Le moine les conduisit par un secret passage dans l’église du couvent, dont les portes intérieures ordinairement ouvertes avaient été fermées pendant le tumulte qui venait d’avoir lieu lorsque les séditieux des deux partis essayèrent d’y pénétrer avec d’autres motifs que ceux de la dévotion.
Ils traversèrent les bas-côtés de l’église, dont les sombres voûtes résonnant sous le pas pesant de l’armurier, restaient muettes sous la sandale du moine et le pas plus léger encore de Louise, qui tremblait autant de crainte que de froid. Elle s’apercevait que ni l’un ni l’autre de ses deux conducteurs n’avait pour elle la moindre considération. Le moine était un homme austère, dont les regards annonçaient qu’il éprouvait pour la pauvre fille errante autant d’horreur que de mépris.
L’armurier, quoique le meilleur homme du monde, comme nous l’avons déjà vu, était mécontent de jouer un rôle qui ne lui convenait pas ; il sentait l’impossibilité d’y renoncer, et cette pénible contrariété répandait sur son visage un air grave qui allait jusqu’à la sévérité.
Sa mauvaise humeur retombait naturellement sur la pauvre fille confiée à sa garde ; il se disait intérieurement en regardant la chanteuse avec mépris : – Moi ! un honnête bourgeois ! traverser les rues de Perth avec cette reine des mendians ! Cette jolie comédienne peut aussi bien détruire une réputation que tout le reste de sa confrérie, et me voilà bien avancé si ma galanterie chevaleresque arrive jusqu’aux oreilles de Catherine. Ce sera pis que si j’avais tué un homme, fût-ce le meilleur de Perth ; et par le marteau et les clous ! j’aurais mieux aimé le faire, si j’avais été provoqué par lui, que de conduire cette vagabonde à travers la ville.
Peut-être Louise devina-t-elle la cause de l’inquiétude de Henry, car elle lui dit avec hésitation et timidité : – Digne sire, ne ferais-je pas bien de m’arrêter un instant dans cette chapelle pour mettre mon mantelet ?
– Oh bien ! jeune fille, vous avez raison, répondit Smith. Mais le moine se détourna, levant en même temps la main, comme pour faire un signe d’interdiction.
– La chapelle de saint Madox, dit-il, n’est point un cabinet de toilette pour de vils jongleurs et des vagabonds ; je vais te montrer tout à l’heure un lieu plus convenable aux gens de ton état.
La pauvre fille courba la tête avec humilité, et quitta la porte de la chapelle avec un sentiment profond de sa propre dégradation. Le petit épagneul semblait deviner dans les regards et dans les manières de sa maîtresse qu’ils étaient des intrus dans ce saint lieu. Il baissait les oreilles et balayait les dalles de pierre avec sa queue, en marchant doucement presque sur les talons de Louise.
Le moine ne s’arrêta pas un instant. Ils descendirent quelques marches et traversèrent un labyrinthe de passages souterrains mal éclairés. Comme ils passaient sous la voûte d’une porte basse, le moine se détourna, et dit à Louise d’une voix sévère :
– Ici, fille de la folie, est le cabinet de toilette où beaucoup d’autres avant vous ont déposés leurs vêtemens.
Obéissant au moindre signal avec humilité, Louise poussa la porte pour l’ouvrir, et recula au même instant avec horreur : c’était un charnier moitié rempli d’os et de crânes.
– Je n’ose rester seule en ce lieu, dit-elle ; cependant si vous le commandez, mon père, je dois vous obéir.
– Enfant de la vanité, répondit le moine, ce qui t’effraie ce sont les dépouilles mortelles de ceux qui pendant leur vie ont poursuivi les plaisirs du monde. Et telle tu seras un jour, après toute ta légèreté, tes courses vagabondes, ta coquetterie et tes chansons ; toi et tous les ministres des frivoles plaisirs serez privés de sépulture comme ces os qui répugnent à ta délicatesse, et sur lesquels tu n’oses arrêter tes regards.
– Ne dites point qu’ils répugnent à ma délicatesse, révérend père, reprit Louise. Le ciel est témoin que j’envie le repos de ces restes blanchis sous ces voûtes. Si je pouvais sans crime en les tenant embrassés obtenir leur immobilité, je choisirais ce monceau d’ossemens pour ma couche, de préférence au lit le plus beau de l’Écosse.
– Prends patience et suis-moi, dit le moine d’un ton plus doux ; – le moissonneur ne doit point quitter l’ouvrage avant que le coucher du soleil lui en ait donné le signal.
Ils avancèrent de nouveau. À l’extrémité d’une longue galerie le frère Cyprien ouvrit la porte d’un petit appartement ou peut-être d’une chapelle, car on y voyait un crucifix autour duquel brûlaient quatre lampes.
Tous trois se signèrent et s’agenouillèrent un instant. – Que dit celui dont voilà le signe ? demanda le moine à la jeune chanteuse en montrant le crucifix.
– Il dit au pécheur aussi bien qu’au juste : Venez tous à moi.
– Oui, répondit le moine, lorsque le pécheur fait pénitence. Jeune fille, prépare-toi ici pour ton voyage.
