« Quand le milan, dans son essor rapide,
« Fond tout-à-coup sur la perdrix timide,
« Avez-vous vu la pauvrette frémir,
« Ne sachant plus ni s’arrêter ni fuir ? »
PRIOR.
Il arriva dans ce jour mémorable qu’une des chasseresses les plus matinales fut la princesse même pour qui tous ces plaisirs étaient destinés, la reine-vierge d’Angleterre. Je ne sais si ce fut par hasard, ou par un effet de la courtoisie que Leicester devait à une souveraine qui lui faisait tant d’honneur, mais à peine Élisabeth avait-elle fait un pas au-delà du seuil de la porte, que le comte parut devant elle, et lui proposa, en attendant que tous les préparatifs de la chasse fussent achevés, de visiter la Plaisance et les jardins du château.
Dans cette promenade, le comte offrit plus d’une fois à sa souveraine l’appui de son bras quand des escaliers, l’ornement favori d’un jardin à cette époque, les conduisaient de terrasse en terrasse et de parterre en parterre. Les dames de la princesse, en personnes respectueuses et discrètes, agissant comme elles eussent voulu qu’on en agît avec elles, ne crurent pas qu’il fût de leur devoir de suivre leur maîtresse de trop près ; elles se contentaient de ne pas la perdre de vue, la laissant libre de s’entretenir en particulier avec un seigneur qui n’était pas seulement son hôte, mais qu’elle honorait d’une place plus distinguée dans son estime, dans sa confiance et dans ses bonnes grâces, qu’aucun de ses autres serviteurs. Elles admiraient les grâces de ce couple illustre, qui portait des habits de chasse presque aussi splendides que le costume de cour de la veille.
Celui d’Élisabeth, d’une étoffe de soie bleue avec des galons d’argent et des aiguillettes, rappelait le vêtement des anciennes amazones ; il faisait ressortir sa taille élégante et la dignité de son maintien, que l’habitude du commandement et sa fierté avaient en quelque sorte rendu trop mâle pour qu’il parût avec tous ses avantages sous les vêtemens ordinaires de son sexe.
Leicester était revêtu d’un habit de drap vert de Lincoln, richement brodé en or, et ceint d’un baudrier éclatant auquel étaient suspendus un cor, et un couteau de chasse au lieu d’épée. Ce costume parait Leicester, comme tous ceux qu’il portait à la cour et dans les cérémonies militaires ; car telle était l’élégance de sa taille et de tout son extérieur que, quelque vêtement qu’il portât, il semblait toujours avoir adopté celui qui lui était le plus avantageux.
La conversation d’Élisabeth avec son favori ne nous est pas parvenue en entier ; mais les yeux et les oreilles des personnes qui vivent à la cour ont reçu de la nature une perfection rare, et celles qui les suivaient prétendirent que, dans aucune occasion, Élisabeth ne parut adoucir plus volontiers sa dignité pour prendre une expression de tendresse et d’indécision. Son pas s’était non seulement ralenti, mais il était inégal, et elle semblait oublier cette fierté qu’on remarquait ordinairement dans sa démarche. Elle tenait les yeux baissés, et paraissait témoigner une intention timide de s’éloigner du comte, mouvement purement machinal, qui indique souvent dans les femmes un sentiment contraire à celui qu’elles manifestent. La duchesse de Rutland, qui osa s’approcher le plus près de la reine, prétendit qu’elle avait distingué une larme dans l’œil d’Élisabeth, et une rougeur soudaine sur ses joues. Bien plus, ajoutait la duchesse, Sa Majesté détourna les yeux pour éviter les miens, elle dont le regard ordinaire serait capable d’intimider un lion. On devine assez quelle conséquence on tira de ces apparences, et peut-être ce qu’on en conclut n’était pas absolument mal fondé.
