On cherche en vain du feu dans la cuisine.
On ne voit plus la coupe du festin :
Triste séjour, dit l’héritier de Linne.
Vieille ballade.
Les sentiments de l’héritier prodigue de Linne, tels qu’ils sont exprimés dans cette excellente ballade, lorsque, après avoir dissipé toute sa fortune, il se trouva l’habitant solitaire d’une maison déserte, devaient avoir quelque ressemblance avec ceux du Maître de Ravenswood, renfermé dans sa triste demeure : celui-ci avait cependant cet avantage sur l’enfant prodigue de la ballade que, s’il était réduit à la même détresse, il ne pouvait du moins l’imputer à son imprudence ; sa misère était un héritage que son père lui avait transmis avec sa noblesse, et un titre que la courtoisie pouvait lui accorder, ou l’impolitesse lui refuser à plaisir.
Peut-être cette réflexion mélancolique, mais en même temps consolante, contribua-t-elle, avec la fraîcheur salutaire du matin, à calmer un peu les passions orageuses qui l’avaient agité la veille. Il se sentait alors en état d’analyser les sentiments divers auxquels il était en proie, et il résolut fermement de les combattre et de les vaincre. Le jour, qui s’était levé calme et radieux, donnait un aspect agréable même aux vastes bruyères du côté de la terre, tandis que de l’autre, l’Océan se déployait en mille vagues d’azur légèrement soulevées jusqu’aux dernières limites de l’horizon où il semblait s’étendre avec complaisance et majesté. Le spectacle de ce calme sublime fait naître dans le cœur de l’homme, même lorsqu’il est le plus agité, une douce mélancolie, et son influence inspire souvent l’honneur et la vertu.
Après avoir fait scrupuleusement l’examen de son cœur, la première occupation d’Edgar fut d’aller rejoindre Bucklaw dans la retraite qu’il lui avait choisie. – Eh bien, Bucklaw, comment vous trouvez-vous ce matin ? lui dit-il en entrant ; que dites-vous du lit sur lequel le comte d’Angus dormit autrefois en sûreté dans son exil, quoiqu’il fût poursuivi avec toute l’énergie du ressentiment d’un roi ?
– Ma foi ! reprit Bucklaw, il me siérait mal de me plaindre d’un appartement dont un si grand homme s’est contenté ; seulement les matelas ne m’ont point paru des plus doux, les murs sont un peu humides, les rats ont été plus mutins que je ne m’y serais attendu, d’après l’état du garde-manger de Caleb, et il me semble que s’il y avait des volets à cette fenêtre grillée et des rideaux au lit, la chambre n’en serait pas moins agréable pour cela.
– Elle est assez nue, il est vrai, dit Edgar, mais si vous voulez vous lever et me suivre, Caleb tâchera de vous procurer un déjeuner meilleur que votre souper d’hier au soir.
– De grâce, qu’il ne soit pas meilleur, dit Bucklaw en se levant et en cherchant à s’habiller aussi bien que l’obscurité du lieu le permettait ; qu’il ne soit pas meilleur, je vous le répète, si vous voulez que je persiste dans mes projets de réforme ; le souvenir seul du breuvage de Caleb a été plus efficace pour réprimer le désir de commencer la journée en buvant un coup d’eau-de-vie que vingt sermons n’auraient pu l’être. Et vous, mon cher hôte, avez-vous déjà attaqué bravement le serpent qui vous dévore ? Vous voyez que quant à moi, je suis en train d’étouffer mes vipères l’une après l’autre.
– J’ai commencé du moins le combat, Bucklaw, et j’ai eu une vision charmante dans laquelle un ange descendait à mon secours.
– Diable ! dit son hôte, moi je n’ai aucune vision à attendre, à moins que ma tante, lady Girnington, ne s’avise de prendre congé de ce monde ; et alors ce serait la substance de son héritage plutôt que l’apparition de son fantôme qui pourrait me maintenir dans mes bonnes résolutions. Mais quant au déjeuner, dites-moi, est-ce que le daim qui doit en faire les frais court encore dans les bois, comme dit la chanson ?