Louise resta quelques instans dans la chapelle, et reparut couverte d’un manteau de gros drap gris dans lequel elle s’était entièrement enveloppée, ayant remis les ornemens qu’elle avait eu le temps d’ôter dans le petit panier qui contenait auparavant ses vêtemens de chaque jour.
Le moine ouvrit une porte, et ils se trouvèrent dans un jardin qui entourait le monastère des dominicains. – La grille du sud n’est fermée qu’au loquet, dit le moine, et vous pouvez suivre ce chemin sans être aperçus. – Que Dieu te bénisse, mon fils ! – et toi aussi, malheureuse enfant. Souviens-toi du lieu où tu as quitté tes frivoles habits, et puisses-tu ne les reprendre jamais !
– Hélas ! mon père, dit Louise, si la pauvre étrangère pouvait subvenir aux besoins bien modérés de son existence par une occupation plus respectable, elle renoncerait sans regret à professer son art. Mais le moine n’était plus là ; la porte même par laquelle ils venaient de passer paraissait aussi avoir disparu, tant elle était artistement cachée sous un pilier mobile et par les ornemens multipliés de l’architecture gothique.
– Voilà une femme qui vient de sortir par cette poterne secrète, pensa Henry ; plaise au ciel que les bons pères n’en fassent jamais entrer aucune par là ! Ce lieu est tout-à-fait convenable pour jouer à cache-cache. – Mais bon Dieu ! que faire maintenant ? Il faut que je me débarrasse de cette fille aussi vite que je le pourrai, et cependant que je la conduise dans un lieu sûr ; car qu’elle soit ce qu’on voudra, elle a l’air trop modeste maintenant qu’elle est décemment habillée, pour mériter la correction dont les barbares du Galloway et la légion diabolique du Liddel la gratifieraient.
Louise s’était arrêtée, comme si elle attendait que Henry choisit un chemin. Son petit chien ranimé par un air pur s’élançait en sautant sur la route, s’attachait à sa maîtresse, et même, quoique avec plus de timidité, il tournait autour de Smith tant pour exprimer sa satisfaction que pour se concilier ses bonnes grâces.
– À bas ! Charlot, à bas ! dit Louise, vous êtes content de revoir la clarté du soleil ; mais où nous reposerons-nous cette nuit, mon pauvre Charlot ?
– Maintenant, mistress, dit l’armurier, – non pas d’un ton grossier, car ce n’était pas dans son caractère, mais avec un accent assez brusque comme un homme qui désire être débarrassé d’un rôle désagréable, – quel chemin prenez-vous ?
Louise baissa les yeux et garda le silence. Henry lui demanda une seconde fois où elle voulait être conduite ; elle baissa encore les yeux et répondit qu’elle ne pouvait le dire.
– Venez, venez, dit l’armurier, je comprends ; j’ai été un gaillard, un débauché dans mon temps, mais il vaut mieux être sage. Dans les circonstances où je me trouve, je suis un homme corrigé pour long-temps. Ainsi, la belle, nous nous séparerons peut-être plus tôt qu’une fille comme vous ne voudrait quitter un garçon de bonne mine.
Louise pleura en silence, les regards toujours fixes sur la terre, comme si elle ressentait profondément une insulte dont elle n’avait pas le droit de se plaindre. Enfin s’apercevant que son conducteur commençait à s’impatienter, elle dit d’une voix faible : – Noble sire…
– Sire est bon pour un chevalier, dit le brusque bourgeois, et noble convient à un baron. Je suis Henry Gow, un honnête artisan, et membre de la corporation libre des armuriers.
– Bon artisan, alors, dit la jeune chanteuse, vous me jugez sévèrement, mais non sans cause apparente. Je vous délivrerais à l’instant de ma société qui, je le crois bien, ne fait point honneur à un homme sage, si je savais seulement quelle route suivre.
– Il faut suivre celle qui vous conduira à une fête ou à une foire, cela est certain, dit Henry avec rudesse, ne doutant point que cette tristesse ne fût affectée pour captiver son intérêt, et peut-être craignant aussi de se laisser aller à la tentation. C’est la fête de saint Madox, à Auchterarder. Je gage que vous trouverez bien le chemin jusque là.
– Aftr – Auchter –, répéta la chanteuse du midi, dont les lèvres essayaient en vain la prononciation celtique. On m’a dit que mon langage ne serait point compris si j’allais plus près de vos effrayantes montagnes.
– Voulez-vous rester à Perth ?
– Mais où loger ? dit la fille errante.
– Eh mais ! où avez-vous couché cette nuit ? Vous savez d’où vous venez, je suppose, quoique vous sembliez ne pas savoir où vous allez ?
– J’ai couché dans l’hospice du couvent ; mais je n’y ai été admise qu’à force de prières, et on m’a défendu de revenir.
– Certainement ils vous y recevraient moins encore aujourd’hui avec le glaive des Douglas sur votre tête ; cela n’est que trop vrai. Mais le prince a parlé de sir John Ramorny ; je puis vous conduire chez lui à travers les rues, quoique ce soit un rôle indigne d’un honnête bourgeois, et que je sois pressé.
