CHAPITRE IX

Quand le cor, aux chasseurs annonçant le signal
Fait aux hôtes des bois entendre un son fatal,
Quiconque est animé du feu de la jeunesse
Sent tressaillir son cœur, s’arrache à la mollesse,
Se livre avec transport au plus noble plaisir.

JOANNA BAILLIE, Etwald, acte I, scène II

Une nourriture légère procure, dit-on, un léger sommeil ; si nous nous rappelons le repas que la conscience de Caleb, ou plutôt la nécessité, qui emprunte souvent ce nom pour se déguiser, avait destiné aux habitants de Wolfcrag, nous ne serons pas surpris de voir Bucklaw déjà levé et habillé dès la pointe du jour.

– Debout ! debout ! s’écria-t-il en se précipitant dans la chambre de son hôte et en poussant des cris qui auraient pu réveiller les morts, levez-vous, levez-vous vite, au nom du ciel ! Les chasseurs sont dans la plaine, c’est la seule partie de chasse que j’aie aperçue depuis un mois… Allons, allons, vous ne devez pas regretter beaucoup un lit qui n’a d’autre mérite que d’être un peu plus doux que la pierre du caveau de vos ancêtres.

– J’aurais été charmé, M. Bucklaw, dit Ravenswood en levant la tête d’un air d’humeur, que vous eussiez remis à un autre moment vos plaisanteries ; il n’est pas très agréable de perdre un instant de sommeil que je commençais à peine à goûter, après une nuit consacrée à réfléchir sur ma cruelle position.

– Bah ! bah ! reprit son hôte, allons, levez-vous ; j’ai sellé moi-même nos chevaux car le vieux Caleb s’époumonait à appeler des palefreniers et des laquais, et avant de pouvoir obtenir de lui le moindre service, il m’eût fallu avaler pendant deux heures des excuses interminables sur l’absence d’hommes qui n’ont jamais existé. Allons, je vous répète que les meutes sont lancées ; la chasse commence !

Et Bucklaw disparut comme un éclair.

– Et je vous répète aussi que rien ne peut m’être plus indifférent. Quel est donc le seigneur qui vient chasser si près de la tour ?

– C’est l’honorable lord Littlebrain, répondit Caleb, qui avait suivi Bucklaw dans la chambre de son maître ; et je voudrais bien savoir à quel titre il se permet de venir chasser sur les terres et dans les propres domaines de Votre Seigneurie !

– À quel titre, Caleb ? Oh ! par une raison toute simple : c’est qu’il a acheté les terres et les domaines, et qu’il se croit autorisé à exercer des droits qui lui ont été vendus et à chasser sur des propriétés qui maintenant sont les siennes.

– Cela se peut, milord, mais je n’en dirai pas moins que ce n’est pas agir en gentilhomme et en brave et digne seigneur que de venir exercer ici de pareils droits lorsque Votre Seigneurie est dans son château de Wolfcrag. Lord Littlebrain ferait bien de se rappeler ce que ses ancêtres étaient autrefois.

– Et nous ce que nous sommes aujourd’hui, dit son maître en s’efforçant, mais en vain, de sourire. Mais donnez-moi mon manteau, mon cher Caleb, je vais contenter Bucklaw et voir avec lui cette chasse. Il y aurait par trop d’égoïsme à sacrifier le plaisir de mon hôte à mon inclination.

– Sacrifier ! répéta Caleb, indigné que son maître dérogeât à sa dignité au point de faire le moindre sacrifice par égard pour qui que ce fût ; sacrifier, en effet !… Mais pardon, quel habillement vous plaît-il de porter aujourd’hui ?

– Celui que vous voudrez, Caleb. Il me semble que ma garde-robe n’est pas très nombreuse.

– Pas nombreuse ! répéta le vieillard. Et qu’est-ce donc que l’habit gris que votre Seigneurie donna à Hildebrand, son premier coureur ; et celui de velours français de lord votre père, de glorieuse mémoire ; et tous ses autres vêtements qui furent distribués à sa mort aux différents domestiques ; et le manteau de drap de Berry ?…

– Que je vous ai donné, Caleb, et qui, je crois, est le seul que vous puissiez me proposer, à l’exception des habits que je portais hier, et que je vous prie de m’apporter sans autre discussion.

