CHAPITRE XIII.

Il faut que nous laissions maintenant les personnages secondaires de notre drame historique pour nous occuper des incidens qui eurent lieu parmi ceux d’un rang plus élevé et d’une plus grande importance.

Nous passons de la simple maison d’un armurier à la salle du conseil d’un monarque, et nous reprenons notre histoire au moment où le tumulte étant apaisé, les chefs hautains reçurent l’ordre de paraître en la présence du roi. Ils entrèrent mécontens les uns des autres et se mesurant d’un air sombre ; chacun d’eux, exclusivement occupé des injures qu’il croyait avoir reçues, était également peu disposé à écouter la raison. Albany seul, calme et plus dissimulé, semblait préparé à se servir du mécontentement de tous, à profiter des incidens qui pourraient en résulter et à en tirer avantage pour ses vues secrètes et ses désirs particuliers.

L’irrésolution du roi qui allait jusqu’à la timidité ne l’empêcha pas cependant de prendre le maintien digne et noble qui convenait à son rang. C’était seulement lorsqu’il était poussé à bout comme dans la scène précédente qu’il perdait son apparente tranquillité. En général il était souvent obligé de renoncer à ses desseins, mais il perdait rarement sa dignité naturelle. Il reçut Albany, Douglas, March et le prieur (membres mal assortis d’un conseil désuni) avec un mélange de politesse et de grandeur qui rappela à chaque seigneur orgueilleux qu’il était en présence de son souverain, et leur imposa à tous une réserve respectueuse.

Après avoir reçu leur salut, le roi les pria de s’asseoir ; ils obéissaient à ses ordres lorsque Rothsay entra. Il s’avança gracieusement près de son père, et s’agenouillant devant lui il lui demanda sa bénédiction. Robert, dont les regards déguisaient mal sa tendresse et son chagrin, essaya de prendre un ton de reproche tandis qu’il posait la main sur la tête de son fils et disait avec un soupir : – Que Dieu te bénisse, enfant léger, et qu’il te rende un homme dans l’avenir. – Amen, mon père, répondit Rothsay avec une expression de sensibilité qu’il montrait quelquefois dans ses bons momens ; alors il baisa la main royale avec le respect d’un fils et d’un sujet. Au lieu de prendre place à la table du conseil, il resta appuyé sur le siége du roi, et dans une position à pouvoir lorsqu’il le désirerait parler à l’oreille de son père.

Le roi fit signe au prieur de Saint-Dominique de prendre place au bureau, sur lequel il y avait différens écrits que parmi tous les personnages présens, Albany excepté, l’homme d’église était seul capable de lire. Le roi alors annonça le motif de leur assemblée en disant avec une grande dignité :

– Les affaires que nous désirons traiter, milords, ont rapport à ces malheureuses révoltes des hautes-terres dont nous avons eu connaissance par nos derniers messagers, et qui sont sur le point d’occasionner la ruine et la destruction du pays, même à peu de milles de notre royal séjour. Mais quelque près de nous que soit cette révolte, grâce à notre malheureuse destinée, des hommes coupables en ont élevé une plus rapprochée encore, en jetant les torches de la discorde entre les citoyens de Perth et les gens de la suite de Vos Seigneuries, avec d’autres chevaliers et nobles. Je m’adresserai d’abord à vous, milords, pour apprendre pourquoi notre cour est troublée par ces querelles inconvenantes, et pour vous demander ensuite par quels moyens elles peuvent être réprimées ? – Mon frère Albany, faites-nous connaître le premier vos sentimens à cet égard.

– Sire et royal frère, répondit le duc, étant près de votre personne lorsque la querelle commença, je n’en connais point l’origine.

– Pour moi, dit le jeune prince, je n’ai entendu d’autre cri de guerre que la ballade d’un ménestrel, et je n’ai point vu voler de balles plus dangereuses que des noisettes.

– Pour moi, dit le comte de March, j’ai aperçu les braves citoyens de Perth donnant la chasse à quelques drôles portant il est vrai le cœur sanglant sur leurs épaules ; mais ils fuyaient trop vite pour appartenir au comte de Douglas.

Douglas comprit la raillerie, et n’y répondit que par un de ces regards sombres qui exprimaient ordinairement son ressentiment.

– Sire, dit-il avec calme et hauteur, je dois sans doute répondre à cette attaque, par la raison qu’il n’y a jamais eu de querelle ni de sang répandu en Écosse sans que des langues calomniatrices n’aient assuré que c’était un Douglas ou un partisan des Douglas qui en était la cause. Nous avons ici de bons témoins. Je ne parle pas de milord d’Albany, qui s’est contenté de dire qu’il était, suivant son devoir, auprès de Votre Majesté. Je ne dirai rien de milord de Rothsay qui, suivant aussi sans doute ce qu’il doit à son rang, à son âge, à lui-même, cassait pendant ce temps des noisettes avec une chanteuse ambulante : il sourit, il peut dire ici ce qui lui plaira ; je n’oublierai pas que je suis dans un lieu dont il semble avoir oublié lui-même la majesté. Mais voilà le comte de March qui a vu mes gens fuir devant les rustres de Perth ! Je puis dire à ce seigneur que ceux qui suivent le cœur sanglant avancent ou se retirent quand leur chef l’ordonne ou que le bien de l’Écosse l’exige.

– Et moi je puis répondre… s’écria le fier comte de March dont tout le sang sembla se porter à son visage ; – mais le roi l’interrompit.

– Paix ! seigneurs vindicatifs, dit le monarque ; souvenez-vous devant qui vous êtes. Et vous, milord de Douglas, dites-nous, si vous le pouvez, la cause de cette mutinerie, et pourquoi vos gens, dont nous reconnaissons en général les bons services, prenaient à la querelle une part si active.

– J’obéis, milord, répondit Douglas inclinant légèrement une tête qui se courbait bien rarement. Je me rendais de ma maison au couvent des chartreux, en traversant la principale rue de Perth avec quelques personnes de ma suite ordinaire, lorsque j’aperçus des gens de la plus basse classe se pressant autour de la croix contre laquelle on avait cloué ce placard et ceci qui était à côté.