– J’irai n’importe où : je sais que je suis un sujet de scandale et d’embarras. Il fut un temps où il en était autrement… Mais ce Ramorny, qui est-il ?
– Un galant chevalier qui mène une joyeuse vie de garçon, l’écuyer et le privado du jeune prince, comme on dit.
– Quoi ! de cet étourdi et dédaigneux jeune homme qui a donné occasion à tant de scandale dans le monastère ? Brave homme, ne me conduisez pas chez lui. N’y a-t-il pas quelque femme chrétienne qui puisse donner asile à une pauvre créature dans une étable ou dans une grange, pour une nuit seulement ? Je partirai avant l’aurore ; je la paierai richement. J’ai de l’or, et je vous récompenserai aussi si vous voulez me conduire dans un lieu où je n’aurai rien à craindre de ce jeune débauché et des gens de ce sombre baron qui portait la mort dans ses yeux.
– Gardez votre or pour ceux qui en ont besoin, mistress, dit Henry, et n’offrez point à des mains honnêtes un argent qui a été gagné en jouant de la viole ou du tambourin, en dansant, ou peut-être en faisant un métier pire encore. Je vous dis simplement, mistress, que je ne suis point assez sot pour ajouter foi à vos discours. Je suis tout prêt à vous conduire dans le lieu que vous m’indiquerez, car ma parole est aussi solide qu’une boucle de fer. Mais vous ne me persuaderez pas que vous ne savez où aller. Vous n’êtes pas assez novice dans votre métier pour ignorer quelles sont dans chaque ville, et à plus forte raison dans une ville comme Perth, les hôtelleries où les filles comme vous peuvent être reçues pour leur argent lorsqu’elles n’ont pas trouvé quelque dupe pour payer leur écot. Si vous avez de l’argent, mistress, mes inquiétudes à votre égard en sont moins grandes. Et réellement je ne vois qu’un prétexte dans cet excessif chagrin et dans cette crainte d’être laissée seule en exerçant vos talens.
Ayant ainsi signifié à Louise qu’il ne pouvait être trompé par l’adresse ordinaire aux femmes de son espèce, Henry marcha seul pendant quelques pas, essayant de se persuader qu’il avait pris le parti le plus sage et le plus prudent. Cependant il ne put s’empêcher de regarder derrière lui pour examiner ce que devenait Louise ; il fut surpris de voir qu’elle était tombée sur un banc les bras appuyés sur ses genoux et la tête cachée dans ses mains, dans une attitude enfin qui exprimait la plus grande désolation.
L’armurier tâcha d’endurcir son cœur à un pareil spectacle. – C’est un rôle qu’elle joue, se dit-il ; la fille connaît son métier ; je le jurerais par saint Ringan.
Au même instant quelque chose toucha le bord de son manteau ; il regarda autour de lui, et vit le petit épagneul qui, comme s’il voulait plaider la cause de sa maîtresse, se dressa sur ses pattes de derrière, et commença à danser, gémissant en même temps et regardant Louise : on eût dit qu’il sollicitait sa compassion pour la jeune fille abandonnée.
– Pauvre bête ! dit l’armurier ; c’est peut-être un rôle que tu joues aussi, car tu répètes ce que l’on t’a appris ; mais enfin puisque j’ai promis de protéger cette créature, je ne dois pas la laisser ainsi évanouie, si elle l’est réellement, ne fût-ce que par humanité.
Henry retourna sur ses pas et s’approcha de Louise. Il fut promptement convaincu par le changement de son visage qu’elle était réellement malade, ou qu’elle poussait le talent de la dissimulation au-delà de l’intelligence d’un homme, et même au-delà de celle d’une femme.
– Jeune fille, dit-il d’une voix plus douce, je vais vous dire franchement la position dans laquelle je me trouve. C’est le jour de Saint-Valentin, et suivant l’usage, je devais le passer avec ma belle Valentine. Mais des coups et des querelles m’ont occupé pendant la matinée, excepté une pauvre demi-heure. Il vous est facile de comprendre où sont mes pensées et mon cœur maintenant, et où je devrais être moi-même, ne fût-ce que par politesse.
La chanteuse l’écouta et parut le comprendre.
– Si vous êtes un amant sincère, lui dit-elle, et si vous avez une chaste Valentine, Dieu préserve qu’un être tel que je suis élève un différent entre vous ! Ne songez plus à moi. Cette grande rivière sera mon guide jusqu’à l’endroit où elle se jette dans l’Océan, et où l’on dit qu’il y a un port de mer. De là je m’embarquerai pour la France, et je reverrai encore une fois ce beau pays, où le plus grossier des paysans ne voudrait pas insulter la plus pauvre des femmes.
