CHAPITRE XXXVII.

« La fête allait au mieux,
« Mais vous avez porté le désordre en ces lieux. »

SHAKSPEARE, Macbeth.

Pendant le repas et les fêtes de ce jour mémorable, les manières de Leicester et de Varney furent bien différentes de leur conduite habituelle, et l’on se le rappela dans la suite. Jusqu’alors sir Richard Varney s’était montré plutôt comme un homme actif et intelligent que comme un ami des plaisirs. Les affaires semblaient être son élément. Au milieu des fêtes et des réjouissances qu’il savait fort bien diriger, son rôle était celui de simple spectateur, ou, s’il exerçait son esprit, c’était d’une manière caustique et sévère, plutôt pour se moquer des convives que pour partager leurs amusemens.

Mais ce jour-là son caractère parut entièrement changé. Il se mêlait aux jeunes seigneurs et aux dames de la cour ; il semblait animé d’une gaieté sémillante et frivole, qui surpassait celle des courtisans les plus enjoués. Ceux qui l’avaient toujours regardé comme un homme occupé des projets plus graves de l’ambition, et habitué à lancer le sarcasme sur ceux qui, prenant le temps comme il vient, sont disposés à profiter de tous les plaisirs qui se présentent, remarquaient avec étonnement qu’il avait un esprit aussi enjoué que le leur, une gaieté aussi franche et un front aussi serein. Par quel art son infernale hypocrisie pouvait-elle ainsi couvrir du voile d’une aimable insouciance les plus sinistres pensées qu’un homme puisse concevoir ? C’est un secret qui n’appartient qu’à ceux qui lui ressemblent, si toutefois il en existe. Varney avait reçu de la nature des facultés peu ordinaires, mais malheureusement il n’en consacrait jamais l’énergie qu’aux plus noirs, desseins.

Il en était bien autrement de Leicester : quelque habitué qu’il fût à jouer le rôle de courtisan, à paraître gai, assidu, libre de tout autre soin que celui d’animer les plaisirs, lors même qu’il était livré secrètement aux angoisses de l’ambition, de la jalousie et de la haine, son cœur était en proie à un ennemi plus terrible qui ne lui laissait pas un moment de repos. On lisait dans son œil hagard et sur son front troublé que ses pensées étaient loin du théâtre sur lequel il était obligé de jouer son rôle. Il ne parlait, il n’agissait qu’avec un effort continuel, et il semblait en quelque sorte avoir perdu l’habitude de commander à cet esprit pénétrant et à ces formes gracieuses qui le distinguaient. Ses actions et ses gestes n’étaient plus le résultat de sa volonté ; il était comme un automate qui attend pour se mouvoir l’impulsion d’un ressort intérieur, et ses paroles s’échappaient une à une, sans suite, comme s’il avait eu d’abord à penser à ce qu’il fallait dire, puis à la manière dont il fallait l’exprimer, et comme si ce n’eût été que par un effort continuel d’attention qu’il complétait une phrase sans oublier les mots ou l’idée.

L’effet remarquable que ces distractions produisirent sur le maintien et la conversation du courtisan le plus accompli de toute l’Angleterre était sensible pour tous ceux qui l’approchaient, et surtout pour l’œil pénétrant de la plus habile princesse de ce siècle. Il est hors de doute que cette négligence et cette bizarrerie auraient appelé sur le comte de Leicester toute l’animadversion de la reine si elle ne les eût attribuées à la vivacité avec laquelle elle lui avait fait sentir son mécontentement le matin même. Élisabeth pensa que l’esprit de son favori en était encore préoccupé, et que ce souvenir portait atteinte, malgré lui, à la grâce ordinaire de ses manières et au charme de sa conversation.

