CHAPITRE X

Leur gosier altéré, leurs lèvres desséchées,
Leur estomac à jeun semblaient déjà jouir
Du repas qu’ils croyaient qu’on allait leur offrir.

COLERIDGE, Le poème du vieux marin.

Hayston de Bucklaw était un de ces hommes inconsidérés qui n’hésitent jamais entre un ami et une plaisanterie. Quand on sut que le principal personnage de la compagnie s’était rendu à Wolfcrag, les chasseurs proposèrent, comme une marque de civilité, d’y porter le cerf qu’on venait de tuer. Bucklaw accepta cette offre avec empressement, car il s’amusait déjà de la consternation que le pauvre Caleb Balderston éprouverait en voyant arriver à la tour une troupe si nombreuse, et s’inquiétait fort peu de l’embarras dans lequel tant de nouveaux hôtes jetteraient son ami. Mais il avait dans le vieux Caleb un antagoniste aussi rusé qu’habile, et dont le génie fertile ne manquait jamais de trouver, en toute occasion, des défaites et des subterfuges propres, comme il le pensait, à sauver l’honneur de la famille.

– Dieu soit loué ! pensa-t-il : un des battants de la grande porte de la tour a été solidement fermé ce matin à cause du grand vent, et je crois qu’il ne me sera pas bien difficile de fermer l’autre.

Mais en gouverneur prudent, il pensa qu’il ferait sagement de se débarrasser d’abord des ennemis qui s’étaient déjà introduits dans la place (car il regardait comme ennemi tout ce qui mangeait et buvait), avant de prendre des mesures pour empêcher l’entrée de ceux dont les cris joyeux annonçaient la prochaine arrivée. Il attendit donc avec impatience que son maître eût fait entrer dans la tour ses deux principaux hôtes, et arrêtant leur suite sur le seuil de la porte, il commença sur-le-champ ses opérations.

– Il me semble, dit-il, que les chasseurs apportent le cerf au château en grande cérémonie, et je crois qu’il ne convient pas que nous, qui pouvons en être considérés comme les habitants, nous restions à la porte pour les recevoir honorablement.

Cette proposition insidieuse n’éprouva point de contradiction ; mais le vieux Caleb, faisant adroitement quelques pas en arrière, rentra dans la tour, et ferma sans perdre de temps le second battant de la porte avec une telle force que le bruit s’en fit entendre dans tout le bâtiment. Ayant ainsi pourvu à la sûreté de la place, il crut pouvoir parlementer avec l’ennemi ; et ouvrant un petit guichet pratiqué dans la porte, et qui servait autrefois à reconnaître ceux qui s’y présentaient : – Messieurs, leur dit-il, Son Honneur le Maître de Ravenswood va faire servir un festin à votre maître et à quelques personnes de distinction qui se trouvent chez lui ; mais c’est un usage observé de temps immémorial dans son château que jamais, pour quelque raison que ce soit, la porte ne s’en ouvre pendant qu’on est à table : précaution dont la sagesse a été reconnue plus d’une fois en temps de guerre, et dont nous ne nous écartons jamais, même en temps de paix. Il ajouta qu’à Wolfhope, au bas de la colline, il y avait une auberge où il leur conseillait de se rendre, attendu qu’ils y trouveraient d’excellente eau-de-vie. Il leur donna même à entendre que son maître ferait tous les frais de l’écot. Mais il prononça cette dernière partie de son discours d’une manière confuse, ambiguë, en style d’oracle, et qu’on pouvait interpréter comme on le voulait, car, tel que Louis XIV, Caleb Balderston craignait de pousser la finesse jusqu’à la fausseté, et il évitait, autant que possible, de mentir directement pour tromper les autres.

