SNUG. « Avez-vous par écrit le rôle du lion ? Donnez-le-moi, je vous prie, car je n’apprends pas vite.
QUINCE. « Oh ! vous pourrez l’improviser, il ne consiste qu’à rugir. »
SHAKSPEARE, le Songe d’une nuit d’été.
Quand la comtesse de Leicester fut arrivée à la porte extérieure du château de Kenilworth, elle vit que la tour au-dessous de laquelle s’ouvrait la porte principale était gardée d’une manière singulière. Sur les créneaux, des sentinelles d’une taille gigantesque, portant des haches d’armes, des massues et d’autres armes antiques, représentaient les soldats du roi Arthur, ces anciens Bretons qui, selon la tradition, avaient les premiers occupé le château, quoique l’histoire ne fasse remonter son antiquité qu’au temps de l’Heptarchie. Quelques uns de ces étranges gardiens étaient des hommes véritables, avec des masques et des brodequins ; les autres n’étaient que des mannequins de carton revêtus de bougran, et qui, vus d’en bas, faisaient une illusion complète. Mais le concierge colossal qui, placé sous l’entrée, remplissait les fonctions de garde de la porte, n’avait eu besoin d’aucun moyen factice pour se rendre formidable. Grâce à ses membres énormes et à la hauteur de sa taille, il aurait pu représenter Colbrand, Ascapart, ou tout autre géant des romans, sans qu’il lui fût nécessaire de se grandir d’un pouce. Il avait les jambes et les genoux nus, de même que les bras à quelques lignes des épaules ; ses pieds étaient chaussés de sandales nouées avec des courroies de cuir rouge qui se croisaient, et garnies d’agrafes de bronze. Une étroite jaquette de velours écarlate avec des ganses d’or, et des culottes de la même étoffe, couvraient son corps et une partie de ses membres ; une peau d’ours, jetée sur ses épaules, lui tenait lieu de manteau. Sa tête était découverte ; des cheveux noirs et touffus ombrageaient son front. Tous ses traits avaient ce caractère lourd et farouche qui, à peu d’exceptions près, a fait attribuer à tous les géans un esprit stupide et chagrin. L’arme de ce Cerbère répondait au reste de son accoutrement ; c’était une énorme massue garnie de pointes d’acier : en un mot, il représentait parfaitement un de ces anciens géans qu’on voit figurer dans les contes des fées et dans les histoires de chevalerie.
Les manières de ce moderne Titan, lorsque Wayland fixa ses regards sur lui, indiquaient beaucoup d’embarras et d’anxiété : tantôt il s’asseyait sur l’énorme banc de pierre placé près de la porte ; tantôt il se relevait, grattait sa tête monstrueuse, faisait quelques pas en avant, et revenait à son poste. Ce fut au moment où ce terrible concierge allait et venait dans cet état d’agitation, que Wayland, affectant une assurance naturelle qu’il n’avait pas, s’avança pour entrer dans le château. – Halte-là ! lui cria le géant d’une voix de tonnerre ; et, relevant son énorme massue comme pour rendre ses ordres plus positifs, il en frappa la terre presque sous les naseaux du cheval de Wayland. Le feu jaillit du pavé, et la voûte en retentit.
Alors Wayland, profitant de l’avis de Flibbertigibbet, dit qu’il appartenait à la troupe des comédiens, que sa présence était nécessaire au château, et que c’était par accident qu’il se trouvait en arrière. Mais le gardien fut inexorable, et recommença à grommeler des mots que Wayland n’entendit qu’imparfaitement, excepté le refus qu’il répétait de le laisser entrer. Voici un échantillon de son discours. – (Se parlant à lui-même) : Il y a un tumulte ! un vacarme ! – (S’adressant à Wayland) : Vous êtes un traîneur, vous n’entrerez pas. – (À lui-même) : Il y a une foule… ! – Il y a une cohue !… je n’en saurais venir à bout… – (À Wayland) : Allons, hors d’ici, ou je te casse la tête… ! – (À lui-même) : Il y a… non, non… je n’en viendrai jamais à bout.
– Attendez un moment, dit Flibbertigibbet à Wayland, je sais où le soulier le blesse ; je l’aurai bientôt apprivoisé.
