CHAPITRE V

Hé quoi ! je tiens le jour d’une main ennemie !
C’est une Capulet qui m’a sauvé la vie.

SHAKESPEARE.

Le lord garde des sceaux marcha pendant près d’un quart de mille sans rompre le silence. Sa fille, naturellement timide, et élevée dans ces idées de respect filial et d’obéissance absolue qu’on imprimait à cette époque dans l’esprit de la jeunesse, ne se permit pas d’interrompre le cours de ses réflexions.

– Vous êtes bien pâle, Lucie ! lui dit tout à coup son père en se tournant vers elle.

D’après les idées du temps, qui ne permettaient pas à une jeune fille d’énoncer son opinion sur un objet de quelque importance, à moins qu’on ne la lui demandât, Lucie devait paraître ne rien avoir compris à tout ce qui s’était passé entre son père et Alix, et en conséquence elle rejeta son émotion sur la frayeur que lui inspiraient quelques taureaux sauvages qu’on voyait paître de loin dans le parc.

Ces animaux étaient les descendants des anciens taureaux habitants des forêts calédoniennes, et les seigneurs écossais se faisaient autrefois un point d’honneur d’en avoir quelques-uns dans leurs vastes parcs. Bien des gens peuvent même se souvenir encore d’en avoir vu dans trois des principaux châteaux d’Écosse, à Hamilton, à Drumlanrick et à Cumbernauld. Ils avaient dégénéré de leur ancienne race, tant pour la taille que pour la force, s’il faut en juger d’après les vieilles chroniques et d’après les restes qu’on en découvre quelquefois en creusant la terre ou en desséchant des marais. Le taureau avait perdu les honneurs de sa crinière ; il était petit, d’un blanc sale, ou, pour mieux dire, d’un jaune pâle, avec des cornes et des sabots noirs. Ces animaux avaient pourtant retenu quelque chose de la férocité de leurs ancêtres : il était impossible de les apprivoiser complètement ; ils montraient une antipathie décidée contre la race humaine et étaient souvent dangereux quand on en approchait sans précautions. C’est sans doute ce dernier motif qui détermina leur destruction dans les trois derniers asiles qui leur restaient, où, sans cela, on les aurait probablement conservés comme de dignes habitants des forêts d’Écosse. On dit pourtant qu’il en existe encore quelques-uns dans le parc du château de Chillingham, situé dans le comté de Northumberland, et appartenant au comte de Tankarville.

Ce fut donc à la proximité de trois ou quatre de ces animaux que Lucie jugea à propos d’attribuer l’émotion de crainte qu’avait excitée en elle ce qu’elle venait d’entendre. Elle les voyait cependant sans effroi, ses fréquentes promenades dans le parc l’ayant habituée à leur vue. D’ailleurs il n’entrait pas alors comme aujourd’hui dans l’éducation d’une jeune demoiselle d’avoir, à la moindre occasion, des palpitations de cœur et des attaques de nerfs. Elle reconnut pourtant bientôt qu’elle n’avait en cette occasion qu’un trop légitime sujet de terreur.

Lucie avait à peine fait cette réponse à son père, qui commençait à la plaisanter sur son manque de courage, qu’un taureau, excité soit par la couleur écarlate des vêtements de miss Ashton, soit par un de ces accès de caprice féroce auxquels ces animaux sont sujets, se détacha du groupe qui paissait à une distance assez considérable, et s’avança comme pour reconnaître quels étaient les téméraires qui osaient se présenter sur ses domaines. Il marcha d’abord lentement, s’arrêtant de temps en temps pour mugir, faisant jaillir la terre sous ses pieds et arrachant le gazon avec ses cornes, comme s’il eût cherché à s’animer et à se mettre en fureur.

Le lord garde des sceaux avait examiné les manœuvres de l’animal, et, prévoyant qu’il allait devenir dangereux, il serra le bras de sa fille sous le sien et doubla le pas pour gagner un bosquet peu éloigné, espérant que lorsqu’ils seraient cachés par les arbres, le taureau ne penserait plus à eux. Mais c’était le plus mauvais parti qu’il pût prendre, car l’animal, encouragé par leur fuite, se mit aussitôt à les poursuivre au grand galop. Un péril si imminent aurait pu glacer le courage d’un homme plus intrépide que sir William. Mais l’amour paternel, sentiment plus fort que la mort, le soutint. Il continua d’entraîner sa fille vers le bosquet, mais enfin l’excès de la terreur priva Lucie de toutes ses forces, et elle tomba sans mouvement aux pieds de son père. Ne pouvant plus aider sa fille à fuir, il fit face au danger, et se plaça hardiment entre elle et l’animal furieux, qui n’était plus alors qu’à quelques pas d’eux. Le garde des sceaux n’avait point d’armes. Son âge et la gravité de ses fonctions le dispensaient même du couteau de chasse qu’on portait alors généralement.