Un entretien secret entre deux personnes d’un sexe différent décide souvent de leur destinée, et les mène plus loin qu’elles ne le prévoient elles-mêmes. La galanterie se mêle à la conversation ; l’amour, peu à peu, se joint à la galanterie ; les grands, comme les bergers, en disent plus qu’ils ne l’auraient voulu ; et, dans ces momens critiques, les reines, comme les simples villageoises, écoutent plus long-temps qu’elles ne le devraient.
Cependant les chevaux hennissaient dans la cour, et rongeaient leur mors avec impatience ; les limiers accouplés aboyaient ; les piqueurs et les gardes du bois se plaignaient qu’on laissât passer la rosée, ce qui ferait disparaître les traces du cerf. Mais Leicester avait une autre chasse en tête, ou, pour lui rendre plus de justice, il s’y était trouvé engagé sans préméditation, comme l’ardent chasseur suit une meute que le hasard lui fait rencontrer. La reine, femme belle et aimable, l’orgueil de l’Angleterre, l’espoir de la France et de la Hollande, et la terreur de l’Espagne, avait probablement écouté avec une complaisance plus marquée les expressions de cette galanterie romanesque qu’elle avait toujours aimée ; et le comte, soit par vanité, soit par ambition, ou par ces deux sentimens réunis, s’était montré de plus en plus galant, jusqu’à risquer dans son pressant entretien le langage de l’amour.
– Non, Dudley, lui disait Élisabeth d’une voix entrecoupée, non ; je dois rester la mère de mon peuple. Les liens qui font le bonheur d’une jeune fille dans tout autre rang nous sont refusés sur le trône… Non, Leicester, cessez de me presser ;… si j’étais, comme les autres femmes, libre de chercher mon bonheur,… alors, je l’avoue ;… mais cela ne se peut,… non, cela ne se peut… Retardez la chasse,… retardez-la d’une demi-heure ;… laissez-moi, milord.
– Vous quitter, madame ! ma témérité vous aurait-elle offensée ?
– Non, Leicester, non ; mais c’est une folie ; je ne veux plus en entendre parler. Allez,… mais ne vous éloignez pas trop, et veillez à ce que personne ne vienne m’interrompre. Je veux être seule.
Pendant qu’elle prononçait ces paroles, Dudley fit un salut profond, et se retira d’un air triste et abattu. La reine s’arrêta pour le regarder, pendant qu’il s’éloignait, et se dit à elle-même : – S’il était possible…, s’il était seulement possible… ; mais non…, non :… Élisabeth ne doit être l’épouse et la mère que du royaume d’Angleterre.
En murmurant ces mots, et pour éviter quelqu’un qu’elle entendit approcher, Élisabeth se glissa dans la grotte où se tenait cachée sa malheureuse rivale.
La reine, quoique émue par l’entretien qu’elle venait d’interrompre, avait un de ces caractères fermes et décidés qui reprennent bientôt leur naturel. On pouvait comparer son cœur à un de ces anciens monumens des Druides, mobiles sur leur point d’appui, que le doigt d’un enfant peut bien ébranler, mais dont toute la force d’Hercule ne saurait détruire l’équilibre. C’est ainsi que le cœur de la reine, agité un moment par l’amour, ne tarda pas à redevenir maître de lui-même.
Elle s’avançait à pas lents ; à peine était-elle arrivée au milieu de la grotte que déjà son regard avait recouvré sa dignité, et son maintien son air d’autorité.
Ce fut dans ce moment qu’elle aperçut une femme placée auprès d’une colonne d’albâtre, au pied de laquelle coulait une fontaine limpide, éclairée par un demi-jour.
La mémoire classique d’Élisabeth lui rappela l’histoire d’Égérie et de Numa ; elle crut qu’un sculpteur italien avait voulu représenter dans ce lieu la nymphe dont les inspirations donnèrent des lois à Rome ; mais, en avançant, elle commença à douter si c’était une statue qu’elle voyait, ou une femme véritable.
