Dans un des premiers chapitres nous nous sommes trouvés près du confessionnal du roi d’Écosse. Maintenant nous allons reproduire devant nos lecteurs une situation à peu près semblable, quoique le lieu de la scène et les personnages soient entièrement différens. Au lieu de l’appartement simple et gothique d’un monastère, nous avons devant les yeux un des plus beaux points de vue de l’Écosse, s’étendant au-dessous de la montagne de Kinnoul. Au pied d’un roc qui commandait cette perspective dans chaque direction, la Jolie Fille de Perth était assise, écoutant avec une dévote attention les instructions d’un moine chartreux, couvert de sa robe blanche et de son scapulaire. Il venait de terminer un discours auquel il ajoutait une prière, et sa prosélyte se joignait dévotement à lui.
Quand leurs dévotions furent finies le prêtre s’assit, et resta pendant quelques minutes les yeux fixés sur ce magnifique tableau, qui conservait toutes ses beautés malgré une saison encore froide. Enfin il s’adressa à sa compagne.
– Quand je contemple, dit-il, cette terre variée, avec ses châteaux, ses églises, ses couvens et ses places fortes, ces champs fertiles, ces hautes forêts et cette noble rivière, je ne sais pas, ma, fille, ce qui doit le plus m’étonner de la bonté ! de Dieu ou de l’ingratitude des hommes. Il nous a donné une terre belle et fertile, et nous avons fait de cette terre un cimetière et un champ de bataille. Il nous a donné le pouvoir sur les élémens, l’adresse d’élever des maisons pour notre bien-être et notre défense, et nous en avons fait des cavernes de voleurs et des lieux de débauches.
– Et cependant, mon père, dit Catherine, il y a sur la terre bien des lieux où l’on pourrait vivre tranquille, même dans la belle contrée qui est devant nos yeux. Là-bas quatre couvens, avec leurs églises et leurs tours, qui semblent dire d’une voix éclatante aux citoyens de la ville de songer à leurs devoirs de religion. Les habitans de ces demeures se sont séparés du monde, de son ambition, de ses plaisirs, pour se dévouer entièrement au service du ciel ; et tout, autour de nous, témoigne que si l’Écosse est une terre de sang et de crimes, elle est cependant convaincue des devoirs que la religion exige des hommes.
– Ce que vous dites, ma fille, a l’apparence de la vérité ; néanmoins lorsqu’on peut en juger de plus près, on trouve malheureusement moins de bonheur dans les lieux dont vous venez de parler. Il est vrai qu’il fut une époque du monde chrétien où des hommes respectables existant du travail de leurs mains s’étaient rassemblés, non pour vivre dans l’aisance ni reposer sur des lits moelleux, mais pour s’affermir les uns les autres dans la foi chrétienne, et enseigner au peuple la parole de Dieu. Sans doute il existe encore des hommes semblables à ceux-là, dans les saints édifices sur lesquels nous arrêtons nos regards ; – mais il est à craindre que la charité se soit refroidie dans le plus grand nombre. Les hommes d’église sont devenus riches, tant par les dons des personnes pieuses que par ceux des méchans qui les ont offerts dans leur ignorance, s’imaginant obtenir en dotant les églises un pardon que le ciel n’accorde qu’au pénitent sincère. À mesure que l’Église devint riche, ses doctrines devinrent plus indulgentes et plus obscures, comme une lumière paraîtrait moins brillante placée dans une lampe enchâssée d’or qu’elle ne le serait sous un simple verre. Dieu sait que si je vois toutes ces choses et si je les remarque, ce n’est point pour me singulariser ni pour devenir un docteur dans Israël ; mais parce que le feu qui brûle dans mon sein ne me permet plus de garder le silence. J’obéis aux règles de mon ordre, et ne m’écarte point de ses austérités ; qu’elles soient essentielles à notre salut, ou de simples formalités adoptées pour suppléer au manque de pénitence et d’une sincère dévotion, n’importe : j’ai promis, j’ai fait plus, j’ai juré de les observer ; elles seront respectées par moi, d’autant plus qu’en m’élevant contre elles on pourrait croire que je désire les commodités de la vie. Le ciel m’est témoin que j’attacherais une bien légère importance à ce que mon corps pourrait souffrir, si l’Église recouvrait sa pureté première et la discipline religieuse son ancienne simplicité.
– Mais, mon père, pour ces opinions seules on vous appelle un Lollard et un disciple de Wicleff . On dit que vous voulez détruire les églises et les couvens et rétablir la religion des païens.