– Vous ne pouvez pas aller à Dundee aujourd’hui, dit l’armurier. Les gens de Douglas sont en mouvement des deux côtés de la rivière, car ils connaissent sans doute maintenant la querelle qui a eu lieu ce matin. Aujourd’hui, cette nuit, demain, ils se rassembleront autour de l’étendard de leur chef, comme ceux des hautes-terres autour de la Croix de Feu. Voyez-vous d’ici cinq ou six hommes galopant de l’autre côté de la rivière ? Ce sont des gens d’Annandale ; je les reconnais à la longueur de leurs lances et à la manière dont ils les tiennent. Un Annandale n’incline jamais sa lance en arrière, la pointe en est toujours droite ou dirigée en avant.
– Que puis-je craindre d’eux ? Ce sont des hommes d’armes et des soldats ; ils respecteront ma viole et ma faiblesse.
– Je ne veux point les calomnier. Si vous étiez dans leurs vallées, ils vous accorderaient l’hospitalité et vous n’auriez rien à craindre ; mais ils sont maintenant en campagne, et tout ce qui tombe dans leurs filets est du poisson. Il y en a parmi eux qui attenteraient à votre vie pour la valeur de vos boucles d’oreilles. Leur âme entière est dans leurs yeux lorsqu’ils cherchent une proie, et dans leurs mains quand il faut la saisir. Ils n’ont point d’oreille pour écouter les chants d’une jeune fille, ni les prières de leur victime. Outre cela, ils ont reçu de leur chef un ordre qui vous concerne, et cet ordre est propre à être exécuté. Les grands seigneurs sont obéis plus promptement lorsqu’ils disent : – Brûlez cette église, que lorsqu’ils ordonnent d’en bâtir une.
– Eh bien ! répondit la chanteuse, il vaut mieux que je reste ici pour y mourir.
– Ne parlez point ainsi, reprit l’armurier. Si je peux seulement vous trouver un logement pour cette nuit, je vous conduirai demain aux Escaliers de Notre-Dame, d’où les bateaux descendent la rivière jusqu’à Dundee ; je vous confierai à quelqu’un qui suivra le même chemin, et qui vous trouvera un logement où vous serez bien reçue.
– Homme excellent et généreux, faites ce que vous venez de me dire, et si les prières et les bénédictions d’une infortunée peuvent atteindre jusqu’au ciel, elles s’y élèveront en votre faveur. Nous nous retrouverons à la poterne qui est là-bas, à l’heure où les bateaux quittent le rivage.
– C’est à six heures du matin, le jour est à peine levé.
– Partez donc, retournez près de votre Valentine, et si elle vous aime, oh ! ne la trompez pas.
– Hélas ! pauvre damoiselle, je crains que ce ne soit l’ingratitude d’un amant qui vous ait réduite à embrasser ce misérable état. Mais je ne veux point vous quitter avant de savoir où vous passerez la nuit.
– Ne vous en inquiétez pas. Le ciel est pur ; il y a des buissons et des taillis sur le rivage ; Charlot et moi nous pouvons nous contenter pour une nuit d’un abri de feuillage ; et demain avec votre aide je serai hors de danger. Oh ! la nuit passe bien vite quand il y a de l’espérance pour le lendemain ! Eh bien ! vous hésitez encore, et votre Valentine vous attend ! Prenez garde, je vous tiendrai pour un amant déloyal, et vous savez de quelle importance sont les reproches d’un ménestrel.
– Je ne puis vous quitter, damoiselle, répondit l’armurier très radouci. Ce serait un meurtre de vous laisser coucher en plein air, exposée à la froidure d’une nuit d’Écosse au mois de février. Non, non, ma parole ne sera point tenue de cette manière ; et si je cours le risque d’être blâmé, c’est une juste punition pour vous avoir mal jugée et chagrinée par une conduite que vous ne méritiez pas, j’en suis convaincu maintenant. Viens avec moi, damoiselle. – Tu auras pour cette nuit un logement sûr et honnête, quelle qu’en soit la conséquence. Ce serait faire un mauvais compliment à ma Catherine que de laisser une pauvre créature mourir de froid, afin de jouir de sa société une heure plus tôt.
En disant ces mots Henry chassa avec effort toutes les inquiétudes occasionnées par la décision hardie qu’il venait de prendre. Son âme courageuse résolut de défier la médisance, et de donner à la pauvre vagabonde un asile dans sa propre maison. On doit cependant ajouter qu’il ne prit cette résolution qu’avec une extrême répugnance, mais cédant à l’enthousiasme de bienveillance qui s’était emparé de lui depuis un instant.
Avant l’époque à laquelle le robuste fils de Vulcain avait donné toute sa tendresse à la Jolie Fille de Perth, des passions impétueuses l’avaient placé sous l’influence de Vénus aussi bien que sous celle de Mars. Mais un sincère attachement le corrigeait momentanément de ses faiblesses ; il était donc justement jaloux de sa nouvelle réputation de sagesse, que sa conduite avec la pauvre vagabonde pourrait exposer au soupçon ; il doutait peut-être aussi un peu de ses propres forces en s’exposant aussi témérairement à la tentation. Il était plus encore désespéré de perdre ainsi la fête de Saint-Valentin, dont le titre lui donnait le droit et lui enjoignait même de passer entièrement la journée près de celle qui devenait sa compagne pour toute la saison. Le voyage à Kinfauns et les différens accidens qui le suivirent avaient employé une partie du jour, et l’heure des complies était près de sonner.
