Préparez un repas où tout soit à foison ;
La moitié d’un poulet, ce reste de saumon
Qui m’a servi trois jours, et qui doit être tendre ;
Et pour que l’odorat n’y puisse rien reprendre,
Joignez-y force oignons et n’épargnez point l’ail.
Le Pèlerinage de l’Amour.
Le coup de tonnerre qui avait étourdi tous ceux qui avaient pu l’entendre n’avait servi qu’à éveiller le génie hardi et fécond de la fleur des majordomes. À peine était-on bien assuré que la tour ne s’écroulait pas de fond en comble que Caleb, se levant comme ravi en extase, s’écria : – Dieu soit loué ! cela arrive tout à point, c’est comme un bouchon sur une bouteille. Voyant alors le domestique du lord garde des sceaux qui s’avançait vers la cuisine, il courut en fermer la porte à la clef, en murmurant entre ses dents : – Comment diable celui-là est-il entré ? mais n’importe, j’ai bien à penser à autre chose ! Eh bien ! Mysie, que faites-vous là à geindre et à trembler au coin de la cheminée ? Venez ici bien vite, ou restez où vous êtes et criez bien haut : tout aussi bien vous n’êtes bonne qu’à cela. Eh bien ! m’entendez-vous, vieille diablesse ? Criez donc plus haut ! encore plus haut ! il faut que les maîtres vous entendent du salon ; je vous ai entendue crier bien plus fort sans en avoir tant de raison. Un instant, il faut que je fasse danser toute cette vaisselle.
Et en même temps il se mit à jeter au milieu de la cuisine les plats, les assiettes, les marmites et tous les ustensiles de fer, d’étain, de cuivre et de fer-blanc qui se trouvèrent sous sa main, épargnant avec soin la faïence et la poterie qui auraient pu se briser. Il poussait en même temps des cris ou plutôt des hurlements qui firent crier véritablement Mysie à son tour, convaincue que son vieux camarade avait perdu l’esprit.
– Eh mais ! que fait-il donc là ? Il a renversé l’émincé de mouton, reste du gigot d’avant-hier, et qui devait faire aujourd’hui le dîner de notre maître. Bon, le voilà qui jette la demi-pinte de lait qui devait servir demain pour son déjeuner ! Il n’y a que le chat qui en profitera. Est-ce que le tonnerre lui a tourné la tête ?
– Taisez-vous, vieille folle, taisez-vous ! dit Caleb à demi-voix, en se frottant les mains d’un air de triomphe. Tout est arrangé maintenant. Le dîner est prêt. Le tonnerre l’a préparé en un tour de main.
– Le pauvre homme est bien réellement fou, dit Mysie en le regardant d’un air de compassion et d’alarme. Je crains qu’il ne revienne jamais dans son bon sens.
– C’est vous qui êtes folle ; mais écoutez-moi bien, dit Caleb, enchanté de pouvoir sortir avec honneur, grâce à son imagination, d’un embarras qui lui avait paru insurmontable. D’abord ayez soin de ne pas laisser entrer cet étranger dans la cuisine ; ensuite jurez que le tonnerre y est tombé par la cheminée, et vous a gâté le meilleur dîner que vous ayez jamais apprêté. Bœuf, alouettes, veau, venaison, lard, levreau, volaille, tout ce que vous voudrez ; ne craignez pas la dépense, faites un excellent dîner. Moi, je vais au salon raconter tout ce désastre ; mais surtout ne laissez pas entrer ici ce domestique étranger.
Après avoir donné ses instructions à son alliée, Caleb courut au salon ; mais avant d’y entrer, il voulut, en général habile, faire une reconnaissance. À cet effet, il appliqua l’œil contre une fente que le temps, par complaisance pour les domestiques curieux, avait faite à la porte ; et voyant la situation de miss Ashton, il eut la prudence d’attendre quelques instants, de peur d’ajouter à ses craintes par son air effrayé, et parce qu’il désirait qu’elle fût en état d’écouter avec attention la relation qu’il avait à faire des effets désastreux du tonnerre.
Mais quand il la vit bien revenue à elle et qu’il entendit la conversation rouler sur l’état de dénuement du château, il jugea qu’il était temps de se montrer, et il entra de la manière que nous avons décrite en finissant le chapitre précédent.
