« Allons, point de retard, clochers, ébranlez-vous ;
« Elle vient ! elle vient ! cloches, parlez pour nous !
« Canonnier, à ta mèche, et du bronze homicide
« Que la voix tout-à-coup réveille les échos,
« Comme si de païens une troupe intrépide
« Venait pour assiéger ces antiques créneaux.
« Nous aurons bien aussi les pompes du théâtre ;
« Mais il faut pour cela du talent, de l’esprit,
« Et moi, soldat grossier, je ne sais que me battre.
« … »
La Reine Vierge, tragi-comédie.
Après que Wayland l’eut quitté, Tressilian, comme nous l’avons dit dans le dernier chapitre, était incertain sur ce qu’il devait faire, quand il vit Raleigh et Blount venir à lui, bras dessus bras dessous, et se disputant très chaudement comme d’usage. Tressilian, dans l’état où il se trouvait ne se souciait guère de leur compagnie, mais il n’était pas possible de les éviter ; il sentait en outre que, lié comme il l’était par la parole qu’il avait donnée à Amy de ne pas la voir et de ne tenter aucune démarche en sa faveur, ce qu’il avait de mieux à faire était de se mêler à la foule, et de ne laisser paraître que le moins possible sur son front les angoisses et les incertitudes dont il était intérieurement agité. Il fit donc de nécessité vertu, et salua ses camarades en disant : – La joie soit avec vous, messieurs ! d’où venez-vous donc ?
– De Warwick, dit Blount ; nous sommes rentrés pour changer d’habits, comme de pauvres acteurs qui, pour jouer plusieurs rôles, changent plusieurs fois de costume. Vous auriez dû en faire autant, Tressilian.
– Blount a raison, dit Raleigh. La reine aime l’étiquette, et elle regarde comme une infraction au respect qui lui est dû de paraître devant elle en négligé. Mais, mon cher Tressilian, regarde notre camarade Blount, tu ne pourras t’empêcher de rire ! Vois, comment ce coquin de tailleur l’a fagoté, avec du bleu, du gris, du rouge, des rubans couleur de chair, et des rosettes jaunes à ses souliers !
– Et que voudrais-tu de mieux ? répondit Blount : j’ai dit à ce coquin de faire de son mieux, de ne rien épargner, et je crois que tout cela n’est pas mal assorti. À coup sûr, mon habit est plus élégant que le tien ; je m’en rapporte à Tressilian.
– Volontiers, dit Walter Raleigh ; volontiers, parbleu ! Tressilian, juge entre nous.
Tressilian, pris pour arbitre, examina les pièces du procès ; il devina d’un seul regard que le pauvre Blount avait pris, sur la foi du tailleur, l’habit qu’il portait ; et qu’au milieu de tous ces rubans dont il était surchargé, il se trouvait aussi gêné qu’un paysan dans son habit de dimanche. L’habit de Raleigh, au contraire, à la fois riche et élégant, parait celui qui le portait de manière à attirer sur lui tous les regards. Tressilian prononça en conséquence que l’habit de Blount était plus beau, mais que celui de Raleigh était de meilleur goût.
Blount fut satisfait de cette décision. – Je savais bien, dit-il, que mon habit était plus beau ; et si ce maraud de Doublestitch m’eût apporté un pourpoint uni comme celui de Raleigh, je lui aurais brisé la tête avec son aune. Puisqu’il faut être fou, soyons au moins des fous de première classe.
– Mais, Tressilian, dit Raleigh, qu’attends-tu pour aller t’habiller ?
– Une méprise me prive de ma chambre, répondit Tressilian, et me sépare pour quelque temps de mon bagage ; j’allais te prier de me recevoir dans ton logement.
– Comment ! mais avec plaisir ! dit Raleigh ; ma chambre est fort vaste. Lord Leicester nous traite avec égard ; il nous a logés comme des princes. Si sa courtoisie est un peu forcée, du moins elle va fort bien. Cependant je te conseille d’aller trouver le chambellan du comte ; il te fera raison sur-le-champ.
– Bah ! cela n’en vaut pas la peine, puisque vous consentez à me recevoir chez vous, répondit Tressilian : mais est-il bien sûr que je ne gênerai personne ? À propos, est-il venu quelqu’un avec vous de Warwick ?