Alors il descendit de cheval, et, s’approchant du portier, il tira la queue de sa peau d’ours pour lui faire baisser son énorme tête ; puis il lui dit quelques mots à l’oreille : jamais talisman possédé par un prince de l’Orient n’opéra plus promptement, plus miraculeusement sur l’esprit d’un noir Afrite . À peine Flibbertigibbet lui eut-il parlé, qu’il adoucit l’expression de son visage ; il laissa tomber sa massue, saisit le petit lutin, et l’éleva de terre à une hauteur dont il eût été périlleux pour lui de tomber.
– Oui, c’est bien cela ! s’écria-t-il avec une voix de tonnerre, c’est cela même, mon petit bonhomme ! mais qui diable a pu te l’apprendre ?
– Ne vous en inquiétez pas, répondit Flibbertigibbet ; mais… Alors il regarda Wayland et la dame, et prononça ce qu’il avait à dire à voix basse, n’ayant pas besoin de parler haut ; car le géant, pour sa commodité, l’avait élevé jusqu’à son oreille. Après l’avoir embrassé, le portier le remit à terre avec autant de précaution qu’une prudente ménagère quand elle replace sur sa cheminée une tasse de porcelaine fêlée. Il rappela Wayland et la dame… Entrez, leur dit-il, entrez ; et prenez garde à l’avenir de ne pas arriver trop tard quand je serai encore portier.
– Allons, avancez, dit Flibbertigibbet ; je vais rester un moment avec mon brave Philistin Goliath de Gath. Je vous rejoindrai bientôt, et je pénétrerai dans vos secrets, fussent-ils aussi profonds que les souterrains du château.
– Je crois que tu y réussiras, pensa Wayland ; mais j’espère que bientôt ce secret ne sera plus sous ma garde, et alors peu m’importe qu’il soit connu de toi ou de tout autre.
La comtesse et son guide entrèrent dans le château, et traversèrent la première tour, appelée la tour de la Galerie, voici pourquoi : le pont qui s’étendait depuis cette tour jusqu’à une autre située sur le côté opposé du lac, et appelée la tour de Mortimer, était disposé de manière à former une spacieuse arène d’environ soixante-cinq toises de longueur sur cinq de largeur, couverte du sable le plus fin, et défendue de chaque côté par de hautes et fortes palissades. Une grande et large galerie destinée aux dames, pour les spectacles des joutes qui devaient avoir lieu sur cette arène, avait été construite au nord de la tour extérieure, à laquelle elle donnait son nom. Nos voyageurs traversèrent ce pont pour arriver à la tour de Mortimer, située à l’autre extrémité, et ils entrèrent dans la cour extérieure du château.
Cette tour portait sur son fronton les armes du comte de March, dont l’audacieuse ambition renversa le trône d’Édouard II, et aspira à partager l’autorité suprême avec la Louve de France , épouse de cet infortuné monarque.
La porte sur laquelle on voyait cet écusson de funeste présage était gardée par plusieurs sentinelles revêtues de riches livrées. Ils laissèrent passer la comtesse et son guide, car le concierge de la tour et des galeries leur ayant ouvert la porte, il n’y avait plus de raison pour les arrêter. Les voyageurs s’avancèrent en silence dans la grande cour, d’où ils purent apercevoir librement ce vaste et antique château avec ses tours majestueuses. Toutes les portes avaient été ouvertes en signe d’hospitalité, et les appartemens étaient remplis d’hôtes du rang le plus distingué, suivis d’un nombre considérable de vassaux, de domestiques et de tout le cortège ordinaire des festins et de la joie.
Wayland arrêta son cheval en jetant les yeux sur la comtesse, comme pour lui demander ce qu’il fallait faire à présent qu’ils étaient arrivés au lieu de leur destination. La comtesse garda le silence ; alors Wayland, après avoir attendu une minute ou deux, se hasarda à lui demander ses ordres. Amy passa sa main sur son front comme pour recueillir ses idées et prendre une résolution. Puis elle répondit d’une voix à demi étouffée, comme une personne qui parle dans un rêve pénible : – Mes ordres ? Oui, j’ai sans doute le droit d’en donner ; mais qui voudrait m’obéir ?
Après ces mots, elle releva fièrement la tête, comme quelqu’un qui prend un parti décisif ; et s’adressant à un valet de belle livrée qui traversait la cour avec un air affairé :
– Arrêtez, lui dit-elle, et allez dire au comte de Leicester que je désire lui parler.