– Quel malheur ! quel malheur ! s’écria-t-il : faut-il qu’un pareil accident soit arrivé au château de Ravenswood, et que j’aie vécu pour en être témoin !
– Qu’est-il donc arrivé, Caleb ? demanda son maître un peu alarmé à son tour. Quelque partie du château est-elle écroulée ?
– Écroulée ? non, mais le tonnerre est tombé par la cheminée de la cuisine, a renversé toutes les casseroles, a jeté de la suie partout, et cela dans un moment où vous avez à recevoir des personnes de qualité, des hôtes respectables, ajouta-t-il en saluant profondément le lord garde des sceaux et sa fille ; de sorte qu’il ne reste rien dans le château qui puisse servir pour le dîner ou pour le souper, comme vous voudrez l’appeler.
– Il ne m’est pas difficile de vous croire, Caleb, lui dit son maître d’un air soucieux.
Caleb se tourna vers lui en lui adressant un regard moitié suppliant, moitié de reproche, et continuant sa harangue : – Ce n’est pas, dit-il, qu’on ait fait des préparatifs bien considérables. On avait seulement ajouté quelques bagatelles à votre ordinaire habituel, à votre petit couvert, comme on dit à Versailles, trois services et le dessert, voilà tout.
– Gardez pour vous vos ridicules sornettes, vieux fou, s’écria Ravenswood mortifié de le trouver si maladroitement officieux, et n’osant pourtant le contredire ouvertement, de peur de donner lieu à quelque scène plus ridicule encore.
Caleb comprit son avantage et résolut d’en profiter. Mais d’abord, ayant remarqué que le domestique du lord garde des sceaux venait d’entrer dans le salon et parlait à son maître dans l’embrasure d’une croisée, il saisit cette occasion pour dire de son côté quelques mots à l’oreille du sien. – Pour l’amour du ciel, monsieur, lui dit-il, retenez votre langue. Si c’est mon plaisir de risquer mon âme pour sauver l’honneur de la famille, ce ne sont pas vos affaires. Si vous me laissez aller mon chemin tranquillement, je ne ferai pas de folles dépenses, mais si vous me contrariez, du diable si je ne vous sers pas un dîner comme pour un prince.
Ravenswood pensa qu’en effet le parti le plus sage était de laisser couler le torrent et de souffrir que son officieux maître-d’hôtel dît tout ce que bon lui semblerait. Caleb, levant donc une main en l’air et comptant sur ses doigts, reprit la parole en ces termes : – Comme je vous le disais, on n’avait pas fait grande cérémonie, mais il y avait de quoi contenter trois personnes d’honneur. Premier service : deux chapons à la sauce blanche, du veau et du lard, sauf votre respect. Second service : un levreau à la broche, des écrevisses, une galantine. Troisième : un faisan d’une blancheur éblouissante, et qui est maintenant noirci de suie comme s’il avait été deux ans dans la cheminée, une tarte aux prunes et un flan. Dessert : quelques friandises, des confitures, et… et voilà tout, dit-il en remarquant l’impatience de son maître, voilà tout, sauf deux compotes de poires et de pommes.
Miss Ashton, assez bien remise alors de son mouvement de frayeur, avait écouté avec quelque attention le récit du vieux Caleb. Le sérieux imperturbable avec lequel il faisait le menu de son repas imaginaire et les efforts qu’Edgar faisait pour cacher son impatience et son mécontentement offraient un contraste si singulier et lui parurent si plaisants qu’il lui fut impossible de retenir un grand éclat de rire. La gravité de son père échoua en ce moment, et il ne put s’empêcher d’imiter sa fille, quoique avec plus de modération ; et Ravenswood lui-même, quoique sentant fort bien que c’était rire un peu à ses propres dépens, prit part aussi à cette gaîté. Leurs éclats de rire firent retentir la voûte du vieux salon, car telle scène dont nous lisons quelquefois le récit sans émotion a souvent beaucoup diverti ceux qui en étaient témoins. Quand l’un avait fini, l’autre recommençait. La gravité silencieuse de Caleb, son air de surprise et presque de dépit ajoutaient encore au ridicule de cette scène et inspiraient une nouvelle envie de rire à ceux qui en étaient spectateurs.