Sa vie et peut-être aussi celle de sa fille paraissaient donc à l’instant d’être sacrifiées à la fureur du taureau, quand un coup de feu, parti du bosquet dans lequel sir William voulait se réfugier, arrêta l’animal dans sa course. Il avait été frappé si juste entre l’épine et le crâne que cette blessure, qui, dans toute autre partie du corps, n’aurait peut-être fait qu’irriter sa rage, lui donna la mort au même instant. Il fit encore un bond en avant, plutôt par suite de la rapidité de sa course que par l’effet de sa volonté, et tomba mort à trois pas du lord garde des sceaux en poussant un affreux mugissement, et dans les convulsions de l’agonie.

Lucie était étendue par terre, privée de sentiment, et ignorant encore le secours miraculeux qui venait de la sauver. Son père était plongé dans un étonnement stupide, tant la certitude qu’il se trouvait en sûreté avait succédé rapidement à la crainte d’une mort affreuse et inévitable ! Il regardait l’animal, terrible même dans la mort, avec une espèce de surprise muette et confuse qui ne lui permettait pas de bien comprendre ce qui venait de se passer, et il aurait pu croire que le taureau avait été arrêté dans sa carrière par un coup de foudre s’il n’eût remarqué, au bord du bosquet, à travers les branches, un homme armé d’un fusil.

Cette vue le rappela au sentiment de sa situation, et un coup d’œil sur sa fille le fit songer à la nécessité de lui procurer de prompts secours. Il appela l’homme qu’il voyait et qu’il prit pour un de ses gardes, et lui dit de veiller sur miss Ashton, tandis qu’il irait lui-même lui chercher du secours. Le chasseur s’approcha. Sir William vit que c’était un étranger ; mais il était trop agité, trop inquiet pour faire aucune remarque à ce sujet. L’inconnu étant plus jeune et plus vigoureux que lui, il le pria de porter sa fille près d’une fontaine voisine qu’il lui indiqua ; et, après ce peu de mots prononcés à la hâte, il courut vers la chaumière d’Alix, dans l’espoir d’y trouver quelques secours.

L’étranger dont l’intervention avait eu lieu si à propos ne semblait pas disposé à laisser sa bonne œuvre imparfaite. Il releva Lucie, la prit entre ses bras, et, la portant à travers le bois par des sentiers qu’il semblait connaître parfaitement, ne s’arrêta que lorsqu’il l’eut déposée en sûreté au bord d’une fontaine limpide qu’on nommait la fontaine de la Sirène. Elle avait été autrefois couverte d’un beau bâtiment décoré de tous les ornements de l’architecture gothique, mais qui ne présentait plus que des ruines. Le toit s’en était écroulé, la façade était tombée, et la source se faisait jour à travers les pierres et les décombres amoncelés tout autour.

La tradition, qui ne manque jamais, du moins en Écosse, d’embellir d’une légende un lieu déjà intéressant par lui-même, assignait une cause à la vénération particulière qu’on avait pour cette fontaine. Un des lords de Ravenswood, étant à la chasse, avait autrefois rencontré sur les bords une jeune et charmante nymphe. Telle qu’Égérie, elle s’empara du cœur de ce second Numa. Elle se montra plusieurs fois, toujours au même endroit, toujours après le coucher du soleil. Les agréments de son esprit achevèrent une conquête que les attraits de sa figure avaient commencée, et le mystère prêta de nouveaux charmes à cette intrigue. Comme elle paraissait et disparaissait toujours près de la fontaine, son amant jugea qu’il existait entre elle et les eaux quelque relation inexplicable. Elle avait aussi mis quelques conditions à leurs entrevues secrètes. Ils ne se voyaient qu’une fois par semaine, le vendredi ; et le lord de Ravenswood devait se retirer aussitôt que la cloche d’un monastère situé à quelque distance dans le bois, et dont les ruines n’existent même plus aujourd’hui, annonçait l’heure de vêpres.