– C’est pour cela, ma fille, que je suis forcé de chercher un refuge au milieu des montagnes et des rochers, et de vivre parmi les habitans des hautes-terres, qui malgré leurs mœurs sauvages approchent plus de l’état de grâce que ceux que je laisse derrière moi. Leurs crimes sont ceux de l’ignorance et non de la présomption. Je n’omettrai aucun des moyens que le ciel me suggérera pour échapper à leur cruauté ; car tant que la bonté de Dieu me retiendra sur la terre, je croirai que c’est un signe qu’il ne reste encore un devoir à remplir ; mais quand la volonté de mon maître en décidera, il sait avec quel plaisir Clément Blair, animé d’une divine espérance, changera cette misérable vie contre celle qui nous est promise dans un monde plus heureux. Mais pourquoi regardes-tu si attentivement vers le nord, ma fille ? Tes jeunes yeux sont plus prompts que les miens. Vois-tu quelqu’un venir de notre côté ?
– Je regarde, mon père, si le jeune montagnard ne paraît pas… Conachar, celui qui doit être votre guide à travers les montagnes, et dont le père peut vous offrir une retraite grossière mais sûre. Il me l’a souvent promis lorsque nous parlions ensemble de vous et de vos leçons ; je crains qu’il ne soit maintenant avec des gens qui le lui feront promptement oublier.
– Le jeune homme a en lui des étincelles de la grâce, dit le père Clément quoiqu’il soit d’une race trop fidèle à ses mœurs féroces et sauvages pour supporter avec patience les contraintes imposées par la religion ou les lois de la société. Tu ne m’as jamais dit, ma fille, comment ce jeune homme est venu habiter la maison de ton père ; c’est une chose également contraire aux usages des montagnes et à ceux de la ville.
– Tout ce que je sais, répondit Catherine, c’est que le père de Conachar est un homme d’importance parmi les Montagnards, et qu’il demanda comme une faveur que mon père qui avait eu quelques relations avec lui à cause de son commerce gardât son fils chez lui pendant quelque temps. Il y a deux jours ils se séparèrent, et il retourna dans ses montagnes.
– Et comment, ma fille, avez-vous pu conserver de tels rapports avec lui, et savoir, dans quels lieux l’envoyer chercher pour lui demander de me rendre service ? Certainement j’ai lieu d’être surpris qu’une fille possède autant d’influence sur un jeune sauvage comme ce montagnard.
Catherine rougit, et répondit en hésitant :
– Si j’ai quelque influence sur Conachar, Dieu est témoin que je ne l’ai employée que pour modérer son caractère altier et le faire plier devant les lois de la civilisation. Il est vrai aussi, mon père, que je supposais depuis long-temps que vous seriez obligé de prendre la fuite, et que j’étais convenue avec lui que nous nous rencontrerions dans ce lieu aussitôt qu’il aurait reçu de moi un messager et un gage que je lui envoyai hier. Le messager était un garçon agile de son propre clan, qu’il envoyait souvent en commission dans les hautes-terres.
– Et dois-je comprendre, ma fille, que ce jeune homme si beau ne vous intéressait que par le désir que vous éprouviez d’éclairer son esprit et de réformer ses manières ?
– Il en est ainsi, mon père, et point autrement, répondit Catherine. Peut-être ai-je eu tort d’entretenir une telle intimité avec lui, même pour son bien et son instruction ; mais nos conversations n’ont jamais eu un autre but.
– Alors je me suis trompé, ma fille ; mais je croyais avoir aperçu depuis quelque temps un changement dans vos desseins, et quelques regards d’envie jetés sur le monde que vous vouliez abandonner autrefois.
Catherine pencha la tête, rougit vivement encore, et dit ; – Vous-même, mon père, vous me conseilliez de ne point prendre le voile.
– Je n’approuverais pas davantage ce projet aujourd’hui, mon enfant ; le mariage est un état honorable, ordonné par le ciel pour perpétuer la race humaine. Et je n’ai point lu dans l’Écriture, comme les inventions de l’homme l’ont affirmé depuis, que le célibat est un état supérieur et privilégié, mais je suis aussi jaloux de ta gloire, mon enfant, qu’un père peut l’être de sa fille unique, et je ne voudrais pas que tu sacrifiasses ta destinée à quelque homme indigne de toi. Ton père, moins difficile que je ne le serais à ton égard, approuve les prétentions de ce vaillant batailleur qu’on appelle Henry du Wynd. Il est riche, cela peut être ; mais celui qui fréquente une société légère et débauchée, mais un batailleur qui verse le sang humain aussi facilement que de l’eau, peut-il être un mari convenable pour Catherine Glover ? et cependant chacun parle de leur union prochaine.
Les joues de la Jolie Fille de Perth devinrent alternativement rouges et pâles, tandis qu’elle se hâta de répondre :
– Je ne pense point à lui ; quoiqu’il soit vrai que depuis long-temps quelques politesses aient été échangées entre nous parce qu’il est l’ami de mon père, et que suivant l’usage du temps il est mon Valentin.
– Votre Valentin, mon enfant ! et comment votre prudence et votre modestie naturelles, jointes à la délicatesse de votre sexe, ont-elles pu supporter de telles relations avec un homme semblable à cet armurier ? Croyez-vous que saint Valentin qui était un homme pieux, un évêque chrétien, inventa jamais une coutume aussi légère, aussi inconvenante ? Elle prit plutôt son origine dans le culte que les païens rendaient à Flore et à Vénus, lorsque les mortels déifiaient leurs passions et s’étudiaient à les exciter plutôt qu’à leur imposer un frein.