Une pareille annonce surprit les uns, fit rire les autres, et indigna surtout les laquais, qui prétendirent que, quant à eux, ils avaient le droit incontestable d’entrer pour servir à table leur maître et leur maîtresse. Mais Caleb n’était pas d’humeur à faire des distinctions. Il tint à sa résolution avec cette opiniâtreté inébranlable qui est sourde à tous les raisonnements et inaccessible à la conviction. Il leur dit que leur maître et leur maîtresse ne manqueraient pas au château de domestiques pour les servir, et ce fut en vain que Bucklaw, qui arriva en ce moment à la tête de l’arrière-garde, lui ordonna d’un ton courroucé d’ouvrir la porte à l’instant ; il n’en resta pas moins inébranlable.

– Le roi sur son trône serait à la porte, lui dit-il, qu’il ne pourrait forcer mes dix doigts à l’ouvrir contre les règles établies dans la famille de Ravenswood, et qu’il est de mon devoir de faire observer, comme principal domestique de la maison.

Bucklaw, extrêmement irrité, jura avec plus d’énergie que nous n’oserions le rapporter ; il dit à Caleb qu’il le ferait repentir de l’avoir traité de cette manière, demanda à parler au Maître de Ravenswood lui-même ; mais rien ne put émouvoir l’inflexible vieillard.

– Il peut dire tout ce qu’il voudra, pensa-t-il, mais du diable s’il voit aujourd’hui la face de mon maître. Il peut aller dîner, souper et dormir où bon lui semblera. Demain en s’éveillant il se rendra justice. C’est bien à lui de m’amener ici une bande de chasseurs altérés, quand il sait qu’il s’y trouve à peine de quoi étancher notre soif. Et alors il ferma le guichet et rentra dans la tour, les laissant se consoler comme ils le voudraient de ce mauvais accueil.

Cette scène avait eu, à l’insu de Caleb, un témoin qui avait gardé le silence jusqu’alors. C’était le principal domestique de l’étranger, son homme de confiance, celui qui, pendant la chasse, avait prêté son cheval à Bucklaw. Il avait suivi son maître de fort près, sans que Caleb s’en aperçût, avait conduit son cheval à l’écurie pendant que le vieux domestique formait et exécutait son plan d’opérations, et avait évité par là d’être compris dans l’exclusion générale.

En voyant la manœuvre de Caleb, il devina le motif qui le faisait agir ; et connaissant les intentions de son maître, il eut tracé bientôt la marche qu’il devait suivre. Il se tint à l’écart jusqu’à ce que Caleb fût parti, et dès qu’il le vit éloigné, il s’approcha du guichet, l’ouvrit à son tour, et dit aux domestiques et aux piqueurs, qui étaient encore assemblés, que son maître l’avait chargé de donner ordre à ses gens ainsi qu’à ceux de lord Littlebrain d’aller se rafraîchir à Wolfhope, à ses frais.

La troupe de chasseurs abandonna alors la porte inhospitalière de la tour de Wolfcrag, et descendit la colline en maudissant de bon cœur le vieux coquin qui les avait trompés, et en donnant au diable le château et tous ceux qui l’habitaient. Bucklaw, avec des qualités naturelles qui auraient pu en faire un homme estimable dans de plus heureuses circonstances, avait été si négligé dans toutes les parties de son éducation qu’il était toujours porté à penser et à agir comme ceux dont il partageait les plaisirs. Les éloges qu’il venait de recevoir faisaient, dans son esprit, un contraste frappant avec les injures et les imprécations qu’il entendait prononcer généralement contre Ravenswood ; il se rappelait les jours ennuyeux et monotones qu’il avait passés à Wolfcrag, comparés à la vie joyeuse et dissipée à laquelle il avait été accoutumé ; enfin son exclusion du château lui paraissait un affront impardonnable ; et de toutes ces réflexions résulta la résolution de rompre en visière avec le Maître de Ravenswood.

