CHAPITRE XXXII.

« Le plus sage des rois, au sein de sa grandeur,
« Comme un simple mortel est sujet à l’erreur.
« Il accorde parfois honneur, crédit, puissance,
« À qui mériterait la corde et la potence.
« Mais comment les blâmer ? Les rois font de leur mieux,
« Et c’est l’intention qui nous juge comme eux. »

Ancienne comédie.

– C’est une cruelle chose, dit la reine quand Tressilian fut parti, de voir un homme sage et instruit dont l’esprit soit si complètement dérangé. Cette preuve évidente de sa folie démontre que son accusation n’était pas fondée ; ainsi, lord Leicester, nous n’avons pas oublié la demande que vous nous avez faite pour votre fidèle serviteur Varney, dont le mérite et la loyauté doivent être récompensés par nous, puisque ses qualités vous sont utiles. Cette faveur sera le prix du zèle et du dévouement que vous mettez à notre service, et nous vous accordons la grâce que vous sollicitez pour Varney, avec d’autant plus de plaisir que nous vous devons quelque reconnaissance pour l’hospitalité que nous recevons chez vous. D’ailleurs, cette marque particulière de notre bienveillance donnera quelque consolation au bon chevalier de Devon, sir Hugh. Robsart, dont il a épousé la fille, et j’espère par là le réconcilier avec son gendre. Votre épée, milord.

Elle la prit lentement, la tira du fourreau, et, tandis que les dames qui l’environnaient détournaient la tête, saisies d’un frisson feint ou véritable, elle remarqua d’un œil curieux le poli et les riches ornemens damassés du glaive étincelant.

– Si j’eusse été homme, dit-elle, il me semble qu’aucun de mes ancêtres n’eût aimé autant que moi une bonne épée. J’aime à considérer les armes ; et comme la Fata Morgana, dont j’ai lu les aventures dans un livre italien… Si mon filleul Harrington était ici, il me rappellerait ce passage… Je voudrais arranger mes cheveux et ajuster ma coiffure dans un miroir d’acier comme celui-ci… Richard Varney, avancez et mettez-vous à genoux. Au nom de Dieu et de saint Georges, nous vous faisons chevalier ! soyez fidèle, brave et heureux… Sir Richard Varney, levez-vous !

Varney se releva, et se retira en s’inclinant profondément devant sa souveraine, qui venait de lui conférer un honneur aussi insigne.

– Demain, dit la reine, nous vous armerons de l’éperon dans la chapelle, et nous achèverons la cérémonie. Nous voulons aussi vous donner un nouveau frère en chevalerie. Mais, comme la justice doit présider à la distribution de nos grâces, nous nous réservons de consulter à cet effet notre cousin le comte de Sussex.

Ce seigneur, qui, depuis son arrivée à Kenilworth, et même depuis le commencement du voyage, s’était vu éclipsé par Leicester, avait le front couvert de sombres nuages. Son air de mécontentement ne put échapper à la reine, qui espéra l’apaiser et suivre en même temps son système de balance politique par une marque particulière de faveur accordée au comte de Sussex, au moment où le triomphe de son rival paraissait complet.

À l’ordre d’Élisabeth, Sussex se hâta d’approcher : la reine lui ayant demandé quel était celui des gentilshommes de sa suite qu’il désirait de préférence voir nommer chevalier, il répondit avec plus de sincérité que d’adresse qu’il se serait hasardé à parler pour Tressilian à qui il se croyait redevable de la vie, et qui, d’ailleurs, soldat et savant distingué, descendait d’une famille sans tache ; mais, dit-il, je crains que les évènemens de cette nuit… Il s’arrêta.

– Je vois avec plaisir cette discrétion de Votre Seigneurie, dit Élisabeth ; après ce qui vient d’arriver, nous serions regardée par nos sujets comme aussi folle que ce pauvre gentilhomme, car je crois qu’il n’y a nulle mauvaise intention dans sa conduite, si nous choisissions ce moment pour lui accorder une faveur.

– En ce cas, répondit le comte un peu déconcerté, Votre Majesté me permettra de lui recommander mon premier écuyer, M. Nicolas Blount. C’est un gentilhomme de bonne maison, dont le nom a quelque ancienneté. Il a servi Sa Majesté en Écosse et en Irlande, et il porte sur son corps d’honorables cicatrices.