– Si c’est la volonté de Votre Honneur…, dit Caleb en les lui présentant ; il est vrai qu’ils sont d’une couleur sombre, et par conséquent plus convenables, attendu que vous êtes en deuil. Néanmoins je crois que, dans ce moment, le manteau de drap de Berry, et je ne l’ai pas même essayé, sachant qu’il ne me convenait de le porter ; je crois, dis-je, que dans ce moment comme il est bien brossé et qu’il y a des dames dans la plaine…

– Des dames ! dit Ravenswood, et quelles dames, Caleb ?

– C’est ce que je ne sais pas, Votre Honneur, je sais seulement que, comme je regardais les chasseurs de l’une des croisées de la tour, j’en ai aperçu quelques-unes qui avaient de grandes plumes blanches sur leurs chapeaux, et qui couraient au grand galop avec la même intrépidité que les plus braves cavaliers.

– C’est bien, c’est bien, Caleb. Aidez-moi maintenant à mettre mon manteau, et donnez-moi mon ceinturon. Mais quel est ce bruit que j’entends dans la cour ?

– C’est le laird de Bucklaw qui amène les chevaux, dit Caleb après avoir regardé par la fenêtre ; comme s’il n’y avait pas assez de valets au château ou que je ne pusse pas remplacer ceux qui ne se trouvent point à leur poste !

– Hélas ! Caleb, il nous manquerait peu de chose si votre pouvoir égalait votre zèle et votre bonne volonté !

– Je me flatte que Votre Seigneurie n’a pas lieu d’être mécontente. Car il me semble que, tout considéré, nous soutenons l’honneur de la famille aussi bien que le permettent les circonstances. Seulement M. Bucklaw est toujours si brusque et si impatient ! Et tenez, voilà qu’il a amené le palefroi de Votre Honneur sans que la selle fût décorée du drap écarlate dont je la couvre ordinairement, et que j’aurais pu brosser en une minute.

– Oh ! c’est très bien, mon cher Caleb, dit son maître en s’échappant et en descendant l’escalier étroit qui conduisait dans la cour.

– Il se peut que ce soit très bien, dit Caleb un peu sèchement, mais si Votre Seigneurie veut seulement m’écouter, je lui dirai ce qui vaudrait encore mieux.

– Eh bien ! qu’est-ce encore ? dit Ravenswood en se retournant d’un air d’impatience.

– C’est qu’il serait bon que vous prissiez vos mesures pour ne pas revenir dîner au château, ni vous ni Bucklaw ; car quoique la reine Marguerite m’ait servi si bien hier, je ne saurais faire un jour de jeûne d’un jour de fête, et grâce à ce moment de répit, j’aurais le temps d’aviser aux moyens de déjeuner demain. Si, par exemple, Votre Honneur pouvait s’arranger de manière à se faire inviter à dîner par le lord Littlebrain ?… Ou bien, si vous alliez dîner avec eux à l’auberge, vous trouveriez toujours bien quelque excuse pour ne point payer votre écot ; vous pourriez dire que vous avez oublié votre bourse, ou bien que l’aubergiste ne vous a point payé sa redevance et que cela entrera dans le compte.

– Ou tout autre mensonge qui me viendra le premier à l’esprit, n’est-ce pas, Caleb ? lui dit son maître. Adieu, j’admire vos expédients pour sauver, comme vous dites, l’honneur de la famille. Et se jetant sur son cheval, il suivit Bucklaw qui, au risque manifeste de se rompre le cou, s’était mis à descendre au grand galop un sentier étroit et presque perpendiculaire conduisant de la tour dans la plaine dès qu’il avait vu Ravenswood mettre le pied dans l’étrier.

Caleb Balderston les suivit d’un œil inquiet, craignant à chaque instant qu’il n’arrivât quelque malheur à l’héritier du nom de Ravenswood, et il ne quitta la croisée que lorsqu’il les vit en sûreté dans la plaine.

Excité par l’impétuosité naturelle de son caractère, le jeune Bucklaw volait comme un tourbillon rapide que rien ne pouvait arrêter dans sa course. Ravenswood ne le suivait pas avec moins d’ardeur, car bien qu’il ne sortît qu’à regret de l’inactivité contemplative qui formait comme la base de son existence, une fois qu’il en était tiré, il était tout de feu. Sa fougue n’était pas toujours proportionnée au motif de l’impulsion, elle était en quelque sorte purement machinale, c’était comme une pierre qui roule avec la même vitesse du haut d’un roc dans un précipice, soit qu’elle ait été jetée par un enfant, ou lancée par la main d’un Hercule. Il se livrait donc impétueusement au plaisir de la chasse, passe-temps si naturel à la jeunesse de tous les rangs et de toutes les conditions qu’il semble être plutôt une passion inhérente en nous qu’un goût acquis et inspiré par l’habitude.