En arrivant à l’auberge du village de Wolfhope, il y rencontra inopinément une ancienne connaissance qui descendait de cheval. C’était le digne et respectable capitaine Craigengelt, qui, paraissant avoir perdu le souvenir de la manière au moins indifférente dont ils s’étaient séparés peu de temps auparavant, s’approcha de lui avec empressement et lui serra la main de l’air le plus cordial. C’était une politesse que Bucklaw ne se dispensait jamais de rendre, et Craigengelt n’eut pas plus tôt senti la pression de sa main qu’il vit qu’il pouvait encore lui parler sur le ton de l’intimité.

– Bonjour donc, mon cher Bucklaw, s’écria-t-il : je suis ravi de vous voir ; je vois qu’il y a encore place dans ce méchant monde pour les honnêtes gens.

Il faut savoir que les jacobites à cette époque, nous ne prétendons pas dire si c’était avec raison, avaient adopté le terme d’honnêtes gens pour désigner leur parti.

– Et pour d’autres aussi, à ce qu’il paraît, répondit Bucklaw. Sans cela, comment oseriez-vous vous hasarder ici, noble capitaine ?

– Qui ? moi ! je suis libre comme l’air, qui n’a ni rentes ni dîmes à payer. Tout a été expliqué et arrangé avec les vieux fous d’Auld-Reekie. Ils n’auraient pas osé détenir un homme comme moi en prison, même pour une seule semaine. Un homme d’une certaine sorte a plus d’amis que vous ne le pensez, Bucklaw, et dans l’occasion ils savent le servir.

– Allons, allons, dit Bucklaw qui connaissait parfaitement le caractère de Craigengelt, et qui avait pour lui le plus souverain mépris, faites-moi grâce de vos fanfaronnades, et dites-moi si vous êtes bien véritablement libre et en sûreté.

– Aussi libre qu’un bailli whig peut l’être sur le pavé du bourg dont il a l’administration, aussi en sûreté qu’un prédicateur presbytérien dans sa chaire, et je vous cherchais pour vous apprendre que vous n’avez plus besoin de vous cacher : il n’y a eu ni amende ni condamnation prononcées contre vous.

– Alors, je suppose que vous vous dites mon ami ?

– Votre ami, Bucklaw ! je suis votre fidèle Achate, comme je l’ai entendu dire à des savants. Nous sommes le gant et la main, l’arbre et l’écorce, à la vie et à la mort.

– C’est ce que je vais voir dans un moment. Écoutez-moi : je sais que vous n’êtes jamais sans argent, quoique j’ignore comment il vous arrive. Prêtez-moi une couple de pièces d’or pour balayer la poussière qui s’est arrêtée au gosier de tous ces braves gens, et alors je pourrai croire…

– Une couple ! j’en ai vingt à votre service, mon garçon, et vingt autres encore par-derrière.

– Parlez-vous sérieusement ? s’écria Bucklaw en le regardant fixement, car il avait assez de pénétration naturelle pour juger qu’un tel excès de générosité devait avoir quelque cause extraordinaire. Craigengelt, ou vous êtes réellement un brave garçon, ce que j’ai quelque peine à croire, ou vous êtes plus rusé que je ne le soupçonnais, ce que je ne crois pas plus facilement.

– L’un n’empêche pas l’autre. Au surplus, voyez et jugez. Voilà de l’or qui ne craint pas la pierre de touche.

En parlant ainsi, il plaça dans la main de Bucklaw une poignée de pièces d’or, que celui-ci mit dans sa poche sans les compter, en disant seulement que dans la circonstance où il se trouvait, il fallait qu’il empruntât, fût-ce du diable lui-même. Et se tournant alors vers les chasseurs :

– Allons, mes amis, leur dit-il, suivez-moi ; c’est moi qui régale.

– Longue vie au laird de Bucklaw ! crièrent-ils en chœur.

– Et au diable, s’écria un piqueur, en forme de corollaire, celui qui, après avoir couru la bête, laisse les chasseurs aussi secs que la peau d’un tambour.