Le comte tira d’une poche de son buffetin une main humaine et un morceau de parchemin. Le roi parut surpris et agité.

– Lisez, dit-il, bon père prieur, et qu’on ôte de devant mes yeux cet horrible spectacle.

Le prieur lut le placard qui était ainsi conçu :

« Attendu que la maison d’un citoyen de Perth a été attaquée la nuit dernière, veille de Saint-Valentin, par des vagabonds nocturnes appartenant à quelque compagnie des étrangers qui résident maintenant dans la belle ville, et vu que cette main a été coupée dans la querelle qui s’ensuivit à un de ceux qui étaient en contravention avec la loi, le prévôt et les magistrats ont ordonné que ladite main serait clouée à la croix de la ville, en défi et comme une marque de mépris envers ceux qui ont occasionné cette émeute. Et si quelqu’un, noble de naissance, prétend que nous avons eu tort d’agir ainsi, moi, Patrice Charteris de Kinfauns, chevalier, je justifierai ce cartel avec les armes des chevaliers, en champ clos ; ou si quelqu’un d’une naissance moins distinguée donne un démenti à ce qui est déjà mentionné, il trouvera pour lui répondre un citoyen de la belle ville d’une naissance proportionnée à la sienne. Sur ce, que Dieu et saint Jean protégent la belle ville ! »

– Vous apprendrez sans surprise, milord, ajouta Douglas, que lorsque mon aumônier m’eut fait connaître le contenu de cet insolent parchemin, j’ordonnai à un de mes écuyers d’arracher un trophée si injurieux à la chevalerie et à la noblesse d’Écosse. Il paraît qu’à ce sujet quelques-uns de ces impertinens bourgeois ont hué et insulté le reste de ma suite, qui les a chargés avec ses chevaux, et aurait bientôt terminé la querelle sans l’ordre positif que je leur donnai de me suivre aussi paisiblement que ces vilains voudraient le permettre. Ainsi ils arrivèrent jusqu’ici, ayant l’air de fuir, au lieu que si je leur avais ordonné de repousser la force par la force, ils auraient pu mettre le feu aux quatre coins de cette maudite ville et asphyxier ces bourgeois arrogans comme de jeunes renards dans des genêts enflammés.

Lorsque Douglas eut fini de parler il y eut un moment de silence, jusqu’à ce que le duc de Rothsay répondit en s’adressant à son père :

– Puisque le comte de Douglas a le droit de brûler la ville où Votre Grâce tient sa cour, parce que le prévôt et lui ont quelques différens relativement à une débauche de nuit ou sur les termes d’un cartel, nous lui devons tous une grande reconnaissance de ce qu’il s’en est abstenu.

– Le duc de Rothsay, dit Douglas qui semblait avoir pris la résolution de se contenir ; le duc de Rothsay pourrait avoir raison de remercier le ciel d’un ton plus sérieux de ce que Douglas est aussi fidèle qu’il est puissant. Nous sommes dans un temps où les sujets dans tous les pays se révoltent contre la loi ; nous avons entendu parler de l’insurrection de la Jaquerie en France, et de Jack Straw, de Hob Miller et de Parson Ball parmi les Anglais ; or nous pouvons être assurés qu’il y a assez de matières combustibles qui s’enflammeraient en Écosse si un pareil incendie gagnait nos frontières. Lorsque je vois des paysans envoyer des cartels à des nobles, ou clouer la main d’un chevalier peut-être à la croix de leur ville, je ne dirai point que je crains la révolte, car cela serait faux, mais je dis que je la prévois et que je me tiens préparé à la combattre.

– Et pourquoi, répondit le comte de March, milord Douglas dit-il que le cartel a été envoyé par des paysans ? J’y vois le nom de sir Patrice Charteris ; il me semble qu’il est d’un sang noble. Le comte de Douglas lui-même, puisqu’il prend un intérêt si vif à cette affaire, pourrait relever le gant de sir Patrice sans craindre de se déshonorer.

– Milord de March, répliqua Douglas, ne devrait parler que de ce qu’il comprend. Je ne suis point injuste envers le descendant du Corsaire rouge, quand je dis qu’il est trop léger pour être pesé dans la même balance qu’un Douglas. L’héritier de Thomas Randolph aurait de meilleurs titres à présenter.

– Par mon honneur ! je ne veux point manquer l’occasion de demander cette grâce, dit le comte de March en ôtant son gant.

– Arrêtez, milord, dit le roi ; ne nous faites point l’injure de vous défier à mort en notre présence et dans ces murs ; mais offrez plutôt votre main dégantée au noble comte, et embrassez-vous comme preuve d’une mutuelle fidélité à la couronne d’Écosse.

– Il n’en sera point ainsi, milord, répondit March ; vous pouvez m’ordonner de remettre mon gantelet, car il est, ainsi que l’armure à laquelle il appartient, aux ordres de Votre Majesté, tant que je tiendrai mon comté de la couronne d’Écosse ; mais lorsque mon bras s’approchera de Douglas, ce sera avec une main armée. Adieu, sire : mes conseils sont inutiles ici, et ceux des autres si favorablement reçus, que peut-être un plus long séjour dans cette salle ne serait pas sans danger pour moi. Que Dieu protége Votre Altesse royale contre les ennemis qui se déclarent ouvertement et les amis qui cachent leur perfidie ! Je pars pour mon château de Dunbar, dont vous aurez peut-être bientôt des nouvelles. Adieu, milords d’Albany et de Douglas ; vous jouez un jeu hardi, tâchez de le jouer honnêtement. Adieu, pauvre jeune prince si léger, qui jouez comme un jeune faon sous la griffe d’un tigre. Adieu, tous ! George de Dunbar voit le mal auquel il ne peut remédier. Adieu !

