« Je vous ai dit que c’est un adultère ;
« Vous connaissez son lâche suborneur,
« Et Camille connaît les secrets de son cœur.
SHAKESPEARE, Conte d’hiver.
À peine arrivé dans son cabinet, le comte prit ses tablettes, et se mit à écrire, parlant tantôt à Varney et tantôt à lui-même. – Il y en a plusieurs, disait-il, dont la destinée est liée à la mienne, et principalement ceux qui occupent les premiers rangs ; il en est beaucoup qui, s’ils se rappellent mes bienfaits et les périls auxquels ils resteraient exposés, ne me laisseront pas périr sans secours. Voyons : Knollis est sûr ? et par son moyen je tiens Guernesey et Jersey. Horsey est gouverneur de l’île de Wight ; mon beau-frère Huntingdon et Pembroke commandent dans le pays de Galles. Avec Bedfort, je dispose des puritains et de leur crédit, si puissant dans toutes les séditions. Mon frère Warwick est aussi puissant que moi ; sir Owen Hopton m’est dévoué : il est gouverneur de la Tour de Londres, et c’est là qu’est déposé le trésor public. Mon père et mon grand-père n’auraient jamais porté leur tête sur l’échafaud s’ils eussent ainsi combiné leurs entreprises… Pourquoi ce regard sombre, Varney ? Je te dis qu’un arbre qui a de si profondes racines n’est pas facilement abattu par la tempête.
– Hélas ! milord, dit Varney avec un accent de douleur parfaitement contrefait ; et ses regards reprirent cet air abattu que Leicester venait d’y remarquer.
– Hélas ! répéta le comte de Leicester ; et pourquoi hélas ! sir Richard ? Quoi ! votre nouvelle dignité ne vous inspire pas d’exclamation plus courageuse, quand une si noble lutte va s’ouvrir ? Ou si cet hélas signifie que vous avez dessein d’éviter le combat, vous pouvez quitter le château, et même aller vous joindre à mes ennemis, si cela vous plaît davantage.
– Non, répondit le confident, Varney saura combattre et mourir auprès de vous. Pardonnez si, dans ma sollicitude pour ce qui vous touche, je vois mieux peut-être que la noblesse de votre cœur ne vous permet de le faire, les insurmontables difficultés dont vous êtes environné. Vous êtes fort, milord, vous êtes puissant ; mais qu’il me soit accordé de le dire sans vous offenser, vous ne l’êtes que par la faveur de la reine. Tant que vous serez le favori d’Élisabeth, vous aurez, sauf le nom, tous les droits d’un souverain ; mais qu’elle vous retire sa faveur, la gourde du prophète ne fut pas plus promptement flétrie. Révoltez-vous contre la reine, je ne dis pas seulement dans tout le royaume et dans cette province, vous serez aussitôt abandonné, je dis que même dans votre propre château, au milieu de vos vassaux, de vos parens et de vos amis, vous serez fait prisonnier, et prisonnier bientôt jugé s’il plaît à la reine d’en donner l’ordre. Pensez à Norfolk, milord, au puissant Northumberland, au magnifique Westmoreland. Songez à tous ceux qui ont voulu résister à cette sage princesse : ils sont tous morts, ou prisonniers ou fugitifs. Son trône n’est pas comme tant d’autres, qu’une simple conspiration peut renverser ; les bases sur lesquelles il s’appuie sont l’amour et l’affection des peuples. Vous pouvez le partager avec Élisabeth si vous le voulez ; mais ni vous ni aucune puissance étrangère ou domestique ne parviendront à l’abattre ou même à l’ébranler.
Il se tut alors, et Leicester jeta ses tablettes avec un air d’insouciance et de dépit. – Je sais ce que tu dis, ajouta-t-il ; et, dans le fond, peu m’importe que ce soit la vérité ou la lâcheté qui te fasse parler ainsi ; mais il ne sera pas dit que je tomberai sans résistance. Va donner ordre à ceux de mes vassaux qui ont servi sous moi en Irlande de se rendre un à un dans le principal donjon ; que mes gentilshommes et mes amis se tiennent sur leurs gardes, comme si l’on s’attendait à une attaque de la part des gens de Sussex ; sème quelques alarmes parmi les habitans de la ville ; qu’ils prennent les armes, et qu’ils soient prêts, à un signal donné, à s’assurer des gentilshommes pensionnaires et des yeomen de la garde.