– Varney, répondit Blount, et une tribu entière de Leicestériens, avec une vingtaine environ de fidèles amis de la maison de Sussex. Nous devons, à ce qu’il paraît, recevoir la reine dans ce qu’ils appellent la tour de la Galerie, et assister aux drôleries qu’on projette pour la fêter ; nous composerons sa suite pour l’accompagner dans la grand’salle, tandis que ceux qui attendent maintenant Sa Majesté iront se déshabiller et changer leurs costumes de voyage. Dieu me damne ! si Sa Majesté m’adresse la parole, je ne saurai que lui répondre.
– Quel motif vous a retenu si long-temps à Warwick ? dit Tressilian qui craignait que la conversation ne se reportât sur ses affaires.
– Mille extravagances ! répondit Blount, telles qu’on n’en voit pas même de semblables à la foire de la Saint-Barthélemy : il y a eu des discours, des comédies, des chiens, des ours, des hommes habillés en singes, des femmes se faisant poupées, etc. En vérité je m’étonne que la reine ait pu supporter tout cela : mais de temps en temps on pouvait bien exalter « la douce lumière de son gracieux sourire » ou autres lieux communs ! Ah ! la vanité rend souvent fou le plus sage ! Allons, viens aussi à la tour de la Galerie ; mais je ne sais, Tressilian, comment tu pourras faire pour te présenter avec ce costume de voyage et ces bottes.
– Je me tiendrai derrière toi, Blount, dit Tressilian, qui vit que la parure extraordinaire de son camarade occupait exclusivement son imagination ; ta noble taille et ton habit élégant couvriront ce qui me manquera.
– Tu crois que cela pourra se faire ainsi, Edmond ? répondit Blount ; eh bien ! soit. Je suis vraiment charmé que mon habit soit à ton goût : quand on a fait tant que de faire une folie, il faut la faire comme il faut.
En disant ces mots Blount retroussait son chapeau, tendait la jambe et marchait d’un air fier, comme s’il eût été à la tête de sa brigade de lanciers ; de temps en temps il laissait tomber un regard satisfait sur ses bas cramoisis et sur les larges rosettes de rubans jaunes qui s’épanouissaient sur son soulier. Tressilian, triste et pensif, le suivait sans faire attention à Raleigh, qui, s’amusant de la maladroite vanité de son ami, en faisait le texte de mille plaisanteries qu’il soufflait à l’oreille de Tressilian.
C’est ainsi qu’ils traversèrent le pont, et qu’ils furent se placer avec d’autres gentilshommes devant la porte extérieure de la galerie ou tour d’entrée. Leur nombre se composait de quarante personnes environ, choisies dans le premier rang de la société, au-dessous de celui de chevalier, et rangées en double haie de chaque côté de la porte comme une garde d’honneur.
Ces gentilshommes n’étaient armés que de leur épée ; leur habillement était aussi riche que l’imagination peut le concevoir ; et comme le costume du temps permettait d’étaler une grande magnificence, on ne voyait que velours, broderies d’or et d’argent, rubans, perles et chaînes d’or. Malgré les pensées sérieuses qui occupaient Tressilian, il sentit que son habit de voyage, quelque élégant qu’il pût être, faisait triste figure au milieu de cette magnificence, surtout lorsqu’il s’aperçut que son modeste équipage était un sujet d’étonnement pour ses amis, et de mépris pour les gens de Leicester.
Nous ne pouvons taire ce fait, quoiqu’il semble choquer la gravité du caractère de Tressilian ; mais, à dire vrai, cette attention qu’on fait à la toilette est une sorte d’amour-propre dont le plus sage n’est pas exempt : notre espèce s’y laisse aller si naturellement que non-seulement le soldat qui court à une mort inévitable, mais encore le criminel qui marche à l’échafaud, se montrent jaloux de paraître de la manière la plus avantageuse. Mais évitons les digressions.