Le son éclatant du cor, dont alors on se servait toujours pour animer et pour diriger les meutes, les aboiements prolongés des chiens, les cris des chasseurs qu’on entendait dans l’éloignement, la vue des cavaliers qu’on apercevait tantôt sortant de derrière des collines, tantôt courant dans la plaine, ou bien franchissant les marécages qui leur barraient le chemin, tout contribuait à animer le Maître de Ravenswood et à bannir de son esprit, du moins pour le moment, les souvenirs pénibles qui le poursuivaient sans cesse.

Le première chose qui réveilla dans son âme des idées amères et douloureuses fut de s’apercevoir que son cheval, malgré tous les avantages que lui donnait la connaissance parfaite que son maître avait du pays, était incapable de suivre la chasse. Pour le ménager, il venait de le mettre au pas, et songeait avec amertume que sa pauvreté l’empêchait de goûter l’amusement favori de ses ancêtres, et même leur unique occupation en temps de paix, lorsqu’il se vit aborder par un cavalier bien monté qui l’avait suivi depuis quelques moments sans qu’il s’en aperçût et qui paraissait être une espèce d’intendant ou d’homme de confiance.

– Votre cheval est essoufflé, monsieur, dit cet homme avec une complaisance qu’on trouve bien rarement dans un chasseur : oserais-je prier Votre Honneur de vous servir du mien ?

– Monsieur, dit Ravenswood, plus surpris que content d’une pareille proposition, je ne sais en vérité pas comment j’ai pu mériter une pareille faveur de la part d’un étranger.

– Et parbleu ! qu’importe comment vous l’avez méritée ? dit Bucklaw qui, avec beaucoup de répugnance, avait jusqu’alors retenu son coursier fougueux pour ne point se séparer de son hôte ; il vous l’offre, c’est l’essentiel, et acceptez toujours, sauf à vous expliquer après la chasse. Prenez les biens que les dieux vous envoient, comme dit le grand Dryden, ou plutôt… attendez… écoutez, mon ami, prêtez-moi ce cheval, je vois que vous avez de la peine à le gouverner, et je vous réponds qu’il sera d’une docilité charmante lorsque je vous le rendrai. Quant à vous, Ravenswood, montez sur le mien, et vous n’aurez pas besoin de lui faire sentir vos éperons pour lui donner de l’ardeur.

Et jetant la bride de son cheval au Maître de Ravenswood, il s’élança sur celui que l’étranger lui avait cédé et continua sa course au grand galop.

– A-t-on jamais vu un pareil fou ? dit son ami ; et vous, monsieur, comment avez-vous pu lui confier votre cheval ?

– Le cheval appartient à quelqu’un qui se fera toujours un plaisir de le prêter à Votre Seigneurie ou aux personnes qu’elle honore de son amitié.

– Et quel est le nom de celui… ?

– Votre Honneur voudra bien m’excuser, mais vous l’apprendrez de lui-même, si vous voulez bien prendre le cheval de votre ami et me laisser le vôtre ; je vous rejoindrai à la curée, qui ne tardera pas longtemps, car le son du cor me fait entendre que le cerf est déjà aux abois.

– Je crois en effet que ce sera le meilleur moyen de retrouver votre cheval, dit Ravenswood ; et montant sur le coureur de Bucklaw, il se dirigea avec toute la vitesse possible vers l’endroit où les sons du cor annonçaient que le cerf était au moment de terminer sa carrière.

Hyke a Talbot, hyke a Teviot, how boys . Tels étaient les cris de l’ancien langage de la vénerie anglaise. À ces sons bruyants se mêlaient les cris des veneurs et les aboiements impatients des chiens, qui étaient alors presque suspendus sur leur proie. Les cavaliers épars commencèrent à accourir de différents côtés vers le lieu de l’action, mais Bucklaw, qui était parti avant les autres, conserva son avantage, et arriva le premier à l’endroit où le cerf, épuisé de fatigue et hors d’état de courir plus longtemps, s’était retourné sur la meute, et, comme disent les chasseurs, tenait les abois. La tête penchée en avant, les flancs couverts d’écume, les yeux étincelants et exprimant tout à la fois la rage et la peur, il était à son tour devenu un objet d’alarme pour ceux qui le poursuivaient.

