« Que se passe-t-il donc dans mon cœur agité ?
« Pourquoi du moindre bruit est-il épouvanté ? »
SHAKSPEARE, Macbeth.
– Je désire un entretien avec vous. – Ces mots étaient simples en eux-mêmes, mais lord Leicester était dans cet état d’agitation où l’esprit troublé voit dans les circonstances les plus ordinaires un côté mystérieux et alarmant ; il se retourna avec vivacité pour examiner la personne qui les avait prononcés.
L’extérieur de cet individu n’avait rien de remarquable ; il était vêtu d’un pourpoint et d’un manteau court de soie noire, et sa figure était couverte d’un masque noir de même étoffe. Il paraissait avoir fait partie de la foule de masques qui étaient entrés dans la salle à la suite de Merlin, quoique son déguisement n’eût rien de l’extravagance qui distinguait tous les autres.
– Qui êtes-vous ? et que me voulez-vous ? dit Leicester, non sans trahir par l’accent de sa voix l’agitation de son âme.
– Je ne vous veux aucun mal, milord ; au contraire, vous verrez que mes intentions ne peuvent que vous être avantageuses et honorables, si vous savez les apprécier : Mais il faut que je vous parle en particulier.
– Je ne puis parler avec un inconnu qui ne se nomme point, répondit Leicester, commençant à concevoir des craintes vagues sur la demande de cet étranger ; et ceux qui sont connus de moi doivent prendre un moment plus opportun pour me demander une entrevue.
Il voulut s’éloigner ; mais le masque l’arrêta.
– Ceux qui parlent à Votre Seigneurie de ce qui intéresse son honneur ont des droits sur vos momens, quelques occupations que vous soyez forcé de quitter pour les écouter.
– Comment, mon honneur ? Qui ose le mettre en doute ? dit Leicester.
– Votre conduite, milord, pourrait seule donner des motifs de l’accuser, et c’est à ce sujet que je désirais vous parler.
– Vous êtes un insolent, dit Leicester ; vous abusez de la licence de ce temps d’hospitalité qui m’empêche de vous punir. Quel est votre nom ?
– Edmond Tressilian de Cornouailles, répondit le masque ; ma langue a été liée par une promesse pendant vingt-quatre heures. Ce délai est écoulé… Je puis parler maintenant, et c’est par égard pour Votre Seigneurie que je m’adresse d’abord à elle.
L’étonnement qui pénétra Leicester jusqu’au fond du cœur lorsqu’il entendit prononcer ce nom par l’homme qu’il détestait le plus, et par lequel il se croyait si cruellement outragé, le rendit un instant immobile ; mais sa stupeur fit place sur-le-champ à un besoin de vengeance aussi impérieux que la soif du voyageur dans le désert. Cependant il lui resta assez d’empire sur lui-même pour ne pas percer le cœur du scélérat audacieux qui, après l’avoir réduit au désespoir, osait, avec tant d’effronterie, venir essayer jusqu’où pouvait aller sa patience. Déterminé à cacher pour le moment toute apparence d’agitation, afin de saisir les desseins de Tressilian dans toute leur étendue et d’assurer sa vengeance, il répondit d’une voix que la colère concentrée rendait presque inintelligible :
– Que demande de moi M. Tressilian ?
– Justice, répondit Tressilian d’un ton calme, mais avec fermeté.
– Justice ! dit Leicester ; tous les hommes y ont droit. Vous surtout, M. Tressilian, plus que tout autre ; soyez sûr que justice vous sera faite.
– Je n’attendais pas moins de la noblesse de votre caractère, dit Tressilian, mais le temps presse ; il faut que je vous parle cette nuit même. Puis-je aller vous trouver dans votre appartement ?
– Non, dit Leicester d’un air farouche, ce n’est ni dans une maison, ni surtout dans la mienne, que nous devons nous voir ; c’est sous la voûte des cieux.
– Vous êtes troublé ou irrité, milord, reprit Tressilian ; je ne vois rien cependant qui puisse exciter votre colère ; le lieu de notre rendez-vous m’est indifférent, pourvu que vous m’accordiez une demi-heure sans interruption.
– Un temps plus court suffira, je l’espère, répondit Leicester ; trouvez-vous dans la Plaisance dès que la reine se sera retirée dans ses appartemens.