Quand cette idée, si flatteuse pour la vanité d’une femme, se fut présentée à la reine, son cœur excusa toutes les inconvenances de la conduite de Leicester envers elle ; et les courtisans observèrent avec étonnement qu’au lieu de se fâcher de ses distractions répétées (et la reine était ordinairement très rigoureuse sur ce point), elle cherchait à lui offrir l’occasion de revenir à lui, et daignait lui en faciliter les moyens avec une indulgence qui ne lui était pas naturelle : mais on prévoyait facilement que cette indulgence ne pouvait durer long-temps, et Élisabeth, reprenant son caractère, allait s’irriter enfin de la conduite de Leicester quand Varney invita le comte à venir lui parler dans un appartement voisin. Après s’être laissé appeler deux fois, il se leva, et il allait sortir précipitamment ; mais il s’arrêta, et se retournant tout-à-coup vers la reine, il lui demanda la permission de s’absenter pour des affaires pressantes.

– Allez, milord, dit la reine ; nous savons que notre présence ici doit vous occasionner des affaires soudaines et pressées auxquelles il faut pourvoir à l’instant même ; cependant, milord, si vous voulez que nous nous regardions comme bienvenue chez vous, nous vous engageons à penser un peu moins à nos plaisirs, et à nous montrer un peu plus de gaieté que vous n’en avez fait paraître aujourd’hui. Que l’on reçoive un prince ou un vassal, la cordialité est toujours le meilleur accueil qu’on puisse lui faire. Allez, milord ; nous espérons vous voir à votre retour le front plus serein, et retrouver en vous cet aimable abandon auquel vos amis sont accoutumés.

Leicester, pour toute réponse, s’inclina profondément et sortit ; à la porte de l’appartement, il rencontra Varney, qui le tira vivement à part, et lui dit à l’oreille : – Tout va bien.

– Masters l’a-t-il vue ? demanda le comte.

– Oui, milord ; comme elle n’a voulu ni répondre à ses questions ni lui donner le motif de son silence, il attestera qu’elle est atteinte d’une maladie mentale, et qu’il faut la remettre entre les mains de ses amis : l’occasion est sûre pour l’éloigner comme nous l’avons résolu.

– Mais Tressilian ? répondit Leicester.

– Il n’apprendra pas son départ de quelque temps, et il aura lieu ce soir même ; demain on s’occupera de lui.

– Non, sur ma vie, s’écria Leicester ; ce sera ma propre main qui me vengera de Tressilian.

– Votre main, milord ! vous venger vous-même d’un homme aussi peu important que Tressilian ! non, milord. Il a toujours témoigné le désir de voyager dans les pays étrangers ; j’aurai soin de lui : je ferai en sorte qu’il ne revienne pas de si tôt pour rapporter des histoires.

– Non, de par le ciel, Varney ! s’écria Leicester. Appelles-tu peu important un ennemi qui a pu me faire une blessure si profonde, que désormais ma vie ne sera plus qu’un enchaînement de remords et de douleur ? Non : plutôt que de renoncer à me faire justice de ce misérable, j’irais dévoiler tout à Élisabeth, et appeler sa vengeance sur leur tête et sur la mienne.

Varney vit avec effroi que son maître était tellement agité, que, s’il ne parvenait pas à calmer son esprit, il était capable de se porter à cet acte de désespoir, qui ruinerait en un moment tous ses projets d’ambition formés pour son maître et pour lui : mais la fureur du comte paraissait irrésistible et profondément concentrée ; ses yeux étincelaient, l’accent de sa voix était mal assuré, et l’écume coulait sur ses lèvres.

Son confident parvint cependant à le maîtriser au milieu de cette extrême agitation. – Milord, dit-il en le conduisant devant une glace, regardez-vous dans ce miroir, et voyez si ces traits décomposés sont ceux d’un homme capable de prendre conseil de lui-même dans une circonstance si grave.

– Que veux-tu donc faire de moi ? dit Leicester, frappé du changement de sa physionomie, quoique offensé de la liberté de Varney. Suis-je ton sujet, ton vassal ? suis-je l’esclave de mon serviteur ?