– Je vais voir, dit Edgar ; et il sortit pour se mettre à la recherche de Caleb, qu’il finit par découvrir dans une sorte de donjon obscur qui avait été autrefois la sommellerie du château. Le vieillard était occupé à frotter un vieux vase d’étain qu’il s’efforçait de faire reluire. – Je crois qu’il sera présentable… Oh ! oui, il pourra passer, pourvu qu’ils n’aillent pas le mettre trop près de la fenêtre, se disait-il de temps en temps à voix basse, comme pour s’encourager dans son entreprise, lorsqu’il fut interrompu par la voix de son maître.
– Prenez ceci, lui dit le Maître de Ravenswood, et allez acheter ce qui sera nécessaire. Et en disant ces mots, il donna au vieux sommelier la bourse qui, la veille, avait échappé de si près aux griffes de Craigengelt. Le vieillard branla la tête et regarda son maître avec l’expression de la plus vive douleur, tandis qu’il pesait dans ses mains le mince trésor et qu’il disait d’un ton plaintif : – Est-ce là tout ce qui reste ?
– Oui, tout ce qui reste à présent, dit son maître en affectant plus de gaîté qu’il n’en éprouvait sans doute réellement ; mais il faut espérer que quelque jour nous serons mieux en fonds, mon cher Caleb.
– Avant que ce jour arrive, je crains bien que le pauvre Caleb ne soit plus de ce monde ; mais il ne me convient pas de parler de la sorte à Votre Honneur, surtout quand je vous vois si pâle. Reprenez la bourse, et gardez-la pour faire quelque étalage devant le monde ; car si j’osais prendre la liberté de vous donner un avis, je vous conseillerais de la faire sonner de temps en temps en compagnie ; il n’y aurait personne qui refuserait de nous prêter, et nous établirions solidement notre crédit.
– Mais, Caleb, je me propose toujours de quitter bientôt ce pays, et je veux le faire avec la réputation d’un honnête homme, ne laissant aucunes dettes, du moins aucunes que j’aie contractées moi-même.
– Eh ! sans doute, il faut que vous le quittiez en honnête homme, et ce sera ainsi que vous le quitterez ; car le vieux Caleb peut prendre comme pour son compte tout ce qui est nécessaire à la maison, devenir responsable de tout, et s’il faut qu’il aille en prison, qu’importe ? l’honneur de la famille sera sauvé.
Ravenswood s’efforça, mais en vain, de lui faire entendre que s’il ne pouvait consentir à contracter des dettes, à plus forte raison ne voudrait-il jamais que son sommelier s’en rendît responsable : il parlait à un homme trop occupé des expédients et des ressources de son génie inventif pour s’arrêter à réfuter les arguments qui les combattaient.
– D’abord, il y a Eppie Smatrash qui nous donnera bien de la bière à crédit, dit Caleb en se parlant à lui-même ; elle a passé toute sa vie près du château, et a toujours été protégée par la famille ; je pourrai peut-être en tirer aussi un peu d’eau-de-vie, mais pour du vin il n’y faut pas compter ; elle vit seule, et n’en achète qu’un petit tonneau à la fois ; il peut se faire cependant que, de manière ou d’autre, je parvienne à en obtenir quelques bouteilles ; pour des volailles, il faudra bien que les vassaux en fournissent, quoique la mère Chirnside dise qu’elle a déjà payé deux fois sa redevance… Nous en viendrons à bout, Votre Honneur, nous en viendrons à bout ; prenez courage, et laissez-moi faire ; tant que Caleb vivra, l’honneur de la famille ne recevra pas la moindre atteinte.