Comme s’il pouvait racheter par un pas rapide le temps qu’il était obligé de sacrifier à un objet si différent de celui vers lequel il portait son cœur, il traversa le jardin des dominicains, entra dans la ville, levant son manteau jusque sur son visage et enfonçant son bonnet sur ses yeux ; alors il continua de marcher avec la même célérité à travers les rues et les allées, espérant atteindre sa maison sans avoir été remarqué. Cette course dura peut-être six minutes avant qu’il lui vint dans la pensée qu’elle était peut-être trop rapide pour que la jeune fille pût le suivre. Il se retourna, regardant derrière lui d’un air impatient dont il se repentit bientôt lorsqu’il s’aperçut que Louise était presque épuisée de fatigue.
– Je mériterais d’être pendu pour ma brutalité, se dit Henry intérieurement. Quand je serais encore plus pressé, cela pourrait-il donner des ailes à la pauvre fille, et aussi chargée qu’elle l’est par son bagage ? Je suis un mauvais chien, cela est sûr, un maladroit toutes les fois qu’il est question de femmes ; et je suis certain d’avoir toujours tort, même avec la meilleure intention de bien faire. – Écoute, damoiselle ; laisse-moi porter ce fardeau, nous n’en marcherons que plus vite.
Louise aurait voulu s’y opposer, mais elle respirait avec peine et ne put même répondre ; elle laissa donc son brave conducteur prendre le petit panier. Lorsque l’épagneul s’en aperçut il vint se placer devant Henry, se tint debout sur ses pattes de derrière, secouant celles de devant et se plaignant doucement comme s’il désirait être porté.
– Eh bien ! faut-il aussi que je me charge de toi ? dit l’armurier qui voyait que la pauvre petite bête était fatiguée.
– Fi ! Charlot, dit Louise, tu sais bien que je te porterai moi-même.
Elle essaya de prendre l’épagneul, mais il se sauva de ses mains, et passant de l’autre côté de Henry il renouvela ses supplications.
– Charlot a raison, dit l’armurier ; il devine quel est le plus fort de nous deux. Ceci m’apprend, ma jolie fille, que vous n’avez pas toujours été seule pour porter vos effets ; Charlot est un indiscret.
Une pâleur mortelle couvrit les joues de la chanteuse tandis que Henry parlait ; il fut obligé de la soutenir, car elle serait tombée par terre. Peu à peu elle revint à elle, et d’une voix faible elle exprima le désir de continuer à marcher.
– Tenez mon manteau, lui dit Henry, ou plutôt prenez mon bras, il vous soutiendra mieux encore. Nous devons avoir bonne mine, pensa l’armurier ; et si j’avais seulement un mauvais violon ou une guitare sur le dos, nous ressemblerions au plus joyeux couple de vagabonds qui ait jamais pincé la corde à la grille d’un château. – Par les clous ! si quelque voisin me rencontrait avec ce paquet de guenilles sur le dos, un chien sous mon bras et une fille de cette espèce pendue à mon manteau, que penserait-il, sinon que je suis devenu comédien à mon tour ? Je ne voudrais pas, pour la meilleure armure sur laquelle j’aie jamais levé le marteau, être rencontré par quelques-uns des bavards de notre ville ; ils en feraient une plaisanterie qui durerait depuis la Saint-Valentin jusqu’à la Chandeleur.
Tourmenté par ces pensées, Henry, au risque d’allonger sa route, prit un chemin détourné afin d’éviter les principales rues toujours remplies de monde à l’occasion de la scène qui avait eu lieu. Mais malheureusement sa prudence ne lui servit à rien, car au détour d’une allée il rencontra un homme enveloppé dans son manteau et qui semblait aussi désirer de n’être point reconnu. Sa maigre tournure, ses jambes de fuseau qui se montraient sous le manteau, et les petits yeux noirs qui clignotaient en-dessus de la partie supérieure de ce vêtement annonçaient l’apothicaire aussi distinctement que s’il avait porté son nom écrit sur son bonnet. Cette rencontre imprévue et désagréable remplit l’armurier de confusion. La fuite ne convenait pas à soit caractère hardi et entreprenant. Il connaissait cet homme pour être aussi médisant que curieux, et surtout pour être fort mal disposé à son égard, ne restait donc qu’un moyen de sortir d’embarras, et Henry espéra que le digne apothicaire lui donnerait quelque prétexte pour lui tordre le cou et assurer ainsi son silence et sa discrétion.
Mais loin de dire ou de faire aucune chose qui pût justifier une pareille conduite, l’apothicaire se voyant serré de si près par son robuste compatriote, et pensant que la reconnaissance était inévitable, résolut de la rendre aussi courte que possible. Sans paraître faire une grande attention à la compagne de Smith, il laissa échapper ces mots en passant et sans ajouter un regard après le premier, instant de leur rencontre : – Un joyeux jour de fête pour vous, brave Smith ; eh quoi ! tu amènes avec toi ta cousine, la jolie mistress John Litham ! tu portes sa malle. Elle arrive tout fraîchement de Dundee, je gage ? Je savais qu’elle était attendue chez le vieux cordonnier.