Élisabeth ne put s’empêcher de hausser légèrement les épaules à ce second choix ; et la duchesse de Rutland, qui lut dans les yeux de la reine qu’elle avait espéré que Sussex lui nommerait Raleigh, et qu’ainsi elle pourrait contenter son désir en paraissant faire honneur à sa recommandation, attendit qu’elle eût consenti à ce qui lui était demandé, et dit alors que, puisque ces deux puissans seigneurs avaient eu la permission de désigner un candidat à la chevalerie, elle oserait, au nom de toutes les dames qui étaient présentes, demander la même faveur.

– Je ne serais pas femme si je refusais une semblable demande, dit la reine en souriant.

– Je supplie donc Votre Majesté, au nom de toutes ces dames, ajouta la duchesse, d’élever au rang de chevalier Walter Raleigh, que sa naissance, ses hauts faits d’armes, et le zèle qu’il met à servir notre sexe avec la plume et l’épée, rendent digne de cet honneur.

– Je remercie ces dames, dit Élisabeth en souriant, et je consens à leur demande. L’aimable écuyer sans manteau deviendra le brave chevalier sans manteau, ainsi, que vous le désirez : faites avancer les deux aspirans à la chevalerie.

Blount n’était pas encore de retour. Raleigh s’avança seul, et, se mettant à genoux, il reçut des mains de la reine le titre de chevalier, qui jamais ne fut conféré à un sujet plus illustre et plus distingué.

Nicolas Blount arriva quelques momens après ; et il apprit de la bouche de Sussex, qu’il rencontra à la porte de la salle, les bonnes dispositions de la reine à son égard, et l’ordre qu’elle avait donné de le faire approcher du trône. C’est un spectacle qui n’est pas rare, mais à la fois pénible et plaisant, que celui d’un homme doué d’un gros bon sens, et que la coquetterie d’une jolie femme ou tout autre motif jettent dans ces frivolités qui ne conviennent qu’à l’aimable jeunesse ou à ceux pour qui la longue habitude en a fait une seconde nature. Le pauvre Blount se trouvait dans ce cas. Sa riche parure et l’obligation où il croyait être d’assortir ses manières à l’élégance de son costume, lui avaient déjà passablement tourné la tête. La nouvelle subite de cette promotion acheva de faire triompher sur son véritable caractère cet esprit sémillant et léger qu’il avait adopté nouvellement, et métamorphosa soudain un homme simple, honnête, mais gauche, en un freluquet de l’espèce la plus nouvelle et la plus ridicule.

Le candidat chevalier s’avança dans la salle, que par malheur il fallait traverser d’un bout à l’autre. Il tournait le pied en dehors avec tant d’affectation que chacune de ses jambes, qui se présentait avec la partie postérieure en avant, ressemblait à un de ces vieux couteaux à lame recourbée. Le reste de sa personne répondait à cette allure grotesque. Le mélange de son embarras et d’un air d’amour-propre satisfait était si complètement ridicule, que les partisans de Leicester laissèrent échapper un malin sourire qui fut partagé involontairement par quelques uns des gentilshommes de Sussex, quoique forcés de se mordre les ongles de dépit. Sussex lui-même perdit patience, et ne put s’empêcher de dire à l’oreille de son ami : – Maudit Blount ! ne peux-tu donc marcher comme un homme ou comme un soldat ? Cette apostrophe le fit tressaillir, et il s’arrêta jusqu’à ce qu’un regard jeté sur ses rosettes jaunes et ses bas rouges lui eût rendu son assurance ; alors il se remit à marcher du même pas qu’auparavant.

La reine reçut le pauvre Blount chevalier, avec une répugnance bien marquée ; elle ne conférait qu’avec la plus grande circonspection ces titres d’honneur, distribués après elle avec une telle profusion par la maison de Stuart qu’ils perdirent beaucoup de leur prix. Blount ne fut pas plus tôt hors de sa présence qu’elle se tourna vers la duchesse de Rutland :

– Notre esprit féminin, dit-elle, ma chère Rutland, est plus habile que celui de ces créatures en pourpoint et en haut-de-chausses. De ces trois chevaliers, le tien était le seul digne de recevoir ce titre.