– Permettez-moi de vous rappeler, milord, dit Varney avec un air de douleur, que vous me donnez ordre de tout disposer pour désarmer la garde de la reine : c’est un acte de haute trahison ; cependant vous serez obéi.
– Peu m’importe, dit Leicester avec l’accent du désespoir ; peu m’importe : la honte est derrière moi, ma ruine devant mes yeux ; il faut me déclarer.
Il y eut ici un autre moment de silence. Varney prit enfin la parole : – Nous voilà arrivés au point que je redoutais depuis long-temps. Je me vois forcé ou d’être le lâche témoin de la chute du meilleur des maîtres, ou de dévoiler ce que j’eusse désiré voir enseveli dans un oubli profond, ou dénoncé par une autre bouche que la mienne.
– Que dis-tu, et que veux-tu dire ? répondit le comte. Nous n’avons pas de temps à perdre en paroles, il faut maintenant agir.
– Ce que j’ai à dire n’est pas long, milord. Plût à Dieu que votre réponse fût aussi courte ! Votre mariage est la seule cause de votre rupture avec la reine, milord ; n’est-il pas vrai ?
– Tu le sais bien ; à quoi tend cette inutile question ?
– Pardon, milord, je m’explique. Il est des hommes qui sacrifieraient leur fortune et leur vie pour un riche diamant ; mais ne serait-il pas prudent de bien examiner d’abord si ce diamant est sans défaut ?
– Que dis-tu, et que veux-tu dire par là ? répondit Leicester en jetant un sombre regard sur son confident ; de qui veux-tu parler ?
– C’est… de la comtesse Amy, milord ; c’est d’elle que je suis malheureusement obligé de parler. Oui, je parlerai, dût Votre Seigneurie payer mon zèle de ma mort.
– Tu pourras peut-être mériter de la recevoir de ma main, dit le comte ; mais parle, je t’écoute.
– Eh bien, milord, je vais m’armer de courage ; je parle pour ma propre vie autant que pour celle de Votre Seigneurie. Je n’aime pas les sourdes menées de milady avec Edmond Tressilian : vous le connaissez, milord ; vous savez qu’il avait su d’abord lui inspirer un intérêt dont Votre Seigneurie eut quelque peine à triompher ; vous avez vu la vivacité avec laquelle il a soutenu contre moi les intérêts de la comtesse. Son but évident était de forcer Votre Seigneurie à avouer publiquement ce que j’appellerai toujours votre malheureux mariage, et c’est cet aveu que milady voudrait aussi obtenir de vous à tout prix.
Leicester reçut ces mots avec un sourire contraint. – Ton intention, mon bon Richard, est de sacrifier ton honneur, et même celui de toute autre personne, pour me retirer de ce que tu regardes comme un pas si difficile ; mais rappelle-toi, et il prononça ces mots d’un air sombre et résolu, rappelle-toi bien que tu parles de la comtesse de Leicester.
– Je le sais ; mais aussi je parle dans l’intérêt du comte de Leicester : j’ai à peine commencé ce que j’avais à dire. Je crois très fermement que Tressilian, depuis ses premières démarches dans cette affaire, a agi de connivence avec la comtesse.
– Tu dis des extravagances, Varney, avec la gravité d’un prédicateur ; mais où et comment ont-ils pu se concerter ?
– Milord, malheureusement je ne puis que trop vous l’indiquer. Quelque temps avant qu’on eût présenté une pétition à la reine au nom de Tressilian, je le rencontrai, à mon grand étonnement, à la porte secrète du parc de Cumnor-Place.
– Tu l’as rencontré, misérable ! et pourquoi ne l’as-tu pas étendu mort à tes pieds ? s’écria Leicester.
– Nous avons tiré l’épée l’un contre l’autre, milord ; et si le pied ne m’eût pas glissé, il n’aurait peut-être plus été un obstacle à vos desseins.
Leicester resta muet d’étonnement. À la fin il répondit : – Quelle preuve as-tu, Varney, de ton assertion ? car, comme le châtiment sera grand, je veux examiner froidement et avec circonspection. – Juste ciel ! mais non. – Je veux examiner froidement et avec circonspection… Il répéta plusieurs fois ces paroles, comme si à chaque fois elles eussent eu le pouvoir de le tranquilliser. Puis, se mordant les lèvres, comme s’il eût craint de laisser échapper quelque expression emportée, il s’écria : – Eh bien ! quelle preuve as-tu ?