Les repas que Caleb, au moyen de tous ses expédients, servit pendant trois ou quatre jours n’étaient pas splendides, mais les convives ne se montrèrent pas très difficiles ; les excuses, les ressources et les stratagèmes de Caleb amusaient même les deux jeunes gens et servaient en quelque sorte d’assaisonnement au festin. Telle était en effet la vie triste et monotone qu’ils menaient dans la tour qu’ils saisissaient avidement toutes les circonstances qui pouvaient la varier.
Bucklaw, forcé de s’interdire ses amusements ordinaires et ses courses à cheval dans la campagne, était devenu morose et taciturne. Lorsque le Maître de Ravenswood était las de faire des armes ou de jouer au galet avec lui ; lorsque lui-même, pour passer le temps, il avait bien frotté, bien étrillé son palefroi, peigné sa crinière, fait reluire son harnois ; lorsqu’il l’avait vu manger sa provende et se coucher ensuite tranquillement dans son écurie, il ne pouvait s’empêcher d’envier la résignation avec laquelle ce noble animal semblait se soumettre à un genre de vie aussi monotone.
– Il ne regrette ni les courses ni la chasse, se disait-il ; et il est tout aussi heureux dans cette masure que s’il y était né ; et moi qui jouis du moins de la liberté de parcourir les donjons de cette tour, à peine puis-je venir à bout, tout en sifflant, tout en dormant, de passer le temps jusqu’au dîner.
Avec ces réflexions consolantes, il se dirigeait vers les créneaux, et là il épiait pendant des heures entières s’il n’apercevrait rien dans la plaine, ou il s’amusait à jeter des cailloux et des morceaux de briques aux mouettes et aux cormorans qui avaient l’imprudence de s’établir dans le voisinage d’un jeune homme désœuvré.
Ravenswood, avec un esprit beaucoup plus ferme et plus sérieux que Bucklaw, avait aussi ses sujets de réflexion qui n’étaient pas moins tristes que celles que l’ennui et le manque d’occupation suggéraient à son compagnon. Lucie Ashton avait fait, à la première vue, moins d’impression sur son âme que son image n’en produisit lorsqu’il se rappela toutes les circonstances qui avaient accompagné cette première entrevue. À mesure que cette soif de vengeance qui l’avait porté à braver tout pour avoir une entrevue avec le père commençait à faire place à des sentiments plus modérés, sa conduite envers sa fille lui semblait dure et inhumaine, indigne d’un homme d’honneur, et souverainement déplacée à l’égard d’une jeune personne de son rang et de sa naissance ; les regards pleins de reconnaissance, les paroles tendres qu’elle lui avait adressés avaient été repoussés avec un orgueil qui approchait du dédain ; et si le Maître de Ravenswood avait été outragé par sir William Ashton, sa conscience lui disait qu’il n’aurait pas dû étendre son ressentiment jusque sur sa fille.
Une fois que ses pensées eurent pris ce cours et qu’il eut commencé à s’accuser lui-même, le souvenir des traits enchanteurs de Lucie, rendus plus intéressants encore par les circonstances qui lui avaient fait rencontrer la fille du chancelier, le remplit d’une émotion tout à la fois délicieuse et pénible. Il se rappelait sa voix douce et touchante, ses regards expressifs, sa tendresse filiale ; et ces images, en se réunissant pour lui offrir le tableau le plus séduisant, rendaient plus amer le regret d’avoir repoussé avec rudesse l’expression naïve de sa reconnaissance.
Le jeune Ravenswood trouva même dans ses principes et dans son honneur des motifs pour nourrir ces pensées et se livrer sans contrainte à ses souvenirs. Fermement résolu comme il l’était de vaincre, s’il était possible, le vice dominant de son caractère, il recevait avec empressement toutes les impressions, rassemblait même toutes les idées qui pouvaient contribuer le plus efficacement à le déraciner ; et lorsqu’il eut formé cette résolution généreuse, pénétré de l’indignité de sa conduite envers Lucie, il se sentit porté à lui accorder, comme par dédommagement, plus de grâces et d’attraits qu’elle n’en avait peut-être réellement en partage.