Le baron de Ravenswood avait pour confesseur le père Zacharie, prieur de ce monastère ; il lui fit part de cette singulière intrigue ; et le prieur en tira la conséquence que le lord était enveloppé dans les filets de Satan, et qu’il courait les plus grands dangers pour la sûreté de son corps et le salut de son âme. Il représenta ces périls au baron avec toute la force de la rhétorique monacale et lui peignit sous les couleurs les plus effrayantes la sirène attrayante par laquelle il s’était laissé séduire, et qu’il lui représenta comme un habitant du royaume des ténèbres. L’amant l’écouta avec une incrédulité opiniâtre, et ce ne fut que par lassitude et pour se débarrasser des instances du prieur qu’il consentit à soumettre à une certaine épreuve le caractère et la nature de sa belle maîtresse. À cet effet, il fut convenu que le vendredi suivant la cloche de vêpres sonnerait une heure plus tard. Le père Zacharie prétendit que le démon, trompé par cette supercherie, oublierait l’heure à laquelle il était obligé de disparaître, se montrerait aux yeux du lord sous sa forme véritable, en enfant des enfers, et s’évanouirait en laissant après lui une odeur de soufre et une flamme bleuâtre. Il cita, à l’appui de son opinion, le malleus maleficarum, Sprengerus, Remigius et autres savants démonologistes. Raymond de Ravenswood consentit à faire cette expérience, comme nous l’avons déjà dit, non sans quelque inquiétude sur son résultat, quoique convaincu qu’il ne serait pas tel que le prieur l’annonçait.

Le vendredi suivant, les deux amants se trouvèrent à leur rendez-vous, qui fut prolongé par le retard de la cloche. Cependant nul changement ne s’opéra dans la forme extérieure de la nymphe. Mais aussitôt que les ombres du soir l’avertirent que l’heure ordinaire de vêpres était passée, elle s’arracha des bras de son amant, lui dit adieu pour toujours, poussa un cri de désespoir, se précipita dans la fontaine et disparut à ses yeux.

Des gouttes de sang qui parurent en ce moment sur la surface de l’eau firent penser au malheureux baron que sa curiosité indiscrète avait causé la mort de l’objet de son amour, quelle que pût être cette nymphe mystérieuse. Deux heures après on avait déjà fouillé, par ses ordres, la fontaine avec le plus grand soin, mais on n’y trouva aucune trace de celle qu’il avait vue s’y précipiter.

Le remords que lui inspira cet événement et le souvenir des charmes de celle qu’il avait tant aimée firent le tourment du reste de sa vie qu’il perdit quelques mois après à la bataille de Flodden. Mais auparavant, voulant empêcher les eaux de cette fontaine d’être profanées ou souillées, il l’avait fait entourer de l’édifice dont on voyait encore alors les débris sur ses bords. Ce fut à cette époque, dit-on, que commença la décadence de la maison de Ravenswood.

Telle était la légende généralement reçue. Cependant quelques personnes, qui voulaient paraître plus sages que les autres, prétendaient que ce n’était qu’une allusion indirecte au sort d’une belle villageoise que Raymond avait tuée dans un accès de fureur jalouse, et dont le sang s’était mêlé aux eaux de la fontaine. D’autres prétendaient expliquer l’origine de ce conte en remontant à la mythologie ancienne. Mais on croyait généralement que cet endroit était fatal aux Ravenswood, et qu’il était d’un aussi mauvais augure pour un descendant de cette maison de boire de ses eaux, ou même d’en approcher, que pour un Grahame de porter du vert, pour un Bruce de tuer une araignée et pour un Saint-Clair de traverser l’Ord un lundi.

Ce fut en cet endroit funeste que Lucie revint enfin à elle après un évanouissement prolongé. Aussi belle et aussi pâle que la naïade de la légende avait dû l’être à l’instant où elle s’était séparée pour toujours de Raymond, elle était appuyée contre un fragment de mur en ruines, tandis que l’inconnu cherchait à lui rendre la vie en lui baignant le visage des eaux de la fontaine.

En reprenant l’usage de ses sens, elle se rappela le danger qui avait causé son évanouissement, et ses yeux cherchaient son père ; ne le voyant point : – Où est-il ? où est mon père ? s’écria-t-elle. Ce furent les seuls mots qu’elle eut la force de prononcer.

– Sir William est en sûreté, lui dit l’inconnu, en toute sûreté. Ne craignez rien, vous le reverrez dans quelques instants.

– En êtes-vous bien sûr ? dit Lucie : le taureau n’était qu’à dix pas de nous. Ne me retenez pas, il faut que je cherche mon père.