En parlant ainsi, il ne regarda ni à droite ni à gauche, ajouta un salut en disant : – Dieu vous bénisse ! et disparut comme une ombre.
L’armurier murmura les mêmes mots en réponse, plutôt qu’il ne les prononça, et se dit en lui-même : – Que le démon m’étrangle si je puis avaler cette pilule, quelque bien dorée qu’elle soit. Le fripon a de bons yeux quand il s’agit de femmes, et sait distinguer un canard sauvage de celui qui est apprivoisé, aussi bien qu’aucun homme de Perth. Il serait le dernier dans la belle ville à prendre des prunes aigres pour des poires, ou ma grosse cousine John pour la pièce curieuse que je traîne après moi. C’est comme s’il m’avait dit : – Je ne veux pas voir ce que vous désirez me cacher ; et il a raison de se conduire ainsi, car sa tête courrait de grands risques d’être cassée s’il se mêlait de mes affaires. Il gardera le silence pour sa propre sûreté. Mais qui vient encore ? Par saint Dunstan ! le bavard, le fanfaron, le lâche drôle, Olivier Proudfute.
C’était en effet le hardi bonnetier qui s’avançait vers eux en chantant le couplet de
Thomas, mon ami Thomas,
Tu tiens trop long-temps la pinte.
Cette gaîté donnait à entendre que son repas n’avait pas été sec.
– Ah ! mon brave Smith, dit-il, je vous y prends ! Mais le véritable acier peut-il ployer ? et Vulcain, comme le disent les ménestrels, peut-il payer de la même monnaie que Vénus ? Par ma foi ! vous serez un joli Valentin pendant toute l’année si vous commencez le premier jour si joyeusement.
– Écoute, Olivier, dit l’armurier mécontent, ferme les yeux et passe ton chemin, vieil ami. Écoute encore, retiens ta langue sur ce qui ne te concerne pas, si tu désires avoir toutes tes dents dans la bouche.
– Moi, trahir un secret ! moi, médire ! et de mon frère d’armes encore ! Je méprise une telle conduite, et je ne voudrais pas parler de ce que j’ai vu, même à mon soudan de bois. Eh ! bon Dieu ! quand je suis dans un coin, je puis être un gaillard aussi bien que toi, mon homme. Et maintenant que j’y pense, je vais aller quelque part avec toi, nous ferons ribote ensemble, et ta Dalila nous chantera des chansons. Eh bien ! n’ai-je pas raison ?
– Parfaitement, dit Henry qui mourait d’envie de renverser son frère d’armes par un bon coup de poing ; mais trouvant ensuite un moyen plus pacifique de se débarrasser de sa présence, – parfaitement bien ! ajouta-t-il ; j’aurai besoin de ton secours aussi, car il y a cinq ou six des Douglas devant nous. Ils ne manqueront pas de vouloir ôter cette fille à un pauvre bourgeois comme Henry Smith, et je serai trop heureux d’avoir l’assistance d’un brave tel que toi.
– Je te remercie, je te remercie, répondit le bonnetier. Mais ne vaut-il pas mieux aller d’abord chercher ma grande épée et avertir qu’on sonne le tocsin ?
– Oui, oui, cours chez toi le plus vite que tu pourras, et ne dis rien de ce que tu as vu.
– Qui ? moi ! ne crains rien ; fi ! je méprise trop un médisant.
– Sauve-toi alors, j’entends le choc des armes.
Ces mots redonnèrent de la vie et de la force aux talons du marchand de bonnets ; et tournant le dos au danger supposé, il prit sa course d’un pas qui dut l’amener promptement à sa propre maison. – Voici une autre pie bavarde que j’aurai à craindre, pensa l’armurier ; mais je sais aussi comment le réduire au silence. Les ménestrels ont un fabliau sur un oiseau qui s’est paré des plumes d’un autre. Ce fanfaron d’Olivier est cet oiseau-là, et par saint Dunstan ! si sa langue babillarde s’amuse à mes dépens, je le plumerai comme jamais faucon ne pluma une perdrix. Il le sait d’avance.
Tandis que ces réflexions tourmentaient son esprit, Henry touchait au terme de son voyage, et il arriva enfin avec la jeune femme qui tenait toujours son manteau dans le milieu du Wynd qui avait l’honneur de renfermer son habitation, et d’après lequel, suivant l’incertitude qui régnait alors dans l’application des surnoms, on le nommait souvent Henry du Wynd. Là, les jours ordinaires, un fourneau était allumé, et quatre drôles à moitié nus étourdissaient le voisinage par le bruit du marteau et de l’enclume. Mais le jour de la fête de Saint-Valentin aucun ouvrier n’était à l’ouvrage, et les cyclopes avaient fermé la boutique pour vaquer soit à leurs propres affaires soit à leurs plaisirs. Henry était le propriétaire de la maison qui touchait à la forge. Elle était petite, et située dans une rue étroite ; mais un grand jardin rempli d’arbres fruitiers lui donnait un aspect agréable. L’armurier au lieu d’appeler ou de frapper, ce qui aurait attiré des voisins aux portes et aux fenêtres, tira de sa poche un passe-partout de sa propre fabrication, ce qui était alors un objet de curiosité et d’envie, et ouvrant la porte, introduisit sa compagne dans sa maison.