– Non, milord, dit Varney avec fermeté : mais commandez à vous-même et à vos passions. J’ai honte, moi qui vous sers dès mon enfance, de voir la faiblesse que vous manifestez dans ce moment. Allez aux pieds d’Élisabeth ; avouez votre mariage ; accusez d’adultère votre épouse et son amant ; déclarez en présence de toute la cour que vous êtes la dupe qui a épousé une petite fille de campagne, et s’est laissé tromper par elle et son galant érudit. Allez, milord ; mais recevez d’abord les adieux de Richard Varney, qui renonce à tous les biens dont vous l’avez comblé. Il a pu servir le noble, le grand, le magnanime Leicester ; il était plus fier de lui obéir que de commander à d’autres : mais ce seigneur déshonoré, qui cède au moindre coup de la fortune, dont les hardis projets se dissipent comme la fumée au plus léger souffle des passions, non, Richard Varney ne consentira jamais à le servir. Il porte une âme aussi supérieure à la sienne qu’il lui est inférieur par le rang et par la fortune.

Varney parlait ainsi sans hypocrisie, quoique cette fermeté d’âme dont il se vantait ne fût chez lui que cruauté et dissimulation profonde ; cependant il sentait réellement cette supériorité dont il se vantait ; et dans ce moment, l’intérêt qu’il prenait à la fortune de Leicester animait son geste et donnait à sa voix l’accent d’une émotion peu ordinaire en lui.

Leicester fut subjugué ; il sembla au malheureux comte que son dernier ami allait l’abandonner : il étendit les mains vers Varney en prononçant ces paroles : – Ne me quitte pas. Que veux-tu que je fasse ?

– Que vous soyez vous-même, mon noble maître, dit Varney en baisant la main du comte après l’avoir serrée respectueusement ; que vous soyez vous-même, et supérieur à ces orages des passions qui bouleversent les âmes communes. Êtes-vous le premier qui ayez essuyé les trahisons de l’amour ? le premier à qui une femme capricieuse et légère ait inspiré une affection dont elle s’est ensuite jouée ? Vous livrerez-vous à un désespoir insensé pour n’avoir pas été plus sage que le plus sage des hommes ? Qu’elle soit pour vous comme si elle n’avait jamais existé ; que son souvenir s’efface de votre mémoire comme indigne de l’avoir jamais occupée. Que le hardi projet que vous avez conçu ce matin, et que j’aurai assez de courage et de zèle pour exécuter, soit comme l’ordre dicté par un être supérieur, et l’acte d’une justice impassible ; elle a mérité la mort… qu’elle meure !

Tandis qu’il parlait ainsi, la main du comte pressait fortement la sienne ; serrant ses lèvres l’une contre l’autre et fronçant le sourcil, il semblait vouloir emprunter de Varney quelque chose de cette fermeté froide, insensible et barbare, qu’il lui recommandait. Quand Varney se tut, le comte serrait encore sa main. Enfin, avec une tranquillité affectée, il parvint à prononcer ces paroles : – J’y consens, qu’elle meure ! mais qu’il me soit permis de verser une larme.

– Non, milord, répondit vivement Varney, qui lut dans l’œil déjà humide de son maître qu’il allait laisser éclater son émotion. Non, milord ! point de larmes ; elles ne sont pas de saison. Il faut penser à Tressilian.

– Ce nom seul, dit le comte, suffirait pour changer des larmes en sang. Varney, j’y ai pensé, je l’ai résolu, et rien ne pourra m’en détourner. Tressilian sera ma victime.

– C’est une folie, milord ; mais vous êtes trop puissant pour que je cherche à arrêter le bras de votre vengeance. Choisissez seulement le temps et l’occasion, et ne hasardez rien avant de les avoir trouvés.

– Je ferai ce que tu voudras, dit Leicester, mais seulement ne t’oppose point à ce projet.

– Eh bien, milord, dit Varney, commencez par quitter cet air sombre et égaré qui attire sur vous les yeux de toute la cour, et que la reine, sans l’excès d’indulgence qu’elle vous a témoigné aujourd’hui, ne vous eût jamais pardonné.