C’était vers le soir d’un jour d’été (le 9 juillet 1575) ; le soleil venait de se coucher, et l’on attendait avec impatience l’arrivée de la reine. La foule, réunie depuis plusieurs heures, grossissait à chaque instant. Une abondante distribution de rafraîchissemens, de bœuf rôti, de tonneaux d’ale mis en perce sur différens points de la route, entretenait la gaieté du peuple ainsi que ses dispositions favorables pour la reine et le favori, dispositions qui se fussent sans doute beaucoup affaiblies si le jeûne eût été ajouté à une si longue attente. Le temps se passait en amusemens populaires ; on criait, on riait, on se jouait des tours malins les uns aux autres.
Tout était ainsi en mouvement dans la plaine voisine du château, et principalement près de la porte du parc, où le peuple s’était réuni en plus grand nombre, lorsqu’on vit éclater tout-à-coup une fusée dans l’atmosphère, et aussitôt le son de la grosse cloche se fit entendre au loin dans la plaine.
À ce signal les cris cessèrent : le murmure sourd de l’attente y succéda, et l’on n’entendit plus que le bruit confus de plusieurs milliers d’hommes qui parlaient à demi-voix : c’était, pour me servir d’une expression bizarre, « le chuchotement d’une immense multitude. »
– Ils arrivent, la chose est sûre ! s’écria Raleigh. Tressilian, ce son a quelque chose de majestueux : nous l’entendons d’ici, comme sur un vaisseau les hommes de quart entendent, après un long voyage, le flot qui se brise au loin sur quelque plage inconnue.
– Selon moi, répondit Blount, ce bruit ressemble plutôt au mugissement de mes vaches dans l’enclos de Wittens-Westlove.
– Il est certainement à paître dans ce moment, dit Raleigh à Tressilian ; il n’a dans la tête que bœufs ou fertiles prairies. Il ne vaut guère mieux que ses bêtes à cornes, et il n’est véritablement homme que quand il a les armes en main.
– Il va vous le prouver dans l’instant, dit Tressilian, si vous ne finissez de faire de l’esprit à ses dépens.
– Bah ! je m’en moque ! répondit Raleigh. Mais toi aussi, Tressilian, tu es devenu une espèce de hibou, et tu ne voles plus que de nuit ; tu as échangé tes chansons pour de lugubres accens, et la bonne compagnie pour un trou de muraille.
– Et toi, quelle espèce d’animal es-tu donc, Raleigh, dit Tressilian, toi qui nous juges si lestement ?
– Moi ? répondit Raleigh ; je suis un aigle qui ne m’abaisserai jamais jusqu’à terre tant qu’il y aura un ciel où je pourrai prendre mon essor, et un soleil que je pourrai fixer.
– Belle fanfaronnade, par saint Barnabé ! dit Blount. Mais, mon bon sire l’aigle, gare la cage ! gare l’oiseleur ! Tel oiseau volait aussi haut que vous que j’ai vu ensuite, fort proprement empaillé, servir d’épouvantail aux autres. Mais chut ! pourquoi ce silence soudain ?
– C’est le cortège qui s’arrête à la porte du parc, dit Raleigh, où une sibylle, une de ces fatidicœ, parle à la reine et lui tire son horoscope. J’ai vu les vers ; ils ont peu de sel. Sa Majesté, d’ailleurs, est rassasiée de poésie ; elle me disait à l’oreille, pendant le discours du greffier de Ford-Mille, en entrant sur le territoire de Warwick, qu’elle était pertœsa barbarœ loquelœ, fatiguée de tout ce langage barbare.
– La reine lui parler à l’oreille ! se dit Blount en soi-même : grand Dieu ! qu’est-ce que tout ceci deviendra ?
Ses réflexions furent interrompues par les applaudissemens bruyans de la multitude, renvoyés par tous les échos à deux milles à la ronde. Les groupes stationnés sur la route où Sa Majesté devait passer jetèrent de grands cris qui se communiquèrent de proche en proche jusqu’au château, et annoncèrent à ceux qui étaient dans l’intérieur que la reine venait de franchir la porte du parc, et qu’elle était entrée à Kenilworth. Alors la musique du château se fit entendre, le bruit du canon se mêla aux décharges de mousqueterie ; mais tout ce bruit des tambours, des trompettes et même des canons, se distinguait à peine au milieu des acclamations sans cesse renaissantes de la multitude.
