« La trahison est prête à frapper sa victime.
« Telle aux pieds du chasseur que la poursuite anime
« On voit la biche en pleurs tomber en haletant,
« Quand, pour ouvrir son sein de terreur palpitant,
« Il offre un fer cruel à quelque noble dame,
« Dont il achète ainsi le retour de sa flamme. »
Le Bûcheron.
Il faut que nous retournions dans la tour de Mervyn, ou pour mieux dire dans la prison de la malheureuse comtesse de Leicester, qui pendant quelque temps parvint à contenir son inquiétude et son impatience. Elle prévoyait bien que, dans le tumulte d’un pareil jour, il était possible que sa lettre ne fût pas remise immédiatement à Leicester, et qu’il ne pût pas s’arracher encore à son service auprès d’Élisabeth pour venir la visiter dans son asile secret. – Je ne dois l’attendre que ce soir, pensait-elle ; il ne pourra quitter la reine, même pour se rendre auprès de moi. Je sais qu’il fera tout au monde pour venir plus tôt, mais je ne dois pas l’attendre avant la nuit.
Cependant elle ne passa pas un moment sans l’attendre, et tout en cherchant à se persuader le contraire, chaque bruit qu’elle entendait lui semblait l’approche empressée de Leicester, qui accourait pour la presser dans ses bras.
La fatigue qu’Amy avait essuyée depuis peu et l’agitation naturelle que cause une incertitude si cruelle commençaient à affecter ses nerfs ; elle craignait d’être hors d’état de supporter les évènemens qui se préparaient. Mais, quoique élevée comme un enfant gâté, Amy avait naturellement une âme courageuse et un tempérament fortifié par l’exercice qu’elle prenait en accompagnant souvent son père à la chasse. Elle appela à son secours toute son énergie ; sentant combien sa destinée future dépendait de sa résolution, elle pria mentalement le ciel de la soutenir, et prit en même temps la ferme décision de ne céder à aucune, émotion capable de l’ébranler.
Cependant lorsque la grosse cloche du château, qui, placée dans la tour de César, n’était pas éloignée de celle de Mervyn, donna le signal de l’arrivée de la reine, ce son fut si pénible à sa sensibilité exaltée par l’inquiétude, qu’Amy ne put s’empêcher de pousser un cri de douleur chaque fois qu’elle entendait le tintement assourdissant de l’airain.
Bientôt après, quand le petit appartement qu’elle occupait fut tout d’un coup inondé de flots de lumière par les feux d’artifice qui se croisaient dans l’air comme des esprits de flamme, ou comme des salamandres exécutant une danse bizarre dans les régions des sylphes, il lui sembla que chaque fusée éclatait si près de ses yeux qu’elle sentait l’impression de la chaleur.
Mais elle lutta contre ces terreurs fantastiques, et fit un effort sur elle-même pour se lever, se placer à la fenêtre, et fixer ses regards sur un spectacle qui, dans toute autre circonstance, lui eût paru à la fois curieux et imposant. Les tours magnifiques du château étaient ornées de guirlandes de feu, ou couronnées d’une pâle vapeur. La surface du lac étincelait comme le fer fondu dans la fournaise, tandis que des traits de flamme qui s’élançaient dans les airs ou retombaient dans l’eau sans s’éteindre, semblaient autant de dragons enchantés se jouant sur un lac de feu.
Amy prit même un moment intérêt à un spectacle si nouveau pour elle.
– Je croirais que tout ceci est un effet de l’art magique, pensa-t-elle, si le pauvre Tressilian ne m’avait appris à juger ces choses telles qu’elles sont… Grand Dieu, ces vaines splendeurs ne ressemblent-elles pas à mes espérances ? Mon bonheur n’est-il pas une étincelle qui sera bientôt engloutie dans une mer de ténèbres ! une clarté précaire qui ne s’élève un moment dans l’air que pour tomber de plus haut ! Ô Leicester ! après tout ce que tu m’as dit, après tout ce que tu m’as juré, se peut-il que tu sois le magicien au signe duquel toutes ces merveilles s’opèrent, et que ton Amy ne les voie que comme une captive ? ton Amy ! qui était ton amour et ta vie.