– La maison de Ravenswood, dit un vieux domestique, était autrefois aussi bonne, aussi honorable qu’aucune du pays ; mais elle vient de perdre aujourd’hui tout ce qui lui restait de crédit, car celui qui la représente prouve qu’il n’est qu’un ladre.

Les applaudissements que reçut ce discours prouvèrent que tel était le sentiment général, et l’on se précipita dans l’auberge, où l’on resta à table jusqu’à la nuit. Le caractère jovial de Bucklaw ne lui permettait pas d’être fort délicat sur le choix de la compagnie qu’il fréquentait, et après un régime de sobriété forcée et presque d’abstinence chez le Maître de Ravenswood, après avoir été privé plusieurs jours des jouissances qui faisaient le bonheur de sa vie, il se trouvait aussi content, aussi heureux en ce moment de présider à une table autour de laquelle étaient assis des piqueurs et des laquais que s’il avait eu pour convives des ducs et des princes. Craigengelt avait ses raisons pour se plier à son humeur ; il se mit donc à l’unisson avec lui, et comme il joignait à un grand fonds d’impudence une gaîté inaltérable et le talent de chanter agréablement quelques couplets joyeux, il contribua beaucoup à l’allégresse générale, et s’établit complètement dans les bonnes grâces de Bucklaw.

Pendant ce temps, une scène toute différente se passait à Wolfcrag. Le Maître de Ravenswood, trop occupé de ses réflexions pour faire attention à la manœuvre de Caleb, après avoir traversé la cour fit entrer ses hôtes dans la grande salle où avait été servi le repas des funérailles.

L’infatigable Caleb, qui par goût ou par habitude travaillait du matin au soir, en avait fait disparaître peu à peu toutes les traces de l’orgie qui y avait eu lieu. Mais tout son talent et tout le soin qu’il avait pris pour placer de la manière la plus avantageuse le peu de meubles qui s’y trouvaient n’empêchaient pas que des murailles nues et dépourvues de tout ornement ne donnassent à cet appartement un air sombre et lugubre ; d’étroites fenêtres semblaient avoir été percées dans les murs plutôt pour favoriser le renouvellement de l’air que pour donner passage à la lumière, et les épais nuages qui voilaient le ciel ajoutaient encore à l’obscurité habituelle de cette salle.

Ravenswood, avec toute la grâce d’un jeune homme galant de cette époque, mais non sans une certaine raideur et sans un air d’embarras, conduisit la jeune personne à l’extrémité du salon, tandis que le père, debout près de l’entrée, semblait vouloir se débarrasser de son chapeau et de son manteau. En ce moment, le bruit de la porte que Caleb venait de fermer avec violence se fit entendre ; l’étranger tressaillit, s’approcha assez vivement de la fenêtre, et jeta sur Ravenswood un coup d’œil qui annonçait l’alarme, quand il vit que ses gens étaient exclus de la tour.

– Vous n’avez rien à craindre, monsieur, lui dit gravement Ravenswood, qui ignorait ce qui venait de se passer. Si ce château est trop pauvre pour recevoir dignement ses hôtes, il peut encore les protéger. Mais il me semble qu’il est temps que je m’informe quelles sont les personnes qui daignent honorer de leur présence ma modeste demeure.

La jeune dame resta en silence et immobile, tandis que son père, à qui cette question semblait plus particulièrement adressée, était dans la situation d’un acteur qui s’est chargé d’un rôle qu’il se sent incapable de jouer, ou dont la mémoire le trahit à l’instant où il doit parler. Il s’efforça cependant de déguiser son embarras en appelant à son secours toutes les cérémonies d’usage. Mais il est évident qu’après avoir fait sa révérence un pied en avant, comme pour s’approcher de son hôte, et l’autre en arrière, comme s’il eût voulu en être bien loin, ses mains, en détachant son manteau et en ôtant son chapeau de dessus sa tête, semblaient avoir autant de peine que si l’un eût été attaché avec des agrafes de fer rouillé et que si l’autre eût été une lourde masse de plomb. L’impatience d’Edgar croissait en proportion des délais de l’étranger, et il paraissait éprouver une agitation qui partait probablement d’une cause toute différente. Il tâchait de réprimer son désir de parler, tandis que l’étranger cherchait, suivant toute apparence, des termes pour exprimer ce qu’il avait à dire. Enfin Ravenswood, qui venait de le reconnaître, ne put garder plus longtemps le silence.