– Sir Richard Varney, l’ami de lord Leicester,… a du mérite certainement…, répondit la duchesse.

– Varney a l’air sournois et la langue mielleuse, répondit la reine ; je crains qu’il ne déshonore le titre qu’il vient de recevoir : mais j’avais promis depuis long-temps. Sussex a sans doute perdu l’esprit de nous désigner d’abord un fou comme Tressilian, et puis un rustre comme son second protégé. Je t’assure, Rutland, que lorsqu’il était à genoux devant moi, grimaçant et faisant la moue comme si sa soupe lui brûlait la bouche, j’ai eu peine à me retenir de lui donner un bon coup sur la tête, au lieu de lui frapper sur l’épaule.

– Votre Majesté lui a donné une accolade un peu rude, dit la duchesse ; nous avons entendu la lame de l’épée retentir sur son omoplate, et le pauvre homme en a frissonné comme s’il se croyait blessé.

– Je n’ai pu m’en empêcher, dit la reine… Mais nous enverrons ce sir Nicolas en Irlande ou en Écosse, ou dans tout autre lieu, pour délivrer notre cour d’un chevalier si rustre.

La conversation devint alors générale, et Leicester invita bientôt Sa Majesté à venir s’asseoir au banquet.

Les convives furent obligés de traverser la cour intérieure du château pour arriver aux bâtimens neufs, où se trouvait la vaste salle à manger, dans laquelle était servi un souper digne d’un si beau jour.

Dans ce trajet, les nouveaux chevaliers furent assaillis par les hérauts, les poursuivans d’armes et les ménestrels, tous poussant le cri d’usage, largesse, largesse, chevaliers très hardis ! Cette ancienne acclamation avait pour but d’exciter la générosité des nouveaux chevaliers envers ceux dont les fonctions consistent à conserver leurs armoiries ou à célébrer leurs hauts faits. Les trois élus, à qui s’adressait cette invitation, y répondirent libéralement. Varney distribua ses dons avec une politesse et une modestie affectées ; Raleigh accompagna les siens de l’aisance gracieuse d’un homme qu’on vient de mettre à sa place, et qui a l’habitude des grandeurs. Le pauvre Blount donna tout ce que son tailleur lui avait laissé de son revenu d’une année entière. Il était si troublé qu’en exerçant sa libéralité il laissait tomber de temps en temps quelques pièces d’argent, se baissait ensuite pour les ramasser, et finissait par les partager entre les hérauts avec l’air inquiet et le maintien d’un bedeau de paroisse qui distribue une aumône aux pauvres.

Ces largesses furent reçues avec les remerciemens et les vivats d’usage. Mais comme ceux qui en profitaient étaient presque tous au service de Leicester, c’était le nom de Varney qu’on répétait avec les plus vifs applaudissemens : Lambourne surtout se faisait distinguer par ses vociférations – Longue vie à sir Richard Varney ! – Santé et honneur à sir Richard ! – Jamais plus digne chevalier ne reçut l’accolade. – Puis, baissant le ton, il ajoutait : – Depuis le vaillant sir Pandarus de Troie . Cette conclusion fit partir d’un éclat de rire tous ceux qui étaient à portée de l’entendre.

Il est inutile de parler plus longuement des fêtes de cette soirée, qui furent si brillantes, et dont la reine témoigna tant de satisfaction que Leicester se retira dans son appartement, enivré d’une espérance ambitieuse. Varney, qui s’était dépouillé de son riche vêtement, attendait son maître dans un costume simple et modeste, pour faire les honneurs du coucher du comte.

– Comment donc, sir Richard ! dit Leicester en souriant ; cet humble habillement ne sied pas à votre nouvelle dignité.

– J’y renoncerais, milord, répondit Varney, si je pouvais penser qu’elle dût m’éloigner de Votre Seigneurie.

– Allons, tu es un serviteur reconnaissant, ajouta Leicester ; mais je ne veux pas que tu fasses rien qui puisse te dégrader dans l’opinion des autres.

Tout en parlant ainsi, il recevait néanmoins les services du nouveau chevalier, qui semblait les lui rendre avec autant de plaisir qu’en exprimaient ses paroles.