Elle se leva en prononçant ces mots, mais ses forces étaient tellement épuisées, que, bien loin de pouvoir exécuter son projet, elle serait retombée sur les pierres et se serait probablement blessée si l’étranger ne l’eût soutenue dans ses bras. Il semblait cependant ne lui donner des secours qu’avec une sorte de répugnance, sentiment bien extraordinaire dans un jeune homme assez heureux pour pouvoir rendre quelque service à la beauté. On aurait dit qu’il ne faisait qu’obéir malgré lui à la voix de l’humanité, et qu’une jeune fille légère et délicate était un fardeau trop au-dessus de sa jeunesse et de ses forces. Sans éprouver même la tentation de la retenir dans ses bras un instant de plus qu’il n’était nécessaire, il la remit sur la pierre qu’elle venait de quitter, et reculant de quelques pas, il lui dit :

– Tranquillisez-vous, madame, il n’est arrivé aucun accident à sir William Ashton, et il sera ici dans un instant. Le destin l’a sauvé… sauvé d’une manière bien singulière. Mais vous êtes faible, madame, et vous ne devez songer à quitter ce lieu que lorsque vous aurez une assistance plus convenable que la mienne.

Lucie, qui commençait à retrouver sa présence d’esprit, regarda l’étranger avec plus d’attention. Son extérieur n’offrait rien qui dût le faire hésiter à offrir le secours de son bras à une jeune dame qui en avait besoin, parce qu’il ne présentait rien qui pût la porter à le refuser ; et Lucie ne put cependant s’empêcher de remarquer en lui un air froid et contraint. Un habit de chasse vert annonçait qu’il était d’un rang distingué, quoiqu’il fût caché en partie sous un grand manteau brun foncé. Un chapeau rabattu, surmonté d’une plume noire dont le bout retombait sur ses sourcils, couvrait en partie ses traits, mais laissait voir qu’ils étaient agréables et réguliers, quoique un nuage sombre parût obscurcir sa physionomie. Quelque secret chagrin, quelque passion violente et contrariée avait sans doute comprimé la vivacité naturelle d’un jeune homme dont l’air paraissait franc et ingénu ; enfin il était presque impossible de le regarder sans éprouver un sentiment de compassion et de respect, mêlé de curiosité.

Cette impression, que nous n’avons décrite que longuement, Lucie l’éprouva en un instant. Elle n’eut pas plutôt rencontré les yeux vifs et noirs de l’inconnu qu’elle baissa les siens vers la terre avec une sorte d’embarras timide. Elle se trouvait pourtant dans la nécessité de parler, ou du moins elle le crut. Elle lui parla du danger qu’elle avait couru, et lui dit d’une voix tremblante qu’elle était convaincue qu’il avait été, après Dieu, le sauveur de sa vie et de celle de son père.

Ces expressions de reconnaissance ne parurent pas plaire à l’étranger. Il fronça le sourcil, malgré ses efforts pour dissimuler ce qui se passait en lui, et saluant Lucie : – Il faut que je vous quitte, madame, lui dit-il d’un ton qui tenait le milieu entre le regret et la brusquerie. Sir William ne peut tarder à arriver ; je vous laisse sous la protection de celui dont vous avez peut-être été aujourd’hui l’ange gardien.

Lucie fut surprise d’un tel langage, qui lui parut inintelligible. Elle commença à craindre que le reste d’agitation qu’elle éprouvait encore ne lui eût pas permis d’exprimer convenablement sa reconnaissance, et ne voulant pas que l’inconnu pût conserver de doute à cet égard : – J’ai peut-être été malheureuse, lui dit-elle, en tâchant de vous témoigner ma gratitude. Le trouble où je suis encore doit m’excuser, car à peine me souviens-je de ce que je vous ai dit. Mais je vous prie d’attendre l’arrivée de mon père, du lord garde des sceaux. Permettez-lui de vous faire ses remerciements et de vous demander le nom de notre sauveur.

– Mon nom est inutile à connaître, répondit l’étranger : votre père…, je veux dire sir William Ashton ne l’apprendra que trop tôt pour le plaisir qu’il en éprouvera.

– Vous vous trompez ! s’écria vivement Lucie, vous ne connaissez pas mon père, il sera plein de reconnaissance et pour lui et pour moi ; mais peut-être m’abusez-vous en me disant qu’il est en sûreté ; peut-être a-t-il été victime de la fureur du taureau ?