La malheureuse Amy restait immobile, partagée entre le désir de confier sa situation à une personne de son sexe et la confusion qu’elle éprouvait à l’aspect de la personne imposante qui l’approchait ; quoique ses yeux n’eussent jamais vu la reine, elle soupçonna cependant que c’était elle-même.
Quittant le banc couvert de mousse sur lequel elle était assise, elle s’était levée dans le dessein de s’avancer pour parler à l’étrangère ; mais elle se souvint que Leicester avait souvent paru alarmé que la reine ne vînt à apprendre leur union ; elle demeura un pied en avant, immobile et pâle comme le pilier d’albâtre contre lequel elle s’appuyait. Sa robe, d’un vert d’eau, ressemblait, dans l’obscurité, à la draperie d’une nymphe grecque, Wayland ayant regardé ce déguisement comme le plus sûr, dans un endroit où il se trouvait tant de masques et de jongleurs ; de sorte que toutes ces circonstances, et surtout l’œil fixe et les joues décolorées de l’être qui se présentait aux yeux de la reine, justifiaient assez le doute qu’elle avait conçu.
Élisabeth s’était arrêtée à quelques pas, et fixait ses regards pénétrans sur la naïade prétendue. L’étonnement qui avait causé l’immobilité d’Amy fit place au respect. Elle baissa les yeux en silence, ne pouvant soutenir le regard imposant de sa souveraine.
Le costume dont elle était revêtue et la cassette qu’elle tenait à la main firent croire à Élisabeth que cette beauté silencieuse était chargée de jouer un rôle dans une des allégories qu’on représentait dans les différentes parties du parc ; et qu’au lieu de lui offrir son hommage, la pauvre enfant, saisie d’une crainte respectueuse, oubliait son rôle, ou n’avait pas le courage de le réciter. La reine voulut l’encourager, et lui dit d’un ton affectueux :
– Pourquoi donc, belle nymphe de cette grotte, vous laissez-vous subjuguer par la puissance de cette enchanteresse que les hommes appellent la crainte ?… Nous en sommes l’ennemie jurée, et nous voulons détruire ce charme : parlez, nous vous l’ordonnons.
Au lieu de répondre, la comtesse se jeta aux genoux de la reine, laissa tomber sa cassette en joignant les mains, et leva vers Élisabeth des yeux où se peignaient d’une manière si touchante la crainte et la prière que la reine en fut vivement émue.
– Que signifie cela ? dit-elle. Vous paraissez plus troublée que ne l’exige un manque de mémoire : levez-vous, demoiselle ; que désirez-vous de nous ?
– Votre protection, madame, répondit la suppliante en hésitant.
– Il n’est point de fille en Angleterre qui n’y ait droit quand elle la mérite, répondit la reine ; mais votre malheur semble avoir une cause plus sérieuse que l’oubli d’un rôle à débiter. Pourquoi me demandez-vous ma protection ? qu’avez-vous à craindre ?
Amy chercha ce qu’il fallait répondre pour échapper aux dangers qui l’environnaient sans compromettre son époux ; et, passant d’une idée à l’autre au milieu de la confusion qui troublait son esprit, elle ne répondit aux demandes réitérées de la reine qu’en laissant échapper ces mots : – Hélas ! je n’en sais rien.
– Cette jeune fille est folle, dit la reine impatientée ; car le trouble évident de la jeune comtesse irritait sa curiosité, et excitait son intérêt. Avouez-moi vos peines, je puis les guérir. Répondez, et sachez que je ne suis point accoutumée à répéter une question.
– Je demande,… j’implore,… dit la malheureuse Amy en bégayant, j’implore votre protection contre… contre Varney. Puis elle se tut, comme si elle avait prononcé le mot fatal. La reine reprit aussitôt :
– Quoi ! Varney ! sir Richard Varney ! le serviteur de lord Leicester ! qu’y a-t-il de commun entre vous et lui ?