Le roi allait parler, mais les paroles expirèrent sur ses lèvres lorsqu’il reçut du duc d’Albany un regard qui lui enjoignait le silence. Le comte de March quitta l’appartement, recevant les saluts muets des différens membres du conseil auxquels il s’était adressé, excepté de Douglas seul, qui répondit à son adieu par un regard de mépris.

– Le traître part pour nous vendre aux Anglais, dit-il ; toute sa fierté repose sur la possession de ce fort miné par la mer, et qui peut introduire nos ennemis dans le Lothian. Ne craignez rien, sire, je réponds pour ce que je dis. Cependant il en est temps encore, prononcez un mot, dites seulement : – Arrêtez-le, et le comte de March ne traversera point l’Earn pour continuer son perfide voyage.

– Brave comte, dit Albany qui préférait voir ces deux puissans seigneurs contenus l’un par l’autre que de laisser accorder une supériorité décisive à l’un des deux, c’est un conseil trop hardi. Le comte de March est venu ici se reposant sur la promesse authentique du roi, qui lui sert de sauf-conduit ; il ne convient pas à l’honneur de mon royal frère d’oublier cette promesse. Cependant si Votre Seigneurie peut donner des preuves détaillées…

Ici ils furent interrompus par des fanfares de trompettes.

Sa Grâce le duc d’Albany est scrupuleux aujourd’hui d’une manière qui lui est peu ordinaire, répondit Douglas. Mais il est inutile de parler en vain, il n’est plus temps, voici les trompettes de March, et je réponds qu’il galopera rapidement jusqu’à ce qu’il ait passé le pont du Sud. Nous entendrons parler de lui, et s’il en est ainsi que je le crois, nous ne le reverrons qu’avec toute l’Angleterre à sa suite.

– Qu’il nous soit permis de juger mieux le noble comte de March, dit le roi ; son caractère est impétueux, mais non pas vindicatif dans de certaines choses. Il a été, je ne dirai pas trompé, mais désappointé, et l’on doit lui pardonner plus qu’à un autre dans les circonstances présentes. Mais grâce au ciel ! tous ceux qui sont ici maintenant sont de la même opinion et de la même famille ; ainsi notre conseil ne peut plus être troublé par la désunion. – Père prieur, prenez, je vous prie, ces écritures, car il faut que vous soyez notre clerc comme à l’ordinaire. Maintenant aux affaires, milords, et nos premières délibérations doivent rouler sur cette révolte des hautes-terres.

– Le clan de Chattan et le clan de Quhele ou Kay, dit le prieur, sont sur le point de se déclarer une guerre plus formidable que jamais, suivant les derniers avis que nous avons reçus de nos frères de Dunkeld. Ces fils de Bélial ne parlent de rien moins que de s’entre-détruire les uns les autres. Leurs forces s’assemblent des deux côtés, et tous les pareils jusqu’au dixième degré doivent se réunir au Brattach de leur tribu, ou encourir la punition du feu et de l’épée. La Croix de Feu s’est montrée partout comme un météore ; elle a éveillé des tribus étrangères et inconnues au-delà des rivages du frith de Murray. Que le ciel et saint Dominique nous protégent ! Mais si Vos Seigneuries ne trouvent aucun remède à ce mal, il s’étendra de tous côtés, et le patrimoine de l’Église sera exposé à la rage de ces Amalécites qui n’ont pas plus d’amour pour le ciel que de pitié pour leurs voisins. Puisse Notre-Dame nous garder d’eux ! On nous écrit que quelques-uns sont de véritables païens ; qu’ils adorent Mahomet et Termagant.

– Milords et parens, dit Robert, nous avons entendu combien ce cas est urgent, et vous pouvez désirer connaître mes sentimens avant de m’instruire de ce que votre propre sagesse vous suggère. En vérité je ne vois point d’autre remède que d’envoyer deux plénipotentiaires avec le pouvoir nécessaire pour pacifier leurs querelles, et les engager à mettre bas les armes et à se garder de toute violence les uns envers les autres, sous peine d’être responsables devant la loi.

– J’approuve le projet de Votre Grâce, dit Rothsay, et je certifie que le bon prieur ne refusera pas l’honorable mission de pacificateur. Son révérend frère, l’abbé des chartreux, enviera aussi un honneur qui ajoutera certainement deux éminentes recrues à l’immense armée des martyrs, puisque les montagnards font une bien faible différence entre les clercs et les laïques dans les ambassadeurs qu’on leur envoie.

– Royal lord de Rothsay, dit le prieur, si je suis destiné à la couronne du martyre, la Providence me conduira sans aucun doute sur la route où je dois l’obtenir. En attendant, si vous plaisantez en parlant de la sorte, je prie le ciel de vous pardonner et de vous donner assez de lumières pour voir qu’il serait plus honorable de consacrer vos armes à la défense de l’Église, maintenant dans un si grand danger, que d’employer votre esprit à railler ses ministres et ses serviteurs.

– Je ne raille personne, dit le jeune prince en bâillant, comme s’il était déjà ennuyé de ce sermon, ni ne refuse de prendre les armes. Cependant dans ce mois de février un manteau fourré convient mieux qu’un corselet d’acier ; et il me coûte tellement de revêtir ce froid attirail dans une saison si froide, que je voudrais que l’Église envoyât un détachement de saints montagnards pour terminer cette querelle. Il y en a quelques-uns des hautes-terres bien connus dans ce district, et par conséquent habitués au climat ; ils se battraient à la manière du joyeux saint George d’Angleterre. Mais je ne sais trop comment cela se fait, on nous parle de leurs miracles lorsque nous venons les invoquer, de leur vengeance si nous violons le territoire de l’Église, tout cela pour nous exciter à des largesses ; et cependant s’il arrive une bande d’une vingtaine de montagnards, les cloches, les livres, les cierges ne sont d’aucun usage, et le baron cuirassé est contraint de maintenir l’Église en possession des terres qu’il lui a données, tout comme s’il en recueillait encore les fruits.