– Ah ! je n’en ai que trop, milord, dit Varney ; j’aurais voulu qu’elles ne fussent connues que de moi ; car elles eussent été ensevelies dans un éternel oubli ; mais mon valet, Michel Lambourne, a été témoin de tout, et même c’était lui qui avait facilité à Tressilian son entrée à Cumnor ; c’est pour cela que je l’ai pris à mon service, et que je l’ai toujours gardé depuis, tout mauvais sujet qu’il est, afin de pouvoir lui fermer la bouche.
Il ajouta alors qu’il lui serait bien facile de prouver cette entrevue, par l’attestation d’Anthony Foster, soutenue du témoignage de diverses personnes qui avaient entendu la gageure se conclure, et qui avaient vu Lambourne et Tressilian partir ensemble. Dans tout son récit, Varney ne hasarda rien de faux, si ce n’est que, par des insinuations indirectes, il laissa supposer à son maître que l’entrevue qui avait eu lieu entre Amy et Tressilian à Cumnor avait été beaucoup plus longue qu’elle ne l’avait été réellement.
– Et pourquoi n’en ai-je pas été informé ? dit Leicester d’un air sombre. Pourquoi vous tous, et toi, Varney, surtout, m’avez-vous caché ces circonstances ?
– Parce que la comtesse, répondit Varney, nous dit que Tressilian s’était introduit contre son gré auprès d’elle ; d’où je conclus que leur entrevue s’était passée en tout honneur, et qu’elle en instruirait, dans le temps, Votre Seigneurie. Milord n’ignore pas avec quelle répugnance nous prêtons l’oreille aux soupçons dirigés contre ce que nous aimons, et, grâce au ciel, je ne suis ni un boute-feu ni un délateur empressé à les répandre.
– Mais vous êtes trop prompt à les accueillir, sir Richard. Comment savez-vous que cette entrevue ne s’est point passée en tout honneur, comme vous le dites ? Il me semble que l’épouse du comte de Leicester peut s’entretenir quelques instans avec un homme tel que Tressilian sans qu’il doive en résulter un outrage pour moi ou un soupçon contre elle.
– Sans doute, milord, et si je ne l’eusse pas cru, je n’aurais pas gardé si long-temps ce secret. Mais voici ce qui fait présumer le contraire : Tressilian établit une correspondance avec un pauvre misérable, le maître d’une auberge de Cumnor-Place, dans le dessein de faciliter l’évasion de la dame ; il y envoie un de ses émissaires, que j’espère bientôt tenir sous clef dans la tour de Mervyn, car Killigrew et Lambsbey battent le pays pour s’emparer de lui. L’hôte reçoit une bague pour prix de sa discrétion : Votre Seigneurie peut l’avoir vue dans les mains de Tressilian ; la voilà. Son agent arrive déguisé en colporteur, tient des conférences avec milady, et ils s’échappent ensemble pendant la nuit. Ils volent un cheval à un pauvre misérable qu’ils trouvent sur la route, tant était grand leur criminel empressement. À la fin ils arrivent au château, et la comtesse de Leicester trouve un asile ; je n’ose dire où,…
– Parle, je te l’ordonne, dit Leicester ; parle, tandis que je conserve encore assez de patience pour t’entendre.
– Puisque vous le voulez, répondit Varney, la comtesse s’est rendue immédiatement dans l’appartement de Tressilian, où elle resta plusieurs heures, soit seule, soit avec lui ; je vous ai dit que Tressilian avait une maîtresse dans sa chambre ; je ne me doutais guère que cette maîtresse fût…
– Amy, tu veux dire, répondit Leicester ; c’est une imposture aussi noire que la vapeur de l’enfer ! Qu’elle soit ambitieuse, légère, impatiente, je puis le croire, elle est femme. Mais me trahir ! jamais, jamais. La preuve, la preuve de ce que tu dis ! s’écria-t-il vivement.
– Carrol, le sous-maréchal du château, l’y a conduite hier après midi par son ordre ; Lambourne et le gardien de la tour l’y ont trouvée ce matin de très bonne heure.
– Et Tressilian y était-il avec elle ? dit Leicester avec précipitation.
– Non, milord. Vous vous rappelez, répondit Varney, qu’il a été, cette nuit, placé sous la garde de Blount.
– Carrol et les autres domestiques ont-ils reconnu qui elle était ?
– Non, milord ; Carrol et Lawrence Staples n’avaient jamais vu la comtesse, et Lambourne ne l’a pas reconnue sous son déguisement ; mais, en voulant s’opposer à sa fuite de la chambre, ils se sont emparés d’un de ses gants, que milord reconnaîtra sans doute.