Ce bruit commençait à diminuer quand un vif éclat de lumière brilla à la porte du parc ; il semblait s’étendre et devenir plus brillant à mesure qu’il approchait jusqu’au milieu de l’avenue aboutissant à la tour de la Galerie, et bordée de chaque côté par les gens du comte de Leicester. Bientôt on entendit crier dans tous les rangs : La reine ! la reine ! silence ! Élisabeth arrivait, précédée de ses deux cents cavaliers qui portaient des torches de bois résineux, et dont la clarté, aussi vive que celle du jour, éclairait tout le cortège, au milieu duquel était la reine dans le plus riche costume, et toute rayonnante de diamans. Elle montait un cheval blanc, qu’elle conduisait avec grâce et dignité ; dans son maintien noble et majestueux on reconnaissait la fille de cent monarques.
Les dames d’honneur suivaient Sa Majesté, et, dans cette circonstance, elles n’avaient rien négligé pour soutenir l’éclat d’une cour riche et brillante. Toutes ces constellations secondaires étaient dignes de l’astre glorieux qu’elles environnaient ; mais aux charmes de leur personne et à la magnificence avec laquelle elles les relevaient, sans blesser toutefois les règles d’une prudente retenue, on les reconnaissait pour la fleur d’un royaume si renommé pour la splendeur et la beauté de ses femmes ; la magnificence des courtisans, à qui la prudence n’imposait pas les mêmes devoirs, n’avait pas de bornes.
Leicester, tout resplendissant d’or et de broderies, s’avançait à cheval, à la droite de la reine, en sa double qualité de son hôte et de son grand-écuyer. Son cheval, parfaitement noir, était un cheval de bataille choisi parmi les plus beaux de toute l’Europe, et le comte l’avait acheté fort cher pour s’en faire honneur en cette occasion. Le noble coursier semblait impatient de la marche trop lente du cortège, et, arrondissant avec grâce son cou majestueux, il mordait le mors d’argent qui retenait son ardeur. L’écume sortait de sa bouche, et tombait en flocons de neige sur ses membres gracieux. Le cavalier était digne du haut rang qu’il occupait et du noble animal qu’il montait. Il n’y avait pas d’homme en Angleterre, peut-être même en Europe, qui pût rivaliser avec Dudley dans l’art de guider un coursier et dans tous les autres exercices familiers aux personnes de son rang. Il avait la tête découverte comme tous ceux qui composaient le cortège ; la lueur des torches éclairait les longues boucles de ses cheveux noirs et sa noble figure, à laquelle la critique la plus sévère n’eût pu trouver à reprendre peut-être qu’un front un peu trop haut. Dans cette soirée mémorable, ses traits exprimaient la tendre sollicitude d’un sujet pénétré de l’honneur que lui fait sa souveraine, mais témoignant aussi la satisfaction et l’orgueil si naturel dans une circonstance si glorieuse pour lui.
Cependant, quoique le plaisir rayonnât sur son visage, quelques personnes de la suite du comte crurent s’apercevoir qu’il était plus pâle que de coutume, et elles se firent part les unes aux autres de la crainte qu’elles avaient qu’un excès de fatigue ne devînt nuisible à sa santé.
Varney suivait de près son maître, en qualité de son premier écuyer. Il portait sa toque de velours noir, ornée d’une agrafe de diamans et surmontée d’une plume blanche. Il tenait les yeux fixés constamment sur le comte ; et, par des motifs connus du lecteur, c’était celui des nombreux serviteurs de Leicester qui désirait le plus vivement que son seigneur eût assez de force et de résolution pour soutenir les fatigues d’un jour si pénible. Quoique Varney fût du très petit nombre de ces scélérats qui, parvenus à étouffer le remords dans leur âme, passent de l’athéisme à une complète insensibilité morale, comme un homme qui, dans une extrême agonie, s’endort par le secours de l’opium, il savait cependant que dans le cœur de son maître il y avait encore cette flamme qui ne s’éteint jamais, et qu’au milieu de toutes ces pompes et de cette magnificence, il était la proie du ver rongeur qui ne meurt pas. Cependant Leicester étant persuadé de ce que lui avait dit Varney, que la comtesse éprouvait une indisposition qui était une excuse sans réplique pour ne pas paraître devant la reine en cette occasion, il n’y avait pas à craindre, pensait l’adroit écuyer, qu’un homme aussi ambitieux que son maître se trahît lui-même en laissant échapper quelque sentiment de faiblesse.