– Au comte de Leicester ! répondit le domestique, surpris de cette demande. Et jetant les yeux sur le mince équipage de celle qui prenait ce ton d’autorité, il ajouta avec arrogance : – Tiens ! quelle est donc cette échappée de Bedlam, qui demande à voir mon maître dans un jour comme celui-ci ?
– Épargnez-moi vos impertinences, répondit la comtesse ; les affaires que j’ai avec le comte sont de la plus haute importance.
– Adressez-vous à quelque autre que moi pour faire vos commissions. Vos affaires fussent-elles dix fois plus importantes, je ne m’en chargerais pas. Moi, j’irais déranger mon maître, qui est avec la reine, et cela pour votre bon plaisir ! oui vraiment ! je pourrais m’attendre à recevoir pour récompense quelques bons coups d’étrivières. Il est bien étonnant que notre vieux portier laisse entrer de semblables personnes, au lieu de prendre leur mesure avec sa massue : mais le pauvre homme n’a plus sa tête depuis qu’il est forcé d’apprendre une harangue par cœur.
Le ton railleur avec lequel s’exprimait ce valet en fit approcher deux ou trois autres ; alors Wayland, alarmé pour lui-même et pour la comtesse, s’adressa à celui d’entre eux qui lui parut être le plus civil, et lui glissant une pièce de monnaie dans la main, entra un moment en conférence avec lui, et le pria de chercher un gîte pour la dame qu’il conduisait. Celui à qui cette prière s’adressait, et qui semblait avoir quelque autorité dans le château, gronda l’insolent valet de son impolitesse, lui ordonna de prendre soin des chevaux de ces étrangers, et les pria de le suivre.
Amy avait conservé assez de présence d’esprit pour sentir qu’il fallait renoncer à voir Leicester dans l’instant même, et méprisant les insultes de ces impertinens laquais et les basses plaisanteries qu’ils faisaient sur les jolies coureuses d’aventures, elle suivit en silence son nouveau guide avec Wayland.
Ils entrèrent dans la cour intérieure par une grande porte placée entre la principale tour ou donjon, appelée la tour de César, et un grand corps de bâtiment connu sous le nom de logement du roi Henry. Ils se trouvèrent alors au centre de ce vaste édifice dont les différentes façades présentaient de superbes modèles de tous les genres d’architecture, depuis la Conquête jusqu’au règne d’Élisabeth.
Ils traversèrent cette cour. Leur guide les conduisit dans une petite tour située au nord-est du château, près de la grand’salle, et qui la séparait du large bâtiment destiné aux différentes cuisines. Le bas de cette tour était occupé par des officiers de la maison de Leicester, que les devoirs de leur charge appelaient dans cette partie du château. À l’étage supérieur, auquel on montait par un petit escalier en spirale, se trouvait une chambre qui, dans le besoin de logement où l’on était, avait été destinée à recevoir quelque étranger. Cette chambre était restée long-temps abandonnée, et le bruit courait qu’un prisonnier qu’on y avait enfermé y avait été jadis assassiné. Ce prisonnier, nommé Mervyn, avait laissé son nom à la tour. Il est en effet probable que ce lieu servait autrefois de prison. Chaque étage était voûté, les murs avaient une épaisseur prodigieuse, et l’étendue de la chambre n’excédait pas quinze pieds carrés.
La fenêtre qui l’éclairait était fort étroite ; mais elle s’ouvrait sur ce qu’on appelait la Plaisance, nom par lequel on désignait un enclos décoré d’arcs de triomphe, de trophées, de fontaines, de statues et d’autres ornemens d’architecture, et qui servait de passage pour aller au jardin du château.
Il y avait dans la chambre où la comtesse fut introduite un lit et d’autres meubles évidemment préparés pour la réception de l’hôte qui devait y loger ; mais elle y fit peu d’attention : ses regards se tournèrent uniquement sur les objets nécessaires pour écrire qu’elle aperçut sur une table, chose rare dans une chambre à coucher de ce temps-là. Il lui vint aussitôt dans l’esprit d’écrire au comte de Leicester, et de rester renfermée jusqu’à ce qu’elle eût reçu sa réponse.