Les chasseurs arrivèrent l’un après l’autre et semblaient épier l’occasion de l’attaquer, ce qui, dans ces circonstances, demande une certaine prudence. Les chiens se tenaient à l’écart et redoublaient leurs aboiements, sans se hasarder à approcher de leur ennemi ; chaque cavalier semblait vouloir céder à son camarade l’honneur dangereux de lui porter le premier coup. Le terrain était creux dans cet endroit, ce qui offrait peu d’avantage pour approcher du cerf sans qu’il s’en aperçût ; et l’air retentit de cris de joie lorsque Bucklaw, avec cette dextérité qui distinguait un cavalier accompli de ce temps, sauta tout à coup à bas de son cheval, courut sur le cerf, et le fit tomber en lui coupant le jarret avec un couteau de chasse. Les chiens, se précipitant sur leur ennemi hors d’état de se défendre, eurent bientôt mis fin à ses souffrances et proclamèrent sa mort par de longs aboiements ; tandis que les fanfares des cors de chasse et les cris de joie des cavaliers faisaient retentir une mort jusque sur les vagues de la mer.

Le veneur rappela alors la meute et alla présenter à genoux son couteau à une dame montée sur un beau palefroi blanc, et qui, par crainte ou peut-être par compassion, s’était tenue jusqu’alors à quelque distance. Elle avait un masque de soie noire, mode qui, dans ce temps, était généralement adoptée, tant pour préserver le teint contre les ardeurs du soleil que d’après certaines idées de bienséance qui ne permettaient pas à une dame de paraître la figure découverte au milieu d’une troupe de chasseurs, ou de toute autre bande bruyante, dans laquelle il se trouvait nécessairement des personnes de toutes les classes.

À la richesse de sa parure, à la beauté de son palefroi ainsi qu’au compliment champêtre que lui fit le veneur, Bucklaw reconnut que c’était la reine de la chasse. Mais ce ne fut pas sans un sentiment de pitié, qui approchait même du mépris, que ce chasseur enthousiaste la vit refuser le couteau que le veneur lui présenta pour qu’elle fit la première incision dans la poitrine du cerf afin de découvrir la qualité de la venaison. Il avait une sorte d’envie de lui présenter ses hommages ; mais par malheur la vie que Bucklaw avait menée jusqu’alors ne lui avait pas fait connaître parfaitement la bonne société, et les femmes dont il avait recherché l’intimité n’étaient pas précisément de la classe la plus honorable et la plus distinguée : aussi, malgré son audace naturelle, éprouvait-il de l’embarras et une sorte de honte lorsqu’il voulait parler à une dame de qualité.

À la fin, rassemblant tout son courage, il se décida à saluer la belle chasseresse et à lui dire qu’il espérait que son amusement avait répondu à son attente. La réponse de la jeune dame fut modeste et polie, et elle témoigna quelque reconnaissance au brave cavalier qui avait terminé la chasse avec tant d’adresse, lorsque les chiens et les chasseurs semblaient intimidés et n’osaient avancer.

– Soit dit entre nous, madame, reprit Bucklaw, que cette observation ramena sur son terrain, il n’y a pas grand mérite à ce que j’ai fait, attendu que rien n’est plus facile, pourvu seulement qu’on n’ait pas trop peur de recevoir une paire d’andouillers dans la poitrine. J’ai chassé cinq cents fois à forcer le cerf, madame, et je ne l’ai jamais vu aux abois que je ne me sois hardiment avancé sur lui : l’usage et la pratique, madame, voilà tout le secret ; cependant il faut aussi de la prudence et de l’attention, et je vous conseille d’avoir toujours un couteau de chasse bien affilé à deux tranchants, afin de pouvoir frapper en avant ou en arrière, suivant l’occasion ; car une blessure faite par un coup de corne est dangereuse et sujette à s’envenimer.

– Je vous remercie de ce conseil, monsieur, dit la jeune dame, tandis que son masque cachait à peine le léger sourire de ses lèvres, mais je crains de n’avoir pas souvent occasion de le mettre en pratique.