– Il suffit, dit Tressilian ; et il s’éloigna, laissant Leicester dans une sorte de transport qui semblait remplir son âme entière pour le moment.
– Le ciel, disait-il, se montre enfin propice à mes vœux ; il livre à ma vengeance le misérable qui a imprimé sur mon nom un affront ineffaçable, qui m’a fait éprouver des transes si cruelles. Je ne dois plus me plaindre de mes destinées, qui me donnent le moyen de découvrir les ruses par lesquelles il croit encore m’en imposer ; je saurai dévoiler et châtier à la fois sa scélératesse. Il faut que je retourne reprendre mon joug ; il sera léger pour moi maintenant, car à minuit au plus tard sonnera l’heure de ma vengeance.
Au milieu de ces réflexions qui assiégeaient l’esprit de Leicester, il traversa de nouveau la foule, qui s’entr’ouvrit devant lui, et reprit sa place à côté de la reine, envié et admiré de tout le monde. Mais si le cœur de celui que tous enviaient eût pu être dévoilé à cette nombreuse assemblée, si l’on eût pu découvrir les sombres pensées de sa coupable ambition, de son amour trahi, de sa vengeance terrible, et le projet d’un cruel attentat, se succédant alternativement comme les spectres dans le cercle d’une infernale magicienne, quel eût été, depuis le plus ambitieux courtisan jusqu’au serviteur le plus obscur, quel eût été celui qui aurait désiré changer de place avec le favori d’Élisabeth, le seigneur de Kenilworth ?
De nouveaux tourmens l’attendaient près de la reine.
– Vous arrivez à temps, milord, dit-elle, pour prononcer sur une dispute qui s’est élevée entre nos dames. Sir Richard Varney vient de nous demander la permission de quitter le château, avec son épouse malade, se disant assuré de l’agrément de Votre Seigneurie, pourvu qu’il puisse obtenir le nôtre. Certes, notre intention n’est pas de l’empêcher de donner ses soins affectueux à cette pauvre jeune femme ; mais il faut que vous sachiez que sir Richard s’est montré aujourd’hui tellement épris des charmes de nos dames, que voici notre duchesse de Rutland qui prétend qu’il ne conduira sa femme que jusqu’au lac, où il la jettera pour qu’elle aille habiter les palais de cristal dont nous a parlé la nymphe enchantée, et qu’il viendra ensuite, veuf et content, sécher ses larmes et réparer sa perte avec les dames de notre suite. Qu’en dites-vous, milord ? Nous avons vu Varney sous trois ou quatre déguisemens différens. Mais vous qui le connaissez tel qu’il est en effet, pensez-vous qu’il soit assez méchant pour traiter sa femme d’une manière aussi cruelle ?
Leicester était confondu, mais le danger était urgent, et une réponse absolument nécessaire. – Ces dames, dit-il, pensent trop légèrement de leur sexe si elles supposent qu’une femme puisse mériter un pareil sort, ou trop sévèrement du nôtre si elles pensent qu’un homme puisse infliger à une femme innocente un pareil châtiment.
– Entendez-le, mesdames, reprit Élisabeth ; comme le reste des hommes, il cherche à justifier leur cruauté à notre égard en nous accusant d’inconstance.
– Ne dites pas nous, madame, répliqua le comte ; je dis que les femmes ordinaires, comme les planètes d’un ordre inférieur, ont leurs révolutions et leurs phases ; mais qui osera accuser le soleil de mutabilité, ou Élisabeth d’inconstance ?
La conversation prit peu de temps après une direction moins dangereuse, et Leicester continua à y prendre une part active, malgré les angoisses de son âme. Élisabeth trouva cet entretien si agréable que la cloche du château avait sonné minuit avant qu’elle se fût retirée, circonstance rare dans ses habitudes régulières. Son départ fut le signal de la séparation générale. Chacun se rendit à son appartement pour songer aux réjouissances du jour, ou pour jouir par anticipation de celles du lendemain.
L’infortuné seigneur de Kenilworth, l’hôte magnifique qui donnait ces superbes fêtes, se retira pour s’occuper de soins bien différens. Il ordonna au valet qui le suivait de faire venir Varney sur-le-champ. Le messager revint quelque temps après ; il lui apprit que Varney avait quitté le château depuis une heure, et qu’il était sorti par la poterne avec trois autres personnes, dont l’une était enfermée dans une litière.