Il remit à Leicester le gant sur lequel les armoiries du comte étaient brodées avec de petites perles.
– Oui, je le reconnais, dit Leicester, c’est moi-même qui lui en fis présent ; l’autre était au bras qu’aujourd’hui même elle passait autour de mon cou. Il prononça ces mots avec une violente agitation.
– Milord, dit Varney, pourrait se faire certifier par milady elle-même la vérité de tout ce que j’avance.
– Cela n’est pas nécessaire, cela n’est pas nécessaire, dit le comte en proie aux plus vifs tourmens. Elle est écrite à mes yeux en traits de lumière. Je vois son infamie ! je ne puis me refuser à l’évidence. Dieu puissant ! pour cette vile créature, j’allais exposer la vie de tant de nobles amis ; ébranler un trône ; porter le fer et le feu au sein d’un royaume paisible ; combattre la généreuse souveraine qui m’a fait ce que je suis, et qui, sans cet affreux mariage, m’aurait élevé au plus haut rang qu’un homme puisse espérer ! le tout, pour une femme qui se ligue avec mes plus cruels ennemis ! Et toi, misérable, que ne parlais-tu plus tôt ?
– Une larme de la comtesse, milord, aurait fait oublier tout ce que j’aurais pu dire, et d’ailleurs je n’ai possédé ces preuves que ce matin, lorsque l’arrivée soudaine d’Anthony Foster, et les aveux qu’il avait arrachés à l’aubergiste Gosling, m’ont appris comment elle s’était échappée de Cumnor, et que mes recherches m’ont fait découvrir ce qu’elle était devenue ici.
– Maintenant, que le ciel soit loué pour la lumière qu’il lui plaît de faire luire à mes yeux. L’évidence est si claire qu’il n’y a pas homme en Angleterre qui puisse accuser ma vengeance d’être injuste ou précipitée ; cependant, Varney, si jeune, si belle, si caressante, et si fausse ! de là vient cette haine qu’elle t’a vouée, mon fidèle, mon cher serviteur ; elle abhorre celui qui déjouait ses complots, et qui faillit immoler son lâche suborneur.
– Je ne lui ai jamais donné d’autre sujet de haine, milord ; mais elle savait que mes conseils tendaient à diminuer l’influence qu’elle a sur vous, et que j’étais toujours prêt à exposer ma vie contre vos ennemis.
– Oui, je le reconnais, dit Leicester ; et cependant avec quel air de magnanimité elle m’exhortait à mettre ma tête à la merci de la reine plutôt que de me couvrir plus long-temps d’un voile imposteur ! Il me semble que l’ange de la vérité lui-même n’aurait pas cet accent persuasif. Est-il possible, Varney ? L’imposture sait-elle à ce point affecter le langage de la vérité ? L’infamie peut-elle prendre ainsi le masque de la vertu ? Varney, tu m’as servi depuis l’enfance ; tu me dois ta fortune ; je puis t’élever plus haut encore ; réfléchis pour moi. Tu eus toujours un esprit subtil et pénétrant. Ne pourrait-elle pas être innocente ? Tâche de me le prouver, et tout ce que j’ai fait pour toi ne sera rien ; non, rien, en comparaison de ta récompense.
L’angoisse déchirante avec laquelle il prononça ces paroles produisit quelque effet sur le cœur endurci de Varney, qui, au milieu des affreux projets de son ambition, aimait réellement son maître, autant toutefois qu’un cœur comme le sien était capable d’aimer ; mais il se raffermit bientôt, et dompta ses remords par la réflexion que, s’il causait à Leicester une douleur passagère, c’était pour lui aplanir le chemin du trône, qu’Élisabeth, si le mariage du comte était une fois dissous, s’empresserait de partager avec lui. Il persévéra donc dans son infernale politique, et après avoir hésité un moment, il répondit à l’inquiète question du comte par un regard mélancolique, comme s’il eût vainement cherché une excuse pour Amy. Puis, relevant aussitôt la tête, il dit avec une expression d’espérance qui passa soudain dans la contenance de son maître : – Cependant, si elle était coupable, elle ne se fût pas hasardée à venir ici ; pourquoi n’aurait-elle pas plutôt fui chez son père oui partout ailleurs ? Mais pourtant cette démarche s’accorde assez avec le désir qu’elle avait de se faite reconnaître comtesse de Leicester.