– Ce que ce monsieur dit n’en est pas moins très sensé, dit un vieux veneur qui avait écouté la harangue de Bucklaw avec beaucoup d’admiration ; et j’ai souvent entendu dire à mon père, qui était garde des bois, que les défenses du sanglier faisaient des blessures moins dangereuses que les cornes d’un cerf.

– Très bien parlé, mon ami ; mais à présent, ajouta Bucklaw, qui était alors dans son élément et qui désirait diriger toutes les opérations, il me semble que les chiens étant fatigués et ayant bien fait leur devoir, il faut songer à leur donner la curée ; et s’il m’est permis de dire mon avis, le veneur qui le dépècera doit commencer par vider, à la santé de madame, un pot de bière ou un verre d’eau-de-vie ; car s’il néglige de remplir cette formalité, la venaison ne pourra pas se conserver.

Ce conseil très agréable fut, comme on se l’imagine, suivi strictement par le veneur qui, en revanche, présenta à Bucklaw le couteau que la jeune dame avait refusé ; et sa maîtresse pria celui-ci de ne point rejeter cet honneur.

– Je suis persuadée, monsieur, dit-elle en se retirant du cercle qui s’était formé autour d’elle, que mon père, pour l’amusement duquel lord Littlebrain a fait sortir aujourd’hui ses meutes, s’en rapportera volontiers, pour tout ce qui est d’usage, à un homme qui a votre expérience.

À ces mots, elle le salua d’un air gracieux et s’éloigna suivie de deux domestiques qui semblaient attachés plus particulièrement à son service. À peine Bucklaw s’aperçut-il de son départ ; il était trop enchanté de trouver l’occasion de déployer son talent pour qu’il y eût homme ou femme au monde qui, dans un pareil moment, pût occuper la moindre place dans ses pensées. Déjà il s’était débarrassé de son habit, et, retroussant les manches de sa chemise, il s’enfonça les bras nus jusqu’au coude dans le sang et dans la graisse, coupant, taillant et dépeçant avec toute la précision du chasseur ou du boucher le plus accompli, tandis qu’en même temps il avait soin de faire résonner tous les termes de l’art aux oreilles des chasseurs qui l’entouraient, ne parlant que de nombles, de daintiers et autres expressions techniques dont nous ferons grâce à nos lecteurs.

Lorsque Ravenswood, qui avait suivi d’assez près son ami, vit que le cerf avait succombé, l’ardeur momentanée qui l’avait entraîné vers le lieu de la chasse fit place à ce sentiment de répugnance qu’il éprouvait à rencontrer, dans son abaissement, le regard de ses égaux ou de ses inférieurs. Il retint son cheval et monta sur le sommet d’une colline peu élevée, d’où il observa la scène bruyante et animée qui se passait dans la plaine, écoutant les cris des chasseurs, les aboiements des chiens et les hennissements des chevaux.

Mais ces sons de joie n’inspiraient au jeune Edgar que des sentiments bien opposés. La chasse et tous ses plaisirs, depuis les temps féodaux, ont toujours été regardés comme les privilèges presque exclusifs des grands, et c’était autrefois leur principale occupation en temps de paix. Se voir privé, par ses malheurs, de prendre part à un amusement champêtre qu’il devait regarder comme une prérogative spéciale de son rang et de sa naissance, penser que des étrangers chassaient alors librement sur des domaines dont ses ancêtres s’étaient toujours réservé la jouissance exclusive, tandis que lui, qui aurait dû être l’héritier de leurs biens et de leurs titres, était obligé de se tenir à l’écart et de dévorer en silence sa honte et son humiliation : c’était un spectacle, c’étaient des réflexions de nature à faire une impression profonde sur une âme telle que celle de Ravenswood, naturellement portée à la tristesse et à la mélancolie.

Sa fierté finit cependant par triompher de son abattement, qui fit place à une vive impatience lorsqu’il vit que Bucklaw, avec son étourderie ordinaire, ne pensait pas à revenir et à ramener le cheval qu’on lui avait prêté et que Ravenswood, avant de s’éloigner, désirait voir rendre à son maître complaisant. Il s’apprêtait à se diriger vers le groupe au milieu duquel Bucklaw s’évertuait pour montrer son talent, lorsqu’il fut rejoint par un cavalier qui, comme lui, s’était tenu à l’écart pendant la fin de la chasse.