– J’étais… j’étais sa prisonnière ; il a attenté à ma vie. J’ai pris la fuite pour… pour…
– Pour venir sans doute vous mettre sous ma protection ? dit Élisabeth : vous l’obtiendrez, du moins si vous en êtes digne. Je veux connaître cette affaire à fond. Je le devine, ajouta-t-elle en jetant sur la comtesse un regard qui semblait devoir percer jusque dans les plus secrets replis de son âme, vous êtes Amy, fille de sir Hugh Robsart, de Lidcote-Hall.
– Pardon ; ah ! pardon, généreuse princesse, s’écria Amy en se jetant de nouveau aux genoux de la reine.
– Et que dois-je te pardonner, fille insensée ? dit Élisabeth ; est-ce d’être la fille de ton père ? Ta raison est égarée, rien n’est plus certain. Apprends-moi tout ce qui s’est passé. Tu as trompé ton vieux et respectable père ; ta confusion en fait foi. Tu t’es jouée de Tressilian, ta rougeur le prouve ; et tu as épousé ce Varney.
Amy se releva à ces mots, et interrompant la reine : – Non, madame, non. J’en atteste le Dieu qui m’entend. Je ne suis point cette fille déshonorée dont vous parlez ; je ne suis pas la femme d’un vil esclave, du plus abominable des hommes ; je ne suis pas la femme de Varney. J’aimerais mieux être la fiancée de la mort.
La reine, confondue par cette véhémence, resta muette un instant. – Que Dieu m’accorde la patience, jeune fille ! dit-elle ensuite : je vois que vous pouvez parler avec assez de vivacité sur un sujet qui vous touche. Mais, dites-moi, ajouta-t-elle avec un ton d’autorité, car un sentiment vague de jalousie, que ces paroles avaient fait naître, excitait plus fortement sa curiosité ; dites-moi donc quel est votre époux,… votre amant. Il faut que je le sache, et n’oubliez point qu’il vaudrait mieux vous jouer d’une lionne que d’Élisabeth.
Entraînée comme par une fatalité irrésistible qui la poussait vers un précipice inévitable, et le ton impérieux, et le geste menaçant de la reine offensée ne lui accordant aucun répit, Amy dit enfin avec l’accent du désespoir : – Le comte de Leicester sait tout. – Le comte de Leicester !… s’écria Élisabeth ; le comte de Leicester ! répéta-t-elle avec une indignation fortement prononcée. Femme, tu as été payée pour jouer ce rôle ; tu calomnies Leicester : il ne s’abaisse point à de pareilles créatures. Oui, l’on t’a payée pour diffamer ce noble seigneur, le plus franc gentilhomme de toute l’Angleterre. Mais, fût-il notre main droite, fût-il quelque chose de plus encore, tu seras entendue librement et en sa présence. Suis-moi, suis-moi à l’instant même.
Amy recula, saisie d’effroi ; la reine, furieuse, qui prit ce mouvement pour un aveu de son crime, s’avança vers elle, la saisit par le bras, et, sortant de la grotte à pas précipités, elle traversa rapidement la grande allée de la Plaisance, traînant avec elle la comtesse épouvantée, qu’elle tenait encore par le bras, et qui pouvait à peine suivre la reine indignée.
Leicester était en ce moment au milieu d’un groupe brillant de seigneurs et de dames réunis sous un élégant portique situé au bout de l’allée. La compagnie rassemblée en ce lieu y attendait les ordres de Sa Majesté pour la chasse, et l’on peut se figurer leur étonnement quand, au lieu de voir Élisabeth venir à eux avec sa dignité accoutumée, ils la virent s’avancer si rapidement, qu’à peine aperçue elle était déjà au milieu d’eux. Ils observèrent alors avec effroi que tous ses traits exprimaient la colère et l’agitation, que sa chevelure tombait en désordre, et que ses yeux étincelaient comme dans ces momens où l’âme de Henry VIII inspirait sa fille. Ils ne furent pas moins étonnés de voir une femme pâle, exténuée, belle encore, quoique mourante, que la reine traînait avec force d’une main, tandis qu’elle écartait de l’autre les dames et les seigneurs qui se pressaient autour d’elle. – Où est le lord Leicester ? demanda-t-elle d’un ton qui glaça d’effroi tous les courtisans qui l’environnaient. Avancez, milord.