– Il me semble, dit-il, que sir William Ashton n’est pas disposé à décliner son nom dans le château de Wolfcrag !

– J’avais espéré que cette formalité ne serait pas nécessaire, répondit le lord garde des sceaux, d’un ton aussi contraint qu’un malin esprit forcé de répondre à un exorciste, et je vous suis obligé, Maître de Ravenswood, d’avoir rompu la glace tout d’un coup. On est toujours maladroit quand il faut s’annoncer soi-même, surtout quand des circonstances, de malheureuses circonstances, permettez-moi de dire…

– Je ne dois donc pas, dit Ravenswood, regarder l’honneur de cette visite comme purement accidentel ?

– Distinguons un peu, reprit le garde des sceaux en affectant une assurance qui n’existait pas au fond de son cœur. C’est un honneur que j’ai vivement désiré depuis quelque temps, et que je n’aurais peut-être jamais eu sans l’accident de cet orage. Ma fille et moi, nous ne pouvions manquer de désirer de trouver une occasion pour offrir nos remerciements à l’homme brave et généreux à qui nous sommes tous deux redevables de la vie.

Les haines qui divisaient les grandes familles dans les siècles de la féodalité n’avaient encore perdu que bien peu de leur intensité, quoiqu’elles n’éclatassent plus en actes de violence ouverte. Ni les sentiments qu’Edgar avait commencé à concevoir pour Lucie ni l’hospitalité dont il se faisait un devoir sacré n’eurent le pouvoir de subjuguer entièrement les passions qui s’élevaient malgré lui dans son cœur en voyant le plus cruel ennemi de son père sous le toit d’une famille dont il avait en grande partie accéléré la ruine. Ses regards se portaient du père sur la fille avec un air d’irrésolution dont sir William ne jugea pas à propos d’attendre le résultat. Il s’était alors débarrassé de son manteau, et s’approchant de Lucie, il dénoua le ruban qui attachait son masque.

– Ma chère Lucie, lui dit-il, c’est sans déguisement et à visage découvert qu’il faut offrir nos remerciements à notre libérateur.

– Pourvu qu’il daigne les accepter, répondit seulement Lucie, mais d’une voix si douce qu’elle semblait reprocher et pardonner en même temps au Maître de Ravenswood le froid accueil qu’il faisait à ses hôtes. Ce peu de mots prononcés par une créature aussi belle qu’ingénue pénétrèrent jusqu’au fond du cœur d’Edgar ; il s’accusa intérieurement de dureté, murmura quelques mots d’excuses, parmi lesquels on distingua ceux de surprise et de confusion, et finit par lui exprimer avec chaleur et vivacité le bonheur qu’il éprouvait en lui offrant un asile chez lui. Il l’embrassa, suivant l’usage du temps en pareille circonstance, et après avoir accompli cet agréable cérémonial, il ne put se résoudre à laisser échapper la main qu’il tenait entre les siennes, et Lucie sentit ses joues se couvrir d’une rougeur qui donnait à cet acte de politesse plus d’importance qu’on n’y en attachait ordinairement.