– Je n’ai pas peur des médisans, répondit-il à la remarque de Leicester et en continuant à le déshabiller ; car il n’y a personne dans le château qui ne s’attende à voir bientôt des gens d’un rang supérieur à celui que, grâce à vos bontés, j’occupe maintenant, remplir auprès de vous les fonctions de valet de chambre, et s’en tenir honorés.

– Oui, cela aurait pu arriver, dit le comte en poussant un soupir involontaire ; puis il ajouta : Donne-moi ma robe de chambre, Varney, il faut que je considère le ciel ; la lune n’est-elle pas bientôt dans son plein ?

– Je le pense, milord, d’après le calendrier, répondit Varney.

Il y avait une fenêtre de l’appartement qui s’ouvrait sur un petit balcon construit en pierres et crénelé comme dans tous les châteaux gothiques. Le comte ouvrit la croisée ; le balcon dominait sur une grande partie du lac et sur le parc et la rive opposée. Les rayons de la lune dormaient immobiles sur l’onde azurée et sur les massifs lointains d’ormeaux et de chênes. L’astre des nuits au plus haut des cieux était entouré de mille satellites subalternes. Un calme profond régnait sur la terre, et n’était interrompu quelquefois que par la voix des gardes de nuit (c’étaient les yeomen de la garde qui faisaient ce service de nuit partout où se trouvait la reine) et les aboiemens lointains des limiers que réveillaient les préparatifs d’une chasse magnifique annoncée pour le lendemain.

Leicester contempla la voûte azurée du firmament. Ses gestes et son maintien exprimaient une vive émotion mêlée de joie et d’inquiétude, pendant que Varney, qui était resté dans l’ombre de l’appartement, pouvait, sans être remarqué, voir avec une satisfaction secrète son patron étendre les bras vers les corps célestes.

– Ô vous, globes d’une flamme vivante (telle fut l’invocation que murmura le comte ambitieux), vous parcourez en silence le cercle de votre carrière mystérieuse ! mais la sagesse vous a donné une voix ; dites-moi donc quelle haute destinée m’est réservée. La grandeur à laquelle j’aspire sera-t-elle brillante, sublime et durable comme la vôtre, ou suis-je condamné à ne jeter qu’un éclat éphémère au milieu des ténèbres de la nuit, pour retomber ensuite vers la terre, semblable aux débris de ces feux d’artifice avec lesquels les hommes voudraient égaler vos rayons ?

Il regarda encore le ciel pendant une minute ou deux, puis il rentra dans l’appartement, où Varney feignait de s’être occupé à renfermer les bijoux du comte dans sa cassette.

– Que pense Alasco de mon horoscope ? demanda Leicester. Tu me l’as déjà dit, mais cela m’est échappé, car je ne crois pas sérieusement à son art.

– Plusieurs hommes de science et plus d’un grand homme en ont pensé bien autrement, répondit Varney ; et, pour parler avec franchise à Votre Seigneurie, je suis assez de leur avis.

– Ah ! ah ! comme Saül au milieu des prophètes !… Je te croyais d’un scepticisme absolu sur tout ce que tu ne pouvais ni voir, ni entendre, ni toucher, ni sentir, ni goûter ;… en un mot, que ta croyance était bornée par tes sens.

– Peut-être que c’est le désir de voir la prédiction de l’astrologue s’accomplir qui me rend plus crédule aujourd’hui. Alasco dit que votre planète favorable est dans son point culminant, et que l’influence contraire (il n’a pas voulu parler avec plus de clarté), quoique non encore terrassée, est évidemment rétrograde : c’est, je crois, le terme dont il s’est servi.

– Oui, c’est cela, dit Leicester en regardant un extrait de calculs astrologiques qu’il tenait à la main ; l’influence la plus forte prévaudra, et, d’après ce que je crois, l’heure fatale est passée. Aidez-moi, sir Richard, à quitter ma robe de chambre, et restez un instant, si cela n’est pas trop pénible pour un chevalier, pendant que je me mets au lit. Je crois que la fatigue de cette journée m’a mis la fièvre dans le sang, car je sens qu’il circule dans mes veines aussi brûlant que le plomb fondu. – Attends un instant, je t’en prie ; je voudrais bien sentir mes yeux s’appesantir.