Si quelqu’un avait dit alors au Maître de Ravenswood que, quelques jours auparavant, il avait juré vengeance contre toute la postérité de celui qu’il regardait avec assez de justice comme l’auteur de la ruine et de la mort de son père, il aurait peut-être d’abord repoussé ce propos comme une calomnie atroce ; cependant, après de mûres réflexions, il eût été forcé de reconnaître qu’il n’était pas dénué de fondement, quoique dans l’état présent de son cœur il eût été difficile de croire qu’un pareil serment lui eût échappé.
Il existait déjà en lui deux passions contradictoires : le désir de venger son père, et une admiration sans bornes pour la fille de son ennemi ; il avait combattu vivement la première, au point qu’il la croyait presque subjuguée ; il ne cherchait pas à résister à la seconde, car il n’en soupçonnait pas même l’existence, et il le prouva en prenant la résolution de quitter l’Écosse. Néanmoins, quoiqu’il eût formé ce projet, il restait toujours à Wolfcrag. Il est vrai qu’il avait écrit à un ou deux de ses parents qui demeuraient dans un comté éloigné de l’Écosse, et particulièrement au marquis d’Athol, pour leur faire part de son intention ; et lorsque Bucklaw le pressait de partir, il ne manquait pas d’alléguer la nécessité d’attendre leur réponse, et surtout celle du marquis, avant de prendre une mesure aussi décisive.
Le marquis était riche et puissant, et quoiqu’on le soupçonnât d’entretenir des sentiments peu favorables au gouvernement actuel, il avait eu néanmoins l’adresse de se mettre à la tête d’un parti dans le Conseil privé d’Écosse ; et ce parti, en relation avec la faction presbytérienne en Angleterre, était assez puissant pour donner quelques craintes à ceux dont le lord garde des Sceaux était le chef et pour les menacer de la perte prochaine de leur pouvoir. La nécessité de consulter un personnage d’une aussi grande influence était une excuse plausible que Ravenswood fit valoir auprès de Bucklaw, et sans doute auprès de lui-même, pour prolonger son séjour à Wolfcrag ; d’autant plus que le bruit commença à courir alors qu’il allait s’opérer un changement dans le ministère, et par suite dans l’administration écossaise.
Ces nouvelles, déclarées authentiques par les uns et de toute fausseté par les autres, suivant que leurs désirs ou leur intérêt les entraînaient vers tel ou tel parti, pénétrèrent jusque dans la tour en ruines de Wolfcrag, par l’intermédiaire de Caleb le sommelier, qui, entre autres qualités, avait celle d’être un politique ardent et infatigable, et qui ne faisait jamais une excursion de la vieille forteresse au village voisin de Wolfhope sans revenir chargé de tous les on dit des environs.
Mais si Bucklaw ne pouvait opposer aucune objection solide aux motifs que son hôte lui donnait pour différer de quitter l’Écosse, il n’en éprouvait pas moins d’impatience de se voir obligé de rester indéfiniment dans l’état d’inaction dont la prudence lui faisait un devoir ; et il fallut tout l’ascendant que sa nouvelle connaissance avait acquis sur lui pour l’engager à se soumettre à un genre de vie si contraire à ses habitudes et à son inclination.
– J’avais toujours entendu dire que vous étiez un jeune homme rempli d’activité, lui disait-il à chaque instant ; et cependant vous semblez déterminé à vivoter éternellement ici, comme un rat dans un trou, avec cette petite différence que le rat, beaucoup plus sage, se choisit un ermitage dans quelque endroit où du moins il trouvera des aliments ; mais quant à nous, les excuses de Caleb deviennent plus longues de jour en jour, tandis qu’il nous diminue les vivres en proportion, et je crains que bientôt nous ne réalisions ce qu’on raconte de l’animal appelé unau ; nous avons presque achevé de dévorer la dernière feuille verte qui se trouvait sur l’arbre, il ne nous reste plus qu’à en tomber et à nous casser le cou.