Dès que cette idée se fut présentée à son esprit, elle se leva, et elle se disposait à regagner l’avenue où l’accident était arrivé ; mais ses genoux fléchissaient sous elle, et à peine avait-elle la force de se soutenir. L’inconnu sembla hésiter un instant entre le désir de la secourir et celui de la quitter ; mais l’humanité l’emporta dans son cœur, et il se rapprocha d’elle dans l’espoir de la déterminer à attendre l’arrivée de son père dans l’endroit où elle se trouvait.

– Sur la parole d’un homme d’honneur, madame, lui dit-il, je vous ai dit la vérité, sir William est en sûreté. Ne vous exposez pas à quelque nouveau danger en retournant dans un endroit près duquel sont peut-être encore ces animaux sauvages ; ou si vous persistez dans ce dessein, ne refusez pas du moins le secours de mon bras, quoique je ne sois pas la personne qui devrait vous l’offrir.

Lucie accepta sans faire attention à ces dernières paroles. – Eh bien ! lui dit-elle, si vous êtes un homme d’honneur, aidez-moi à retrouver mon père : vous ne me quitterez pas ; il faut que vous veniez avec moi : que sais-je s’il n’est pas mourant, tandis que je suis ici à vous écouter ?

En parlant ainsi, elle lui avait pris le bras qu’il lui offrait à peine, ne pensant qu’au besoin qu’elle avait d’un soutien pour chercher son père ; il s’y mêlait peut-être aussi un vague désir de retenir l’étranger jusqu’à l’arrivée de sir William ; elle s’avançait aussi vite qu’elle pouvait marcher, et l’inconnu semblait ne la suivre qu’à regret, lorsqu’elle aperçut son père accompagné de Babie, qui apportait un cordial, et de deux bûcherons qu’il avait trouvés près de la chaumière d’Alix.

La joie de sir William, en voyant que sa fille avait repris ses sens, l’emporta sur la surprise qu’il aurait éprouvée, en toute autre occasion, en la voyant s’appuyer sur le bras d’un étranger aussi familièrement que si c’eût été sur celui de son père.

– Lucie, ma chère Lucie, comment vous trouvez-vous ? Tels furent les premiers mots qu’il put lui adresser en l’embrassant tendrement.

– Bien, bien, mon père, grâce à Dieu, et d’autant mieux que j’ai le bonheur de vous revoir. Mais que doit penser monsieur de la liberté que j’ai prise de le forcer en quelque sorte à m’accompagner ? À ces mots elle quitta en rougissant le bras de l’étranger, et alla s’appuyer sur celui de son père.

– J’espère qu’il ne regrettera pas le service qu’il nous a rendu quand je l’aurai assuré de toute la reconnaissance qu’éprouve le lord garde des sceaux d’Écosse pour un homme dont le courage, la présence d’esprit et l’adresse peu communes ont sauvé sa vie et celle de sa fille ; je me flatte qu’il me permettra de lui demander…

– Ne me demandez rien, milord, répondit l’étranger d’un ton ferme. Je suis le Maître de Ravenswood ! – Le lord garde des sceaux, surpris et même troublé, gardait le silence. Pendant ce temps, Edgar, s’enveloppant de son manteau, salua Lucie d’un air de fierté en murmurant quelques mots de politesse qu’il semblait prononcer à regret et qu’elle n’entendit que fort indistinctement. Se détournant aussitôt, il rentra dans le bosquet qu’il venait de quitter et s’éloigna à grands pas.

– Le Maître de Ravenswood ! s’écria sir William après son premier mouvement de surprise : courez après lui, arrêtez-le, dites-lui que je désire lui parler un instant.

Les deux forestiers se mirent à la poursuite d’Edgar, qui ne pouvait encore être bien loin ; ils revinrent au bout de quelques minutes, et l’un d’eux dit d’un air embarrassé qu’il avait refusé de revenir avec eux.

– Mais que vous a-t-il dit ? demanda le lord garde des sceaux.

– Il a dit qu’il ne reviendrait pas, répondit le forestier avec la prudence d’un Écossais qui n’aime pas à être le porteur d’un message désagréable.

– Il vous a dit autre chose, reprit sir William ; je veux savoir ce qu’il vous a dit.

– Eh bien ! milord, dit le bûcheron en baissant les yeux, il a dit… il a dit ce que vous ne vous soucieriez pas plus d’entendre que je ne me soucie de le répéter, et sans doute qu’il n’avait pas de mauvaise intention.