La musique continuelle qui s’élevait des diverses parties du château, plus ou moins éloignées, inspirait les mêmes pensées douloureuses au cœur de la comtesse. Quelques accords plus lointains et plus doux semblaient sympathiser avec ses peines, et d’autres plus bruyans et plus gais semblaient insulter à son infortune.
– Cette musique est à moi, disait-elle, puisqu’elle est à lui ; mais je ne puis ordonner qu’on l’interrompe. Ces airs bruyans me déplaisent, et le dernier villageois qui se mêle à la danse a plus de pouvoir pour donner des ordres aux musiciens, que moi qui suis maîtresse de tout ici.
Peu à peu le son des instrumens cessa, aucun bruit ne se fit plus entendre, et la comtesse abandonna la fenêtre, où elle était restée à écouter. Il était nuit, mais la lune éclairait tellement la chambre qu’Amy put tout disposer comme elle le voulut. Elle espérait que Leicester se rendrait auprès d’elle aussitôt que tout serait paisible dans le château ; mais elle avait aussi à craindre d’être troublée par quelque autre personne. Elle ne comptait guère sur la clef, depuis que Tressilian était entré si facilement, quoique la porte fût fermée en dedans. Pour plus de sécurité, tout ce qu’elle put faire fut de placer la table en travers, afin que le bruit l’avertît si quelqu’un essayait d’entrer. Ayant pris ces précautions nécessaires, la malheureuse Amy se jeta sur sa couche, rêvant dans une attente inquiète, et comptant tous les instans, jusqu’à une heure après minuit. La nature épuisée l’emporta enfin sur l’amour, la douleur et l’inquiétude, et Amy s’endormit ; oui, elle dormit. – L’Indien dort dans les intervalles de ses tortures ; les peines du cœur épuisent de même, à la longue, la sensibilité, et leurs cruelles atteintes ne se renouvellent qu’après un repos léthargique.
La comtesse dormit pendant plusieurs heures ; elle rêva qu’elle se trouvait dans l’antique demeure de Cumnor-Place ; elle prêtait l’oreille, en croyant entendre le coup de sifflet par lequel Leicester annonçait sa présence dans la cour lorsqu’il venait la surprendre par une de ses visites clandestines. Mais cette fois c’était le son d’un cor qu’elle entendait ; elle reconnut l’air particulier que sonnait son père à la défaite du cerf, et que les chasseurs appellent une mort. Elle s’imagina qu’elle courait à une fenêtre qui donnait sur la cour, où était réunie une foule nombreuse en habits de deuil. Le vieux curé récitait la prière des funérailles ; Mumblazen, revêtu d’un costume antique, comme les hérauts d’autrefois, portait un écusson avec les emblèmes d’usage, des ossemens en croix, des têtes de mort et des sabliers autour d’une armoirie que surmontait la couronne des comtes. Le vieillard regardait Amy avec un sourire affreux, et lui disait : – Amy, ces armoiries ne sont-elles pas bien blasonnées ? – À ces mots les cors recommencèrent à sonner l’air triste de la mort du cerf, et elle s’éveilla.
Elle entendit réellement les sons d’un cor, ou plutôt de plusieurs cors réunis qui faisaient retentir le château, non de l’air de mort, mais de la joyeuse réveillée, pour avertir les hôtes de Kenilworth que les amusemens de ce jour commenceraient par une chasse au cerf dans le parc voisin.
– Il ne pense pas à moi, se dit-elle, il ne viendra pas ; une reine honore son château de sa présence, et peu lui importe qu’une infortunée languisse dans un obscur réduit, où le doute cruel va la livrer au désespoir !
Tout-à-coup un bruit qu’elle crut ouïr à sa porte, comme si quelqu’un cherchait à l’ouvrir doucement, lui fit éprouver un délicieux mélange de crainte et de joie ; elle s’empressa de retirer elle-même le meuble qu’elle avait placé en travers ; mais avant de l’ouvrir elle eut cependant la précaution de demander : – Est-ce vous, mon amour ?
– Oui, ma comtesse, murmura une voix basse. Amy ouvrit la porte, et, s’écriant : – Leicester ! elle jeta ses bras autour du cou de l’étranger qui restait sur le seuil, enveloppé de son manteau.