– C’est la vérité, la vérité, s’écria Leicester, car son espérance passagère avait déjà cédé aux plus sombres sentimens. Tu ne lis pas comme moi dans les profonds replis du cœur d’une femme ; Varney, je devine tout. Elle ne veut pas renoncer au titre et au rang du sot qui s’est uni à elle, et si dans ma fureur j’avais levé l’étendard de la révolte, et si la colère de la reine avait fait tomber ma tête, comme elle m’en a menacé ce matin, le riche douaire que la loi assignerait à la comtesse de Leicester serait une assez bonne aubaine pour ce malheureux Tressilian. Ainsi elle m’excitait à affronter un péril qui ne pouvait que lui être utile. Ah ! ne me parle pas en sa faveur, Varney ; j’aurai son sang.
– Milord, répondit Varney, votre douleur est excessive, et porte à l’excès votre ressentiment.
– Je le répète, cesse de me parler pour elle, répondit Leicester ; elle m’a déshonoré. Elle eût voulu m’assassiner. Il n’y a plus de lien entre elle et moi. Elle mourra comme une épouse perfide et adultère, coupable devant Dieu et devant les hommes ! Qu’est-ce que cette cassette, continua-t-il, qui m’a été remise par un enfant, pour que je la portasse à Tressilian, attendu qu’il ne pouvait pas la porter à la comtesse ? Grand Dieu ! ces paroles m’ont surpris lorsque je les ai entendues ; quoique d’autres objets occupent ma pensée, elles me reviennent maintenant avec plus de force. C’est son écrin ! ouvre-le, Varney. Forces-en la charnière avec ton poignard.
– Un jour elle refusa de s’en servir pour couper le lien qui fermait une lettre, pensa Varney en tirant son arme du fourreau ; ce fer va maintenant jouer un plus grand rôle dans ses destinées.
Tout en faisant ces réflexions, il se servit de son poignard à lame triangulaire comme d’un levier, et força la charnière d’argent de la cassette. Le comte ne la vit pas plus tôt ouverte, qu’il la prit des mains de Varney, en arracha le couvercle, et en tirant les bijoux qu’elle renfermait, il les jeta sur le plancher dans un transport de rage, et ses yeux cherchaient avec avidité quelque lettre ou quelque billet qui lui prouvât plus évidemment encore les crimes imaginaires de la comtesse. Puis, foulant aux pieds les joyaux répandus autour de lui, il s’écria : – C’est ainsi que j’anéantis les misérables bijoux pour lesquels tu as vendu ton corps et ton âme, pour lesquels tu t’es vouée à une mort prématurée, en me condamnant à un désespoir et à des remords éternels. Ne me parle plus de pardon, Varney : son arrêt est prononcé. En répétant ces mots, il sortit précipitamment de la chambre, et s’élança dans un cabinet voisin dont il ferma la porte au verrou.
Varney le suivit de l’œil, et un sentiment de compassion sembla combattre dans sa physionomie avec le sourire moqueur qui lui était habituel. – Je plains sa faiblesse, dit-il, l’amour en a fait un enfant. Il jette, il écrase ces pierreries. Avec le même emportement il brisera le bijou, plus fragile encore, qu’il avait jusqu’ici aimé si passionnément. Mais sa fureur cessera quand l’objet qui la cause n’existera plus ; il ne sait pas apprécier les choses à leur véritable valeur ; c’est un don que la nature a réservé à Varney. Quand Leicester sera roi, il pensera aussi peu aux orages des passions malgré lesquels il est parvenu au trône, que le matelot arrivé au port songe aux périls passés du voyage ; mais il ne faut pas que ces objets restent là pour attester sa colère ; ce sont de trop riches profits pour les coquins qui font sa chambre.
Tandis que Varney s’occupait à les ramasser pour les mettre dans le tiroir secret d’une armoire, il vit la porte du cabinet de Leicester entr’ouverte : le rideau était écarté ; Leicester avança la tête : mais tel était l’abattement de ses yeux et la pâleur de ses lèvres et de ses joues, que Varney tressaillit en voyant cette altération des traits de son maître. À peine son œil eut-il rencontré l’œil de Leicester qu’il baissa la tête et referma la porte du cabinet. Le comte se montra deux fois de la même manière sans prononcer une seule parole, et Varney commençait à croire que son cerveau était affecté. La troisième fois cependant Leicester fit un signe, et Varney s’approcha. En entrant, il vit que le trouble de son maître n’était pas causé par le délire, mais par le projet barbare qu’il méditait, et par la lutte de ses passions. Ils passèrent une heure entière à conférer ensemble ; après quoi le comte de Leicester s’habilla à la hâte, et se rendit auprès de la reine.