Le cortège des deux sexes qui suivait immédiatement la reine était composé de tout ce que le royaume avait de plus remarquable par la bravoure et la beauté. On y voyait ces nobles illustres, ces sages conseillers, dont les noms sont trop connus pour fatiguer inutilement le lecteur en les lui répétant. Derrière eux marchaient, en longue file, des chevaliers et des gentilshommes dont la naissance et le rang, quelque distingués qu’ils fussent, étaient éclipsés par la majesté de l’auguste reine, qui s’avançait en tête du cortège.
La cavalcade se rendit en cet ordre jusqu’à la tour de la Galerie, qui formait, comme nous l’avons déjà dit plus d’une fois, la barrière extérieure du château.
C’était en ce moment que notre géant de portier devait jouer son rôle ; mais ce grand coquin était si troublé, et un broc d’ale qu’il avait avalé pour se raffermir la mémoire avait produit un effet si contraire dans son cerveau, qu’il pouvait à peine respirer sur le banc de pierre où il était assis. La reine aurait passé sans qu’il l’eût même saluée, si son souffleur Flibbertigibbet, qui se tenait aux aguets derrière lui, n’eût enfoncé dans la partie postérieure du vêtement fémoral, dont nous avons fait la description ailleurs, une épingle qui perça l’étoffe, ainsi que la doublure, et pénétra encore plus avant.
Le portier fit entendre une espèce de hurlement qui n’était pas de trop dans son rôle, se leva tenant en main sa massue, qu’il agita à droite et à gauche ; puis, semblable à un cheval de carrosse, qui, sentant le coup d’éperon, se précipite dans la carrière, et d’un seul trait arrive au but, il récita, avec l’aide de son souffleur, tout son discours, dont voici l’abrégé. Le lecteur doit être prévenu que les premières lignes de cette harangue étaient adressées à la foule, et le reste à la reine, à l’approche de laquelle le géant, comme frappé d’une apparition, laissait tomber sa massue, et abandonnait ses clefs pour céder la place à la déesse de la nuit et à son magique cortège.
Holà ! quel bruit ! que veut cette canaille ?
Retirez-vous, ou gare à votre dos !
Je ne suis pas un concierge de paille ;
Retirez-vous, ou je brise vos os.
Mais doucement, quelle est cette inconnue
Qui vient s’offrir mes regards surpris ?
Adieu mes clefs et ma lourde massue ;
De tant d’éclat mes yeux sont éblouis.
Noble princesse, agréez mon hommage ;
Venez ici connaître le bonheur.
En vous voyant qui donc aurait le cœur
De vous refuser le passage ?
Élisabeth reçut très gracieusement l’hommage de cet Hercule moderne ; et, lui ayant fait un signe de tête en reconnaissance, elle traversa la tour qu’il gardait, où une musique guerrière se faisait entendre, répétée par d’autres musiciens placés sur différens points des remparts du château. On eût dit, par l’effet de l’entre-croisement des échos, qu’une harmonie s’élevait au ciel de tous les points de la terre.
Ce fut au son de cette musique ravissante que la reine Élisabeth arriva sur le pont qui s’étendait depuis la tour de la Galerie jusqu’à celle de Mortimer. D’innombrables torches attachées aux palissades répandaient une clarté aussi vive que celle du jour. La plupart des seigneurs descendirent de cheval, et renvoyèrent leurs montures au village de Kenilworth pour suivre la reine à pied, comme les autres gentilshommes qu’on avait choisis pour la recevoir dans la galerie.
Raleigh adressa en ce moment la parole à Tressilian, comme il l’avait déjà fait à plusieurs reprises dans la soirée, et il ne fut pas peu surpris de ses réponses vagues et insignifiantes. Ces diverses circonstances, l’abandon qu’il avait fait de son appartement sans en donner de raison, son négligé, qui ne pouvait manquer de frapper les yeux de la reine, et plusieurs autres symptômes qu’il crut remarquer, le mirent en doute si son ami n’éprouvait pas quelque dérangement momentané dans son esprit.