– Ai-je donc montré tant de négligence ? dit Leicester qui semblait sortir d’un songe ; je croyais avoir composé mon maintien ; mais ne crains rien, mon esprit est tranquille maintenant ; je suis calme : mon horoscope sera accompli ; et, pour seconder le destin, je vais user de toutes les facultés de mon âme. Ne crains plus rien pour moi, te dis-je. Je retourne auprès de la reine. Tes regards et tes discours ne seront pas plus impénétrables que les miens. N’as-tu rien à me dire de plus ?

– Je vous demanderai la bague qui vous sert de sceau, dit Varney, pour prouver à ceux de vos serviteurs dont les secours me seront nécessaires que je suis autorisé par vous à les employer.

Leicester prit son anneau, et le remit à Varney d’un air sombre et hagard ; il ajouta seulement à demi-voix, mais avec une expression terrible : – Quelque chose que tu fasses, agis promptement.

Cependant l’absence prolongée du comte commençait à faire naître l’inquiétude et l’étonnement dans le cercle où se trouvait la reine, et ses amis éprouvèrent une vive satisfaction lorsqu’ils le virent entrer comme un homme qui, selon toutes les apparences, avait su triompher de tous ses soucis.

Leicester fut fidèle ce jour-là à la promesse qu’il avait faite à Varney, qui dès lors se vit délivré de la contrainte où il s’était trouvé de jouer un rôle si éloigné de son caractère. Il reprit peu à peu ses habitudes graves et cet esprit satirique et observateur qui lui était naturel.

Leicester se conduisit auprès d’Élisabeth en homme qui connaissait parfaitement la force d’âme de sa souveraine et sa faiblesse sur deux ou trois points ; il était trop adroit pour changer subitement le rôle qu’il jouait avant de se retirer avec Varney ; mais en s’approchant d’elle, il parut affecté d’une mélancolie dans laquelle se distinguait une teinte de tendresse, et qui, dans la conversation qu’il eut avec Élisabeth, et à mesure qu’elle lui prodiguait les marques de sa faveur, se changea en une galanterie passionnée, la plus assidue, la plus délicate, la plus insinuante, et en même temps la plus respectueuse que jamais sujet ait adressée à une reine. Élisabeth l’écoutait avec une sorte d’enchantement ; la jalousie du pouvoir semblait s’endormir chez elle ; la résolution qu’elle avait formée d’éviter tout lien domestique, pour se livrer uniquement aux soins de son royaume, commençait à s’ébranler, et l’étoile de Dudley domina encore une fois sur l’horizon de la cour.

Mais le triomphe que Leicester obtenait sur la nature et sa conscience fut empoisonné non seulement par le murmure secret de ses sentimens révoltés contre la violence qu’il leur faisait, mais encore par diverses circonstances qui, pendant le banquet et les fêtes de la soirée, réveillèrent chez lui une pensée qui faisait son supplice.

Ainsi, par exemple, les courtisans étaient dans la grand’salle après le banquet, attendant une superbe mascarade qui devait servir de divertissement pour la soirée, lorsque la reine interrompit tout-à-coup le comte de Leicester, dans une espèce d’assaut de saillies qu’il soutenait contre lord Willoughby, Raleigh et plusieurs autres courtisans, en disant : – Milord, nous vous ferons condamner comme coupable de haute trahison si vous continuez à nous faire mourir de rire. Mais voici quelqu’un qui possède le talent de vous rendre tous sérieux à son gré : c’est notre docte médecin Masters, qui sans doute nous apporte des nouvelles de notre pauvre suppliante lady Varney. J’espère, milord, que vous ne nous quitterez pas lorsqu’il s’agit d’une contestation entre époux ; nous n’avons pas nous-même assez d’expérience pour prononcer en pareille matière sans un bon conseil. Eh bien, Masters, que pensez-vous de cette pauvre folle ?