– Comment a-t-il pu sortir du château après que la garde a été placée ? Je croyais qu’il ne partirait qu’à la pointe du jour.
– Il a donné à la garde des raisons satisfaisantes, répondit le domestique, et, à ce que j’ai entendu dire, il a montré l’anneau de Votre Seigneurie.
– C’est la vérité, dit le comte, mais il s’est trop pressé. Est-il resté ici quelqu’un de sa suite ?
– On n’a pu trouver Michel Lambourne, milord, répondit le valet, lorsque sir Richard Varney allait partir ; et son maître était fort irrité de son absence. Je viens de le voir à l’instant occupé à seller son cheval pour courir après son maître à toute bride.
– Dites-lui de venir ici sur-le-champ, dit Leicester ; j’ai un message pour son maître.
Le domestique sortit ; Leicester se promena pendant quelque temps dans l’appartement, livré à une rêverie profonde.
– Varney est trop zélé, dit-il ; il m’est attaché, je pense ; mais il a aussi ses propres desseins, et il est inexorable lorsqu’il s’agit de les faire réussir. Si je m’élève, il s’élève ; il ne s’est déjà montré que trop empressé à m’affranchir de l’obstacle qui me ferme le chemin de la royauté ! Cependant je ne veux pas m’abaisser jusqu’à supporter cet affront. Elle sera punie, mais après y avoir réfléchi plus mûrement. Je sens déjà même par anticipation que des mesures trop précipitées allumeraient dans mon cœur les feux de l’enfer. Non, pour le moment, une première victime suffit, et cette victime m’attend.
Il prit une plume, de l’encre et du papier, et traça ces mots en toute hâte :
« Sir Richard Varney,
» Nous avons résolu de différer l’affaire confiée à vos soins, et nous vous enjoignons expressément de ne pas aller plus loin pour ce qui regarde notre comtesse, sans nos ordres ultérieurs. Nous vous commandons aussi de revenir à Kenilworth aussitôt que vous aurez placé en lieu de sûreté le dépôt qui vous a été remis ; mais, dans le cas où ces soins vous retiendraient plus long-temps que nous l’imaginons, nous vous ordonnons de nous renvoyer, par un prompt et fidèle messager, notre anneau, dont nous avons besoin sur-le-champ. Nous attendons de vous l’obéissance la plus exacte, et, vous recommandant à la garde de Dieu, nous restons votre ami et bon maître.
» R. Leicester. »
Donné en notre château de Kenilworth, le dixième jour de juillet, l’an de grâce 1575.
Comme Leicester finissait et fermait cette lettre, Michel Lambourne, botté jusqu’aux hanches, portant son manteau de cavalier attaché autour de lui par une large ceinture, et sur la tête un chapeau de feutre semblable à celui d’un courrier, entra dans son appartement, sous la conduite du valet.
– En quelle qualité sers-tu ? dit le comte.
– En qualité d’écuyer du grand-écuyer de Votre Seigneurie, répondit Lambourne avec son assurance ordinaire.
– Trêve à ton impertinence, dit Leicester ; les plaisanteries que tu peux te permettre devant sir Richard Varney ne sauraient me convenir : dans combien de temps pourras-tu atteindre ton maître ?
– Dans une heure, milord, si le cavalier et le cheval tiennent bon, dit Lambourne, passant subitement d’un maintien presque familier à celui du plus profond respect.
Le comte le mesurait des yeux attentivement : – J’ai entendu parler de toi, ajouta-t-il ; on dit que tu es actif dans ton service, mais trop adonné au vin et trop querelleur pour qu’on puisse te confier rien d’important.
– Milord, dit Lambourne, j’ai été soldat, marin, voyageur et aventurier. Ce sont des métiers dans lesquels on jouit du temps présent, parce qu’on n’est jamais sûr du lendemain. Mais, quoique j’aie pu mal employer mes propres loisirs, je n’ai jamais oublié ce que je dois à mon maître.
– Fais que je m’en aperçoive en cette occasion, et tu t’en trouveras bien. Remets cette lettre promptement et soigneusement dans les mains de sir Richard Varney.
– Ma commission ne s’étend pas au-delà ? dit Lambourne.
– Non, répondit le comte ; mais je mets la plus grande importance à ce qu’elle soit exécutée avec zèle et promptitude.