Ce personnage paraissait d’un âge avancé ; il portait un grand manteau d’écarlate, qui était croisé jusque sur son menton, et son chapeau était rabattu sur ses yeux, sans doute par précaution contre les injures du temps. Sa monture, cheval d’amble, doux et docile, convenait à un cavalier qui se proposait de voir la chasse plutôt que d’y prendre part ; un domestique le suivait à quelque distance, et tout semblait indiquer que c’était un seigneur de distinction. Il aborda Ravenswood très poliment, mais non sans quelque embarras. – Vous paraissez plein d’ardeur et de courage, monsieur, lui dit-il, et cependant vous semblez regarder ce noble amusement avec autant d’indifférence que si vous étiez chargé du poids de mes années.

– Il fut un temps où je m’y livrais aussi avec enthousiasme, répondit Edgar ; aujourd’hui des événements récemment arrivés dans ma famille doivent me servir d’excuse ;… d’ailleurs, ajouta-t-il, j’étais assez mal monté au commencement de la chasse.

– Je crois, dit l’étranger, qu’un de mes domestiques a eu le bon sens de donner un cheval à votre ami.

– Il a eu en effet cette complaisance, et permettez-moi de vous en remercier, au nom de mon ami, M. Hayston de Bucklaw, l’un des chasseurs les plus intrépides qu’il soit possible de voir ; il ne tardera pas, je l’espère, à rendre le cheval à votre domestique, et joindra alors lui-même tous ses remerciements à ceux que je vous prie d’agréer de ma part.

En parlant ainsi, le Maître de Ravenswood salua l’étranger, et prit le chemin de Wolfcrag, de l’air d’un homme qui a fait ses adieux définitifs ; mais l’étranger n’était pas d’avis de se séparer de lui si promptement, et prenant la même route, il dirigea son cheval si près de celui de Ravenswood que celui-ci, à moins de passer devant lui, ce que la civilité, l’étiquette du temps et le respect dû à l’âge ne lui permettaient guère de faire, ne pouvait aisément s’échapper de sa compagnie.

Le vieillard ne garda pas longtemps le silence. – Voici donc l’ancien château de Wolfcrag, dont il est si souvent parlé dans l’histoire d’Écosse, dit-il en regardant la vieille tour sur laquelle un épais nuage qui s’était détaché de l’horizon commençait à jeter un voile sombre ; car, à la distance de moins d’un mille, le cerf, ayant fait un détour dans sa fuite, avait ramené les chasseurs à peu près au même endroit où ils étaient lorsque Ravenswood et Bucklaw étaient partis pour les rejoindre.

Ravenswood ne répondit à cette observation que par un signe de tête.

– C’est, à ce que j’ai entendu dire, ajouta l’étranger sans se laisser déconcerter par sa froideur, l’une des plus anciennes propriétés de l’honorable famille de Ravenswood.

– La plus ancienne, monsieur, et probablement la dernière.

– Je… je… j’espère que non, monsieur, dit le vieillard, toussant à plusieurs reprises pour s’éclaircir la voix, et faisant un effort sur lui-même pour surmonter une certaine hésitation ; l’Écosse sait ce qu’elle doit à cette ancienne famille et n’a pas oublié les exploits éclatants par lesquels elle s’est signalée. Je ne doute pas que si l’on représentait d’une manière convenable à sa majesté l’état de misère… je veux dire de décadence où se trouve une famille si noble et si illustre, on ne pût trouver des moyens ad reœdificandam antiquam domum…

– Je vous épargnerai la peine de pousser plus loin cette discussion, monsieur, dit Edgar avec une noble fierté. Je suis l’héritier de cette malheureuse maison, je suis le Maître de Ravenswood, vous avez vous-même des sentiments trop nobles et trop généreux pour qu’il soit nécessaire de vous rappeler que s’il est quelque chose de plus pénible que le malheur, c’est la mortification de se voir l’objet d’une pitié qu’on ne réclame point.

– Je vous demande mille fois pardon, monsieur, dit l’étranger : je ne savais pas… je sens fort bien que je n’aurais pas dû parler… rien n’était plus éloigné de ma pensée que de supposer…

– Aucune excuse n’est nécessaire, monsieur, répondit Ravenswood ; voici l’endroit où il faut sans doute nous séparer, et je vous assure que je n’emporte pas le moindre sentiment d’aigreur.

En disant ces mots, il s’apprêtait à prendre le sentier étroit qui conduisait à Wolfcrag, lorsque la jeune dame dont nous avons déjà parlé arriva près du vieillard, suivie de ses domestiques.