L’officier qui leur avait servi de guide demanda poliment à Wayland, dont il avait éprouvé la générosité, s’il y avait encore quelque chose à faire pour son service. Wayland lui ayant fait entendre que quelques rafraîchissemens ne lui seraient pas désagréables, il conduisit notre maréchal à l’office, où l’on distribuait avec profusion des comestibles de toute espèce à tous ceux qui en demandaient. Wayland choisit quelques alimens légers, qu’il crut devoir convenir au palais délicat d’une dame ; mais, pour son compte, il ne laissa pas échapper cette occasion de faire à la hâte un repas solide ; il retourna ensuite à la chambre de la tour. La comtesse venait de finir sa lettre, et, n’ayant ni cachet ni fil de soie, elle l’avait entourée d’une boucle de ses cheveux, dont elle avait formé un lacs d’amour.
– Fidèle ami, dit-elle à Wayland, toi que le ciel m’a envoyé pour me secourir dans mes plus pressantes infortunes, je te prie, et c’est le dernier soin que tu prendras d’une infortunée, je te prie de porter cette lettre au noble comte de Leicester. De quelque manière qu’il la reçoive, dit-elle avec une agitation mêlée de crainte et d’espérance, c’est le dernier service que tu auras à me rendre. Mais je m’abandonne à l’espoir. Que les jours de mon ancien bonheur renaissent, et nuls services n’auront été mieux payés que les tiens, comme nulle récompense n’aura été mieux méritée. Remets cette lettre à Leicester lui-même, et remarque surtout de quel air il la recevra.
Wayland se chargea sans hésiter de la commission : mais il pria avec instance la comtesse de prendre quelque nourriture ; elle y consentit par complaisance pour son compagnon, et afin qu’il se rendit plus tôt auprès du comte. Wayland partit, et lui recommanda de fermer sa porte en dedans, et de ne pas sortir de sa chambre ; puis il alla chercher l’occasion de s’acquitter de son message et d’exécuter en même temps un projet que les circonstances lui avaient suggéré.
Dans le fait, la conduite d’Amy pendant tout le voyage, son silence prolongé, l’irrésolution et l’incertitude qui présidaient à tous ses pas, son impuissance absolue de penser, d’agir par elle-même, faisaient conclure à Wayland, avec assez de vraisemblance, que les embarras de sa position avaient jusqu’à un certain point dérangé sa raison.
Lorsqu’elle se fut échappée de Cumnor-Place, le parti le plus raisonnable pour elle était sans doute de se retirer chez son père, ou dans tout autre lieu, loin de la puissance de ceux qui avaient été ses persécuteurs. Quand, au contraire, elle avait désiré se rendre à Kenilworth, Wayland n’avait pu s’expliquer cette conduite qu’en supposant qu’elle voulait se mettre sous la garde de Tressilian, ou en appeler à la protection de la reine. Mais maintenant, au lieu de prendre un parti si naturel, elle lui donnait une lettre pour Leicester, le patron de Varney, dans la juridiction duquel, si toutefois ce n’était pas par ses ordres exprès, on lui avait fait éprouver tous les maux, qu’elle avait soufferts. Une pareille démarche lui parut imprudente, et même désespérée. Wayland, craignant de compromettre sa sûreté et celle d’Amy s’il exécutait sa commission, se décida à ne rien faire sans s’être assuré d’un protecteur en cas de besoin. Il résolut donc, avant de remettre, la lettre de chercher Tressilian, de lui faire part de l’arrivée de la dame à Kenilworth, et de se décharger ainsi de toute responsabilité, en laissant le soin de la protéger et de veiller à sa sûreté à celui qui l’avait le premier mis à son service.
– Il jugera mieux que moi, se dit Wayland, s’il est à propos de satisfaire le désir qu’elle manifeste d’en parler à lord Leicester, ce qui me paraît un acte de folie : par ce moyen, je remets l’affaire entre ses mains, je lui confie la lettre, je reçois ce qu’on voudra bien me donner en récompense, et je tourne bien vite les talons à Kenilworth. Après tous les évènemens qui me sont arrivés, je prévois que ce lieu ne serait pas pour moi un fort agréable séjour : partons, partons ; j’aimerais mieux ferrer les bourriques du plus mauvais village d’Angleterre, que de prendre ma part des réjouissances qui vont avoir lieu dans le château.