Si, dans un beau jour d’été, lorsque tout est calme et serein dans la campagne, la foudre, échappée d’un ciel sans nuages, venait tomber aux pieds du voyageur et ouvrir la terre sous ses pieds, son œil ne regarderait pas ce phénomène avec un étonnement plus grand que celui qu’éprouva Leicester à ce spectacle inattendu. Il était alors à recevoir et à désavouer, avec une modestie affectée, les félicitations indirectes des courtisans sur la faveur de la reine, qu’ils supposaient avoir été portée à son plus haut degré pendant l’entretien de ce matin. Aussi la plupart le regardaient-ils déjà comme s’il devait cesser d’être leur égal pour devenir leur maître. Ce fut au moment où le sourire orgueilleux et mal déguisé avec lequel il repoussait ces félicitations brillait encore sur ses lèvres, que la reine, enflammée de colère, s’avança au milieu du cercle, soutenant d’une main la comtesse à demi morte ; de l’autre elle la montrait à son époux interdit, et, d’une voix qui retentit encore à son oreille comme la trompette fatale qui doit appeler les vivans et les morts au dernier jugement, elle lui demanda : – Connaissez-vous cette femme ? De même qu’à ce signal terrible le coupable suppliera les montagnes de se renverser sur sa tête, les pensées secrètes de Leicester conjuraient le superbe portique qu’il avait bâti dans son orgueil de s’écrouler et de l’ensevelir sous ses ruines. Mais la pierre fut sourde à ses vœux, et ce fut le fondateur lui-même qui, comme frappé par une puissance secrète, se précipita aux genoux d’Élisabeth, et prosterna son front sur le pavé de marbre que la reine foulait aux pieds.
– Leicester, dit Élisabeth d’une voix tremblante de colère, aurais-je pu penser que tu me trompais… moi, ta souveraine,… moi ton amie,… trop confiante en tes paroles ? Ta confusion me dévoile ta bassesse et ton ingratitude. Tremble, homme faux et perfide ; je te déclare, par tout ce qu’il y a de plus saint, que ta tête est plus en péril que ne le fut jamais celle de ton père.
Leicester manquait de cette force que donne l’innocence ; mais sa fierté soutint son courage. Il releva son front, où se peignaient mille émotions contraires, et répondit à la reine :
– Ma tête ne peut tomber que par le jugement de mes pairs… C’est devant eux que je me défendrai, et non devant une princesse qui récompense ainsi mes fidèles services.
– Quoi ! milords ! s’écria Élisabeth en jetant un regard autour d’elle, on ose braver ma puissance !… On m’outrage dans ce même château que j’ai donné à cet orgueilleux !… Lord Shrewsbury, vous êtes maréchal d’Angleterre, arrêtez-le comme coupable de haute trahison.
– De qui parle Votre Majesté ? demanda avec surprise Shrewsbury, qui ne faisait que d’arriver.
– De qui je parle ! et de qui parlerais-je, si ce n’est de ce traître de Dudley, comte de Leicester ? Cousin Hunsdon, allez rassembler nos gentilshommes pensionnaires, et qu’on le saisisse sans délai !… Allez, je veux être obéie.
Hunsdon, vieillard brusque, et qui devait à son alliance avec la maison de Boleyn le privilège de parler librement à la reine, répondit avec une franchise hardie : – Oui, madame, et demain Votre Majesté m’enverra à la Tour de Londres pour m’être trop pressé ! Je vous conjure d’avoir un peu de patience.
– De la patience ! De par la vie de Dieu ! s’écria la reine, qu’on ne répète pas ce mot devant moi !… Vous ignorer le crime dont il est coupable !