– Fils Robert, dit le roi, vous donnez trop de licence à votre langue.

– Je me tais, répondit le prince ; je n’avais pas le dessein de troubler Votre Altesse ni d’offenser le père prieur, qui avec tant de miracles à son service n’oserait tenir tête à une poignée de montagnards.

– Nous savons, dit le prieur avec une indignation contenue, de quelle source proviennent ces odieuses doctrines qui nous font horreur dans la bouche de Votre Altesse. Quand les princes conversent avec les hérétiques, leur esprit et leurs manières se corrompent également ; alors ils se montrent dans les rues en compagnie avec des masques et des femmes de mauvaise vie, et dans le conseil comme les dépréciateurs de l’Église et des saintes croyances.

– Paix ! bon père, dit le roi ; Rothsay s’amendera pour avoir parlé légèrement. Hélas ! laissez-nous tenir conseil d’une manière amicale, plutôt que de ressembler à une bande mutinée de marins dans un vaisseau qui fait naufrage, où chacun est plus occupé à quereller son camarade qu’à joindre ses efforts à ceux du capitaine pour la sûreté du bâtiment. – Milord Douglas, votre maison s’est toujours bien montrée quand la couronne d’Écosse exigeait ou de sages avis ou de prompts secours ; j’espère que vous nous aiderez dans cette détresse.

– Je m’étonne, je l’avoue, de ce que cette détresse existe, répondit l’orgueilleux Douglas. Quand je fus institué lieutenant du royaume, quelques-uns de ces vils clans descendirent des monts Grampians. Je ne fatiguai point le conseil de cette affaire, mais j’ordonnai au shériff lord Ruthyen de monter à cheval avec toutes les forces du carse , les Hays, les Lindsays, les Ogilvies, et d’autres gentilshommes. Par sainte Brigite ! quand les cuirasses frisèrent le plaid, les fripons apprirent à quoi les lances étaient bonnes, et si les épées avaient un côté tranchant. Il y resta à peu près trois cents de leurs meilleures têtes, outre celle de leur chef Donald Cormac , dans le marais de Thorn et dans le bois de Rochinroy ; un nombre égal fut pendu à la montée de Houghman , qui a conservé depuis cette journée le nom qu’elle porte aujourd’hui. C’est ainsi que dans mon pays on se conduit avec des drôles ; et si de plus doux moyens peuvent mieux réussir avec ces coquins, qu’on ne blâme point Douglas d’avoir exprimé sa pensée. Vous souriez encore, milord de Rothsay. Puis-je vous demander comment j’ai pu une seconde fois exciter votre gaîté, avant que je réponde à votre première plaisanterie ?

– Ne vous mettez point en colère, bon lord de Douglas, dit le prince, je souriais en pensant combien votre nombreux cortége diminuerait si l’on se conduisait avec tous les drôles comme avec ces pauvres montagnards à la montée de Houghman.

Le roi prit la parole pour prévenir la réponse de Douglas.

– Votre Seigneurie, dit-il, nous conseille avec beaucoup de sagesse de prendre les armes lorsque ces montagnards marcheront contre nos sujets en rase campagne ; mais la difficulté est d’arrêter leurs désordres tandis qu’ils se tiennent cachés dans leurs montagnes. Je n’ai pas besoin de vous dire que le clan de Chattan et le clan de Kay sont de véritables confédérations, composées chacune de différentes tribus qui se sont réunies pour prendre part à la querelle générale. Il n’y a pas long-temps leurs dissensions ont couvert de sang tous les lieux où elles se sont rencontrées, soit en corps, soit individuellement. Le pays entier est ruiné par leurs révoltes continuelles.

– Je ne vois point de mal, répondit Douglas, que les coquins se détruisent entre eux. Le gibier des hautes-terres augmentera en proportion que les hommes diminueront ; nous gagnerons comme chasseurs ce que nous perdrons comme guerriers.

– Dites plutôt que les loups augmenteront et remplaceront les hommes, répondit le roi.

– Je préférerais les loups affamés aux sauvages montagnards, reprit Douglas. Envoyez des forces suffisantes vers les frontières des montagnes, pour séparer un pays tranquille de celui qui est révolté ; renfermez le feu de la guerre civile dans les hautes-terres ; laissez-le s’étendre sans obstacle, et bientôt il s’éteindra de lui-même faute d’aliment. Les enfans seront plus humbles et obéiront plus promptement à un signe de Votre Majesté, que leurs pères, que les drôles qui existent aujourd’hui n’obéissent à vos ordres les plus sévères.

– C’est un conseil prudent mais irréligieux, répondit le prieur en secouant la tête. Ma conscience me défend de l’approuver. C’est de la prudence, mais c’est la prudence d’Achitophel, de la ruse mêlée de cruauté.

– Mon cœur me le dit aussi, reprit Robert en posant la main sur son sein ; mon cœur me dit que cette question me sera adressée au jour terrible : – Robert Stuart, où sont les sujets que je t’avais donnés ? Il me dit que je dois répondre d’eux tous, Saxons et Gaëls, habitans des montagnes, des plaines et des frontières ; qu’on ne me demandera pas seulement compte de ceux qui possédaient des biens et du savoir, mais encore de ceux qui volaient parce qu’ils étaient pauvres, et qui se révoltaient parce qu’ils étaient ignorans.

– Votre Grâce parle comme un roi chrétien, dit le prieur ; mais vous portez une épée aussi bien qu’un sceptre, et l’épée seule peut apporter un remède au mal présent.

