CHAPITRE XXXI.

« Vous abusez de ma condescendance ;
« À ce procès je n’entends rien, ma foi :
« Parlez raison, messieurs, ou, croyez-moi,
« Je suis forcé de lever l’audience. »

Beaumont et Fletcher.

Notre intention n’est pas de raconter minutieusement toutes les fêtes qui eurent lieu à Kenilworth, comme l’a fait Robert Laneham, que nous avons cité à la fin du dernier chapitre. Il nous suffira de dire qu’après le feu d’artifice que nous n’avons décrit qu’avec le secours de l’éloquent huissier du conseil, la reine traversa la tour de Mortimer, entra dans la cour de Kenilworth, et, passant au milieu d’une longue suite de dieux du paganisme et de héros de l’antiquité qui lui offraient à genoux des présens et leur hommage, elle arriva enfin à la grande salle du château, magnifiquement décorée pour la recevoir ; de tous côtés on y voyait briller de riches tapisseries de soie ; des torches embaumées y répandaient la lumière et les parfums, et une musique délicieuse s’y faisait entendre. À l’extrémité de la salle s’élevait un dais majestueux qui ombrageait le trône d’Élisabeth ; derrière le trône s’ouvrait une porte qui conduisait à des appartemens ornés avec le plus grand luxe, et qu’on avait destinés à la reine et à ses dames d’honneur.

Le comte de Leicester donna la main à Élisabeth pour l’aider à monter sur son trône : quand elle fut assise, il se mit à genoux devant elle, et d’un air dans lequel une galanterie respectueuse et chevaleresque se mêlait à l’expression du dévouement le plus loyal, il baisa sa main, qu’elle lui présentait, et la remercia avec l’accent de la plus vive reconnaissance de l’honneur qu’il recevait d’elle, et qui était le plus grand qu’un souverain pût faire à un sujet. Il y avait quelque chose de si beau dans la figure du comte à genoux devant la reine, qu’elle fut tentée de prolonger cette scène quelques momens de plus qu’il n’était rigoureusement nécessaire. En retirant sa main, elle effleura légèrement la chevelure du comte qui tombait en boucles parfumées, et l’émotion de plaisir qu’elle laissa entrevoir fit penser aux spectateurs qu’elle aurait volontiers, si elle l’eût osé, remplacé ce mouvement par une légère caresse. Leicester se releva : placé près du trône, il expliqua à Élisabeth les différens préparatifs qu’on avait faits pour son amusement et sa réception : la reine approuva tout avec sa grâce accoutumée. Le comte lui demanda ensuite de lui permettre, ainsi qu’aux autres gentilshommes qui l’avaient escortée pendant le voyage, de se retirer un moment, pour reparaître sous un costume plus convenable et plus digne de sa cour. Pendant notre absence, ajouta-t-il (en montrant Varney, Blount, Tressilian et autres), ces messieurs, qui ont eu le temps de changer de vêtemens, auront l’honneur de rester auprès de Votre Majesté.

– J’y consens, milord, répondit la reine ; vous pourriez facilement diriger un théâtre, puisque vous commandez ainsi à une double troupe d’acteurs. Quant à nous, nous vous traiterons ce soir un peu cavalièrement ; notre dessein n’est pas de changer notre costume de route, étant très fatiguée d’un voyage que le concours de nos fidèles sujets a rendu fort long, en même temps que l’amour qu’ils nous ont témoigné l’a rendu délicieux.

Après en avoir reçu la permission, Leicester se retira, et les autres gentilshommes qui avaient escorté la reine sortirent également. Ceux qui étaient arrivés les premiers, et qui avaient déjà fait leur toilette d’apparat, restèrent dans la salle de compagnie ; mais comme ils étaient tous d’un rang inférieur, ils se tenaient à une distance respectueuse du trône. Le coup d’œil perçant de la reine distingua bientôt dans la foule Raleigh et deux ou trois autres gentilshommes personnellement connus de Sa Majesté. Elle leur fit signe de s’approcher, et les reçut d’une manière fort gracieuse. Raleigh, en particulier, fut très bien accueilli : elle n’avait oublié ni l’aventure du manteau ni l’incident des vers. Elle s’adressa plusieurs fois à lui pour lui demander des informations sur le nom et le rang de ceux qui étaient en sa présence. Les réponses de Raleigh, précises et entremêlées de quelques traits plaisans et satiriques, paraissaient plaire beaucoup à Élisabeth. – Et quel est ce rustre ? dit-elle en regardant Tressilian dont l’habit négligé déparait la bonne mine.

