CHAPITRE XXIII

Tel fut le sort de notre premier père.
Mais le mien est bien plus sévère :
Dans son exil Ève l’avait suivi :
Et moi tout seul je suis banni.

WALLER.

Je n’essaierai pas de décrire le mélange d’indignation et de regret qu’éprouva Ravenswood en s’éloignant du château qui avait appartenu à ses ancêtres. Les termes dans lesquels était conçu le billet de lady Ashton étaient tels qu’il ne pouvait demeurer un instant de plus sans manquer de cette fierté dont il n’était peut-être que trop abondamment pourvu.

Le marquis d’Athol, de son côté, sentait cet affront rejaillir en partie sur lui ; mais comme il désirait faire quelques efforts pour concilier les esprits, il laissa partir seul son parent, après lui avoir fait promettre de l’attendre à l’enseigne de la Tanière du Renard, petite auberge qui, comme on doit s’en souvenir, était située à peu près à mi-chemin entre le château de Ravenswood et la tour de Wolfcrag, c’est-à-dire à environ quatre milles de chacun de ces deux endroits. Il se proposait de l’y rejoindre dans la soirée, ou au plus tard le lendemain matin. S’il n’avait écouté que son ressentiment, il serait parti à l’instant même ; mais sa visite couvrait des projets politiques auxquels il ne voulait pas renoncer sans essayer du moins de les mettre à exécution. Le Maître de Ravenswood lui-même, malgré tout son dépit, ne voulait pas fermer la porte à une réconciliation que pouvaient amener l’intercession de son noble parent et les sentiments favorables que le lord garde des sceaux lui avait toujours montrés.

Il confirma donc le marquis dans l’intention que celui-ci avait de rester encore quelques heures chez sir William, et en partit lui-même sans mettre plus de délai que le temps nécessaire pour convenir de l’endroit où il attendrait son parent.

Il parcourut au grand galop toute l’avenue du château, comme s’il eût espéré, par la rapidité de sa course, échapper aux sentiments tumultueux auxquels son cœur était en proie. Mais quand les arbres lui cachèrent les tours élevées du château, il ralentit son pas peu à peu, et, ne pouvant bannir les réflexions pénibles qui l’agitaient, il finit par s’y livrer. Le sentier dans lequel il se trouvait conduisait à la fontaine de la Syrène et à la chaumière d’Alix ; cette circonstance lui rappela vivement les idées superstitieuses qu’on avait généralement sur la prétendue influence de cette source sur la maison de Ravenswood, et les avis que la vieille aveugle lui avait inutilement donnés.

– Les vieux proverbes disent quelquefois la vérité, pensa-t-il : la fontaine de la Syrène a encore été fatale à la famille des Ravenswood, et elle a vu le dernier acte de folie de l’héritier de cette maison. Alix avait raison ; je me trouve dans la situation qu’elle m’a prédite, ou plutôt dans une position plus honteuse encore : je ne suis point allié à la famille de celui qui a causé la ruine de la mienne, mais je me suis dégradé jusqu’à le désirer, et j’ai essuyé l’humiliation d’être repoussé avec dédain.

Nous sommes obligés de raconter notre histoire telle que nous l’avons apprise, et si l’on fait attention à la distance des temps, et à la disposition qu’avaient au merveilleux ceux par les bouches de qui ce récit a successivement passé, on ne sera pas surpris d’y trouver une teinte de superstition : sans cela ce ne serait pas une histoire écossaise.

À environ deux cents pas de la fontaine, le cheval d’Edgar s’arrêta tout à coup, dressa les oreilles, se cabra, et malgré deux coups d’éperon refusa d’avancer comme s’il eût aperçu quelque objet qui l’effrayait. Ravenswood, jetant les yeux de tous côtés, aperçut, à travers les décombres et les arbres, une femme assise sur la même pierre qui avait servi de siège à Lucie Ashton lorsqu’ils s’étaient fait l’aveu fatal de leur amour. La première idée qui se présenta à son esprit fut que Lucie, ayant présumé qu’il prendrait cette route, s’était rendue en cet endroit pour s’affliger quelques moments avec lui avant de le quitter. Il descendit de son cheval après avoir fait inutilement de nouveaux efforts pour le faire avancer, et, l’ayant attaché à un arbre, il courut vers la fontaine en criant : – Miss Ashton ! Lucie !

