un coup de poignard à un homme au coin d’une rue, ce n’est rien pour toi ; appliquer un grand coup de clef sur la tête d’un prisonnier récalcitrant en lui disant : Reste tranquille, c’est ce que j’appelle maintenir l’ordre dans la prison ; mais tirer une épée et le tuer comme ce seigneur du pays de Galles, il y a là de quoi vous susciter un fantôme capable de rendre la prison inhabitable pendant des siècles… Regarde jusqu’à quel point j’étends mes attentions sur les prisonniers, ces pauvres créatures ! J’ai mieux aimé loger à cinquante pieds sous terre des gentilshommes et des gens très comme il faut, qui s’étaient amusés à faire de petites promenades intéressées sur la grande route, ou à médire de lord Leicester, et autres choses pareilles, que de les enfermer dans cette chambre d’en haut où le meurtre fut commis. En vérité, par saint Pierre-ès-Liens, je m’étonne que mon noble seigneur, ou M. Varney, consente à la donner à des étrangers ; et si ce M. Tressilian a pu décider quelqu’un à lui tenir compagnie, surtout une jolie fille, ma foi je suis d’avis qu’il a bien fait.

– Je te dis, répondit Lambourne en se promenant dans la chambre du geôlier, que tu n’es qu’un âne ; va fermer le verrou de l’escalier, et ne t’inquiète pas des revenans. Cependant, donne-moi du vin, je me suis un peu échauffé pour mettre ce coquin à la porte.

Tandis qu’il se désaltérait à longs traits avec une bouteille de bordeaux, sans même se servir de gobelet, le geôlier, par des discours indiscrets, cherchait à justifier sa croyance aux revenans.

– Il n’y a que quelques heures que tu es dans le château, et tu as été tellement ivre pendant tout ce temps que tu n’as pu ni parler, ni voir, ni entendre. Mais tu ferais moins de bravades si tu avais passé une nuit avec nous dans le temps de la pleine lune ; car c’est alors que l’esprit s’agite le plus ; et principalement lorsque le vent du nord-ouest souffle avec violence, qu’il commence à tomber quelques gouttes de pluie, et qu’on entend de temps en temps quelques coups de tonnerre ! Bon Dieu ! quel fracas, quel vacarme, quels cris, quels gémissemens dans la chambre de Mervyn ! aussi, dans ces momens, quatre pintes d’eau-de-vie suffisent à peine pour mes garçons et pour moi.

– Bah ! tu n’es qu’un nigaud, répondit Lambourne, dont les derniers coups qu’il venait de boire, joints à tous ceux qu’il avait déjà bus, commençaient à exalter le cerveau ; tu ne sais ce que tu dis ; personne ne les connaît ces esprits, et c’est celui qui en parle le moins qui dit le moins de sottises. Celui-ci croit une chose, celui-là en croit une autre : visions, balivernes ! J’ai connu des gens de toute espèce, mon cher Lawrence Ferme-Porte, et des hommes de beaucoup de mérite… il y en a un surtout… un grand seigneur, sans le nommer ici, qui croit aux oracles, à la lune, aux planètes et à leur cours. Il va même jusqu’à penser qu’elles n’étincellent que pour lui. Mais, foi d’homme à jeun, ou plutôt vérité d’ivrogne, je crois, moi, qu’elles ne brillent que pour empêcher les bons enfans comme moi de tomber dans les fossés. Au reste, que ce personnage se passe toutes ses fantaisies, il est assez riche pour en avoir. Il en est un autre, un homme très savant, je t’en réponds, qui parle grec et hébreu comme moi latin, eh bien ! il a un faible pour les sympathies et les antipathies ; il veut changer le plomb en or. Laissons-le faire, laissons-le payer de cette monnaie ceux qui sont assez fous pour s’en contenter. Tu te mets aussi du nombre, toi, autre grand homme, quoique tu ne sois ni noble ni savant, mais haut de six pieds, et qui, aveugle comme une taupe, crois à tous ces esprits revenans. Il y a ici un autre grand homme, un grand petit homme, ou petit grand homme, comme tu voudras, mon cher Lawrence ; son nom commence par un V. – Que croit-il, celui-là ? – Rien, mon cher Lawrence, rien, absolument rien ; il ne croit ni à Dieu ni au diable. Pour moi, si j’ai foi au démon, c’est uniquement parce que je pense qu’il faut qu’il y en ait un pour emporter notre ami sur ses cornes, quand l’âme quittera le corps, comme dit la chanson. Car tout antécédent doit avoir son conséquent, raro antecedentem, disait le docteur Bricham. Mais c’est du grec pour toi, mon cher Lawrence, et au bout du compte, c’est une chose fort inutile que de le savoir. Donne-moi donc une autre bouteille.

– Parbleu, Michel, si vous buvez encore, vous vous trouverez dans un piteux état pour jouer Orion, ou pour accompagner votre maître dans cette nuit solennelle. À tout instant je m’imagine entendre sonner la grosse cloche pour avertir qu’on se rende à la Tour de Mortimer, où l’on doit recevoir la reine.

Pendant ces observations de Lawrence, Lambourne continuait à boire. Replaçant enfin sur la table la bouteille presque vide, et poussant un long soupir, il dit d’une voix presque étouffée, mais qui s’éleva à mesure qu’il parlait : – Ne te mêle pas de cela, Lawrence ; si je m’enivre, Varney saura me rendre la raison ; ainsi ne te mêle pas de cela, j’aurai le vin discret. D’ailleurs, si je dois aller sur l’eau comme Orion, je veux me précautionner contre l’humidité. Tu prétends que je ne serai pas capable de jouer Orion ; je défie au plus intrépide braillard qui jamais s’époumona pour douze sous de m’en remontrer. Est-il un seul homme qui ne se grise dans cette nuit ? réponds-moi ! C’est prouver sa fidélité que de s’enivrer ; et je te réponds qu’il existe des gens dans le château qui, s’ils ne sont pas gais lorsqu’ils ont bu, n’ont guère de chance pour l’être étant à jeun. Je ne nomme personne, Lawrence, mais ton vin a une vertu particulière pour exciter la gaieté et mettre en bonne humeur. Huzza  ! pour la reine Élisabeth, pour le noble Leicester, pour le très digne M. Varney et pour Michel Lambourne, qui pourrait les faire tourner autour de son doigt.

En disant ces mots, il descendit l’escalier et traversa la cour intérieure.

Le geôlier le suivit des yeux, secoua la tête, et, fermant le guichet de la tour, il se dit en lui-même :

– C’est une belle chose en vérité que d’être un favori. Je manquai un jour de perdre ma place, parce que M. Varney s’imagina que je sentais l’eau-de-vie ; et ce drôle-là, sans craindre d’être repoussé, va paraître devant lui ivre comme un sac à vin. Il faut l’avouer, cependant, c’est un habile coquin ; on ne comprend jamais que la moitié de ce qu’il dit.

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