Varney aida officieusement son maître à se mettre au lit, et plaça une lampe d’argent massif avec une épée sur une table de marbre près du chevet. Alors, soit pour n’être pas fatigué par la lueur de la lampe, soit pour cacher sa figure à Varney, Leicester tira son rideau. Varney s’assit près du lit, le dos tourné vers son maître, comme pour lui faire entendre qu’il n’avait pas dessein d’épier ses mouvemens, et il attendit tranquillement que Leicester commençât à parler sur le sujet qui occupait exclusivement toutes ses idées.

– Ainsi donc, Varney, dit le comte après avoir attendu vainement que son écuyer entamât la conversation, on parle des bontés que la reine a pour moi.

– Mais, milord, dit Varney, comment pourrait-on n’en rien dire quand ses bontés sont si manifestes ?

– En vérité, c’est une bonne maîtresse, dit Leicester après un moment de silence ; mais il est écrit : Ne vous fiez pas aux princes.

– La sentence est bonne et vraie, reprit Varney, à moins toutefois qu’on ne sache lier leurs intérêts aux nôtres si étroitement qu’on les tienne sur le poing comme le faucon qui va partir.

– Je devine ton intention, dit Leicester avec impatience ; quelle que soit la réserve que tu mettes ce soir dans toutes tes paroles, tu veux me faire entendre que je pourrais épouser la reine si je le voulais.

– C’est vous qui le dites, milord, et non pas moi ; peu importe, c’est ce que croient, en Angleterre, quatre-vingt-dix-neuf personnes sur cent.

– Oui, dit Leicester en se retournant dans son lit, mais la centième est mieux instruite. Toi, par exemple, tu connais des obstacles qui ne peuvent être surmontés.

– Et qui doivent pourtant l’être, milord, s’il faut en croire les étoiles, dit Varney avec un air composé.

– Que dis-tu là ? répondit Leicester, toi qui ne crois ni à l’astrologie ni à rien.

– Vous vous trompez, milord, sauf le respect que je vous dois ; je crois à certains présages de l’avenir. Je crois, par exemple, que, s’il pleut en avril, il y aura des fleurs au mois de mai ; que, si le soleil brille, les grains mûriront ; et, dans ma philosophie naturelle, je crois à beaucoup de choses qui me feraient ajouter foi aux étoiles si les étoiles les présidaient ; c’est ainsi que je ne refuserai pas de croire ce que je vois universellement attendu et désiré sur la terre, uniquement parce que les astrologues prétendent l’avoir lu dans le ciel.

– Tu as raison, dit Leicester en s’agitant dans son lit, on désire universellement ce mariage. J’ai reçu des avis des églises réformées d’Allemagne, des Pays-Bas, de la Suisse, qui croient que de cet événement dépend le salut de l’Europe. La France ne s’y opposerait pas ; le parti dominant en Écosse le regarderait comme une garantie ; l’Espagne le redoute, mais elle ne peut s’y opposer ; cependant tu sais que cela est impossible.

– C’est ce que je ne sais pas, milord ; la comtesse est indisposée.

– Misérable ! dit Leicester en se levant sur son séant et en saisissant son épée sur la table : abandonne ces infâmes pensées ! Ne voudrais-tu pas l’assassiner ?

– Pour qui me prenez-vous, milord ? dit Varney affectant toute la dignité de l’innocence calomniée ; il ne m’est rien échappé qui puisse donner lieu à cette horrible imputation. J’ai seulement dit que la comtesse était malade ; et la comtesse, tout aimable, toute chérie qu’elle est, n’en est pas moins sujette à la loi commune ; elle peut mourir, et Votre Seigneurie redevenir libre.

– Loin de moi cette affreuse pensée, dit Leicester ; qu’il n’en soit plus question.

– Bonne nuit, milord, dit Varney, feignant de prendre ces dernières paroles pour un ordre de s’en aller ; mais la voix de Leicester l’arrêta.

– Tu ne m’échapperas pas ainsi, maître fou ! Je crois que ton nouveau rang t’a fait tourner la tête. Avoue-le, tu viens de parler de choses impossibles, comme si elles pouvaient arriver.