Le sourire qui animait les lèvres de Leicester quand il parlait s’y arrêta tout-à-coup quand la reine l’eut interrompu, comme s’il y eût été sculpté par le ciseau de Michel-Ange ou de Chantrey . Il écouta le rapport du médecin avec le même aspect d’immobilité.

– Gracieuse reine, répondit Masters, lady Varney garde un sombre silence ; elle ne veut pas s’ouvrir à moi sur l’état de sa santé ; elle parle de venir elle-même plaider sa cause devant vous, et dit qu’elle ne veut répondre aux questions d’aucune autre personne.

– Que le ciel m’en préserve ! dit la reine ; nous avons déjà assez souffert du trouble et de la discorde qui semblent suivre cette infortunée partout où elle va. N’êtes-vous pas de cet avis, milord ? ajouta-t-elle en s’adressant à Leicester avec un regard où se peignait le regret de ce qui s’était passé dans la matinée. Leicester s’inclina profondément ; mais, malgré tous ses efforts, il ne put parvenir à dire à la reine qu’il partageait ses sentimens.

– Vous êtes vindicatif, milord, dit-elle ; nous saurons vous en punir en temps et lieu. Mais revenons à ce trouble-fête, lady Varney ; comment se porte-t-elle, Masters ?

– Elle est plongée dans une noire mélancolie, madame, comme je vous l’ai déjà dit, répondit Masters ; elle ne répond point à mes questions, et ne veut pas se soumettre à ce que prescrit la médecine. Je la crois possédée d’un délire qui me paraît plutôt être hypocondriaque que frénétique et je crois qu’il faudrait que son mari la fît soigner dans sa maison, loin de tout ce tumulte qui trouble sa faible tête, et lui montre des fantômes imaginaires. Elle laisse échapper quelques mots qui la feraient prendre pour un grand personnage déguisé ; quelque comtesse ou princesse peut-être… Le ciel lui soit en aide ! telles sont les hallucinations de ces infortunés.

– Oui, dit la reine, qu’on la fasse partir au plus vite, qu’on la confie aux soins de Varney ; mais qu’elle abandonne le château sans retard. Elle se croirait ici maîtresse de tout, je vous le garantis : il est bien malheureux qu’une si belle personne ait ainsi perdu la raison ; qu’en pensez-vous, milord ?

– Très malheureux, en vérité, répondit le comte en répétant ces paroles comme une tâche qu’on lui imposait.

– Mais peut-être, dit Élisabeth, n’êtes-vous pas de notre avis sur sa beauté ? Et, dans le fait, j’ai vu des hommes qui préféraient l’œil mâle et majestueux de Junon à ces belles délicates qui penchent la tête comme un lis dont la tige est brisée. Oui, milord, les hommes sont des ennemis qui trouvent plus de charmes dans le combat que dans la victoire ; et, semblables à de braves champions, ils aiment mieux les femmes qui savent leur résister. Je pense comme vous, Rutland, que donner pour femme à Leicester une pareille figure de cire, ce serait vouloir lui faire désirer la mort au bout de la lune de miel.

En disant ces mots elle jeta sur le comte un regard si expressif que, malgré les reproches de son cœur sur son odieuse duplicité, il eut encore assez de force pour dire à l’oreille d’Élisabeth que l’amour de Leicester était plus soumis qu’elle ne le croyait, puisqu’il s’adressait à quelqu’un à qui il ne commanderait jamais, mais obéirait toujours.

La reine rougit, lui imposa silence, mais ses yeux disaient au contraire qu’elle espérait n’être point obéie.

En ce moment le son des trompettes et le roulement des tambours qui se fit entendre du haut d’un balcon annonça l’arrivée des masques, et délivra Leicester de l’horrible état de contrainte et de dissimulation dans lequel sa politique tortueuse l’avait placé.

Les masques qui entrèrent étaient divisés en quatre bandes séparées, composées de six personnages principaux, et de six porte-flambeaux qui se suivaient à quelque distance. Elles représentaient les différentes nations qui avaient successivement occupé l’Angleterre.