La figure qu’il avait aperçue se tourna vers lui en ce moment ; mais quelle fut sa surprise ! au lieu de voir les traits de la fille du lord garde des sceaux, il crut reconnaître ceux de la vieille Alix. Il resta immobile d’étonnement. La singularité de son vêtement, qui l’enveloppait de la tête aux pieds et qu’on aurait pu prendre pour un linceul, sa taille, qui lui parut plus grande et plus droite que de coutume, l’étrange circonstance de trouver seule, à près d’un mille de sa demeure, une femme infirme, aveugle et décrépite, tout contribuait à le frapper de surprise et même d’une sorte de terreur. Elle étendit vers lui sa main flétrie, comme pour lui défendre d’avancer ; elle remuait les lèvres comme si elle eût prononcé quelques paroles, mais aucun son ne se faisait entendre. Ravenswood s’arrêta d’abord, et quand il voulut de nouveau s’avancer, Alix, ou son apparition, se glissa derrière les arbres, le visage toujours tourné vers lui, et disparut derrière le feuillage.

Le Maître de Ravenswood ne put maîtriser son émotion, et demeura quelques instants immobile à l’endroit où il avait cessé d’apercevoir la vieille aveugle. Enfin, rappelant tout son courage, il s’avança jusqu’à la pierre sur laquelle il l’avait vue assise ; mais rien n’annonçait qu’un être mortel en eût approché, et le gazon qui croissait tout autour ne paraissait pas même avoir été foulé aux pieds.

Plein de ces idées étranges et confuses qui naissent dans l’esprit d’une personne qui croit avoir vu une apparition surnaturelle, le Maître de Ravenswood retourna vers l’endroit où il avait laissé son cheval, non sans regarder plusieurs fois en arrière pour voir si cet être merveilleux ne reparaîtrait point. Mais, soit que cette apparition fût réelle ou fût l’ouvrage d’une imagination agitée, le même prodige ne se représenta point à ses yeux, et il trouva son cheval tout en sueur, et comme tremblant de cette espèce d’inquiétude et de crainte qu’on supposait alors qu’inspire aux animaux la présence d’un spectre ou d’un esprit. Il le fit marcher au pas en le flattant de la main, mais l’animal tremblait encore, comme s’il eût craint d’apercevoir derrière chaque arbre quelque nouvel objet de terreur.

– Est-il possible, se dit Edgar, que mes yeux m’aient trompé de cette manière ? N’ai-je pas reconnu les traits de la vieille Alix, quoiqu’elle me parût marcher plus légèrement que de coutume ? Les infirmités de cette femme seraient-elles supposées, afin d’exciter la compassion ? ou bien faut-il que je partage ce que j’appelais tout à l’heure les préjugés populaires, et que je croie qu’elle est en commerce avec les esprits de ténèbres ? J’éclaircirai ce mystère ; il faut que je sache sur quoi fixer mes idées.

En se livrant à de pareilles réflexions, il arriva près du jardin d’Alix. La porte en était ouverte ; mais quoique la journée fût très belle et que le soleil répandît une chaleur bienfaisante, il ne la vit pas sur le banc où elle s’asseyait ordinairement, sous le grand saule pleureur. Il s’approcha de la chaumière et y entendit une voix de femme qui semblait pleurer et gémir. Il frappa à la porte, personne ne lui répondit. Après avoir attendu quelques instants, il leva le loquet, entra dans la chambre, et se trouva dans un séjour de deuil et de solitude. Le corps inanimé de la malheureuse aveugle était étendu sur le grabat où elle venait de rendre le dernier soupir. La jeune fille qui demeurait avec elle, assise dans un coin de la chambre, se tordait les mains, poussait des sanglots, et semblait partagée entre la douleur et une terreur puérile.

La présence du Maître de Ravenswood parut encore l’effrayer davantage. Il tâcha de la consoler et de la calmer ; enfin elle lui dit :

– Vous arrivez trop tard !

Ne pouvant concevoir le sens de ces mots, il lui fit diverses questions ; et il apprit qu’Alix, s’étant trouvée fort mal pendant la nuit, avait envoyé un paysan au château pour demander une entrevue au Maître de Ravenswood, et avait témoigné la plus grande impatience de le voir arriver. Mais les messagers envoyés par les pauvres sont souvent coupables de négligence ; le paysan n’était arrivé au château qu’après le départ de Ravenswood et s’était trop amusé à regarder les beaux équipages des nouveaux venus pour se presser de venir rendre compte de son message.

– Cependant l’inquiétude d’Alix croissait avec les angoisses de son agonie, et, comme le dit Babie, sa seule garde-malade, elle adressa au ciel la plus fervente prière pour qu’il lui fût permis de voir encore une fois le fils de son ancien maître, afin de lui rappeler des choses qu’elle lui avait déjà dites. Elle était morte comme la cloche du village voisin venait de sonner une heure.