– Ma fille, lui dit l’étranger, voici le Maître de Ravenswood.

Il semblait naturel qu’Edgar adressât quelques mots à celle à qui il se voyait ainsi présenté, ou qu’il s’informât du moins du nom du vieillard qui semblait déterminé à faire, malgré lui, sa connaissance ; mais quel que fût le sentiment qui le dominait, il resta complètement muet et immobile. Dans ce moment, le nuage qui s’abaissait depuis longtemps sur Wolfcrag et qui en s’avançant couvrait l’horizon de ténèbres de plus en plus épaisses commença, par deux ou trois coups éloignés, à annoncer le tonnerre qu’il portait dans son sein, tandis que deux éclairs se succédant presque aussitôt firent voir dans le lointain les tourelles grises de Wolfcrag, et plus près les vagues agitées de la mer qui brillaient un moment d’une lueur rouge.

Le cheval de la jeune dame se montra rétif, se mit à bondir et à se dresser sur ses pieds de derrière, au point de donner quelques inquiétudes ; Ravenswood avait trop d’honneur, trop d’humanité pour s’éloigner brusquement dans un pareil moment et l’abandonner aux soins d’un faible vieillard et de ses domestiques. Il fut donc, ou du moins se crut obligé par la politesse de saisir la bride de son cheval indocile et d’aider la belle chasseresse à le diriger. Tandis qu’il remplissait ce devoir, le vieillard fit l’observation que l’orage semblait augmenter… Ils étaient très éloignés de la maison de lord Littlebrain, chez lequel ils logeaient alors, et il serait fort obligé au Maître de Ravenswood de vouloir bien lui indiquer où il pourrait trouver quelque endroit pour se mettre à l’abri. En même temps il jeta un regard timide et embarrassé du côté de la tour, et il était impossible de n’en pas comprendre l’expression.

Dans une circonstance semblable, Ravenswood ne pouvait éviter avec bienséance d’offrir l’abri momentané de sa maison à un vieillard et sa fille surpris par l’orage, et éloignés de toute autre habitation. L’état même où se trouvait la jeune dame rendait cet acte de politesse indispensable, car tandis qu’il tenait la bride de son cheval, il ne put s’empêcher de remarquer qu’elle tremblait beaucoup et qu’elle était extrêmement agitée, ce qui provenait sans doute de ce qu’elle redoutait l’orage, qui paraissait devoir être terrible.

Je ne sais si le Maître de Ravenswood partageait ses craintes, mais il ne paraissait pas non plus très calme lorsqu’il répondit : – La tour de Wolfcrag n’a rien à offrir que l’abri de son toit, mais s’il peut être agréable dans un pareil moment… Il s’arrêta, comme s’il lui eût été impossible de proférer le reste de l’invitation. Mais le personnage qui s’était constitué de son chef son compagnon ne lui laissa pas le temps de battre en retraite, quand même il en aurait eu envie, et regarda ce peu de mots comme une invitation suffisante.

– L’orage, dit-il, devait être une excuse pour bannir toute cérémonie…

La santé de sa fille était très faible, elle avait beaucoup souffert des suites d’une frayeur qu’elle avait eue récemment. Il espérait que ce ne serait pas une indiscrétion d’accepter, en pareille circonstance, l’hospitalité que leur offrait le Maître de Ravenswood. La vie de son enfant devait lui être plus chère que l’étiquette.

Il ne restait plus aucun moyen d’employer quelque défaite. Ravenswood montra donc le chemin à ses hôtes, en continuant à tenir par la bride le cheval de la jeune dame, de peur qu’il ne prît de nouveau l’alarme à quelque explosion inattendue du tonnerre. Il n’était pas encore plongé assez profondément dans ses réflexions pour ne point remarquer que la pâleur mortelle qu’il avait aperçue sur la partie de son visage, que le masque de soie ne cachait point entièrement, avait fait place à une vive rougeur ; et il sentait avec la plus grande confusion que, par une sympathie secrète, ses joues se couvraient de couleurs non moins vives.

L’étranger épiait tous les mouvements de son jeune compagnon avec une attention que celui-ci attribuait à son inquiétude sur la santé de sa fille. Ils arrivèrent enfin devant l’antique forteresse, et Ravenswood semblait toujours en proie à des sentiments d’une nature très compliquée ; mais il fit un effort sur lui-même pour reprendre son calme et son sang-froid, et lorsqu’il fut entré dans la cour et qu’il appela Caleb, il y avait dans son ton et dans ses manières quelque chose de sec et de sévère qui pouvait surprendre de la part d’un gentilhomme auquel il arrive des hôtes de distinction.