– Ce n’est pas tout-à-fait Leicester, répondit Michel Lambourne, car c’était lui-même ; non pas tout-à-fait, ma jolie et tendre duchesse, mais c’est un homme qui le vaut bien.
Aussitôt, avec une force dont elle ne se serait jamais crue capable, Amy repoussa ce téméraire effronté, et, s’arrachant de ses bras, elle recula jusqu’au milieu de la chambre, où le désespoir lui donna le courage de s’arrêter.
– Lambourne la suivit, et laissa tomber le manteau qui lui couvrait le visage. Alors Amy reconnut le valet de Varney, l’homme du monde, après son détestable maître, par qui elle craignait le plus d’être découverte. Mais comme elle portait encore son habit de voyage, et que Lambourne avait à peine été admis une fois en sa présence à Cumnor, elle espéra que sa figure ne lui serait pas aussi bien connue que celle de ce coquin l’était à elle-même, Jeannette le lui ayant souvent montré dans la cour en lui racontant des traits de sa scélératesse.
Elle aurait eu plus de confiance encore dans son déguisement, si elle s’était aperçue d’abord que Lambourne était complètement ivre ; mais cette découverte ne l’aurait guère rassurée sur le risque qu’elle courait avec un tel personnage, à une pareille heure, et dans un tel lieu.
Lambourne ferma la porte en entrant, et croisant les bras comme pour imiter par dérision l’attitude qu’Amy avait prise, il continua en ces termes :
– Écoute-moi, belle Callipolis, aimable comtesse des torchons, divine duchesse des coins obscurs : si tu prends la peine de te trousser toi-même, comme une poule rôtie, pour me donner plus de plaisir à te découper, épargne-toi ce souci… Je préfère ta première manière… Oui, je la préfère… ; elle était plus franche (il fit un pas en avant, et chancela) ; je la préfère…, et je n’aime pas plus l’autre que… que… ce maudit plancher, dont les inégalités mettent un homme dans le danger de se rompre le cou, s’il ne marche avec autant de précaution qu’un danseur sur la corde tendue.
– Arrête, dit la comtesse ; ne m’approche pas si tu tiens à la vie !
– Des menaces ! reprit Lambourne ; comment donc, la belle ! pouvez-vous trouver un meilleur compagnon que le brave Michel Lambourne ? J’ai été en Amérique, la fille ; l’or y pousse tout seul, et j’en ai rapporté un si gros lingot…
– Mon bon ami, dit la comtesse effrayée du ton d’assurance de ce scélérat ; mon bon ami, je t’en prie, sors et laisse-moi.
– C’est ce que je ferai, ma petite, lorsque nous serons las l’un de l’autre… ; mais pas plus tôt.
Alors il la saisit par le bras. Amy, incapable de résistance, ne se défendait que par ses cris.
– Ah ! criez tant que vous voudrez, dit Lambourne continuant à la tenir ; j’ai entendu les mugissemens de la mer dans ses momens de plus grand vacarme, et je me soucie d’une femme qui crie comme d’un chat qui miaule… Dieu me damne…, j’ai entendu cent femmes hurler à la fois quand nous prenions une ville d’assaut.
Cependant les cris de la comtesse attirèrent un défenseur inattendu. Lawrence Staples, ayant entendu ce bruit de la chambre au rez-de-chaussée où il était, arriva à propos pour empêcher qu’elle ne fût découverte, et peut-être même pour la sauver d’une violence plus atroce. Lawrence était ivre lui-même des suites de la débauche de la veille ; mais heureusement son ivresse avait pris un caractère différent de celle de Lambourne.
– Et quel est donc tout ce tapage dans ma prison ? dit-il ; quoi donc ! homme et femme dans la même loge ? c’est contre la règle ; par saint Pierre-ès-Liens, je veux qu’il y ait de la décence dans les domaines qui sont sous ma juridiction.
– Descends bien vite l’escalier, chien d’ivrogne, dit Lambourne ; ne vois-tu pas que la dame et moi nous voulons être seuls ?
– Bon et digne monsieur, s’écria la comtesse en s’adressant au geôlier, sauvez-moi de cet homme, sauvez-moi par pitié.