– Ne craignez rien, dit Ravenswood ; il est une destinée qui veille sur nous ; et nous aussi nous sommes intéressés à la révolution qui est près d’éclater, et qui a déjà répandu l’alarme dans bien des cœurs.
– Quelle destinée ? quelle révolution ? reprit Bucklaw. Nous avons déjà eu une révolution de trop, ce me semble.
Ravenswood l’interrompit en lui remettant une lettre entre les mains.
– Oh ! oh ! ajouta son compagnon, par ma foi ! voici mon rêve expliqué. Il me semblait que j’avais entendu ce matin Caleb presser quelque pauvre diable de boire un verre d’eau, en l’assurant que, comme il était encore à jeun, l’eau serait beaucoup plus salutaire pour son estomac que de la bière ou de l’eau-de-vie.
– C’était le courrier de lord Athol, dit Ravenswood ; il a cruellement éprouvé l’hospitalité d’ostentation de Caleb, qui a fini, je crois, par lui donner de la petite bière sûre et des harengs. Mais lisez, et vous verrez les nouvelles qu’il nous a apportées.
– Oui, dit Bucklaw ; mais j’aurai, je crois, assez de peine, car je ne me pique pas de lire parfaitement, et le griffonnage de Sa Seigneurie ne fait pas honneur à son maître d’écriture.
Voici en quels termes la lettre du marquis était conçue :
« Notre très honorable cousin,
« Après vous avoir salué de tout cœur, cette lettre est pour vous assurer de l’intérêt que nous prenons à tout ce qui vous concerne. Si nous n’avons pas mis à vous témoigner notre bonne volonté à votre égard toute l’activité qu’en qualité de tendre parent nous aurions désiré pouvoir employer, nous vous prions de l’imputer au manque d’occasion de vous donner des preuves efficaces de notre amitié et non à aucune espèce d’indifférence. Pour ce qui regarde votre résolution de voyager dans les pays étrangers, nous ne saurions en ce moment vous donner le conseil de l’exécuter, attendu que vos ennemis pourraient, suivant l’usage de ces sortes de gens, imputer à votre voyage des motifs aussi loin, nous n’en doutons point, de votre pensée qu’ils le sont de la nôtre ; mais leurs discours pourraient être écoutés avec complaisance dans des endroits où ils vous nuiraient probablement beaucoup : ce que nous verrions avec d’autant plus de déplaisir qu’il nous serait impossible d’y remédier.
« Vous ayant ainsi dit notre façon de penser sur le sujet de votre voyage en pays étranger, nous y ajouterions volontiers d’autres raisons importantes pour vous convaincre que si vous restez à Wolfcrag jusqu’à ce que le temps de la moisson soit passé, il peut survenir des circonstances qui seraient d’un avantage matériel et pour nous et pour la famille de votre père. Mais, comme dit le proverbe, Verbum sapienti, un mot est plus pour un sage qu’un sermon pour un fou. Et quoique nous ayons écrit cette lettre de notre propre main et que nous soyons convaincu de la fidélité de notre messager, attendu qu’il nous est attaché sous plus d’un rapport, néanmoins, pénétrés comme nous le sommes de la vérité de cette maxime, qu’il faut marcher avec prudence lorsque le sentier est glissant, nous n’osons confier au papier des secrets que nous vous communiquerions volontiers de vive voix.