– Je n’épargnerai ni mes soins ni mon cheval, répondit Lambourne ; et il se retira immédiatement. – Ainsi voilà à quoi aboutit cette audience secrète qui m’avait fait concevoir tant d’espérance ! murmura-t-il en traversant la longue galerie et en descendant par l’escalier dérobé. Mort de ma vie ! je pensais que le comte avait besoin de mon assistance pour quelque intrigue secrète, et voilà qu’il me donne une lettre à porter ! Cependant, qu’il en soit suivant son plaisir ; et, comme Sa Seigneurie le dit fort bien, ceci pourra m’être utile pour une autre fois. L’enfant rampe avant de marcher, et c’est ainsi que doit faire un apprenti courtisan ; mais donnons un coup d’œil à cette lettre, qu’il a fermée si négligemment. Ayant accompli son dessein, il frappa des mains dans son ravissement, en s’écriant : – Notre comtesse ! notre comtesse ! j’ai découvert un secret qui va faire ma fortune ou me perdre. Mais avance, Bayard, ajouta-t-il en conduisant son cheval dans la cour ; avance, car mes éperons et tes flancs vont renouveler connaissance dans l’instant.
Lambourne monta donc à cheval, et quitta le château par la poterne, où on le laissa passer en conséquence des ordres que sir Richard Varney avait laissés à cet effet.
Aussitôt que Lambourne et le domestique eurent quitté l’appartement, Leicester changea ses vêtemens magnifiques contre d’autres plus simples, s’enveloppa de son manteau, et, prenant à la main une lampe, descendit par le passage secret à une petite porte qui donnait sur la cour, près de l’entrée de la Plaisance. Ses réflexions avaient un caractère plus calme et plus décidé qu’elles ne l’avaient eu depuis long-temps, et il chercha à prendre, même à ses propres yeux, le rôle d’un homme plus offensé que coupable.
– J’ai souffert le plus grand des outrages ! – tel était le sens de ses méditations ; – et cependant j’ai refusé d’en tirer la vengeance immédiate qui était en mon pouvoir, pour me restreindre à celle de l’honneur. Mais faudra-t-il que l’union profanée en un jour par cette femme perfide m’enchaîne pour jamais, et m’arrête dans la noble carrière à laquelle mes destinées m’appellent ? Non, il y a d’autres manières de briser de pareils liens sans attenter aux jours de celle qui m’a trahi. Devant Dieu je suis affranchi de l’union qu’elle-même a détruite. Nous serons séparés par des royaumes ; les mers rouleront entre nous, et les vagues, qui ont englouti dans leurs abîmes des flottes entières, seront seules les dépositaires de ce funeste secret.
C’était par des raisonnemens de cette nature que Leicester cherchait à concilier sa conscience avec un plan de vengeance adopté si précipitamment, et avec ses desseins ambitieux, devenus tellement inséparables de tous ses desseins et de toutes ses actions qu’il n’était plus en son pouvoir de se résoudre à les abandonner. Sa vengeance prit à ses yeux une couleur de justice et même de générosité et de modération.
Dans cette disposition d’esprit, l’ambitieux et vindicatif Leicester entra dans la magnifique enceinte de la Plaisance, éclairée par la lune dans tout son éclat. Ses rayons brillans étaient réfléchis de toutes parts sur la pierre de taille blanchâtre dont les balustrades et les autres ornemens d’architecture étaient construits. On ne pouvait apercevoir dans le ciel d’azur le plus léger nuage ; de sorte que le tableau qu’il avait sous les yeux était presque aussi visible que si le soleil n’eût fait que de quitter l’horizon ; les nombreuses statues de marbre blanc paraissaient, au milieu de cette lumière pâle, comme autant de spectres sortant du tombeau avec leurs linceuls. Les fontaines lançaient dans les airs leurs brillans jets d’eau, qui retombaient dans leurs bassins en une pluie argentée par les rayons de la lune. La chaleur du jour avait été brûlante, la douce brise de la nuit soupirait le long de la terrasse avec un souffle aussi léger que celui de l’éventail qu’agite une jeune beauté. Les rossignols avaient construit de nombreuses demeures dans le jardin adjacent, et tous ces chanteurs des nuits d’été se consolaient du silence qu’ils avaient observé pendant le jour par d’inimitables concerts, dont les accords, tantôt vifs et joyeux, tantôt pathétiques, semblaient exprimer le ravissement que leur faisait éprouver le spectacle paisible et délicieux auquel ils ajoutaient le charme de leur voix mélodieuse.