– Écoutez, milords, dit le jeune prince en relevant la tête comme s’il allait ouvrir un avis lumineux ; supposez que nous donnions à ces sauvages une leçon de chevalerie : il ne serait pas difficile d’amener ces deux grands commandans, le capitaine du clan de Chattan et le chef de la non moins noble race du clan de Quhele, à se défier l’un et l’autre à un combat à mort. Ils pourraient combattre ici à Perth. Nous leur prêterions des chevaux et des armures : ainsi leur querelle serait éteinte par la mort de l’un, ou probablement par celle des deux traîtres (car je suppose que l’un et l’autre se casseraient le cou dès la première charge) ; le désir religieux de mon père d’épargner le sang serait rempli, et nous aurions le plaisir d’assister au combat de deux chevaliers sauvages portant des hauts-de-chausses pour la première fois de leur vie, et montés sur des chevaux, ce qui ne s’est pas vu depuis le temps du roi Arthur.

– Fi, Robert ! dit le roi, faites-vous du malheur de votre propre pays et de l’embarras de notre conseil un sujet de bouffonnerie ?

– Je vous demande pardon, mon royal frère, dit Albany, mais quoique le prince mon neveu ait énoncé son avis d’une manière trop leste, je pense qu’on pourrait en extraire quelque chose qui serait d’un grand avantage dans ces malheureuses circonstances.

– Mon frère, reprit le roi, ce n’est pas bien de montrer toute la folie de Rothsay en répétant ses plaisanteries inconvenantes. Vous savez que les chefs de clans ne comprennent rien ni à la chevalerie, ni au costume, ni à la manière de combattre des chevaliers.

– Cela est vrai, royal frère, reprit Albany, cependant je parle sérieusement. Il est certain que les montagnards n’ont point comme nous l’usage de se battre en champ clos, mais ils en ont d’autres dont les résultats sont les mêmes. Ils courent les mêmes risques que nous en perdant ou en gagnant la partie. Qu’importe qu’ils se battent comme les Gaulois avec l’épée et la lance ainsi qu’il convient à des chevaliers, ou avec des sacs de sable comme les paysans d’Angleterre, ou qu’ils s’égorgent les uns les autres avec des couteaux et des poignards comme c’est leur barbare coutume ? Leur usage ainsi que le nôtre confie toute dispute ou contestation de droits à la décision d’une bataille. Ils sont aussi vains qu’ils sont hardis, et l’idée d’être admis à combattre en présence de Votre Majesté et de celle de la cour les décidera promptement à s’en remettre de leur différent au sort d’une bataille, même en leur imposant des lois contraires à leurs usages ou en fixant le nombre des combattans. Nous prendrons garde de ne point les laisser approcher de la cour, excepté lorsqu’ils seront désarmés et en trop petit nombre pour oser nous inquiéter. Et lorsque nous serons sur nos gardes, plus le nombre des combattans sera grand, plus le carnage parmi les plus braves et les plus mutins sera considérable. Les montagnes alors seront tranquilles pour long-temps.

– Il y a bien du sang dans ce projet, mon frère, dit le roi, et je suis encore obligé de vous dire qu’il répugnerait à ma conscience de contempler le massacre de ces hommes grossiers qui ne sont pas plus éclairés que la plupart des païens.

– Leurs vies sont-elles plus précieuses, demanda le duc d’Albany, que celles de tant de seigneurs et de gentilshommes qui avec la permission de Votre Majesté combattent si souvent en champ clos, soit pour se faire justice eux-mêmes, soit pour acquérir de la gloire ?

Le roi ainsi pressé avait peu de chose à répondre contre cette coutume de l’épreuve par le combat, coutume tolérée par les lois du royaume et approuvée par celles de la chevalerie. Il dit cependant : – Dieu sait que je n’ai jamais accordé les permissions dont vous me parlez qu’avec la plus grande répugnance, et que je n’ai jamais vu de gentilshommes verser leur sang dans leurs querelles sans avoir désiré pouvoir les apaiser au prix du mien.

– Mais, gracieux souverain, dit le prieur, si nous ne suivons pas les projets adroits de milord d’Albany, il me semble que nous devons avoir recours aux moyens du comte de Douglas, et au risque du succès douteux du combat et avec la certitude de perdre de fidèles sujets, se servir de l’épée de l’habitant des plaines pour l’œuvre que les féroces montagnards ne manqueront pas d’accomplir eux-mêmes dans leur propre pays. – Que dit milord de Douglas des plans politiques de Sa Grâce le duc d’Albany ?

– Douglas, dit l’orgueilleux seigneur, ne conseille jamais d’user d’adresse lorsque l’on peut employer la force ouverte. Il conserve son opinion et son désir de marcher à la tête de ses vassaux et de ceux des barons de Perthshire. Il mettra les montagnards à la raison ou les forcera à la soumission ; et s’il n’y réussit pas, il laissera le corps d’un Douglas dans leurs déserts sauvages.

– C’est noblement pensé, milord de Douglas, dit Albany, et le roi a bien raison de compter sur ton cœur valeureux et sur le courage de ceux qui suivent tes étendards. Mais ne voyez-vous pas que bientôt vous pourrez être appelé dans d’autres lieux où votre présence et vos services pourront être plus utiles à votre roi et à l’Écosse ? N’avez-vous pas remarqué l’air sombre avec lequel l’impétueux comte de March assura notre souverain de sa foi et de sa fidélité tant qu’il serait vassal de la couronne d’Écosse ? et n’avez-vous pas craint vous-même qu’il ne formât le projet de se donner à l’Angleterre ? D’autres chefs moins puissans et d’un nom moins illustre peuvent se mesurer avec des montagnards. Mais si March introduit les Percys et leurs Anglais dans le royaume, qui les chassera si Douglas est ailleurs ?

– Mon épée, répondit Douglas, est également au service de Sa Majesté sur les frontières ou dans les plus profondes retraites des montagnes ; j’ai vu déjà le fier Percy et George de Dunbar tourner le dos, et je puis les revoir encore, si le bon plaisir du roi veut que je me dispose à prévenir l’alliance probable de l’étranger et du traître ; mais plutôt que de confier à une main inférieure ou plus faible la tâche importante de pacifier les montagnes, j’adopte le projet de milord d’Albany de laisser ces sauvages s’égorger les uns et les autres, sans importuner les barons et les chevaliers du soin de leur donner la chasse.