« Nous avions d’abord eu l’intention de vous prier de venir nous voir dans nos montagnes stériles, pour chasser ensemble le cerf et parler des choses que nous sommes obligés de taire aujourd’hui. Mais le temps n’est point propice pour cette réunion que nous désirons vivement, et qui doit être différée jusqu’à ce que nous puissions causer librement sur le sujet que nous nous interdisons dans la présente. En attendant, nous vous prions de croire que nous sommes et que nous serons toujours votre très affectionné parent qui ne soupire qu’après l’occasion (et nous commençons à en apercevoir comme l’aurore) de vous témoigner par des effets tout l’intérêt qu’il vous porte. Et dans cette espérance, nous nous disons bien sincèrement
Votre très affectionné cousin, A… »
« De notre maison de B… »
Et sur l’enveloppe était écrit : « Pour le très honorable et notre honoré parent, le Maître de Ravenswood, pour lui être porté en toute hâte, train de poste, au grand galop. Ne quittez pas l’étrier que cette lettre ne soit remise entre ses mains. »
– Que pensez-vous de cette épître, Bucklaw ? dit Ravenswood après que son ami l’eût déchiffrée, non sans peine.
– Ma foi ! je pense que la lettre du marquis n’est guère plus facile à comprendre qu’à lire. Il a en vérité grand besoin du Manuel épistolaire ou de l’Interprète de l’esprit ; et si j’étais à votre place, je lui en enverrais un exemplaire par la première occasion. Il vous écrit avec la plus grande bienveillance de rester à perdre votre temps et à dépenser votre argent dans ce chien de pays, cette terre de vénalité et d’oppression, sans même vous offrir son appui. À mon avis, il a en vue quelque projet dans lequel il présume que vous pourrez lui être utile, et il désire vous avoir sous la main pour vous employer lorsqu’il sera mûr, se réservant la faculté de vous planter là si son complot vient à échouer.
– Son complot ? Vous pensez donc qu’il s’agit de quelque projet de révolte contre le gouvernement ?
– Que pourrait-ce donc être ? Il y a longtemps qu’on soupçonne le marquis d’avoir les yeux tournés vers Saint-Germain.
– Qu’il prenne garde de m’engager témérairement dans une pareille entreprise, dit Ravenswood. Lorsque je me rappelle les règnes des deux Charles et de Jacques II, franchement je ne vois pas trop pourquoi, par amour pour l’humanité ou pour ma patrie, je tirerais l’épée pour leurs descendants.
– Bah ! bah ! reprit Bucklaw, allez-vous vous mettre à pleurer pour ces puritains, que le brave Claverhouse traita comme ils le méritaient ?
– On les dit enragés pour avoir le droit de les tuer, dit Ravenswood. J’espère voir le jour où, whigs et tories, tous seront égaux aux yeux de la justice, et où ces sobriquets ne seront plus employés que parmi les politiques de café, de même que ceux de coquins et d’autres le sont parmi les fruitières, comme de vains termes d’animosité.
– Ce ne sera pas de nos jours, mon cher hôte. Le fer a pénétré trop avant dans notre sein.
– Ce jour viendra pourtant, n’en doutez pas. Ces sobriquets ne feront pas toujours tressaillir les hommes comme le cheval tressaille au son de la trompette. Lorsque la vie sociale sera plus efficacement protégée, on en sentira trop bien tout le prix et tous les avantages pour les hasarder en n’écoutant qu’une politique spéculative.
– Tout cela est bel et bon, reprit Bucklaw, mais moi je suis pour la vieille chanson :
Voir de beaux épis sur la tige
Voir pour les whigs un haut gibet,
Voir faire droit à qui droit est,
Rien de tout cela ne m’afflige.
– Vous pouvez chanter tout aussi haut qu’il vous plaira, cantabit vacuus, dit Ravenswood, mais je crois que le marquis est trop sage, ou du moins trop prudent pour faire chorus avec nous. Je soupçonne qu’il veut parler dans sa lettre d’une révolution dans le Conseil privé d’Écosse plutôt que dans les royaumes britanniques.