Rêvant à toute autre chose qu’au bruit des eaux, à la clarté de la lune et aux chants du rossignol, Leicester se promenait à pas lents d’un bout de la terrasse à l’autre, enveloppé de son manteau, et son épée sous le bras, sans rien apercevoir qui ressemblât à une forme humaine.
– J’ai été dupe de ma générosité, dit-il, si j’ai souffert que le scélérat m’échappât, – et peut-être encore pour aller délivrer son amante adultère, qui est si faiblement escortée.
Tels étaient ses soupçons, qui s’évanouirent bientôt lorsqu’il aperçut un homme qui avançait lentement, après avoir franchi le portique, et dont l’ombre obscurcissait les objets devant lesquels il passait en s’approchant.
– Frapperai-je avant d’entendre encore le son de cette voix odieuse ? pensa Leicester en saisissant la poignée de son épée. – Mais non, je veux savoir où tendent ses vils projets : quelque horreur qu’il me cause, j’observerai d’un œil calme les replis de ce reptile impur avant de me servir de ma force pour l’écraser.
Sa main quitta la garde de son épée, et il s’avança lentement vers Tressilian, rassemblant pour cette entrevue tout le sang-froid dont il était capable : un instant après ils se trouvèrent face à face l’un de l’autre.
Tressilian fit un profond salut, que le comte lui rendit par un signe de tête dédaigneux en lui disant :
– Vous vouliez me parler en secret, monsieur : me voici, j’écoute.
– Milord, dit Tressilian, ce que j’ai à vous communiquer m’intéresse si vivement, et je désire si ardemment trouver en vous une attention patiente et même favorable, que je chercherai d’abord à me justifier de tout ce qui pourrait prévenir Votre Seigneurie contre moi : vous me croyez votre ennemi ?
– N’en ai-je pas quelques motifs apparens ? répliqua le comte, voyant que Tressilian attendait une réponse.
– Vous êtes injuste, milord ; je suis ami du comte de Sussex, que les courtisans nomment votre rival ; mais je ne suis ni sa créature ni son partisan, et je me suis aperçu depuis long-temps que les cours et leurs intrigues ne conviennent ni à mon caractère, ni à mes idées.
– Sans doute, répondit Leicester ; il est d’autres occupations plus dignes d’un savant de la réputation de M. Tressilian ; l’amour a ses intrigues aussi bien que l’ambition.
– Je vois, milord, reprit Tressilian, que vous mettez trop d’importance à mon ancien attachement pour la malheureuse femme dont je dois vous parler, et peut-être pensez-vous que je viens défendre sa cause plutôt dans un esprit de rivalité que par un sentiment de justice.
– Quelles que soient mes idées à cet égard, monsieur, poursuivez. Jusqu’à présent, vous ne m’avez parlé que de vous ; c’est un sujet certainement très grave et très important, mais qui ne m’intéresse pas personnellement d’une manière assez sérieuse pour que j’abandonne mon repos pour m’en entretenir. Épargnez-moi de plus longs détours, monsieur, et dites ce que vous avez à dire, si en effet vous avez à me parler de choses qui me regardent. Quand vous aurez fini, j’ai en retour une communication à vous faire.
– Puisqu’il en est ainsi, je vais parler sans autre préambule, milord ; et comme ce dont j’ai à vous entretenir touche de près votre honneur, je suis assuré que vous ne regarderez point comme perdu le temps que vous passerez à m’entendre. J’ai à demander compte à Votre Seigneurie de l’infortunée Amy Robsart, dont l’histoire ne vous est que trop connue. Je regrette de ne pas avoir pris ce moyen dès le commencement, et de ne pas vous avoir fait juge entre moi et le scélérat par lequel elle est outragée. Milord, elle est parvenue à s’affranchir d’une captivité illégale ; sa vie était en danger, elle a espéré que ses représentations produiraient quelque effet sur son indigne époux ; elle m’avait arraché la promesse de ne point chercher à la défendre jusqu’à ce qu’elle eût employé tous ses efforts pour lui faire reconnaître ses droits !…
– Monsieur, dit Leicester, oubliez-vous à qui vous parlez ?