– Milord de Douglas, dit le jeune prince qui semblait déterminé à n’omettre aucune occasion d’humilier son orgueilleux beau-père, ne veut pas nous laisser à nous autres pauvres habitans des plaines, même la pauvre gloire que nous pourrions recueillir aux dépens des bandits des hautes-terres, tandis que lui recueille déjà en idée une moisson de victoires aux dépens des Anglais ; mais Perry a vu le dos de certains hommes aussi bien que Douglas, et j’ai entendu dire que souvent ceux qui partaient pour tondre la laine revenaient tondus.

– Manière de parler, reprit Douglas, bien digne d’un prince qui parle d’honneur avec la mallette d’une femme de mauvaise vie à sa toque, comme une faveur précieuse.

– Pardonnez-moi, milord, dit Rothsay, mais ceux qui sont mariés d’une manière qui ne leur convient pas sont peu difficiles sur le choix de nouvelles amours. Le chien enchaîné doit se contenter de l’os qui est le plus près de lui.

– Rothsay ! malheureux enfant ! s’écria Robert, devenez-vous fou ? ou voulez-vous attirer sur votre tête toute la colère d’un roi et d’un père ?

– Je deviens muet dès que Votre Grâce l’ordonne, répondit le prince.

– Maintenant, milord Albany, reprit le roi, puisque tel est votre avis et que le sang écossais doit couler, comment pourrons-nous engager ces hommes grossiers à consentir au combat que vous proposez ?

– Avant de répondre à Votre Grâce, dit Albany, il faut de plus mûres délibérations. Mais la tâche ne sera pas difficile : avec de l’or on pourra séduire quelques-uns de leurs bardes, de leurs principaux conseillers et de leurs orateurs, et il sera nécessaire de faire entendre aux chefs de ces deux ligues que s’ils ne consentent pas à cet arrangement amiable…

– Amiable ! dit le roi avec expression.

– Oui, amiable, sire, reprit Albany, car il vaut mieux que le pays achète la paix aux dépens de quelques vingtaines de montagnards que de continuer la guerre jusqu’à ce qu’autant de milliers d’hommes soient détruits par l’épée, le feu, la famine et tous les maux de la guerre civile. Pour revenir à notre dessein, je pense que le premier parti auquel cet accommodement sera proposé y consentira avec joie ; que l’autre aurait honte alors de refuser de confier sa cause à la valeur des plus braves. La haine et la vanité les empêcheront de deviner nos motifs, et ils seront plus ardens à se tailler en pièces que nous à les encourager. Maintenant que j’ai rempli ma tâche autant que mes conseils pouvaient être utiles, je me retire.

– Restez encore un instant, dit le prieur. Et moi aussi j’ai un secret à révéler, et d’une nature si noire, si horrible, que le cœur religieux de Votre Grâce pourra à peine le comprendre ; et je le découvre avec chagrin, parce que je suis persuadé (comme il est certain que je suis un indigne serviteur de saint Dominique) qu’il est la cause de la colère du ciel contre ce malheureux pays ; colère par laquelle nos victoires sont changées en défaites, notre joie en deuil, nos conseils troublés par la désunion, et l’Écosse dévorée par la guerre civile.

– Parlez, révérend père, dit le roi ; assurément si la cause de ce mal est en moi ou dans ma famille, je me charge d’y apporter remède.

Il prononça ces mots d’une voix faible et attendit avec anxiété la réponse du prieur, craignant sans doute qu’il ne dévoilât quelques nouveaux vices ou quelque nouvelle folie du duc de Rothsay. Son appréhension le trahit peut-être quand il crut voir les yeux du moine s’arrêter un instant sur le prince avant de dire d’un ton solennel : – L’hérésie, mon noble et gracieux souverain, l’hérésie est parmi nous. Elle ravit les âmes à la congrégation, les unes après les autres, comme les loups ravissent les agneaux dans la bergerie.

– Il y a cependant assez de bergers pour garder les moutons, dit le duc de Rothsay. Quatre couvens de moines réguliers seulement, sans compter le clergé séculier. Il me semble que lorsqu’une aussi bonne garnison est dans une ville, on ne doit pas craindre l’ennemi.

– Un traître dans une garnison, répondit le prieur, pourrait détruire à lui seul la sécurité d’une ville, fût-elle gardée par des légions ; et si ce traître est, soit par légèreté, soit par amour de la nouveauté ou n’importe quel autre motif, protégé et nourri par ceux qui devraient être les plus empressés à le chasser de la forteresse, chaque jour il trouvera de nouvelles occasions de faire le mal.

– Vous semblez vouloir désigner quelqu’un ici présent, père prieur, dit Douglas. Si c’est moi, vous m’injuriez à tort. Je sais que l’abbé d’Aberbrothock s’est plaint de moi, parce que je ne souffrais pas que son bétail devînt trop nombreux pour ses pâturages, ni que des monceaux de grains fissent écrouler les greniers du monastère, tandis que nos gens manquent de bœufs et leurs chevaux d’avoine. Mais il me semble que ces pâturages et ces champs si productifs ne furent point donnés par mes ancêtres au couvent d’Aberbrothock avec l’idée que leurs descendans mourraient de faim au milieu de cette abondance. Et cela ne sera pas, par sainte Brigite ! Mais quant à l’hérésie et aux fausses doctrines, ajouta le comte en frappant lourdement avec sa large main sur la table du conseil, où est-il celui qui ose en accuser Douglas ? Je ne voudrais pas voir de pauvres gens brûlés pour des pensées légères, mais mon bras et mon épée seront toujours prêts à soutenir la foi chrétienne.

– Je n’en doute pas, milord, repartit le prieur, cela fut toujours ainsi dans votre noble maison. Quant aux plaintes de l’abbé, nous nous en occuperons une autre fois ; ce que je désire maintenant c’est une commission donnée à un des principaux seigneurs de l’état, qui s’adjoindrait aux membres de la sainte Église pour soutenir par la force, si cela était nécessaire, les perquisitions que le révérend official des limites et d’autres prélats au nombre desquels, moi indigne, je me compterai, ont l’intention de faire touchant la cause des nouvelles doctrines qui corrompent la pureté de la foi, trompent le simple et méprisent le saint père et ses révérends prédécesseurs.