– N’importe, s’écria le garde des sceaux, je veux que vous me rapportiez ses propres paroles.

– Eh bien donc, il m’a dit : Dites à sir William Ashton qu’il ne doit pas désirer l’instant où il me reverra.

– Fort bien ! c’est à cause d’une gageure que nous avons faite relativement à nos faucons. C’est une bagatelle, une pure bagatelle.

Il reprit alors le chemin du château avec sa fille, qui y arriva sans éprouver trop de fatigue. Mais l’effet que les différents souvenirs liés à une scène si terrible firent sur un esprit susceptible à un extrême degré dura plus longtemps que la douloureuse sensation que ses nerfs avaient éprouvée. Ses réflexions pendant le jour et ses rêves pendant la nuit lui représentaient sans cesse le taureau furieux s’élançant sur son père et sur elle : elle entendait ses mugissements effroyables, et elle voyait alors Edgar Ravenswood s’avancer comme un ange protecteur, et les sauver d’une mort inévitable. Dans tous les temps peut-être il est dangereux pour une jeune personne de permettre à son imagination de s’occuper trop souvent, et avec plaisir et complaisance, du même individu ; mais dans la situation où se trouvait Lucie, ce danger était presque inévitable : jamais elle n’avait vu un jeune homme dont les traits fussent aussi distingués et aussi frappants que ceux d’Edgar Ravenswood ; mais en eût-elle vu cent qui lui eussent été égaux ou supérieurs à cet égard, aucun n’aurait pu, comme lui, intéresser son cœur par la réunion de tant de circonstances : le danger qu’elle avait couru, le secours qu’elle avait reçu, la gratitude, la surprise, la curiosité. Nous disons la curiosité, parce qu’il est probable que les manières peu prévenantes et visiblement contraintes de Ravenswood, et qui formaient une opposition si marquée avec l’expression naturelle de ses traits et la grâce de son maintien, en excitant l’étonnement de Lucie par ce contraste, contribuèrent à fixer encore davantage le souvenir de ce jeune homme dans son cœur. Elle n’avait entendu parler que très légèrement des querelles qui avaient existé entre son père et celui d’Edgar ; et, quand même elle eût été mieux instruite, elle aurait eu peine à concevoir les passions violentes et haineuses auxquelles elles avaient donné naissance. Mais elle savait qu’il était d’une noble extraction, pauvre quoique descendu d’une famille autrefois opulente, et elle pouvait apprécier le sentiment qui lui faisait éviter l’expression de la reconnaissance du propriétaire actuel des domaines et du château de ses ancêtres. – Cependant, pensait-elle, aurait-il refusé de même nos remerciements ? nous aurait-il quittés d’une manière si brusque si mon père lui eût parlé avec plus de douceur, avec moins de fierté, s’il avait adouci les témoignages de sa gratitude par ce ton gracieux que les femmes savent si bien prendre quand elles veulent calmer les passions fougueuses des hommes ? C’était une question dangereuse à adresser à son cœur, dangereuse en elle-même et par ses conséquences.

Lucie Ashton, en un mot, se trouvait perdue dans ce labyrinthe d’idées qui offre tant de dangers pour l’imagination d’une jeune personne sensible. Le temps et l’absence pouvaient, il est vrai, détruire l’impression que cet événement avait faite sur son cœur, puisqu’ils ont produit tant d’effets sur beaucoup d’autres. Mais la solitude dans laquelle elle vivait habituellement, jointe au manque de distractions, contribuait à replacer toujours les mêmes idées, les mêmes visions devant ses yeux. Cette solitude était principalement occasionnée par l’absence de lady Ashton, alors à Édimbourg, occupée d’une intrigue d’État. Le lord garde des Sceaux d’ailleurs était naturellement réservé et peu sociable, il ne recevait du monde que par ostentation et dans des vues politiques ; jamais miss Ashton n’avait vu chez lui personne qui pût balancer à ses yeux le modèle de grandeur chevaleresque qu’elle croyait avoir trouvé dans le Maître de Ravenswood.

Tandis que Lucie se livrait à ces rêves, elle fit de fréquentes visites à la vieille Alix, espérant qu’il ne lui serait pas difficile de la faire parler d’un sujet qu’elle avait laissé imprudemment s’emparer de toutes ses pensées, mais elle fut trompée dans son attente. Alix lui parlait volontiers, et avec une sorte d’enthousiasme, de la famille de Ravenswood ; mais elle semblait écarter avec soin toute mention du représentant actuel de cette illustre maison, et le peu qu’elle en disait n’était pas ce que Lucie aurait eu du plaisir à entendre ; car elle le peignait comme d’un caractère sombre et fier, incapable de pardonner une injure, et n’y songeant que pour s’en venger ; et Lucie rapprocha ce qu’elle entendait dire sur ces dangereuses qualités de l’avis qu’Alix avait donné à son père de prendre garde à Ravenswood.