– Je parle de son indigne époux, milord, et mon respect ne peut trouver un langage moins sévère. Cette malheureuse femme est soustraite à mes regards, et séquestrée dans quelque endroit secret de ce château, si elle n’est pas déjà enfermée dans quelque retraite plus convenable à l’exécution d’un projet criminel. Cela doit cesser, milord ; je parle en vertu de l’autorité que je tiens de son père ; ce fatal mariage doit être publié et prouvé en présence de la reine ; Amy doit être affranchie de toute contrainte, elle doit librement disposer d’elle-même ; permettez-moi d’ajouter que l’honneur de personne n’est aussi intéressé que celui de Votre Seigneurie à ce qu’on fasse droit à de si justes demandes.
Le comte resta pétrifié de l’extrême sang-froid avec lequel l’homme dont il croyait avoir reçu le plus sanglant affront plaidait la cause de sa coupable amante, comme si elle eût été la plus innocente des femmes, défendue par un avocat désintéressé. Son étonnement n’était pas diminué par la chaleur que Tressilian semblait mettre à réclamer pour elle ses honneurs et le rang qu’elle avait dégradé, et les avantages qu’elle devait sans doute partager avec l’amant qui soutenait sa cause avec tant d’effronterie. Plus d’une minute s’était écoulée depuis que Tressilian avait cessé de parler, avant que le comte fût revenu de l’excès de sa stupeur ; et si l’on considère les préventions dont son esprit était préoccupé, on ne sera pas surpris que sa colère l’emportât sur toute autre considération.
– Je vous écoute sans interruption, M. Tressilian, dit le comte, et je bénis Dieu d’avoir épargné jusqu’à ce jour à mes oreilles la douleur d’entendre la voix d’un scélérat aussi effronté. La verge du bourreau est un instrument qui conviendrait mieux pour vous châtier que l’épée d’un gentilhomme. Cependant, scélérat, mets-toi en garde ; défends-toi.
En parlant ainsi, il laissa tomber son manteau, frappa Tressilian fortement du fourreau de son épée, et, la tirant sur-le-champ, se mit en devoir de l’assaillir. Sa violence avait d’abord jeté Tressilian dans une surprise pareille à celle que le comte avait montrée en l’écoutant. Mais cette surprise fit place au ressentiment, lorsque des injures si peu méritées furent suivies d’un coup qui écarta sur-le-champ toute autre idée que celle du combat. Tressilian tira aussitôt son épée, et, quoique se servant de cette arme moins adroitement que le comte, il était cependant assez fort pour soutenir le combat avec courage, d’autant mieux qu’il avait plus de sang-froid que Leicester, puisqu’il ne pouvait s’empêcher d’attribuer sa conduite à une véritable frénésie ou à l’influence de quelque inexplicable illusion.
Le combat continuait depuis plusieurs minutes sans qu’aucun des deux rivaux eût reçu de blessure, lorsque tout d’un coup on entendit des voix et des pas précipités sous le portique qui donnait sur la terrasse.
– Nous sommes interrompus, dit Leicester à son antagoniste ; suivez-moi.
Au même moment on entendit une voix qui disait : – Le coquin a raison ; ce sont des gens qui se battent.
Leicester conduisit Tressilian dans une espèce d’enfoncement, derrière une fontaine, qui servit à les cacher pendant que six yeomen de la garde de la reine passaient dans une allée de la Plaisance ; et ils entendirent l’un des soldats qui disait aux autres : – Nous ne pourrons jamais les trouver ce soir au milieu de ces jets d’eau, de ces cages à écureuil et de ces trous de lapin ; mais si nous ne les rencontrons pas avant de parvenir à l’autre extrémité, nous reviendrons sur nos pas, et nous posterons une sentinelle à l’entrée de ce parterre, pour nous assurer de nos ferrailleurs jusqu’à demain.
– Belle besogne ! vraiment, dit un autre : tirer l’épée si près de la résidence de la reine, et dans son propre palais, pour ainsi dire. Il faut que ce soient quelques brétailleurs pris de vin. Ce serait une pitié de les rencontrer. Leur faute emporte la peine d’avoir la main coupée, n’est-ce pas ? Ce serait cruel de perdre la main pour avoir touché une lame d’acier, qui va si bien au poignet.
– Tu es toi-même un querelleur, Georges, dit un autre ; mais fais-y bien attention, la loi est telle que tu l’as dit.
– Oui, dit le premier, si l’on suit la loi dans toute sa rigueur, car ce château n’est pas le palais de la reine ; il appartient à lord Leicester.