– Que le comte de Douglas reçoive une commission royale à cet effet, dit Albany, et qu’aucun ne soit à l’abri de sa juridiction, excepté la personne du roi. Pour ma part, quoique je sois certain de n’avoir jamais, soit en action soit en pensée, reçu ou encouragé une doctrine que la sainte Église n’a pas sanctionnée, cependant je rougirais de réclamer une immunité comme appartenant au sang royal d’Écosse, dans la crainte de paraître chercher un refuge contre un crime aussi horrible.

– Je ne veux rien avoir à démêler dans ces questions, répondit Douglas ; marcher contre les Anglais et le traître Dunbar est une tâche assez forte pour moi. De plus je suis un véritable Écossais, et je ne désire pas que l’église d’Écosse s’humilie davantage encore sous le joug de Rome, ni que la couronne d’un baron s’abaisse devant la mitre et le capuchon. Ainsi, noble duc d’Albany, placez votre nom sur la commission, et je prie Votre Grâce de mitiger le zèle des membres de la sainte Église qui seront associés avec vous, afin qu’on ne passe point les bornes ; car l’odeur d’un fagot sur le Tay ramènerait Douglas, fût-il sous les murs d’York.

Le duc se hâta d’assurer que la commission serait exercée avec prudence et modération.

– Sans aucun doute, dit le roi Robert. La commission doit avoir de grands droits, et si cela était convenable à la dignité de notre couronne, nous ne dédaignerions pas sa juridiction ; mais nous espérons que tandis que les foudres de l’Église seront dirigées contre les vils auteurs de ces détestables hérésies, on n’agira qu’avec douceur et compassion envers les malheureuses victimes de leurs perfides séductions.

– C’est ainsi que se conduit toujours la sainte Église, milord, dit le prieur de Saint-Dominique.

– Ainsi, que la commission soit expédiée suivant les règles au nom de notre frère d’Albany et de ceux qui seront trouvés propres à ces fonctions, dit le roi. Notre conseil est levé. Rothsay ; viens avec moi ; prête-moi ton bras, je veux te parler en particulier.

– Ho, là ! s’écria le prince du même ton avec lequel il se serait adressé à son cheval.

– Que veut dire ce grossier jargon ? dit le roi. Rothsay, n’auras-tu jamais ni raison ni courtoisie ?

– Ne pensez pas que j’aie voulu offenser Votre Grâce, répondit Rothsay ; mais nous nous séparons sans avoir délibéré sur l’aventure de cette main morte que Douglas a si galamment tirée de sa poche. Nous ne serons pas à notre aise ici et à Perth, si nous sommes en guerre avec les citoyens.

– Laissez-moi cette affaire, dit Albany. Avec quelques faibles dons de terre et d’argent, et beaucoup de belles paroles, les bourgeois s’apaiseront pour cette fois ; mais il serait bien de recommander aux barons que leur devoir retient à la cour, ainsi qu’à leurs gens, de respecter la paix de la ville.

– Certainement cela doit être ainsi, dit le roi ; que des ordres sévères soient donnés à cet égard.

– C’est accorder trop de faveur à ces vilains, reprit Douglas ; mais que cela soit suivant les désirs de Votre Altesse. Je prends la permission de me retirer.

– Mais non pas avant que vous ayez goûté d’un flacon de vin de Gascogne, milord, dit le roi.

– Pardonnez-moi, répliqua le comte : je ne suis point altéré, et je ne bois jamais par mode, mais seulement par amitié ou par besoin. En parlant ainsi il s’éloigna.

Le roi, comme s’il se trouvait heureux d’être débarrassé de sa présence, se tourna vers Albany et dit : – Maintenant, milord, nous devrions gronder ce jeune drôle de Rothsay. Cependant il nous a si bien servi dans notre conseil, que ce mérite nous rendra un peu plus indulgent pour ses folies.

– Je suis heureux de l’apprendre, dit Albany avec un air de pitié et d’incrédulité, comme s’il ne devinait pas ce service supposé.

– Mon frère, vous comprenez difficilement, répondit le roi, car je ne veux pas penser que vous êtes jaloux. N’avez-vous pas remarqué que c’est Rothsay qui a donné le premier l’idée d’un combat entre les montagnards ? Votre expérience, il est vrai, a revêtu le projet d’une forme plus convenable et il a été généralement approuvé. Encore tout à l’heure nous allions nous séparer, oubliant de délibérer sur une affaire sérieuse, et c’est lui qui nous a fait souvenir de la querelle avec les citoyens de Perth.

– Je ne doute pas, sire, dit le duc d’Albany avec le ton d’approbation qu’il savait devoir plaire au roi, que mon royal neveu ne possède un jour la sagesse de son père.

– Ou bien, répondit le duc de Rothsay, je trouverai peut-être plus aisé d’emprunter d’un autre membre de ma famille cet heureux et commode manteau d’hypocrisie qui couvre tous les vices et grâce auquel peu importe qu’ils existent ou qu’ils n’existent pas.

– Milord prieur, dit le duc s’adressant au dominicain, nous vous demandons de vous retirer pour un moment : le roi et moi nous avons plusieurs choses à dire au prince qui ne peuvent être entendues même de vous.

Le prieur s’inclina et quitta l’appartement.

Lorsque les deux frères et le prince furent seuls, le roi parut chagrin et embarrassé, Albany morne et pensif, tandis que Rothsay lui-même essayait de cacher l’anxiété de son esprit sous son air habituel de légèreté. Il y eut un silence d’une minute, et Albany prit la parole.

– Mon royal frère, dit-il, le prince mon neveu reçoit avec tant de méfiance toutes les représentations qui viennent de ma bouche, que je prie Votre Majesté de prendre la peine de lui dire ce qu’il est nécessaire qu’il sache.