L’appartement dans lequel ils entrèrent était la cuisine ; parmi les bourgeois de la classe de Henry elle servait de chambre principale, quoique quelques individus, dont Simon Glover faisait partie, eussent une salle à manger séparée de celle où les repas étaient préparés. Dans le coin de cet appartement d’une propreté extrême, une vieille femme était assise ; ses vêtemens soignés et la symétrie avec laquelle son plaid écarlate était posé sur sa tête de manière à descendre des deux côtés de ses épaules, indiquaient un rang plus élevé que celui de la mère Shoolbred, la femme de charge de l’armurier : cependant elle n’avait point d’autre titre.
N’ayant pas assisté à la messe du matin, elle se reposait tranquillement auprès du feu ; son chapelet moitié dit pendait à son bras gauche ; ses prières à moitié prononcées s’arrêtaient souvent sur ses lèvres, et ses yeux à moitié fermés sommeillaient tandis qu’elle attendait celui qu’elle avait nourri, sans pouvoir deviner l’heure à laquelle il reviendrait. Elle se leva au bruit qu’il fit en entrant, et jeta sur sa compagne un regard de surprise qui changea bientôt pour exprimer le plus profond mécontentement.
– Que tous les saints protégent ma vue, Henry Smith ! s’écria-t-elle dévotement.
– Amen, de tout mon cœur. Apprêtez quelque chose à manger, bonne nourrice, car je crains bien que cette pauvre voyageuse n’ait fait qu’un maigre dîner.
– Et je prie encore Notre-Dame de préserver ma vue de toutes dangereuses illusions envoyées par Satan !
– Qu’il en soit ainsi, vous dis-je, bonne femme. Mais pourquoi toutes ces patenôtres et ces prières ? Ne m’entendez-vous pas, ou ne voulez-vous pas faire ce que je vous demande ?
– Il faut que ce soit lui-même, malgré tout ! Mais grand Dieu ! on le prendrait plutôt pour un démon avec cette drôlesse pendue à son manteau. Ô Henry Smith ! les hommes vous appellent un jeune débauché pour de pareilles choses !
Mais qui aurait cru que Henry pût amener une femme de mauvaise vie sous le toit qui abrita sa mère, et où sa propre nourrice, demeura pendant trente ans !
– Taisez-vous, vieille femme, et soyez raisonnable, dit l’armurier ; cette chanteuse n’est ni ma maîtresse, ni celle de personne que je connaisse ; mais elle doit partir demain pour Dundee par les bateaux, et il faut que nous la logions pour cette nuit.
– La loger ! Vous pouvez donner un abri à un pareil bétail si cela vous convient, Henry du Wynd. Mais la même maison ne contiendra pas cette vagabonde et moi, vous pouvez en être certain.
– Votre mère est mécontente, dit Louise se méprenant sur les relations qui existaient entre Henry et sa nourrice ; je ne resterai pas si cela l’offense. S’il y a un coin vide dans une écurie ou une étable, il suffira pour Charlot et moi.
– C’est sans doute le logement auquel vous êtes le plus habituée, reprit la dame Shoolbred.
– Écoutez, nourrice, dit l’armurier, vous savez que je vous aime pour votre propre compte et pour celui de ma mère ; mais par saint Dunstan qui était un saint du même état que moi ! je veux être le maître dans ma propre maison, et si vous me quittez sans me donner d’autres raisons que vos soupçons injustes, vous aviserez aux moyens d’ouvrir la porte vous-même quand vous rentrerez, car certainement je ne vous aiderai pas.
– Enfant, cette crainte ne me fera point déshonorer le nom que je porte depuis soixante ans. Ce ne fut jamais l’habitude de votre mère, et ce ne sera jamais la mienne de me lier avec des jongleurs, des danseuses et des chanteuses ; et je ne suis pas assez en peine de trouver un logement, pour souffrir que le même toit couvre en même temps la mère Shoolbred et une princesse de cette espèce.
En disant ces mots la sévère gouvernante se prépara à sortir en ajustant à la hâte son mantelet de tartan, de manière à cacher sa coiffe de linon blanc, dont les bords entouraient un visage ridé, mais annonçant la santé. Cela fait elle saisit un bâton, fidèle compagnon de ses courses, et elle se dirigeait vers la porte lorsque l’armurier se plaça entre elle et le passage.
– Reste au moins, vieille femme, lui dit-il, jusqu’à ce que nous ayons réglé nos comptes ; je te dois des gages échus.
– Et voici un nouveau rêve de votre tête folle : quels gages dois-je recevoir du fils de votre mère, qui me nourrit, m’habilla et me traita comme si j’avais été sa sœur ?
– C’est ainsi que vous êtes reconnaissante, nourrice ; vous laissez son fils unique au moment du plus grand embarras.