– Voilà qui est bien parlé, répondit le geôlier, et je veux prendre son parti ; j’aime mes prisonniers, et j’en ai sous ma clef d’aussi bons que ceux de Newgate ou du Compter. De sorte donc que cette femme étant un de mes agneaux, comme je dis, personne ne la troublera dans son bercail. Ainsi, Michel, laisse aller cette femme, ou je t’assomme avec mes clefs.
– Je ferais plutôt un boudin de ton diaphragme, répondit Lambourne en portant la main gauche sur sa dague, mais sans cesser de tenir la comtesse de la droite ; ainsi prends garde à toi, vieille autruche, qui n’as rien pour vivre que le fer de ton trousseau de clefs.
Lawrence arrêta le bras de Michel pour l’empêcher de tirer sa dague ; pendant que celui-ci le repoussait, la comtesse fit un effort, se dégagea de la main de Lambourne, et, s’élançant vers la porte, sortit de la chambre et descendit précipitamment l’escalier. À peine avait-elle fait quelques pas, qu’elle entendit tomber à la fois les deux combattans avec un bruit qui redoubla sa terreur. Le dernier guichet était resté ouvert, elle s’enfuit en frémissant, et gagna l’endroit qu’on appelait la Plaisance, qui lui parut le lieu le plus favorable pour éviter d’être poursuivie.
Pendant ce temps-là Lawrence et Lambourne roulaient sur le plancher en luttant l’un contre l’autre. Heureusement pour eux ils n’avaient point tiré leurs dagues ; mais Lawrence trouva moyen de lancer ses lourdes clefs au visage de Michel, et celui-ci, pour se venger, serra si violemment la gorge du geôlier, que le sang lui sortit par la bouche et par le nez ; telle était leur situation quand un autre officier de la maison, attiré par le bruit, entra dans la chambre, et parvint, non sans peine, à séparer les combattans.
– La peste vous étouffe tous les deux, et vous surtout, maître Lambourne, dit le charitable médiateur. Pourquoi diable êtes-vous là à vous battre comme deux chiens de boucherie dans une tuerie ?
Lambourne se leva, et, un peu calmé par la médiation d’un tiers, il le regarda avec moins d’impudence qu’à l’ordinaire, en lui disant :
– Nous nous battions pour une fille, si tu veux le savoir.
– Une fille ! où est-elle ? reprit l’officier de la maison du comte.
– Elle aura disparu, je pense, dit Lambourne en regardant autour de lui ; à moins que Lawrence ne l’ait avalée ; sa sale bedaine engloutit autant de malheureuses demoiselles et d’orphelins opprimés que le gosier des géans dont parle l’histoire du roi Arthur. C’est là sa principale nourriture, il les dévore, corps, âme et biens !
– Oui, oui, ce n’est pas ce dont il s’agit, dit Lawrence en se relevant ; j’ai eu sous la clef des gens qui valaient mieux que toi, entends-tu, maître Michel Lambourne, et avant que tout soit fini je t’aurai toi-même sous ma garde ; ton impertinence ne sauvera pas toujours tes jambes de la chaîne, et ton cou du cordon de chanvre.
Il avait à peine prononcé ces mots que Lambourne voulut de nouveau s’élancer sur lui.
– Allons, ne recommencez pas, dit le médiateur, ou j’appellerai celui qui vous mettra tous deux à la raison. Je parle de M. Varney, de sir Richard ; je viens justement de le voir traverser la cour.
– Dis-tu vrai ? demanda Lambourne en jurant, et il prit le bassin et l’aiguière qui étaient dans la chambre. Allons, ajouta-t-il, maudit élément, fais ton office. Je croyais pour toujours m’être débarrassé de toi en passant toute la nuit dernière à remplir le rôle d’Orion, flottant comme un bouchon de liège sur une barrique d’ale.
Il se mit à nettoyer son visage et ses mains et répara le désordre de son habillement.
– Que lui as-tu donc fait ? dit l’officier en prenant à part le geôlier ; son visage est tout enflé.
– Ce n’est que l’empreinte de la clef de mon cabinet, et c’est encore trop d’honneur pour le visage de ce gibier de potence. Personne n’insultera mes prisonniers ; ce sont mes bijoux, à moi, et je dois les enfermer dans une cassette sûre. Ainsi donc, madame, cessez de crier… Oh ! oh ! mais il y avait une femme ici.