– C’est un poète, si Votre Majesté désire le savoir, répondit Raleigh.

– Je l’aurais parié en voyant son costume, dit Élisabeth. J’ai connu quelques poètes distraits jusqu’au point de jeter leurs manteaux dans les ruisseaux.

– C’était sans doute quand le soleil éblouissait leurs yeux et leur jugement, répondit Raleigh.

Élisabeth sourit et ajouta : – Je vous ai demandé le nom de ce personnage, vous ne m’avez appris que sa profession.

– Il s’appelle Tressilian, dit Raleigh, qui sentait une répugnance intérieure à le nommer, en voyant qu’il n’y avait rien de très avantageux pour lui dans la manière dont il fixait l’attention de la reine.

– Tressilian ! répondit Élisabeth, le Ménélas de notre roman ! en vérité il est habillé de manière à disculper son Hélène. Mais où est Farnham ?… Farnham,… est-ce son nom ?… l’homme du comte de Leicester… le Pâris de cette histoire du Devonshire.

Raleigh lui nomma, et lui montra avec plus de répugnance encore, Varney, pour qui le tailleur avait épuisé tout son art, afin de lui donner un extérieur agréable, et qui, s’il manquait de grâce, avait au moins une sorte de tact et une habitude du monde qui y suppléait jusqu’à un certain point.

La reine les regardait alternativement l’un et l’autre. – Je présume, dit-elle, que ce M. Tressilian le poète, qui est trop savant, je gage, pour pouvoir se rappeler en présence de qui il doit paraître, est un de ceux dont Geoffroy Chaucer dit avec esprit que le plus sage clerc n’est pas toujours le plus sage des hommes. Je me rappelle que ce Varney est un fripon à langue dorée ; je suis sûre que la belle fugitive n’a pas manqué de motifs pour être infidèle.

Raleigh ne répondit rien, persuadé que ce serait mal entendre les intérêts de Tressilian que de contredire la reine, et ne sachant pas au reste s’il ne vaudrait pas mieux pour lui qu’elle interposât à la fin son autorité dans une affaire sur laquelle les pensées de Tressilian semblaient se fixer avec une obstination funeste. Tandis que ces idées l’occupaient, la porte s’ouvrit, et Leicester, accompagné de plusieurs de ses proches et des nobles qui avaient embrassé son parti, rentra dans la salle.

Le favori était alors vêtu en blanc : il avait des bas de soie blancs tricotés, des culottes de velours blanc, doublées de drap d’argent qu’on voyait à travers les échancrures pratiquées le long des cuisses ; un pourpoint de même drap, et un justaucorps de velours blanc, brodé en argent et en graine de perles. Son ceinturon, attaché par une boucle d’or, était aussi de velours blanc comme le fourreau de son épée, dont la poignée était montée en or, de même que celle de son poignard. Par-dessus tout, il portait un riche manteau de satin blanc ayant une bordure de broderie en or d’un pied de largeur. Le collier de l’ordre de la Jarretière, et la Jarretière d’azur elle-même autour de son genou, complétaient le costume du comte ; et ce costume était si bien assorti à sa taille noble, à sa tournure pleine de grâce et aux belles proportions de sa personne, que tout le monde avoua, lorsqu’il parut, que c’était le plus beau cavalier qu’on eût jamais vu. Sussex et les autres nobles portaient aussi de riches vêtemens, mais Leicester les éclipsait tous par sa grâce et sa magnificence.

Élisabeth le reçut avec une affabilité remarquable. – Nous avons, dit-elle, un procès en juridiction royale à juger ; ce procès m’intéresse et comme femme et comme mère de tous mes sujets.

Un frisson involontaire saisit Leicester au moment où il s’inclinait pour exprimer à la reine son obéissance. Un frisson semblable glaça Varney, dont les yeux ne s’étaient point détournés de son maître pendant toute la soirée : il comprit aisément par l’altération du visage de Leicester, quelque légère qu’elle fût, quel était l’objet dont la reine l’entretenait. Mais Leicester parvint bientôt à feindre l’assurance qu’exigeait sa politique tortueuse ; et quand la reine ajouta : – C’est de Varney et de Tressilian que nous parlons ; milord, cette dame est-elle ici ?… Il répondit, sans hésiter : – Noble princesse, elle n’y est pas.

Élisabeth fronça le sourcil et se mordit les lèvres : – Nos ordres étaient stricts et positifs, milord : telle fut son unique réponse.