Amy, qui pendant ce temps avait un peu repris ses sens, et qui vit son époux exposé à la fureur d’une reine offensée, oubliant aussitôt (combien de femmes en ont fait autant !) et ses injures et ses propres périls, se jeta, saisie de terreur, aux pieds de la reine, et embrassa ses genoux en s’écriant : Il est innocent… Madame, il est innocent ! Personne ne peut rien imputer au noble Leicester.
– Eh quoi ! répondit la reine, ne m’avez-vous pas dit que le comte de Leicester connaissait toute votre histoire ?
– Moi, madame, l’ai-je dit ? répondit la malheureuse Amy, oubliant toute considération de convenance ou d’intérêt : oh ! si je l’ai dit, j’ai calomnié ce noble seigneur. Grand Dieu ! soyez mon juge, et voyez si j’ai jamais cru que Leicester ait eu part, même de pensée, à rien de ce qui pourrait me nuire.
– Femme, dit Élisabeth, je saurai les motifs qui t’ont fait agir, ou ma colère… La colère des rois est un feu dévorant… Elle te desséchera, et te consumera comme la ronce dans une fournaise.
Au moment où la reine proféra cette menace, le cœur généreux de Leicester s’indigna ; il vit à quel degré d’avilissement il se condamnait pour jamais, si, défendu par le dévouement héroïque de la comtesse, il l’abandonnait au ressentiment de la reine. Déjà il relevait la tête avec toute la dignité d’un homme d’honneur ; il allait avouer son mariage, et se proclamer hautement le protecteur d’Amy, lorsque Varney, qui était comme destiné à être le mauvais génie de son maître, se précipita vers la reine avec l’air hagard et ses habits en désordre.
– Que veut cet homme ? demanda Élisabeth.
Varney, comme accablé de honte et de douleur, tomba à ses pieds en s’écriant : – Pardon, ma souveraine, pardon !… Ou du moins que le bras de votre justice s’appesantisse sur moi, c’est moi qui suis coupable ; mais épargnez mon noble, mon généreux maître ; il est innocent !
Amy, encore à genoux, se releva aussitôt en voyant à son côté l’homme qui lui était si odieux. Elle allait se réfugier auprès de Leicester, mais elle fut encore arrêtée par l’embarras et la timidité qu’avait fait renaître dans ses regards l’apparition soudaine de son confident, qui semblait devoir ouvrir une nouvelle scène. Elle recula, et, poussant un faible cri, elle supplia Sa Majesté de l’enfermer dans la plus étroite prison du château… – Traitez-moi comme la dernière des criminelles, mais éloignez-moi de celui qui est capable d’anéantir le peu de raison qui me reste. Éloignez-moi du plus abominable des hommes !
– Comment, ma fille ! dit la reine, passant à une nouvelle idée ; que vous a donc fait ce chevalier pour le traiter ainsi ? que lui reprochez-vous ?
– Tous mes chagrins, madame, toutes mes injures, et plus encore… Il a semé la dissension où devait régner la paix. Je deviendrais folle si j’étais forcée de le regarder plus long-temps.
– Je crois que vous avez déjà la raison égarée, répondit la reine. Lord Hunsdon, veillez sur cette jeune infortunée ; qu’on la mette ensuite dans un asile honnête et sûr, jusqu’à ce que nous ordonnions de la faire paraître devant nous.
Deux ou trois dames de la suite d’Élisabeth, soit qu’elles fussent émues de compassion pour une créature si intéressante, soit par tout autre motif, s’offrirent de veiller sur elle ; mais la reine leur répondit en peu de mots : – Non, mesdames, je vous remercie. Vous avez toutes, Dieu merci, l’oreille fine et la langue déliée… Notre cousin Hunsdon a l’oreille des plus dures, et la langue quelquefois un peu libre, mais du moins il est discret. Hunsdon, veillez à ce que personne ne lui parle.