– Je crois que vous êtes fous tous deux ce matin, dit l’officier ; je n’ai point vu de femme, pas même d’homme, à parler juste, mais seulement deux animaux qui se roulaient sur ce plancher.
– Je suis perdu, s’écria Lawrence, la prison est forcée, voilà tout, la prison de Kenilworth est forcée, et c’était la plus forte depuis ce comté jusqu’au pays de Galles. Une maison dans laquelle des chevaliers, des comtes et des rois ont dormi aussi bien gardés que dans la Tour de Londres ! Elle est forcée, les prisonniers ont pris la fuite, et le geôlier court risque d’être pendu.
En parlant ainsi, il se retira dans sa loge pour continuer ses lamentations, ou pour retrouver sa raison dans le sommeil.
Lambourne et l’officier le suivirent de près, et bien leur en prit ; car le geôlier, par habitude, allait fermer le guichet sur eux ; et, s’ils n’avaient été à portée de s’y opposer, ils se trouvaient pris dans la chambre d’où la comtesse venait de s’échapper.
Comme nous l’avons dit, la malheureuse Amy s’était réfugiée dans la Plaisance. Elle avait aperçu cette partie des jardins de sa fenêtre, et elle pensa, en recouvrant sa liberté, qu’au milieu des bosquets, des berceaux, des fontaines, des statues et des grottes dont ce lieu était orné, elle pourrait trouver quelque refuge où elle se tiendrait cachée jusqu’à ce qu’il s’offrît à elle un protecteur qui voulût s’intéresser à sa triste situation sur ce qu’elle oserait lui en apprendre, et lui procurer les moyens de parler à Leicester.
– Si je pouvais voir mon guide, pensait-elle, je saurais s’il a remis ma lettre ; si même je pouvais rencontrer Tressilian, il vaudrait mieux m’exposer à la colère de Dudley en avouant ma situation à un homme rempli d’honneur, que de courir le risque d’être encore outragée par les insolens valets de ce fatal château. Je ne veux plus me hasarder dans une chambre fermée. J’attendrai… ; j’aurai l’œil aux aguets… ; parmi tant de personnes, il s’en trouvera quelqu’une bonne, compatissante, et sensible aux douleurs que je ressens.
En effet, Amy voyait passer devant ses yeux plusieurs groupes qui traversaient la Plaisance ; mais tous ces groupes étaient composés de quatre ou cinq personnes, et la comtesse les voyait rire et folâtrer dans tout le ravissement du plaisir.
La retraite qu’elle avait choisie lui offrait la facilité de se dérober aux regards : il ne s’agissait pour cela que de se retirer dans une grotte terminée par une fontaine, avec des bancs de mousse et d’autres décorations champêtres. Amy pouvait aisément s’y tenir cachée ou se découvrir au rêveur qui voudrait se reposer dans cet asile. Elle se regarda dans l’eau limpide du bassin que la fontaine silencieuse lui offrait comme un miroir ; elle fut choquée de sa propre image, et craignit, changée et déguisée comme elle l’était, qu’une femme (car c’était surtout d’une personne de son sexe qu’elle attendait de l’intérêt) ; elle craignit, dis-je, qu’une femme ne refusât d’écouter un être qui lui paraîtrait suspect.
Raisonnant ainsi elle-même comme une femme pour qui l’extérieur n’est jamais sans quelque importance, et comme une beauté ayant quelque confiance dans ses charmes, elle se dépouilla de son manteau de voyage et de son grand chapeau, qu’elle plaça près d’elle de manière à pouvoir les reprendre avant qu’on fût arrivé au fond de la grotte, si le hasard, amenant Varney ou Lambourne, lui rendait ce déguisement nécessaire.
Le costume qu’elle portait en dessous avait quelque ressemblance avec les habits de théâtre qui auraient pu convenir à une des comédiennes destinées à figurer dans la scène préparée pour la reine. Wayland avait trouvé les moyens de le lui procurer le second jour de leur voyage.
La fontaine servit donc en même temps de miroir et d’aiguière à Amy, qui en profita pour faire à la hâte un peu de toilette : prenant ensuite à la main son petit écrin, en cas que ses bijoux devinssent pour elle des intercesseurs utiles, elle se retira dans le fond de la grotte, s’assit sur un banc de mousse, et attendit que le destin vînt à son secours et lui procurât une protection.