Ces derniers mots firent tressaillir Ravenswood. Il avait entendu sonner une heure quelques instants avant de voir l’apparition qui avait tellement effrayé son cheval, et qu’il était assez disposé maintenant à regarder comme le spectre de la défunte.

Par égard tant pour les droits de l’humanité que pour la mémoire d’une femme qui avait été toujours si dévouée à sa famille, Ravenswood crut devoir veiller aux soins de ses obsèques. Il apprit de Babie qu’Alix avait exprimé plusieurs fois le désir d’être enterrée dans un cimetière situé près de l’auberge de la Tanière du Renard, au milieu duquel se trouvait le caveau destiné jadis à recevoir les dépouilles mortelles des membres de la famille de Ravenswood et de plusieurs de leurs vassaux. Edgar crut devoir satisfaire ce désir très ordinaire aux paysans d’Écosse, et chargea Babie d’aller dans le village voisin chercher quelques femmes pour rendre les derniers devoirs à la pauvre aveugle, lui ayant promis de garder le corps jusqu’à son retour, ce qui passe en Écosse, comme autrefois en Thessalie, pour une chose absolument indispensable.

Babie partit, et Ravenswood, pendant une demi-heure ou environ, se trouva seul, gardant le corps inanimé de celle dont l’esprit lui avait apparu quelques instants auparavant, à moins que ses yeux ne l’eussent étrangement trompé. Malgré son courage naturel, il était vivement affecté par un concours de circonstances si extraordinaires.

– Elle est morte, pensait-il, en adressant au ciel une ardente prière pour qu’il lui fût permis de me voir encore une fois. Serait-il donc possible qu’un désir ardemment conçu pendant la dernière angoisse de la mort survécût à la catastrophe, franchît les barrières imposantes du monde intellectuel et en transportât devant nous les habitants avec les formes et les couleurs de la vie ?

– Mais pourquoi celle qui s’est montrée à mes yeux n’a-t-elle pu se faire entendre à mon oreille ? Pourquoi cette violation des lois de la nature serait-elle permise ? Vaines questions, que la mort seule pourra résoudre, quand elle m’aura rendu semblable à l’être inanimé que j’ai sous les yeux.

En parlant ainsi, il jeta un regard sur la défunte, et, éprouvant une sorte de répugnance à voir ses traits plus longtemps, il lui couvrit la figure d’un drap. Il s’assit alors dans un vieux fauteuil de bois de chêne sculpté, portant les armes de sa famille, dont Alix avait réussi à s’assurer la possession dans le pillage que les créanciers, les officiers de justice et les domestiques avaient fait du mobilier du château de Ravenswood, lorsque le feu lord avait été obligé de l’abandonner. Il chercha alors à écarter de son esprit, autant qu’il le put, les idées superstitieuses dont l’avait rempli l’incident que nous venons de rapporter. Les pensées qui l’occupaient étaient déjà assez lugubres, sans qu’une terreur, causée par des événements surnaturels, vînt les rendre encore plus sombres, lorsque après avoir été l’amant aimé de Lucie Ashton, l’ami estimé et honoré de son père, il se voyait seul, abandonné, gardien des dépouilles mortelles d’une vieille femme décédée dans le sein de l’indigence.

Il fut cependant remplacé dans cette triste fonction plus tôt qu’il ne pouvait raisonnablement l’espérer d’après la distance qui séparait la chaumière d’Alix et le village, et surtout en considérant l’âge et les infirmités de trois vieilles femmes qui, pour me servir d’une expression militaire, vinrent le relever de garde. Dans toute autre occasion, ces respectables sibylles se seraient moins hâtées. La première avait plus de quatre-vingts ans, la deuxième était paralytique et la troisième boiteuse : mais les honneurs à rendre aux morts sont un devoir que les paysans écossais des deux sexes se font une joie de remplir. Je ne sais si c’est une suite du caractère de ce peuple grave et enthousiaste ou un souvenir des anciens usages catholiques du temps où l’on regardait les funérailles comme une époque de réjouissance pour les vivants, mais la bonne chère et même l’ivresse accompagnaient et accompagnent encore souvent en Écosse la cérémonie des obsèques. Ce que la cérémonie funèbre, ou dregy, comme on l’appelle, est pour les hommes, les tristes soins à donner à un cadavre avant de le confier à la terre le sont pour les femmes. Étendre les membres raidis par la mort sur une table préparée à cet effet, envelopper le corps dans du linge blanc, le placer dans le cercueil, c’étaient là des opérations dont les vieilles femmes étaient toujours chargées, et dont elles trouvaient un sombre plaisir à s’acquitter.