– Je vois ce que c’est, s’écria Caleb sans cérémonie quand ils eurent repris un peu de sang-froid, les gens de qualité font de si bons déjeuners que la perte du meilleur dîner que cuisinier ait jamais apprêté ne leur paraît qu’une plaisanterie. Mais si Vos Honneurs avaient l’estomac aussi creux que l’est celui de Caleb Balderston, vous ne trouveriez pas le moindre sujet pour rire dans un événement si sérieux.
Ce discours ne fit que donner naissance à un nouvel accès de gaîté, ce que Caleb regarda non seulement comme une agression contre la dignité de la famille, mais comme un acte de mépris spécial de l’éloquence avec laquelle il avait fait le résumé des prétendues pertes occasionnées par le tonnerre et la description d’un dîner qui, comme il le dit ensuite à Mysie, aurait donné de l’appétit à un mort, et dont ils ne firent que rire.
– Mais, dit miss Ashton avec autant de sérieux qu’elle en put montrer, toutes ces bonnes choses sont-elles tellement gâtées qu’il n’en reste absolument rien qui soit en état d’être servi ?
– Pas la moindre parcelle, milady ; tout est plein de suie et de cendres et n’est plus bon qu’à jeter aux chiens. Je voudrais que vous pussiez descendre à la cuisine, vous y verriez une belle confusion, les porcelaines brisées, les casseroles renversées, la cuisinière, qui a presque perdu l’esprit, occupée à remettre un peu d’ordre, et toutes les provisions absolument perdues. Il y avait pour le dessert un plat de blanc-manger qui devait être excellent, et que le tonnerre a renversé comme tout le reste au milieu de la cuisine ; j’y ai trempé le bout du doigt pour y goûter, et l’on dirait que ce n’est que du lait aigre. Je voudrais pour beaucoup que Vos Honneurs descendissent afin de voir tout cela, à moins, ajouta-t-il par prudence, de crainte que sa proposition ne fût acceptée, à moins que la cuisinière n’ait déjà tout balayé, comme c’est son devoir. Il est impossible, milord, dit-il à sir William, que votre domestique n’ait pas entendu le bruit qu’a fait la vaisselle en tombant, quand le tonnerre a tout renversé.
Le domestique du lord garde des sceaux, quoiqu’au service d’un grand, et par conséquent habitué à composer son visage en toute circonstance, fut cependant un peu décontenancé par cet appel imprévu, et se contenta d’incliner respectueusement la tête.
– Je crois, M. le maître d’hôtel, dit le lord garde des sceaux qui commençait à craindre que cette scène trop prolongée ne déplût au Maître de Ravenswood, je crois que vous feriez bien de tenir conseil à ce sujet avec Lockard. Il a beaucoup voyagé, il est accoutumé aux inconvénients de toute espèce et aux accidents imprévus, et j’espère qu’en vous consultant ensemble vous trouverez quelque expédient pour sortir d’embarras.
– Son Honneur sait, répondit Caleb, qui, quoique sans espoir de se tirer d’affaire, plutôt que d’avoir recours à l’aide d’un étranger serait mort à la peine, comme le généreux éléphant qui voulut à tout prix faire ce qu’attendait de lui son maître, Son Honneur sait que je n’ai pas besoin de conseiller quand il s’agit de l’honneur de la famille.
– Je serais injuste si je disais le contraire, Caleb, lui dit son maître ; mais votre talent consiste principalement à trouver des excuses, et elles ne nous rassasieront pas plus que le menu de votre dîner frappé du tonnerre. Je désire donc que vous cherchiez avec M. Lockard quelque moyen de suppléer à ce qui n’existe plus, à ce qui probablement n’a jamais existé.
– Votre Honneur a toujours le mot pour rire, dit Caleb. Bien certainement je n’aurais qu’à aller jusqu’à Wolfhope, et j’aurais bientôt de quoi donner à dîner à quarante personnes. Mais ces gens-là ne méritent pas qu’on s’adresse à eux. Ils ont été malavisés dans l’affaire du beurre et des œufs, je ne l’ai pas oublié.
– N’importe, Caleb ; allez au village et faites de votre mieux. Il ne faut pas laisser jeûner nos hôtes pour l’honneur de la famille, comme vous le dites, d’une famille ruinée. Et tenez, Caleb, prenez cette bourse, je crois que ce sera votre meilleur conseiller.
– Votre bourse ! de l’argent ! s’écria Caleb en reculant d’un air d’indignation, que voulez-vous que j’en fasse ? Ne sommes-nous pas sur vos domaines ? Quel est celui de vos vassaux qui voudrait vous faire payer ses services ?