– Oh ! maudits soient vos crocs-en-jambe politiques, s’écria Bucklaw, vos manœuvres froides et symétriques que des vieillards, dans leur bonnet de nuit et leur robe de chambre fourrée, peuvent exécuter comme des parties d’échecs, déplaçant un trésorier ou un ministre comme ils prendraient une tour ou un pion. À défaut de batailles à livrer, la paume est mon passe-temps, ma raquette m’amuse, mon épée me donne du pain ; et vous, profond raisonneur, tout sage et tout réfléchi qu’on serait tenté de vous croire, vous avez dans les veines quelque chose qui fait bouillonner votre sang plus vite que ne devrait le permettre l’humeur où vous êtes à présent de faire des sermons moraux sur la politique. Vous êtes de ces sages qui voient tout avec beaucoup de sang-froid jusqu’à ce que le sang leur monte à la tête, et alors… oh ! alors, malheur à quiconque s’aviserait de leur rappeler leurs prudentes maximes !
– Peut-être lisez-vous mieux dans mon cœur que je ne puis le faire moi-même, reprit Ravenswood, mais je crois que penser avec justesse c’est faire un grand pas pour se mettre en état d’agir de même. Mais écoutez : je crois que Caleb sonne la cloche pour le dîner.
– Grand Dieu ! au bruit qu’il fait je ne puis m’empêcher de trembler, s’écria Bucklaw ; car il ne sonne jamais avec plus de fracas que lorsqu’il a résolu de nous faire faire maigre chère, comme si ce carillon infernal qui un jour ou l’autre fera écrouler la vieille tour pouvait changer une poule étique en un chapon gras, et un os d’épaule de mouton en un pâté de venaison.
– À la solennité excessive avec laquelle Caleb place sur la table ce seul plat symétriquement couvert, je crains bien que vos conjectures ne soient encore loin de la réalité.
– Ôtez le couvercle, Caleb, au nom du ciel, ôtez le couvercle, dit Bucklaw ; montrez-nous ce que vous nous avez préparé, sans préambule. Allons donc, le plat est fort bien posé, je vous assure, ajouta-t-il en s’adressant d’un ton d’impatience au vieux sommelier, qui, sans répondre, continua à le changer à chaque instant de place, jusqu’à ce qu’il l’eût posé avec une précision mathématique dans le beau milieu de la table.
– Qu’avez-vous là, Caleb ? demanda Ravenswood à son tour.
– Assurément, milord, vous auriez déjà dû le savoir ; mais Son Honneur le laird de Bucklaw a tant d’impatience ! répondit Caleb en tenant toujours le plat d’une main et le couvercle de l’autre, et éprouvant une répugnance évidente à le lever.
– Mais qu’est-ce enfin, au nom du ciel ? J’espère que ce n’est pas une paire d’éperons dorés, suivant l’usage de nos ancêtres des frontières.
– Ah ! ah ! Votre Honneur aime à plaisanter… Néanmoins j’oserais dire que c’était une mode fort convenable et en usage, à ce que j’ai appris, dans une bonne et honorable famille. Mais quant au dîner actuel, j’ai pensé que comme c’était aujourd’hui la veille de Sainte-Marguerite, qui était de son vivant une brave et digne reine d’Écosse, Vos Honneurs pourraient juger à propos sinon de jeûner entièrement, du moins de ne faire qu’une légère collation, de ne manger qu’un rien, un hareng salé, ou quelque chose de cette sorte. Et découvrant le plat, il laissa voir quatre des poissons savoureux qu’il venait de nommer, ajoutant d’un ton plus humble que ce n’étaient pas non plus des harengs communs, attendu qu’ils avaient été choisis et salés avec un soin particulier par la femme de charge pour l’usage spécial de Son Honneur.
– De grâce, épargnez-nous les excuses, dit son maître ; et nous, mangeons les harengs, puisque c’est tout ce que nous pouvons avoir. Mais je commence à penser comme vous, mon cher Bucklaw, que nous mangeons la dernière feuille verte, et qu’en dépit de toutes les intrigues politiques du marquis, il nous faudra déloger, faute de vivres, sans en attendre l’issue.