Mais ce Ravenswood, sur lequel on avait conçu des soupçons si injustes, ne les avait-il pas victorieusement réfutés en sauvant en même temps la vie de son père et la sienne ? S’il nourrissait de noirs projets de vengeance, comme les discours d’Alix le donnaient à penser, il n’avait pas besoin de commettre un crime pour satisfaire complètement cette affreuse passion ; il n’avait qu’à rester spectateur inactif, il aurait vu l’objet de sa haine périr d’une mort cruelle s’il ne l’avait généreusement secouru. Elle conclut donc que quelques préjugés, quelques préventions, les soupçons auxquels la vieillesse et l’infortune ne se livrent que trop facilement portaient Alix à juger défavorablement le jeune Edgar, et à le peindre sous des traits qui ne pouvaient se concilier avec la noblesse et la générosité de sa conduite. Lucie plaçait toutes ses espérances dans cette conviction et travaillait à un tissu d’illusions aussi brillant et aussi fragile que ce duvet des plantes qui voltige tous les ans, brillant des perles de la rosée, aux premiers rayons de l’aurore.

Son père, de son côté, faisait des réflexions aussi fréquentes, quoique plus raisonnables que celles de Lucie, sur l’événement singulier qui venait de se passer. Son premier soin, en arrivant chez lui, avait été d’appeler un médecin pour s’assurer que sa fille n’avait rien à craindre des suites d’une scène si dangereuse et si alarmante. Satisfait sur ce point, il s’enferma dans sa bibliothèque ; et, examinant les notes qu’il avait prises de l’officier de justice chargé d’interrompre les funérailles du lord de Ravenswood, il fit à ce sujet un travail tout différent de celui qu’il avait commencé. Possédant toute la dextérité ordinaire au barreau, il lui en coûtait peu pour donner au même fait des couleurs opposées : aussi, dans le compte qu’il avait à rendre au conseil privé du tumulte qui avait eu lieu en cette occasion, s’appliqua-t-il à en adoucir les traits avec autant de soin qu’il en avait pris d’abord pour les exagérer. Il représenta ensuite à ses collègues la nécessité d’adopter des mesures conciliatrices avec des jeunes gens dont le sang était bouillant, et qui n’avaient pas encore pu recevoir les leçons de l’expérience. Il n’hésita même pas à rejeter une partie du blâme sur l’officier ministériel, qui avait montré en cette occasion, dit-il, plus de zèle que de prudence.

Tel était le contenu de ses dépêches officielles ; mais les lettres particulières qu’il écrivit à ceux de ses amis sur lesquels il pouvait compter, et qui devaient influer sur la décision de cette affaire, étaient d’une nature encore plus favorable : il leur représenta que des mesures de douceur seraient, en cette circonstance, politiques et populaires, au lieu que le respect qu’on avait en Écosse pour tout ce qui tient aux cérémonies funèbres exciterait un mécontentement général si l’on voyait le Maître de Ravenswood traité avec sévérité pour avoir empêché que les obsèques de son père ne fussent troublées. Enfin, prenant le ton d’un homme plein de noblesse et de générosité, il demandait que, par égard pour lui-même, on ne donnât aucune suite à cette affaire. Il fit une allusion délicate à sa propre situation vis-à-vis du jeune Ravenswood avec le père duquel il avait plaidé si longtemps, quoique pour la défense de ses droits légitimes. Il ajouta qu’il serait désespéré que quelque méchant pût profiter de cette circonstance pour le peindre comme ayant profité de cette indiscrétion pour achever d’écraser une famille ennemie de la sienne ; qu’il lui serait infiniment désagréable de voir encore ajouter aux malheurs d’une noble maison, et d’en être la cause indirecte ; il fit sentir qu’il ne serait pas fâché au contraire de pouvoir se faire un mérite de l’indulgence avec laquelle le jeune Ravenswood serait traité par suite du rapport favorable qu’il avait fait, et de son intercession en sa faveur, enfin, qu’il aurait à ses nobles amis une obligation personnelle et toute particulière s’ils consentaient à couvrir toute cette affaire des voiles de l’oubli.