– Par notre Dame, dit Hunsdon en prenant dans ses bras vigoureux Amy défaillante, c’est une aimable enfant ; et, quoique la nourrice que lui donne Votre Majesté soit un peu rude, cependant elle n’aura pas à s’en plaindre, et elle est en sûreté avec moi comme si elle était une de mes filles.
En disant ces mots, il emmena la comtesse sans qu’elle fît aucune résistance, sans qu’elle parût avoir même le sentiment de ce qui se passait. La longue barbe blanche du guerrier se mêlait aux tresses noires d’Amy, qui penchait sa tête sur ses larges épaules. La reine les suivit quelque temps des yeux. Déjà, grâce à cet empire sur soi-même, qualité si nécessaire à un souverain, elle avait banni de ses traits toute apparence d’agitation, et semblait vouloir faire perdre le souvenir de son emportement à ceux qui en avaient été les témoins. – Lord Hunsdon a raison, dit-elle, c’est une nourrice bien rude pour une si tendre enfant.
– Lord Hunsdon, dit le doyen de Saint-Asaph, – et je ne veux pas pour cela rabaisser ses nobles qualités, – a le verbe très libre ; il entremêle trop souvent ses paroles de ces juremens superstitieux qui sentent à la fois le païen et le papiste.
– C’est la faute de son sang, monsieur le doyen, dit la reine en se tournant brusquement vers le révérend dignitaire ; il faudrait aussi me faire les mêmes reproches ; les Boleyn furent toujours vifs et francs, plus jaloux de dire leur pensée que soigneux de choisir leurs expressions ; et sur ma parole, – j’espère que cette affirmation n’est pas un péché, – je doute que leur sang se soit refroidi beaucoup en se mêlant à celui des Tudors.
Un sourire gracieux accompagna ces derniers mots de la reine ; ses yeux se promenèrent presque insensiblement autour d’elle pour chercher ceux du comte de Leicester, qu’elle craignait d’avoir traité trop sévèrement sur un injuste soupçon.
Le regard de la reine ne trouva pas le comte très disposé à accepter ces offres muettes de réconciliation. Ses yeux avaient suivi, avec l’expression du repentir, cette infortunée, que Hunsdon venait d’emmener ; et maintenant il tenait son front tristement baissé vers la terre. Élisabeth crut voir dans la figure du comte la fierté d’un homme injustement accusé bien plus que la honte d’un coupable. Elle détourna ses yeux avec dépit, et, s’adressant à Varney : – Parlez, sir Richard ; expliquez-nous ces énigmes ; vous avez votre bon sens et l’usage de la parole, que nous cherchons vainement ailleurs.
Ces mots furent suivis d’un nouveau regard jeté sur Leicester ; et l’astucieux Varney se hâta de raconter son histoire.
– L’œil perçant de Votre Majesté, dit-il, a déjà découvert la cruelle maladie de ma pauvre femme, maladie que, dans ma douleur, je n’avais pas voulu qu’on spécifiât dans le certificat du médecin, m’efforçant ainsi de cacher, le plus qu’il m’était possible, le malheur qui vient d’éclater avec tant de scandale.
– Elle a donc perdu la raison ? dit la reine ; nous n’en doutions pas : à la vérité,… tout en elle l’indique assez… Je l’ai trouvée rêvant dans cette grotte… À chaque mot qu’elle prononçait, et que je lui arrachais comme par la torture, elle se contredisait… Mais comment s’est-elle trouvée ici ? Pourquoi ne l’avez-vous pas renfermée dans un lieu sûr ?
– Madame, dit Varney, la digne personne à qui je l’avais confiée, M. Anthony Foster, vient d’arriver ici pour m’annoncer son évasion, qu’elle avait ménagée avec l’adresse particulière aux gens affligés de cette maladie : nous pouvons le consulter lui-même.
– Ce sera pour un autre moment, dit la reine ; mais, sir Richard, il me semble que votre bonheur domestique n’excitera l’envie de personne : votre dame profère contre vous les accusations les plus amères, et j’ai cru qu’elle allait s’évanouir lorsqu’elle vous a vu.