La vieille obstinée sembla se repentir un instant. Elle s’arrêta, et ses regards se portèrent alternativement sur son maître et sur la jeune chanteuse. Mais elle secoua la tête et s’avança de nouveau vers la porte.
– Je n’ai reçu cette pauvre fille dans ma maison, dit l’armurier, que pour la sauver de la prison et du fouet.
– Et pourquoi vouloir la sauver ? répondit l’inexorable dame Shoolbred ; je gagerais qu’elle mérite l’un et l’autre aussi bien que jamais voleur mérita un collier de chanvre.
– Que cela soit ou non, elle ne mérite pas du moins d’être fustigée jusqu’au sang, ou prisonnière jusqu’à ce qu’elle meure de faim, et c’est ce qui attend tous ceux que Douglas-le-Noir a condamnés.
– Ainsi vous allez offenser Douglas-le-Noir pour l’amour d’une chanteuse ? Ceci deviendra la plus terrible de vos querelles. Ô Henry Gow ! il y a autant de fer dans votre tête que dans votre enclume !
– Je l’ai quelquefois pensé moi-même, mistress Shoolbred ; mais si j’attrape quelque bonne blessure à cette occasion, je ne sais trop qui pourra me soigner si vous prenez la fuite comme une oie sauvage effarouchée. Oh ! qui recevra donc ma belle fiancée que j’espère amener ici un de ces jours ?
– Ah ! Henry ! Henry ! reprit la vieille femme en secouant la tête, ce n’est point ainsi qu’on prépare la maison d’un honnête homme pour recevoir une jeune fiancée. Vous devriez être guidé par la modestie et la prudence, et non par le libertinage et l’impudicité.
– Je vous dis encore une fois que cette pauvre créature ne m’est rien. Je désire seulement qu’elle soit en sûreté, et j’espère que le plus hardi des habitans des frontières respectera la serrure de ma porte comme celle de la grille du château de Carlisle. Je vais me rendre chez Simon Glover. J’y resterai toute la nuit, car l’apprenti s’est sauvé dans ses montagnes comme un louveteau qu’il est ; ainsi il y a un lit de libre, et le père Simon sera bien aise que j’en profite. Vous resterez avec cette pauvre fille, vous lui donnerez des alimens et la protégerez pendant la nuit. Je viendrai la reprendre avant le jour ; vous pourrez la conduire avec moi au bateau, nourrice, et là nous la verrons vous et moi pour la dernière fois.
– Il y a de la raison dans tout cela, dit dame Shoolbred ; mais pourquoi courir le risque de perdre votre réputation pour une fille qui trouverait un logement pour une pièce de deux sous, et peut-être moins ? C’est un mystère que je ne puis deviner.
– Fiez-vous à moi, nourrice, et soyez charitable envers la jeune fille.
– Plus charitable qu’elle ne le mérite, je vous l’assure, mais enfin, quoique je n’aime point la compagnie d’un tel bétail, je pense que sa société me sera moins nuisible qu’à vous. À moins cependant que ce ne soit une sorcière, ce qui serait fort possible, car la plupart de ces vagabonds se sont donnés au diable.
– Elle n’est pas plus sorcière que je ne suis magicien, dit l’honnête armurier ; une pauvre créature dont le cœur semble brisé, et qui, si elle a commis des fautes, a plutôt été entraînée elle-même par quelque sorcier. Soyez bonne envers elle, et vous, musicale damoiselle, je vous reverrai demain matin pour vous conduire sur la côte. Cette vieille femme vous traitera avec douceur si vous ne dites rien qui puisse offenser de chastes oreilles.
La jeune chanteuse avait écouté ce dialogue, n’en comprenant guère que le sens. Elle parlait bien anglais, mais elle avait appris cette langue en Angleterre, et le dialecte du nord était alors comme il l’est aujourd’hui plus rude et plus grossier. Elle voyait néanmoins qu’elle allait rester avec la vieille dame, et croisant modestement ses bras sur sa poitrine, elle pencha la tête avec humilité. Elle regarda ensuite l’armurier avec une vive expression de reconnaissance, puis levant les yeux au ciel, prit la main robuste qu’il lui abandonna, et elle allait y déposer un baiser lorsque dame Shoolbred, qui n’approuvait point ce mode d’exprimer sa gratitude, se jeta entre eux et dit en poussant Louise de côté : – Non, non, je ne veux rien de semblable ici ; allez dans le coin de cette cheminée, mistress ; et quand Henry sera parti, s’il vous faut des mains à baiser vous pourrez baiser les miennes aussi souvent que cela vous fera plaisir. Et vous, Henry, rendez-vous chez Simon Glover ; car si la jolie mistress Catherine apprend quelle société vous avez amenée chez vous, elle ne l’approuvera pas plus que moi. – Mais qu’est-ce que cela signifie ? êtes-vous devenu fou ? allez-vous sortir sans votre bouclier quand toute la ville est dans le tumulte ?
– Vous avez raison, dame, répondit l’armurier ; et passant son bouclier par-dessus ses larges épaules, il sortit sans écouter de nouvelles questions.