Il est à remarquer que, contre son usage ordinaire et uniforme, en écrivant à lady Ashton, il ne lui dit pas un mot de ces événements. Il lui parla de l’alarme qu’un taureau sauvage avait causée à sa fille, mais il garda le silence sur le secours inattendu qu’il avait obtenu du jeune Ravenswood et sur le tumulte qui avait eu lieu lors des obsèques de son père.

Les amis et collègues de sir William furent également surpris en recevant des lettres conçues en un style auquel ils s’attendaient si peu. Ils les comparèrent ensemble, et en voyant qu’elles tendaient toutes au même but, l’un se mit à sourire, l’autre releva les sourcils, un troisième ouvrit les yeux et la bouche, et un quatrième demanda s’il était bien sûr que le lord garde des sceaux n’eût pas écrit quelques lettres secrètes dans un sens différent. – Je gagerais tout au monde, ajouta-t-il, qu’aucune de celles-ci ne contient le véritable nœud de l’affaire.

Mais personne n’avait reçu de lettres d’une nature différente, quoique cette question parût faire soupçonner à quelques personnes la possibilité de leur existence.

– Eh bien ! dit un homme d’état à cheveux gris, qui, à force de courbettes et en changeant de parti aussi souvent que les circonstances l’avaient exigé, avait toujours maintenu son poste au gouvernail malgré les directions contraires que le vaisseau de l’État avait suivies depuis trente ans, j’aurais cru que sir William aurait vérifié le vieux proverbe écossais, qui dit que la peau de l’agneau se vend au marché, tout comme celle du vieux mouton.

– Il faut faire ce qu’il désire, dit un autre ; mais j’étais loin de m’attendre à une pareille demande de sa part.

– Le lord garde des sceaux s’en repentira avant un an et un jour, dit un troisième : le Maître de Ravenswood est garçon à lui filer une bonne quenouille.

– Et quel parti pourriez-vous prendre à l’égard de ce pauvre jeune homme, milords ? demanda le marquis d’Athol : le lord garde des sceaux possède tous les biens de sa famille. Il ne lui reste pas un shilling pour payer l’amende que vous prononceriez contre lui. Là-dessus le vieux lord Turntippet reprit :

Mais s’il n’a pas de quoi payer l’amende,

Il a son cou pour qu’on le pende.

C’est ainsi qu’on procédait avant la Révolution. – Luitur cum personâ, qui luere non potest cum crumenâ . C’est de bon latin, milords, d’excellent latin de jurisprudence. Qu’en dites-vous ?

– Je ne vois pas, milords, reprit le marquis, quel motif personne peut avoir pour pousser cette affaire plus loin. Laissons le lord garde des sceaux agir comme il le juge convenable.

– Soit ! soit ! – Convenu. – Décidé que le garde des sceaux prononcera sur cette affaire, – en lui adjoignant un de nous pour la forme, – lord Hirplehooly par exemple, qui ne peut quitter son lit. Allons, greffier, mentionnez cette décision sur vos registres. – Maintenant, milords, nous avons à prendre un parti sur l’amende du lord de Bucklaw, de ce jeune mange-tout. Je suppose qu’elle sera versée entre les mains du lord trésorier.

– Quoi ! quoi ! s’écria lord Turntippet : je comptais bien que ce morceau tomberait dans ma bouche, et je l’ouvrais déjà pour le recevoir.

– Vous allez un peu vite en besogne, milord, dit le marquis : vous me rappelez que je vous ai entendu citer en une autre occasion le chien du meunier qui allonge la langue avant que le sac qui contient son dîner soit délié. – L’amende n’est pas encore prononcée.

– Mais il n’en coûtera qu’un trait de plume, dit lord Turntippet, et sûrement il n’y a pas ici un noble lord qui puisse penser qu’après avoir montré toute la complaisance possible, après avoir prêté tous les serments qu’on a voulu, après avoir renoncé à tous les partis qui ont eu le dessous, après avoir servi l’État, en un mot, à tort et à travers, pendant plus de trente ans, je ne puisse avoir de temps en temps quelque chose pour me rafraîchir la bouche et m’aider à avaler ma salive.

– Cela serait bien déraisonnable sans doute, milord, répliqua le marquis, si nous nous étions jamais aperçus que quelque chose vous tînt au gosier ou si nous pouvions espérer de calmer votre soif.

Mais il est temps de tirer le rideau sur les scènes que présentait alors le Conseil privé d’Écosse.

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