Cependant la reine était à peine arrivée sur le pont, qu’un nouveau spectacle s’offrit à ses regards. Au signal donné par la musique, qui annonçait sa présence, on vit se mouvoir un radeau qui figurait une île flottante, éclairé par un grand nombre de torches, et environné de machines représentant des chevaux marins, sur lesquels étaient placés les tritons, les néréides et les autres divinités des rivières et de la mer. Cette île artificielle s’avança lentement jusque auprès du pont.
On y remarquait une belle femme revêtue d’une tunique de soie de couleur d’azur, attachée par une large ceinture, où étaient graves des caractères mystérieux, comme les phylactères des Israélites. Elle avait les mains et les pieds nus ; mais des bracelets d’or ornaient ses bras et ses chevilles. Sur les longues boucles de ses cheveux noirs elle portait une couronne de gui artificiel, et tenait à la main un bâton d’ivoire, garni d’argent. Deux nymphes la suivaient, revêtues comme elle d’un costume analogue et emblématique.
Les mesures étaient si bien prises que la dame de l’île flottante aborda à la tour de Mortimer avec ses deux suivantes au moment même où Élisabeth y arrivait. Alors l’étrangère, dans un élégant discours, s’annonça comme la fameuse dame du Lac, célèbre dans les histoires du roi Arthur, la même qui avait nourri la jeunesse du redoutable Lancelot, et dont la beauté avait triomphé de la sagesse et des charmes du puissant Merlin. Depuis cette époque elle avait habité ses domaines de cristal, en dépit des illustres personnages qui avaient successivement occupé le château de Kenilworth. Les Saxons, les Danois, les Normands, les Saintlowe, les Clinton, les Montfort, les Mortimer, les Plantagenêt, quelles que fussent d’ailleurs leur gloire et leur magnificence, n’avaient jamais pu la décider à sortir de son humide palais ; mais un nom plus grand encore que tous ces noms fameux ayant frappé son oreille, elle venait présenter son hommage à la reine Élisabeth, et l’inviter aux fêtes que le château et les environs, le lac et la terre allaient lui offrir.
La reine reçut ce compliment avec grâce, et répondit en souriant : – Nous avions cru jusqu’ici que ce lac faisait partie de nos domaines ; mais puisqu’une dame si célèbre le réclame, nous serons charmée d’avoir, dans un autre temps, une ample communication avec elle pour régler nos communs intérêts.
Après cette aimable réponse, la dame du Lac s’éloigna, et Arion, qui faisait partie des divinités de la mer, parut sur son dauphin ; mais Lambourne, qui s’était chargé de ce rôle en l’absence de Wayland, transi de froid dans un élément qu’il aimait fort peu, ne sachant pas son rôle par cœur, et n’ayant pas, comme le portier, le secours d’un souffleur, paya d’effronterie, jeta son masque, et s’écria en jurant qu’il n’était ni Arion, ni Orion comme on voudrait l’appeler, mais l’honnête Michel Lambourne ; qu’il avait bu depuis le matin jusqu’au soir à la santé de Sa Majesté, et qu’il n’était venu que pour lui dire qu’elle était la bienvenue au château de Kenilworth.
Cette bouffonnerie imprévue eut plus de succès que n’en aurait eu probablement le discours préparé ; la reine rit de bon cœur, et jura à son tour que c’était le meilleur discours qu’elle eût entendu de la journée. Lambourne, voyant que la plaisanterie faisait fortune, sauta lestement à terre, écarta le dauphin d’un coup de pied, et déclara que désormais il ne voulait plus avoir affaire avec les poissons que quand ils se présenteraient à lui sur une bonne table.
Au moment où la reine allait entrer dans le château, on tira ce feu d’artifice mémorable que maître Laneham, déjà cité, a décrit avec toute son éloquence.
Tels étaient, dit l’huissier de la chambre du conseil, la clarté des traits de flamme, l’éclat des étoiles resplendissantes, la pluie d’étincelles, les éclairs des feux d’artifice, le fracas du canon, que le ciel en retentit, les eaux s’en émurent, la terre en fut ébranlée ; et pour ma part, tout courageux que je suis, je n’ai jamais eu plus de peur de ma vie .