Les Bretons aborigènes, qui entrèrent les premiers, étaient conduits par deux druides, dont les cheveux blancs étaient couronnés de chêne, et qui portaient dans leur main une branche de gui. Les masques qui suivaient ces deux prêtres vénérables étaient accompagnés de deux bardes habillés de blanc, avec leurs harpes, qu’ils pinçaient par intervalle, en chantant des hymnes en l’honneur de Bélus ou du soleil. Ceux qui représentaient les Bretons avaient été choisis parmi les plus grands et les plus robustes gentilshommes de la cour. Leurs masques étaient ornés d’une longue barbe et d’une longue chevelure ; leurs vêtemens étaient de peaux d’ours et de renards ; toute la partie supérieure de leurs corps était couverte d’une étoffe de soie couleur de chair, sur laquelle on voyait des figures grotesques d’astres, d’animaux et autres objets emblématiques, ce qui leur donnait une parfaite ressemblance avec nos ancêtres dont les Romains attaquèrent les premiers l’indépendance.

Les fils de Rome, qui vinrent pour civiliser autant que pour conquérir, suivaient le groupe des Bretons. Le costumier de la fête avait parfaitement imité les grands casques, l’habit militaire de ce peuple illustre, leur bouclier épais et étroit, et cette épée courte et à deux tranchans qui leur servit à conquérir le monde ; l’aigle romaine marchait devant eux. Les deux porte-étendards chantaient un hymne consacré au dieu Mars ; les guerriers venaient après eux, marchant d’un pas grave et assuré, comme des hommes qui aspirent à la conquête de l’univers.

La troisième troupe représentait les Saxons, couverts de peaux d’ours qu’ils avaient apportées des forêts de la Germanie. Leur bras était armé de la redoutable hache d’armes qui fit tant de carnage parmi les premiers Bretons ; ils étaient précédés par deux scaldes chantant les louanges d’Odin.

Enfin venaient les chevaliers normands, revêtus de leur cotte de mailles et de leur casque d’acier, avec tout l’appareil de la chevalerie. Deux ménestrels, qui chantaient la guerre et les dames, précédaient ce groupe brillant.

Ces masques entrèrent dans la salle avec le plus grand ordre. Ils s’arrêtèrent quelque temps près de la porte, pour que les spectateurs pussent les voir mieux à leur aise, puis ils firent le tour de la salle pour déployer leurs rangs, et, ayant placé les porte-flambeaux derrière eux, ils se rangèrent des deux côtés, de manière que les Romains se trouvèrent vis-à-vis des Bretons et les Saxons en face des Normands. Ils parurent alors se regarder d’un œil étonné ; à l’étonnement succéda la colère, exprimée par des gestes menaçans ; puis, à un signal donné par une musique militaire placée sur la galerie, ces ennemis tirèrent leurs épées, et marchant les uns contre les autres à pas mesurés, et exécutant une espèce de danse pyrrhique, ils frappèrent de leur fer l’armure de leur adversaire, en passant l’un près de l’autre. C’était un spectacle bizarre de voir ces différentes troupes marcher toujours en mesure, malgré leurs manœuvres en apparence irrégulières, se mêler, se séparer et reprendre leurs places, suivant les différens tons de la musique.

Ces danses symboliques représentaient les divers combats qui eurent lieu entre les différens peuples par lesquels la Grande-Bretagne fut jadis occupée.

Enfin, après plusieurs évolutions qui divertirent beaucoup les spectateurs, le son d’une trompette se fit entendre, comme si c’eût été le signal d’une bataille ou d’une victoire. Les masques cessèrent aussitôt leurs danses, et, se rassemblant près de leurs chefs respectifs, ils parurent attendre avec impatience, comme tous les spectateurs, ce que la trompette annonçait.