Les deux domestiques se retirèrent, et dès que la porte du salon fut fermée, le lord garde des sceaux crut devoir adresser quelques mots d’excuse à son hôte sur la manière dont il s’était permis de rire, et Lucie dit qu’elle espérait que sa gaîté n’avait ni offensé ni mortifié le bon vieillard.
– Caleb et moi, miss Ashton, nous devons apprendre à supporter avec résignation et patience le ridicule qui s’attache partout à la pauvreté.
– Vous ne vous rendez pas justice, Maître de Ravenswood, lui dit sir William : sur ma parole d’honneur, je crois que je connais vos affaires mieux que vous-même, et j’espère vous prouver que j’y prends intérêt et que… en un mot, que vous avez devant vous une perspective plus belle que vous ne le pensez. Cependant permettez-moi de vous assurer que je ne trouve rien de plus respectable qu’un homme dont le caractère s’élève au-dessus de l’infortune, et qui préfère s’imposer d’honorables privations plutôt que de contracter des dettes ou de se soumettre à un état de dépendance.
Soit par désir de ne pas blesser la délicatesse du Maître de Ravenswood, soit par crainte d’éveiller son orgueil, le lord garde des sceaux ne lui parla ainsi qu’avec une sorte de réserve timide. Il hésitait et semblait à chaque mot appréhender d’aller trop loin, en touchant à un pareil sujet, quoique son hôte y eût lui-même donné occasion ; en un mot, il semblait partagé entre le désir de donner des preuves d’amitié et la crainte de déplaire. Il ne faut donc pas s’étonner qu’Edgar, n’ayant encore que peu d’expérience des hommes, supposât à ce courtisan consommé plus de sincérité qu’on n’en trouverait probablement dans une vingtaine de personnes de cette classe. Il lui répondit cependant avec assez de froideur qu’il était redevable à tous ceux qui voulaient bien avoir de lui une opinion favorable, et lui faisant ses excuses ainsi qu’à sa fille, il sortit du salon pour aller donner quelques ordres qui étaient indispensables.
Les arrangements pour la nuit furent bientôt faits, de concert avec la vieille Mysie ; et dans le fait on n’était pas tourmenté par l’embarras du choix. Edgar céda son appartement à miss Ashton, et il fut décidé que Mysie lui servirait de femme de chambre et mettrait, pour jouer ce rôle, une robe de satin noir qui avait servi à l’aïeule de Ravenswood et figuré dans les bals de cour d’Henriette-Marie. Il demanda ce qu’était devenu Bucklaw, et ayant appris qu’il était à Wolfhope avec les chasseurs, il chargea Caleb d’aller lui expliquer l’embarras dans lequel il se trouvait, et de lui dire qu’il l’obligerait s’il pouvait trouver un lit pour cette nuit dans le village, attendu qu’il n’en existait pas d’autre au château que celui qui était dans la chambre secrète, et qu’il fallait bien offrir à sir William. Caleb dit qu’il donnerait son lit au domestique étranger, afin qu’il ne vît pas qu’on était un peu au dépourvu dans le château, et qu’il dormirait lui-même sur la paille dans le grenier. Pour le Maître de Ravenswood, il se détermina à passer la nuit dans le salon, enveloppé d’un grand manteau.
Quant au reste, Lockard avait reçu ordre de son maître d’aller chercher un morceau de venaison à l’auberge où les chasseurs s’étaient rendus, et Caleb comptait sur ses ressources ordinaires pour sauver l’honneur de la famille. Son maître avait une seconde fois voulu lui donner sa bourse, mais comme c’était en présence du domestique étranger, il n’avait pas cru devoir l’accepter, quoiqu’il sentît que ce serait un secours bien utile. – Ne pouvait-il me la glisser en cachette ? pensa-t-il ; mais jamais Son Honneur ne saura comment il faut se conduire dans les circonstances délicates.
Cependant Mysie, d’après l’usage reçu en Écosse, offrit aux hôtes de son maître le produit de la petite laiterie, en attendant que le dîner fût prêt. Et suivant une autre coutume, qui n’est pas encore tout à fait en désuétude, Edgar, pour gagner du temps, promena ses hôtes dans tout le château ; et comme l’orage était dissipé, il les fit monter au haut de la tour pour leur faire admirer la belle perspective dont on y jouissait.