En ce moment un éclair si vif éclaira tout l’appartement, qu’il en bannit complètement l’obscurité. La taille légère et élégante de Lucie, qui, dans son émotion, pouvait à peine se soutenir, les traits prononcés de Ravenswood et l’expression fière et encore incertaine de ses yeux, la figure pâle et l’air craintif du lord garde des sceaux, fixant ses regards sur les armoiries de la famille qui étaient sculptées sur le plafond, comme elles l’étaient dans la bibliothèque du château de Ravenswood, furent éclairés tout à coup par une lueur vive qui fut immédiatement suivie d’un coup de tonnerre si violent que la vieille tour en fut ébranlée jusque dans ses fondements. L’orage grondait précisément au-dessus du château ; la suie, qui depuis des siècles s’était amassée paisiblement dans le tuyau de la cheminée du salon, s’en précipitait à gros flocons ; des torrents de poussière et des fragments de plâtre se détachaient des murailles ; et soit que le tonnerre eût véritablement tombé sur le toit, soit que ce ne fût que l’effet de la violente percussion de l’air, de grosses pierres arrachées du haut du bâtiment tombèrent dans la cour avec un fracas épouvantable. On aurait dit que l’ancien fondateur de la maison de Ravenswood excitait cette horrible tempête pour annoncer qu’il ne devait pas y avoir de réconciliation entre le représentant de sa famille et celui qui en avait toujours été l’ennemi.

La consternation devint générale, et il fallut tous les efforts du lord garde des sceaux et de Ravenswood pour empêcher Lucie de s’évanouir. C’était la seconde fois qu’Edgar se trouvait chargé de la plus délicate, de la plus dangereuse de toutes les tâches, celle de prodiguer des soins à la beauté souffrante, tâche dont le danger s’accroît encore quand elle a pour objet une jeune personne que vos souvenirs pendant le jour, vos rêves pendant la nuit présentent sans cesse à votre imagination. Si le génie de la maison de Ravenswood condamnait véritablement une union entre le descendant de sa famille et la jeune personne charmante qui se trouvait chez lui en ce moment, il faut convenir qu’il prenait, pour exprimer sa désapprobation, des moyens aussi mal choisis que s’il n’eût été qu’un simple mortel : les petites attentions absolument indispensables pour tranquilliser l’esprit d’une jeune fille et l’aider à calmer ses craintes établirent nécessairement entre son père et Edgar des relations qui, du moins pour le moment, semblaient devoir briser la barrière qu’une inimitié féodale avait élevée entre eux. Parler avec humeur, avec froideur même, à un homme dont la fille, et une fille telle que Lucie, était devant lui, accablée d’une terreur bien naturelle, et sous son propre toit, c’était une chose impossible ; et tandis que Lucie tendait une main à chacun d’eux pour les remercier de leurs soins, Edgar sentit que la haine contre le garde des sceaux n’était pas le sentiment qui dominait dans son cœur.

Le tonnerre grondait encore, quoique moins violemment ; la pluie tombait par torrents, et il n’était guère possible que miss Ashton, après la secousse que la frayeur venait de lui faire éprouver, retournât le soir même chez lord Littlebrain, dont le château était à plus de cinq milles de distance. Le Maître de Ravenswood ne pouvait donc, sans manquer aux règles les plus ordinaires de la politesse, se dispenser de lui offrir, ainsi qu’à son père, le couvert pour cette nuit. Il fit cette offre de la manière la plus agréable, mais ses traits prirent une expression plus sombre quand il y ajouta qu’il regrettait de se trouver dépourvu de tout ce qui serait nécessaire pour recevoir dignement ses hôtes.

– N’y pensez pas, s’écria le lord garde des sceaux, empressé d’écarter de la conversation tout ce qui pouvait ramener à un sujet qui ne le laissait pas sans quelque inquiétude : je sais que vous projetez un voyage sur le continent, il est tout naturel que votre maison soit démeublée et manque de bien des objets qui peuvent être regardés comme nécessaires. Tout cela se comprend aisément : ainsi donc, si vous nous parlez encore de cette manière, c’est nous dire que nous devons chercher à nous établir comme nous le pourrons dans quelque chaumière du village.

Comme le Maître de Ravenswood se disposait à lui répondre, la porte du salon s’ouvrit, et l’on y vit entrer précipitamment Caleb Balderston, les yeux égarés et le visage décomposé.

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