– Milord, que Dieu donne longue vie à votre belle comtesse, quoique ni votre amour ni mes vœux ne puissent la rendre immortelle ; mais quand même le ciel la conserverait long-temps pour son bonheur et pour le vôtre, je ne crois pas que ces nœuds doivent vous empêcher de devenir roi d’Angleterre.

– Pour le coup, mon pauvre Varney, tu es fou décidément.

– Ah ! que je voudrais être aussi sûr de posséder quelque jour une belle et bonne terre seigneuriale ! Ne savez-vous pas comment, dans d’autres pays, un mariage de la main gauche peut subsister entre des personnes de conditions différentes, sans que, pour cela, le mari soit obligé de renoncer à une alliance plus convenable ?

– Oui, j’ai entendu dire que cet usage existait en Allemagne.

– Il y a plus ; on prétend même que les docteurs des universités étrangères l’appuient sur plusieurs textes de l’Ancien Testament. Après tout, quel grand mal y a-t-il ? L’aimable compagne que vous avez choisie par amour a tous vos momens secrets de repos et d’épanchement ; sa réputation n’en souffre pas, sa conscience est tranquille. Vous vous procurez par là les moyens de pourvoir à tout, s’il plaît au ciel de vous envoyer quelque rejeton ; et vous pouvez encore réserver à Élisabeth dix fois autant de loisir et dix fois autant d’amour que jamais don Philippe d’Espagne n’en accorda à sa sœur Marie ; cependant vous savez combien elle l’aimait, malgré sa froideur et sa négligence. Il ne faut pour cela que bouche close et front ouvert. Vous êtes maître de conserver en même temps et votre Éléonore et votre belle Rosemonde ; je me charge de vous trouver une retraite où l’œil jaloux d’une reine ne pourra jamais pénétrer.

Leicester garda quelque temps le silence, puis il dit en soupirant : – C’est impossible. Adieu, sir Richard Varney. – Non, demeurez encore. Soupçonnez-vous quelle était l’intention de Tressilian en paraissant aux yeux de la reine dans un costume si négligé ? Voulait-il intéresser son cœur par la compassion qu’inspire toujours un amant abandonné par sa maîtresse, et qui perd sa raison pour elle ?

Varney, étouffant avec affectation un rire moqueur, répondit qu’il ne croyait pas que Tressilian eût pareille chose en tête.

– Comment ! dit Leicester, qu’entends-tu par là ? il y a toujours quelque malice dans ta manière de rire, Varney.

– J’entends seulement, milord, que Tressilian a pris le plus sûr moyen pour ne pas mourir de douleur ; il a une compagne, une femme, une maîtresse, la femme ou la sœur d’une espèce de comédien, à ce que je crois, qui cohabite avec lui dans la tour de Mervyn, où je l’ai logé pour certains motifs particuliers.

– Une maîtresse ! une maîtresse, dis-tu ?

– Oui, milord ; qui diable passerait des heures entières dans la chambre d’un homme, si ce n’était sa maîtresse ?

– Sur ma foi, c’est un excellent conte à répéter en temps et lieu, dit Leicester. Je ne me suis jamais fié à ces savans à mine hypocrite. C’est fort bien ! M. Tressilian use de ma maison sans cérémonie : si je laisse passer cela, il doit en remercier certain souvenir : cependant, Varney, ayez l’œil sur lui.

– C’est pour cela même que je l’ai logé dans la tour de Mervyn, où il est sous l’inspection de mon très vigilant serviteur, qui malheureusement est aussi un franc ivrogne. C’est Michel Lambourne, que je veux dire, et dont j’ai déjà parlé à Votre Grâce.

– Votre Grâce ! que signifie cette épithète  ?

– Elle me vient à la bouche sans que j’y aie songé, milord ; et cependant elle me paraît si naturelle que je ne puis pas la révoquer.

– En vérité, c’est ta nouvelle dignité qui t’a dérangé la cervelle, dit Leicester en souriant : les honneurs portent à la tête comme le vin.

– Puisse Votre Seigneurie en parler bientôt par expérience ! dit Varney ; et il se retira en souhaitant une bonne nuit à son maître.

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