Les trois vieilles saluèrent le Maître de Ravenswood avec un sourire sombre, qui lui rappela la rencontre de Macbeth et des sorcières sur les bruyères desséchées de Forres. Il leur remit quelque argent et leur recommanda de donner les soins d’usage au corps d’Alix, ce dont elles se chargèrent bien volontiers, lui disant qu’il fallait qu’il sortît de la chaumière avant qu’elles commençassent leurs opérations. Edgar y était très disposé, et il ne s’arrêta que le temps nécessaire pour leur demander où il pourrait trouver le sacristain ou le bedeau chargé du cimetière de l’Armitage, afin de faire tout préparer pour la réception d’Alix dans le lieu de repos qu’elle avait elle-même choisi.

– Vous n’aurez pas grand-peine à trouver John Mortsheugh, lui dit la plus vieille des trois sibylles ; il demeure près de la Tanière du Renard, maison où il y a tant de joyeux repas ; car la mort est la proche voisine des banquets.

– C’est bien vrai, commère, dit la boiteuse en s’appuyant sur une béquille qui suppléait à sa jambe gauche plus courte que l’autre ; et je me rappelle encore que ce fut à l’un de ces festins que le père du Maître de Ravenswood, ici présent, tua le jeune Blackhall d’un coup d’épée, pour un mot qu’ils s’étaient dit en buvant ensemble du vin, de l’eau-de-vie, ou n’importe quoi, de sorte que le pauvre jeune homme, qui était entré gai comme l’alouette, sortit de l’auberge les pieds en avant. C’est moi qui fus chargée de l’ensevelir, et, quand le sang eut été bien essuyé, c’était un des plus beaux corps qu’on pût voir.

On croira aisément que le récit d’une telle anecdote précipita le départ de Ravenswood, pour qui une pareille compagnie était insupportable. Mais, en allant reprendre son cheval attaché à un arbre, pendant qu’il resserrait les sangles de la selle et qu’il s’apprêtait à y monter, il ne put s’empêcher d’entendre une conversation à son sujet entre l’octogénaire et la boiteuse. Ce digne couple s’était rendu dans le jardin pour y cueillir du romarin, de la rue, du thym et d’autres herbes aromatiques pour en placer une partie sur le corps de la défunte et pour faire avec le reste des fumigations dans la chambre. La paralytique, déjà fatiguée de la course qu’elle avait faite, était restée pour garder le corps, de crainte que les sorcières ou les esprits ne vinssent s’en emparer. Le Maître de Ravenswood entendit donc le dialogue suivant, qui avait lieu à demi-voix :

– Voilà une superbe tige de ciguë, Ailsie Gourlay, dit la boiteuse : plus d’une sorcière autrefois n’aurait pas voulu une meilleure monture pour courir au clair de lune à travers les airs, et descendre jusque dans la cave du roi de France.

– Vous avez raison, Annie Winnie, répondit l’octogénaire ; mais aujourd’hui le diable lui-même est devenu aussi dur que le lord garde des sceaux et les seigneurs du Conseil privé, qui ont des cœurs de pierre ; tous, jusqu’aux enfants, nous traitent de sorcières, et cependant vous auriez beau dire vingt fois vos prières à rebours, Satan ne daignerait point paraître devant vous.

– Avez-vous vu quelquefois le Noir Voleur, Ailsie ?

– Non ; mais j’en ai rêvé bien souvent, et je crois bien que quelque jour on me brûlera pour cela. Mais n’importe, Winnie ; voilà le dollar que nous a donné le Maître de Ravenswood ; nous enverrons chercher du pain, de la bière et du tabac, un peu d’eau-de-vie que nous brûlerons avec du sucre ; et que le diable vienne ou non, ma commère, nous n’en passerons pas la nuit moins gaiement.

Et à ces mots ses lèvres ridées laissèrent échapper un rire affreux, semblable au cri d’un hibou.

– Le Maître de Ravenswood est un brave jeune homme, reprit Annie Winnie ; il est généreux, et beau garçon par-dessus tout, large des épaules, étroit des reins. Ce sera un beau cadavre ; je voudrais être chargée de l’ensevelir après sa mort.

– Il est écrit sur son front, Annie Winnie, dit l’octogénaire, que ni mains d’homme ni mains de femme ne le placeront dans un cercueil ; son corps sera franc du dernier toucher ; vous pouvez compter là-dessus, car je le tiens de bonne part.