Caleb ne se fit pas longtemps attendre ; mais ni la pâleur de la belle étrangère lorsque le tonnerre avait commencé à gronder ni celle de toute autre personne dans quelque circonstance qu’elle se trouvât placée n’était rien auprès de celle qui se répandit sur les joues amaigries du vieux sommelier lorsqu’il vit ces nouveaux hôtes et qu’il réfléchit que l’heure du dîner approchait rapidement.

– Est-il fou ? murmura-t-il tout bas ; est-il complètement fou ? Nous amener des seigneurs et des grandes dames, et une foule de laquais à leur suite, lorsque midi va sonner ! il faut qu’il ait perdu la tête. S’approchant alors de son maître, il le pria de l’excuser s’il avait permis au reste de ses gens d’aller voir la chasse, et il ajouta que, comme il ne s’attendait point que Sa Seigneurie rentrerait avant la nuit, il craignait qu’ils ne revinssent que fort tard.

– Silence, Balderston ! dit Ravenswood d’un ton ferme ; vos folies sont déplacées. Monsieur, dit-il en se tournant vers son hôte, ce vieillard et une servante encore plus vieille et plus infirme composent toute ma maison. Les rafraîchissements que nous pouvons vous offrir sont encore plus chétifs que vous ne pourriez vous le figurer ; mais, quels qu’ils soient, ils vous seront offerts de bon cœur.

L’étranger, frappé de la vétusté et du délabrement de la tour, à laquelle les ténèbres qui continuaient à couvrir l’horizon donnaient une couleur encore plus sombre, et peut-être aussi intimidé par le ton sévère et décidé dont son hôte avait parlé, jeta autour de lui un regard inquiet, comme s’il se repentait à demi d’avoir accepté si précipitamment l’hospitalité qui lui était offerte. Mais il n’était plus possible alors de revenir sur ses pas ni de sortir d’une position dans laquelle il s’était placé lui-même.

Pour Caleb, il fut si étourdi de l’aveu public et sans réserve que son maître venait de faire de sa misère que pendant deux minutes il ne put que marmotter dans sa barbe hebdomadaire, qui depuis six jours n’avait pas senti le rasoir : – Décidément il est fou… fou à lier… complètement fou ! Mais que Caleb soit à jamais maudit, dit-il en appelant à son secours toutes les ressources de son génie inventif, que Caleb soit maudit s’il ne parvient pas à sauver l’honneur de la famille, fût-il aussi fou que les sept sages ! Il s’avança alors hardiment, et malgré les regards de dépit et d’impatience que lui lançait son maître, il demanda gravement s’il ne servirait pas quelques rafraîchissements à la jeune dame : un verre de Tockai ou de vieux vin d’Espagne, ou bien…

– Trêve encore une fois à vos folies, dit Ravenswood d’un ton sévère, conduisez les chevaux à l’écurie et ne nous tourmentez pas davantage de vos absurdités.

– Votre Honneur sera toujours scrupuleusement obéi dans tout ce qu’il lui plaira de commander, dit Caleb ; néanmoins, quant au Tockai et au vin d’Espagne dont vos honorables hôtes paraissent ne pas vouloir…

Mais dans ce moment la voix de Bucklaw, qui perçait au milieu des aboiements des chiens et des hennissements des chevaux, annonça qu’il s’approchait à la tête de la plus grande partie des chasseurs.

Que je meure, dit Caleb prenant courage en dépit de cette nouvelle invasion de Philistins, que je meure s’ils parviennent à me dérouter ! Cet écervelé ne saurait rien faire de bien. M’amener une pareille engeance qui va s’attendre à trouver ici de l’eau-de-vie en aussi grande abondance que de l’eau de puits ! et cela lorsqu’il sait parfaitement la position dans laquelle nous nous trouvons ! Voyons un peu… Si nous pouvions nous débarrasser en même temps de ces faquins de laquais qui se sont faufilés dans la cour à la suite de leurs supérieurs… : ce serait un coup de maître, et je pourrais alors parer encore à tout.

Le lecteur verra dans le chapitre suivant quelles mesures le bon Caleb prit pour exécuter cette difficile entreprise.

Share on Twitter Share on Facebook