– Et ils auraient été exécutés, illustre souveraine, continua Leicester, n’eussent-ils été qu’un simple souhait. Mais, Varney, avancez. C’est à lui à informer Votre Majesté pourquoi cette dame (il ne pouvait contraindre sa bouche rebelle à dire sa femme) ne peut paraître en votre auguste présence.

Varney s’avança, et soutint sans hésiter ce qu’en effet il croyait fermement, que la partie citée (car il n’osait pas non plus en présence de Leicester la nommer sa femme) était dans une impossibilité absolue de comparaître devant Sa Majesté.

– Voici, dit-il, une attestation d’un des plus habiles médecins, dont les talens et l’honneur sont connus de lord Leicester, et celle d’un dévot protestant, homme de bien et de crédit, M. Anthony Foster, chez lequel elle loge ; tous deux certifient qu’elle est maintenant atteinte d’une maladie qui l’empêche absolument d’entreprendre un voyage.

– C’est différent, dit la reine en prenant les certificats et regardant leur contenu. Faites approcher Tressilian. M. Tressilian, nous nous intéressons vivement à votre situation, d’autant plus que votre cœur n’est occupé que de cette Amy Robsart ou Amy Varney. Notre puissance, grâce à Dieu et à l’obéissance de nos fidèles sujets, a quelque étendue ; mais il est certaines choses qui sont hors de sa portée ; nous ne pouvons pas, par exemple, commander aux affections d’une jeune étourdie, et faire qu’elle préfère le savoir et le bon sens à l’élégant pourpoint d’un courtisan. Nous ne pouvons rien non plus sur la maladie dont il paraît qu’est atteinte cette dame, qui ne peut par conséquent se présenter devant nous, comme nous l’avions ordonné. Voici l’attestation du médecin qui la soigne et celle du gentilhomme chez qui elle est logée, qui en font foi.

– Avec la permission de Votre Majesté, répondit Tressilian (qui, craignant la conséquence d’une imposture aussi dangereuse, oublia ce qu’il avait promis à Amy), ces certificats ne disent pas la vérité.

– Comment, monsieur, dit la reine, vous récusez la véracité du comte de Leicester ? Mais vous aurez toute latitude pour vous défendre ; en notre présence, le dernier de nos sujets a le droit de parler comme le premier, et le plus obscur comme le plus favorisé. Vous serez donc écouté sans obstacle ; mais gardez-vous de parler sans preuves ; prenez ces certificats, examinez-les, et dites-nous sérieusement si vous doutez de leur authenticité, et sur quels fondemens.

Tandis que la reine parlait, la promesse que Tressilian avait faite revint s’offrir à son esprit, et combattit vivement l’ardent désir qu’il avait de donner un démenti formel à des pièces dont la fausseté lui était démontrée ; son air irrésolu prévint contre lui Élisabeth et tous ceux qui le voyaient. Il tournait et retournait les papiers comme un idiot, incapable de comprendre ce qu’ils contenaient ; l’impatience d’Élisabeth commençait à devenir visible.

– Vous êtes un savant, monsieur, dit-elle, et un savant de mérite, m’a-t-on dit, et cependant vous êtes d’une longueur étonnante à lire ce peu de mots. Qu’en dites-vous ? ces certificats sont-ils vrais ou faux ?

– Madame, répondit Tressilian avec un embarras et une hésitation remarquables, voulant d’un côté éviter de reconnaître des certificats qu’il se trouverait peut-être bientôt dans la nécessité de dénier, et de l’autre désirant garder sa parole à Amy, et lui donner le temps, comme il le lui avait promis, de plaider elle-même sa propre cause comme elle l’entendrait. – Madame…, madame…, Votre Majesté m’oblige à reconnaître des certificats dont l’authenticité devrait être prouvée d’abord par ceux qui en font la base de leur défense.

– M. Tressilian, vous êtes aussi bon avocat que bon poète, dit la reine en jetant sur lui un regard de mécontentement. Il me semble que ces écrits étant produits en présence du noble comte de Leicester auquel appartient ce château, et l’honneur du comte étant appelé en témoignage, leur vérité doit vous être assez démontrée ; mais, puisque vous insistez sur ces formalités, Varney, ou plutôt Leicester, car cette affaire vous regarde maintenant (cette parole, quoique jetée au hasard, fit frémir le comte), quelle preuve avez-vous de la vérité de ces attestations ?