– C’est un des caractères de la cruelle maladie qui l’afflige, répondit Varney, d’inspirer l’horreur pour ceux qu’on chérit le plus dans les momens lucides.
– C’est ce que nous avons entendu dire, répondit Élisabeth ; et nous sommes assez portée à le croire.
– Je supplierai Votre Majesté, dit Varney, de vouloir bien ordonner que ma malheureuse épouse soit mise sous la protection de ses amis !
Leicester tressaillit, mais, faisant un effort sur lui-même, il dompta son émotion tandis qu’Élisabeth répondit sèchement : – C’est se presser un peu trop, M. Varney ; nous voulons que Masters, notre médecin, nous fasse d’abord un rapport sur la santé et l’état moral de cette dame, pour ordonner ensuite ce que nous croirons convenable. Vous pouvez la voir cependant, s’il y a quelque contestation entre elle et vous, ce qui peut arriver, dit-on, aux époux les plus tendres ; mais rétablissez la concorde conjugale sans donner de scandale à notre cour, et sans nous importuner nous-même.
Varney s’inclina profondément sans lui répondre.
Élisabeth regarda de nouveau Leicester, et ajouta avec une complaisance qui semblait naître du plus vif intérêt : – La discorde, comme le dit le poète italien, sait pénétrer dans les paisibles couvens aussi bien que dans l’intérieur d’une famille, et nous craignons que nos gardes et nos serviteurs ne puissent pas l’empêcher de s’insinuer dans notre cour. Vous paraissez offensé, lord Leicester, nous le sommes aussi ; mais nous voulons prendre le rôle du lion, et donner l’exemple du pardon.
Leicester s’efforça de rendre son front serein, mais la douleur y était trop profondément gravée pour que le calme y reparût si promptement ; il répondit cependant qu’il serait privé du plaisir de pardonner, car celle à qui ce pardon s’adresserait ne pouvait jamais avoir de torts envers lui.
Élisabeth parut satisfaite de cette réponse, et témoigna le désir de voir commencer les fêtes de la matinée : aussitôt les cors retentirent, les meutes firent entendre leurs aboiemens, les chevaux piaffèrent ; mais les gentilshommes et les dames de la cour apportaient aux fêtes et aux amusemens des dispositions bien différentes de celles que leur avait inspirées le son de la réveillée. On lisait la crainte, le doute, l’attente, sur tous les fronts, et l’on chuchotait avec un air de mystère.
Blount saisit l’occasion de dire à l’oreille de Raleigh : – Cette tempête est venue comme un coup de vent dans la Méditerranée…
– Varium et mutabile , répondit Raleigh du même ton.
– Oh ! je n’entends pas votre latin, dit Blount ; mais je remercie le ciel de n’avoir pas permis que Tressilian se mît en mer par un tel ouragan ; il aurait infailliblement fait naufrage, car il ne sait guère prêter sa voile à un vent de cour.
– Tu le lui aurais appris, reprit Raleigh.
– Pourquoi pas ? répondit l’honnête Blount ; j’ai mis le temps à profit tout aussi bien que toi-même ; je suis chevalier comme toi, et même de date antérieure.
– Maintenant, que le ciel te donne un peu d’esprit ! dit Raleigh ; mais pour Tressilian, Dieu sait si je comprends rien à ce qu’il fait. Il m’a dit ce matin qu’il ne voulait pas quitter sa chambre d’ici à douze heures ou environ, et qu’il s’y était engagé par une promesse. Je crains bien que lorsqu’il apprendra la folie de cette dame, cette nouvelle ne contribue pas à accélérer sa guérison. La lune est aujourd’hui dans son plein, et le cerveau des hommes est soumis à son influence comme le levain. Mais, chut ! le cor sonne le boute-selle ; vite, montons à cheval : nouveaux chevaliers, nous devons aujourd’hui gagner nos éperons.