Les deux battans de la porte s’ouvrirent, et un enchanteur parut : c’était le célèbre Merlin, revêtu d’un costume étrange et mystérieux, qui rappelait sa naissance douteuse et son art magique. Devant et derrière lui folâtraient et gambadaient plusieurs êtres fantastiques, représentant les esprits prêts à obéir à ses ordres, et cette partie de la fête fit tant de plaisir aux domestiques et aux autres vassaux, que plusieurs d’entre eux oublièrent le respect qu’ils devaient à la reine jusqu’à pénétrer dans la salle.

Le comte de Leicester, voyant que ses officiers auraient de la peine à les faire sortir sans occasionner quelque désordre en présence de Sa Majesté, se leva, et alla lui-même au milieu de la salle : mais Élisabeth, avec sa bonté ordinaire pour le bas peuple, demanda qu’on lui permît d’être spectateur de la fête. Leicester avait saisi ce prétexte pour s’éloigner de la reine, et pour se reposer un moment de la pénible tâche de cacher sous le voile de la gaieté et de la galanterie les déchiremens du remords et de la honte, sa colère et sa soif de vengeance. Il imposa silence au peuple par ses gestes et ses regards ; mais au lieu de retourner auprès de Sa Majesté, il s’enveloppa de son manteau, et se mêlant à la foule, il resta en quelque sorte un spectateur obscur de la mascarade. Merlin, s’étant avancé au milieu de la salle, fit un signe avec sa baguette magique aux chefs des bandes rivales de s’assembler autour de lui, et leur annonça par un discours en vers que l’île de la Grande-Bretagne était maintenant gouvernée par une vierge royale à laquelle les destins leur ordonnaient de rendre hommage, et d’attendre d’elle seule une décision sur les titres que chacun d’eux cherchait à faire valoir pour être reconnu la souche première dont les habitans actuels de l’île, sujets de cette princesse angélique, tiraient leur origine.

Dociles à cet ordre, les différentes bandes se mirent en marche au son d’une musique grave et harmonieuse, et passèrent successivement devant Élisabeth, lui offrant, lorsqu’elles étaient devant son trône, les hommages les plus respectueux, à la manière des nations qu’elles représentaient. Elle les recevait avec la même grâce et la même courtoisie qui avait distingué toutes ses actions depuis son arrivée à Kenilworth.

Les chefs des différens quadrilles alléguèrent alors, chacun pour les siens, les raisons qui leur donnaient droit à la prééminence ; et lorsque Élisabeth les eut tous entendus, elle leur fit cette gracieuse réponse : – Elle était fâchée, dit-elle, de ne pas être mieux instruite pour décider la difficile question que le fameux Merlin lui avait proposée ; mais il lui semblait qu’une seule de ces nations ne pouvait prétendre à la prééminence sur les autres, pour avoir le plus contribué à former les Anglais qu’elle gouvernait, puisque son peuple semblait avoir reçu de chacune d’elles quelques unes des nobles qualités de son caractère national : – Ainsi, ajouta-t-elle, l’Anglais doit aux anciens Bretons son courage et son indomptable passion pour la liberté ; aux Romains, sa valeur disciplinée dans la guerre, son goût pour les lettres, et sa civilisation dans la paix ; aux Saxons, ses lois sages et équitables ; aux chevaliers normands, sa courtoisie et son généreux amour pour la gloire.

Merlin répondit sans hésiter – qu’il était en effet nécessaire que toutes ces vertus et toutes ces qualités se trouvassent réunies chez les Anglais, pour les rendre la plus parfaite des nations, et la seule digne de la félicité dont elle jouissait sous le règne d’Élisabeth d’Angleterre.

La musique se fit alors entendre, et les quadrilles ainsi que Merlin et sa suite commençaient à se retirer lorsque Leicester, qui était à l’extrémité de la salle, et qui par conséquent se trouvait engagé dans la foule, se sentit tiré par son manteau, pendant que quelqu’un lui disait à l’oreille : – Je désire avoir avec vous sans délai un moment d’entretien.

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