Varney se hâta de répondre avant Leicester. – Le jeune comte d’Oxford, qui est ici présent, dit-il, connaît l’écriture de M. Foster.

Le comte d’Oxford, jeune débauché, à qui Foster avait plus d’une fois prêté à d’honnêtes intérêts, attesta, sur cette interpellation, que c’était un digne et opulent. Franklin , et il reconnut que le certificat était de son écriture.

– Et qui reconnaîtra le certificat du docteur ? dit la reine ; Alasco est son nom, à ce que je crois ?

Masters, le médecin de Sa Majesté, qui n’avait pas oublié l’outrage qu’il avait essuyé à Say’s-Court, et qui pensait que son témoignage pourrait servir Leicester et mortifier le comte de Sussex et son parti, reconnut qu’il avait plus d’une fois consulté avec le docteur Alasco, et parla de lui comme d’un homme d’un vaste savoir, quoique pourtant, dans sa pratique, il ne fût pas dans la bonne route. Le comte de Huntingdon, beau-frère de lord Leicester, et la comtesse de Rutland, firent aussi son éloge ; tous se rappelèrent l’écriture de ses ordonnances, qui était exactement semblable au certificat produit.

– Maintenant, j’espère, M. Tressilian, qu’en voilà assez sur ce sujet, dit la reine. Nous ferons quelque chose avant la fin de la nuit pour déterminer le vieux sir Hugh Robsart à consentir au mariage ; vous avez fait votre devoir et au-delà ; mais nous ne serions pas femme si nous n’avions pas compassion des blessures que fait le véritable amour. Ainsi nous vous pardonnons votre audace et la malpropreté de vos bottes, dont l’infection a failli l’emporter sur les parfums de lord Leicester.

Ainsi parla Élisabeth. L’excessive délicatesse de son odorat était un des caractères de son organisation, comme elle le prouva long-temps après, quand elle chassa Essex de sa présence pour s’être rendu coupable, comme Tressilian, de paraître devant elle avec des bottes.

Mais Tressilian avait eu le temps de se reconnaître et de revenir de l’étonnement que lui avait causé d’abord une imposture soutenue avec tant d’audace, et qui démentait ce dont il avait été témoin. Il se précipita aux genoux de la reine, et la retenant par le bord de sa robe :

– Madame, si vous êtes chrétienne, dit-il, si vous êtes reine pour rendre une égale justice à tous vos sujets… pour écouter leurs prières comme vous espérez que le seront les vôtres (et je prie le ciel d’exaucer le vœu que j’en fais) à ce tribunal où nous comparaîtrons tous pour la dernière fois, daignez m’accorder une légère faveur : ne vous hâtez pas de prononcer ; donnez-moi seulement vingt-quatre heures d’intervalle : ce court délai expiré, je prouverai, jusqu’à l’évidence, la fausseté des certificats qui font croire que cette dame infortunée est maintenant malade dans le comté d’Oxford.

– Laissez-moi, monsieur, dit Élisabeth que ce mouvement impétueux avait surprise, quoiqu’il y eût en elle quelque chose de trop mâle et de trop fier pour qu’elle pût éprouver la moindre crainte : cet homme doit être fou ! Mon filleul Harrington pourrait lui donner place dans son poème de Roland Furieux. Cependant il y a quelque chose de bien étrange dans le ton de sa demande. Parlez, Tressilian ; à quoi vous soumettez-vous, si, une fois les vingt-quatre heures expirées, vous ne pouvez pas réfuter un fait aussi solennellement prouvé que la maladie de cette dame ?

– Je consens à porter ma tête sur l’échafaud, répondit Tressilian.

– De par la lumière de Dieu, dit la reine, vous parlez comme un fou ; quelle tête peut tomber en Angleterre, à moins que la loi ne l’ordonne ? Je vous le demande, si vous avez assez de bon sens pour me comprendre, consentez-vous, si vous échouez dans ce dessein impraticable, consentez-vous à m’avouer franchement quelle est l’intention dans laquelle vous l’avez conçu ?

Tressilian se tut, et hésita de nouveau ; il sentait que si, dans l’intervalle demandé, Amy venait à se réconcilier avec son mari, ce serait lui rendre le plus mauvais de tous les services que de dévoiler tous ces mystères devant Élisabeth, et de montrer combien cette sage et prudente princesse avait été trompée par de faux témoignages ; cette incertitude fit renaître l’embarras dans ses regards, dans sa voix et dans tout son maintien ; et, quand la reine lui répéta cette question d’un ton sévère et d’un œil courroucé, il répondit, en paroles entrecoupées, qu’il pourrait peut-être, c’est-à-dire dans certaine circonstance, expliquer les raisons qui le faisaient agir.