– Ce doit être une communication bien désagréable en vérité, dit le prince, puisque milord d’Albany ne peut en envelopper le sens dans des paroles mielleuses.

– Paix, effronté jeune homme, dit le roi en colère. Vous avez parlé tout à l’heure de la querelle avec les citoyens : qui a été cause de cette querelle, Robert ? quels sont les hommes qui ont brisé les fenêtres d’un habitant paisible notre vassal ? quels sont-ils ceux qui ont troublé la tranquillité de la nuit par la lumière des torches et par le bruit de la débauche, et qui ont exposé nos sujets au danger et à l’effroi ?

– Plutôt à la crainte qu’au danger, j’imagine, répondit le prince. Mais comment puis-je vous apprendre quels sont les hommes qui ont occasionné ce trouble nocturne ?

– Il y avait parmi eux un personnage de ta suite, reprit le roi ; un homme de Bélial, que je condamnerai à une punition sévère.

– Je n’ai point de serviteurs, à ma connaissance, capables d’encourir le déplaisir de Votre Altesse.

– Je veux de la franchise, jeune homme. Où étais-tu la veille de la Saint-Valentin ?

– Il est à supposer que j’étais à servir le bon saint comme un homme religieux doit le faire, répondit le prince négligemment.

– Le prince mon neveu voudra-t-il nous apprendre où était son écuyer la veille de cette bonne fête ? dit le duc d’Albany.

– Parle, Robert, je t’ordonne de parler, dit le roi.

– Ramorny était employé à mon service. Je crois que cette réponse peut satisfaire mon oncle.

– Mais elle ne me satisfait pas, moi, dit le père mécontent. Dieu sait que je n’ai jamais désiré de faire couler le sang, mais j’aurai la tête de ce Ramorny si la loi peut me la donner. Il a été le compagnon et le conseiller de tes vices et de tes folies ; je m’arrangerai de manière à ce qu’il ne le soit plus. Appelle Mac Louis avec un garde.

– Ne condamnez point un homme innocent, dit le prince résolu à tous les sacrifices pour préserver son favori du danger qui le menaçait. Je vous donne ma parole que Ramorny était employé à mon service, et par conséquent ne pouvait être mêlé dans cette querelle.

– Tu prétends m’en imposer par une fausse équivoque, dit le roi en présentant une bague au prince. Regarde le cachet de Ramorny, perdu dans cette infâme querelle. Il tomba dans les mains d’un des gens de Douglas et fut remis à mon frère par le comte. N’intercède point, pour Ramorny, c’est un homme mort. Fuis de ma présence et repens-toi d’avoir osé, dans ta vicieuse assurance, affronter la colère d’un roi avec un mensonge sur tes lèvres. Honte à vous, Robin ! honte ! Comme fils, vous avez trompé votre père ; comme chevalier, vous avez menti au chef de votre ordre.

Le prince était muet devant le roi, la conscience troublée, et convaincu qu’il avait eu tort. Il donna carrière alors aux sentimens honorables qui étaient toujours au fond de son cœur, et se jeta aux pieds de son père.

– Le chevalier qui s’est permis un mensonge, dit-il, mérite d’être dégradé ; le sujet déloyal mérite la mort. Mais permettez à un fils de supplier son père d’accorder le pardon d’un serviteur qui ne l’a point conduit dans le mal, mais qui s’y est plongé lui-même avec répugnance, pour obéir aux ordres de son maître. Laissez-moi porter tout le poids de la juste punition de mes folies, mais épargnez ceux qui en ont été les instrumens plutôt que les complices. Souvenez-vous que ce fut ma sainte Mère qui plaça elle-même Ramorny à mon service.

– Ne la nommez pas, Robin, je vous le défends, dit le roi ; elle est heureuse de ne point avoir vu le fils de son amour déshonoré par ses vices et coupable de mensonge.

– Je suis en effet indigne de la nommer, répondit le prince ; cependant, mon cher père ; c’est en son nom que je demande la grâce de Ramorny.

– Si je puis offrir mes conseils, dit le duc d’Albany qui s’apercevait qu’une réconciliation aurait bientôt lieu entre le père et le fils, je conseillerais que Ramorny fût congédié de la maison du prince et de sa société, avec la punition que son imprudence mérite. Le public sera satisfait de sa disgrace, et l’affaire s’arrangera facilement si Son Altesse n’essaie point de dérober son serviteur à la justice.

– Consentez-vous ; Robin, dit le roi d’une voix tremblante et les yeux remplis de larmes, à chasser cet homme dangereux ? y consentez-vous pour moi, qui vous sacrifierais ma vie avec joie ?

– Je le ferai, mon père ; je vais le faire à l’instant, répondit le prince ; et saisissant la plume il écrivit le congé de Ramorny et le remit entre les mains du duc d’Albany. Je voudrais pouvoir remplir tous vos désirs aussi facilement, mon père, ajouta le prince, et il se jeta une seconde fois aux pieds du roi, qui le releva aussitôt et le serra dans ses bras avec tendresse.

Albany contemplait cette scène d’un air sombre, et gardait le silence ; quelques minutes s’écoulèrent ainsi, et il dit : – Ce différent s’étant si heureusement terminé, qu’il me soit permis de demander à Sa Majesté si elle assistera aux complies dans la chapelle.

– Certainement, dit le roi ; n’ai-je pas des remerciemens à adresser à Dieu qui a rétabli l’union dans ma famille ? Vous viendrez avec nous, mon frère.

– Si Votre Grâce m’accorde la permission de m’absenter, répondit le duc, je vais aller me concerter avec Douglas et quelques autres seigneurs sur la meilleure manière d’attirer ces vautours de montagnards dans notre piége.

Albany quitta l’appartement pour songer à ses ambitieux projets, tandis que le roi et son fils assistèrent au service divin et remercièrent Dieu de leur heureuse réconciliation.

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