– Mourra-t-il donc sur le champ de bataille, Ailsie Gourlay, comme la plupart de ses ancêtres ? mourra-t-il par le fer ou par le feu ?

– Ne me faites plus de questions ; je ne crois pas qu’il ait le même honneur.

– Vous savez plus de choses que bien d’autres, Ailsie Gourlay ; mais qui donc vous en a tant appris ?

– Ne vous en inquiétez pas, mais comptez sur ce que je vous dis.

– Mais cependant vous prétendez que vous n’avez jamais vu le Noir Voleur ?

– Je le tiens de bonne part, vous dis-je ; son sort a été prédit avant qu’il eût mis sa première chemise.

– Paix ! j’entends trotter son cheval ; le bruit de son pas ne paraît guère de bon augure.

– Allons donc, mes commères, allons donc ! s’écria la paralytique sans sortir de la chaumière ; faisons et disons tout ce qui est nécessaire ; si nous ne nous dépêchons pas, les membres se raidiront et vous savez que cela porte malheur.

Ravenswood était alors trop loin pour en entendre davantage ; il méprisait le plus grand nombre des préjugés ordinaires sur la sorcellerie, les présages et la divination, si généralement adoptés en Écosse à cette époque que celui qui paraissait en douter était regardé comme aussi coupable d’impiété que les Juifs et les Sarrasins mécréants ; il savait aussi que la crainte de la mort et les tortures qu’on leur faisait subir avaient souvent forcé de vieilles femmes pauvres et infirmes à se déclarer sorcières, que cet aveu d’un crime imaginaire avait servi de motif à ces condamnations aussi absurdes que cruelles qui firent la honte des tribunaux d’Écosse pendant le dix-septième siècle. Mais l’apparition réelle ou imaginaire qu’il avait eue dans cette matinée lui avait rempli l’esprit d’idées superstitieuses qu’il s’efforçait en vain d’en bannir. La nature de l’affaire qui le conduisait à l’enseigne de la Tanière du Renard, où il ne tarda pas à arriver, n’était pas très propre à les dissiper.

Il s’informa de la demeure de Mortsheugh, chargé du soin du cimetière appelé l’Armitage, où devaient être déposés les restes d’Alix et, ayant appris que sa maison était mitoyenne avec les murs de ce champ du repos, il en prit le chemin. Ce cimetière était situé entre deux montagnes, dans une petite et étroite vallée arrosée par un ruisseau d’eau limpide sortant d’un rocher sous lequel la nature avait creusé une grotte à laquelle l’art avait ensuite donné intérieurement la forme d’une croix. C’était l’ermitage où quelque Saxon avait fait pénitence dans des siècles bien éloignés, et qui avait donné à ce lieu le nom qu’il portait encore. Plus récemment, la riche abbaye de Coldingham avait établi une chapelle dans cet endroit ; mais il n’en restait d’autres vestiges que le cimetière qui l’entourait, et qui servait encore pour ceux qui témoignaient de leur vivant le désir d’y être enterrés. Quelques ifs solitaires croissaient encore dans cette enceinte sacrée. Là avaient été ensevelis autrefois nombre de guerriers illustres et de nobles barons ; mais leurs noms étaient oubliés et leurs monuments détruits, tandis qu’on y voyait encore la pierre grossièrement taillée qui marque la sépulture des personnes d’une condition inférieure.

La demeure du bedeau était une chaumière appuyée sur le mur du cimetière, et si basse que le toit qui la couvrait touchait presque à terre des deux côtés. Ce toit avait été couvert en chaume : mais ce chaume avec le temps était devenu un terreau fertile qui nourrissait de nombreuses familles de pariétaires, de joubarbes et d’herbes de toute espèce, de sorte qu’au premier coup d’œil on aurait cru que c’était un tertre funèbre. Ravenswood frappa à la porte, et apprit que le bedeau était en ce moment à une noce, car il réunissait les fonctions de ménétrier à celles de fossoyeur. Il retourna donc à la Tanière du Renard, après avoir averti qu’il reviendrait le lendemain parler à l’homme dont le double métier le rendait également utile dans la maison de deuil et dans celle des fêtes.

Un courrier du marquis arriva à l’auberge quelques instants après pour prévenir Ravenswood que son maître ne pourrait venir le joindre que le lendemain matin, et Edgar, qui, sans cette circonstance, serait retourné dans sa tour de Wolfcrag, prit le parti de rester dans l’auberge pour y attendre son noble parent.

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