– S’il n’y a que cette considération en leur faveur, la peine pourrait être aussi sévère, dit un autre : car si notre gracieuse maîtresse est reine, comme elle l’est véritablement, grâce à Dieu ! lord Leicester n’est pas loin d’être roi.
– Tais-toi, coquin, dit un troisième, sais-tu si l’on peut t’entendre ?
Ils continuèrent leur chemin, faisant une espèce de perquisition négligente, et beaucoup plus occupés en apparence de leur conversation que du soin de découvrir les perturbateurs nocturnes.
Dès qu’ils eurent quitté la terrasse, Leicester, faisant signe à Tressilian de le suivre, s’échappa sous la direction opposée à celle que les soldats avaient prise, et traversa le portique sans être aperçu. Il conduisit Tressilian à la tour de Mervyn, où il avait alors repris son logement, et lui dit avant de le quitter :
– Si tu as assez de courage pour terminer ce combat ainsi interrompu, tiens-toi près de moi, lorsque la cour sortira demain ; nous trouverons un moment, et je te donnerai le signal quand il en sera temps.
– Milord, dit Tressilian, dans une autre circonstance j’aurais pu vous demander le motif de cette étrange fureur qui vous anime contre moi ; mais l’insulte que vous m’avez faite ne peut être effacée que par le sang, et, fussiez-vous parvenu au rang le plus élevé auquel votre ambition aspire, je vengerai mon honneur outragé.
Ce fut ainsi qu’ils se séparèrent ; mais les aventures de la nuit n’étaient point encore terminées pour Leicester. Il fut obligé de passer par la tour de Saint-Lowe, afin de gagner le passage secret qui conduisait à son appartement, et il rencontra lord Hunsdon avec une épée nue sous le bras.
– Et vous aussi, milord, dit le vieux capitaine, vous avez été éveillé par cette alerte… ? Voilà qui va bien : de par tous les diables ! les nuits sont aussi bruyantes que les jours dans votre château. Il n’y a pas deux heures que j’ai été éveillé par les cris de cette pauvre folle de lady Varney que son époux emmenait de force. Je vous promets qu’il a fallu vos ordres et ceux de la reine pour m’empêcher de me mêler de cette affaire, et de briser les côtes de votre favori. Maintenant voilà des querelles et des combats dans la Plaisance… Comment appelez-vous cette terrasse pavée, où sont toutes ces fanfreluches ?
La première partie du discours du vieillard fut pour le comte un coup de poignard. Il répondit qu’il avait entendu le bruit des épées, et qu’il était descendu pour mettre à l’ordre les insolens qui avaient l’audace de se battre si près de la reine.
– Puisqu’il en est ainsi, dit Hunsdon, j’espère que Votre Seigneurie m’accompagnera.
Leicester fut obligé de retourner à la Plaisance avec le vieux lord ; là Hunsdon apprit des hommes de la garde, qui étaient sous ses ordres immédiats, les recherches inutiles qu’ils avaient faites pour découvrir les auteurs de cette alarme. Il les régala d’imprécations pour leurs peines, et les traita de paresseux et de vauriens.
Leicester jugea aussi convenable de paraître fort courroucé de l’inutilité de leurs perquisitions ; mais à la fin il donna à entendre à lord Hunsdon qu’après tout ce ne pouvait être qu’un ou deux jeunes gens qui avaient bu outre mesure, et qui étaient suffisamment punis par la frayeur qu’ils avaient dû éprouver en se voyant ainsi poursuivis.
Hunsdon, qui lui-même aimait assez la bouteille, convint que le vin devait excuser une grande partie des sottises qu’il causait. – Mais, ajouta-t-il, à moins que Votre Seigneurie ne montre un peu moins de libéralité dans l’ordonnance de sa maison, et ne mette ordre à la distribution du vin, de l’ale et des liqueurs, je vois que pour en finir je serai obligé de loger dans le donjon quelques uns de ces braves garçons, et de les régaler avec les verges ; et sur cela je vous souhaite une bonne nuit.
Content de s’en voir débarrassé, Leicester prit congé de lui à l’entrée de son logement, où ils s’étaient rencontrés ; et, revenant ensuite dans le passage dérobé, il reprit la lampe qu’il y avait déposée, et dont la lueur le guida jusqu’à son appartement.