– Maintenant, par l’âme du roi Henry, s’écria la reine, il y a là ou une folie complète, ou de la mauvaise foi ! Raleigh, ton ami est beaucoup trop pindarique pour rester en ma présence ; emmène-le, délivre-moi de sa personne, car il pourrait lui arriver pire. Son essor est trop impétueux pour tout autre pays que le Parnasse ou l’hôpital Saint-Luc. Mais, toi-même, reviens aussitôt que tu l’auras déposé en lieu sûr. – Nous aurions bien désiré voir la beauté qui a pu faire tant de ravage dans le cerveau d’un homme qu’on dit doué d’une si grande sagesse.

Tressilian voulait s’adresser encore à la reine ; mais Raleigh, pour obéir aux ordres qu’il avait reçus, l’en empêcha ; et, aidé du secours de Blount, il le conduisit, moitié de gré, moitié de force, hors de la salle, où il commençait à s’apercevoir lui-même que sa présence était plus funeste qu’utile à ses intérêts.

Quand ils furent arrivés dans l’antichambre, Raleigh pria Blount de veiller à ce que Tressilian fût conduit dans les appartemens destinés aux gens de la suite du comte de Sussex, et même qu’on y montât la garde, si c’était nécessaire.

– Cette extravagante passion, dit-il, et, à ce qu’il paraît, la nouvelle de la maladie de celle qui en est l’objet, ont singulièrement dérangé son excellent jugement ; mais cet accès se calmera avec un peu de repos : seulement qu’on prenne garde de ne pas le laisser sortir, car il est déjà assez mal dans l’esprit de Sa Majesté : provoquée de nouveau, elle saurait bien lui trouver une plus triste retraite et de plus sombres gardiens.

– J’ai jugé qu’il était fou, dit Nicolas Blount en jetant un coup d’œil sur ses bas cramoisis et ses rosettes jaunes, rien qu’en voyant ces maudites bottes qui ont offensé l’odorat de la reine. Je veux le voir enfermer, et je reviens à l’instant. Mais, dis-moi, Walter, la reine a-t-elle demandé qui j’étais ? J’ai cru m’apercevoir qu’elle jetait un regard sur moi.

– Vingt coups d’œil ! oui, vingt coups d’œil ont été jetés sur toi, et je lui ai dit que tu étais un brave soldat et un… Mais, pour l’amour de Dieu, emmène Tressilian.

– J’y vais, j’y vais, dit Blount ; mais il me semble que cette vie de cour n’est pas un si mauvais passe-temps ; c’est le moyen de s’élever : Walter, mon ami, tu as donc dit que j’étais un brave soldat et… et quoi ensuite, mon très cher Walter ?

– Un tout ineffable… Mais, allons donc, au nom du ciel, dépêche-toi de partir.

Tressilian, sans faire ni résistance ni question, suivit Blount, ou plutôt se laissa conduire par lui au logement de Raleigh ; il fut installé sur un lit de sangle placé dans un cabinet, et destiné à un domestique. Il ne voyait que trop clairement qu’aucune remontrance ne pourrait exciter l’intérêt de ses amis, ou les engager à le secourir, jusqu’à ce que l’expiration du délai pendant lequel il avait promis de demeurer dans l’inaction lui permît de tout dévoiler, ou lui eût ôté tout désir et tout prétexte de se mêler de la destinée d’Amy si elle était réconciliée avec son époux.

Ce ne fut qu’avec beaucoup de peine, et après des représentations faites avec calme et douceur, qu’il évita le désagrément et la honte d’avoir deux hommes de la garde du comte de Susses campés dans son appartement. À la fin, Blount, le voyant couché tranquillement dans son lit, donna, en jurant de bon cœur, deux ou trois coups de pied aux bottes que, dans ses nouveaux principes, il regardait comme un symptôme décisif, peut-être même comme la cause de la maladie de son ami, et il se contenta, comme par composition, de fermer la porte. Ce fut ainsi que les efforts généreux et désintéressés du malheureux Tressilian pour sauver une femme dont il n’avait éprouvé que l’ingratitude, n’aboutirent, ce jour-là, qu’à lui attirer la disgrâce de sa souveraine, et à convaincre ses amis qu’il n’était guère mieux que fou.

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