– Mon père, dit Catherine d’un ton plus mécontent que celui qu’elle avait l’habitude de prendre en parlant au chartreux, je ne comprends pas pourquoi vous me reprochez aussi sévèrement de me soumettre à un usage général autorisé par l’habitude et sanctionné par l’approbation de mon père ; je ne puis qu’éprouver de la peine de ce que vous interprétez si mal mes plus simples actions.
– Pardonnez-moi, ma fille, reprit le religieux avec douceur, si je vous ai offensée. Mais cet Henry Smith est un homme hardi, licencieux, auquel vous ne pouvez, accorder aucune intimité sans vous exposer à voir interpréter votre conduite d’une manière plus cruelle encore, à moins cependant que votre dessein ne soit de l’épouser, et cela le plus tôt possible.
– N’en parlez plus, mon père, dit Catherine ; vous me faites plus de mal que vous ne pensez m’en faire, et peut-être me laisserais-je aller à vous répondre d’une manière qui ne me convient pas. J’ai déjà trop de sujet de me repentir de m’être soumise à un usage si frivole. En tout cas croyez que Henry Smith ne m’est rien, et que même l’intimité qui était résultée de la fête de Saint-Valentin ne peut plus avoir de suites.
– Je suis heureux de vous entendre parler ainsi, ma fille, et je dois maintenant, traiter un autre sujet qui me cause encore plus d’inquiétudes à votre égard. Vous ne pouvez pas l’ignorer, mais je souhaiterais qu’il ne fût pas nécessaire de parler d’une chose si dangereuse, même entourés comme nous le sommes de ces rochers, de ces collines et de ces pierres. – Mais il faut que cela soit. – Catherine, vous avez un amant du plus haut rang parmi les fils des plus illustres familles d’Écosse.
– Je le sais, mon père, répondit Catherine avec tranquillité, et je souhaiterais que cela ne fût pas.
– Je le voudrais aussi si je voyais seulement dans Catherine un enfant de la folie comme le sont la plupart des jeunes femmes à son âge, surtout lorsqu’elles possèdent le don fatal de la beauté ; mais puisque tes charmes, pour parler le langage d’un monde frivole, ont captivé un amant d’un tel rang, tes vertus et ta sagesse conserveront sur l’esprit du prince l’influence acquise par ta beauté.
– Mon père, reprit Catherine, le prince est un amant dont l’amour ne tend qu’à ma perte. Vous étiez effrayé dans l’instant de l’imprudence avec laquelle j’avais accepté les soins d’un homme dont le rang est égal au mien, et vous parlez maintenant avec complaisance de la scandaleuse affection que l’héritier de la couronne d’Écosse ose déclarer pour moi ; vous savez qu’il y a deux nuits, escorté des compagnons de ses débauches, il m’eût enlevée de la maison de mon père si je n’avais point été sauvée par ce hardi Henry Smith qui, s’il est trop prompt à affronter le danger dans la plus légère occasion, est toujours prêt à exposer sa vie pour secourir l’innocence ou résister à l’oppression. Il est de mon devoir de lui rendre cette justice.
– Je dois le savoir en effet puisque c’est ma voix qui l’appela à votre secours. J’avais vu en passant près de votre porte ceux qui voulaient attaquer votre maison, et je me hâtais d’aller chercher l’assistance du pouvoir civil lorsque, j’aperçus un homme qui venait lentement devant moi. Craignant que ce ne fût quelqu’un placé en embuscade, je me cachai derrière un des piliers de la chapelle de Saint-Jean, et regardant avec plus d’attention, je reconnus Henry Smith. Il me fut facile de deviner où il allait ; je l’appelai, je lui appris ce que j’avais vu, d’une manière qui lui fit doubler le pas.
– Je vous en suis reconnaissante, mon père ; mais toutes ces choses et le langage du duc de Rothsay lorsqu’il s’adressa à moi montrent que le prince est un jeune homme livré au libertinage, qui se porterait à toutes les extrémités pour satisfaire une passion d’un moment, sans calculer les malheurs qui en résulteraient pour moi. Son émissaire Ramorny a même eu l’insolence de me dire que mon père en souffrirait le premier si je préférais devenir la femme d’un honnête homme plutôt que l’indigne maîtresse d’un prince marié. Je ne vois point d’autre remède que de prendre le voile, ou de courir le risque de ma propre perte et de celle de mon pauvre père. Quand même il n’y aurait pas d’autres raisons, la terreur que m’inspirent les menaces d’un homme malheureusement si capable de tenir sa parole serait suffisante pour m’empêcher de devenir la femme d’aucun honnête homme : ce serait comme si j’ouvrais sa porte pour y admettre des assassins. Ô bon Dieu ! quel partage est le mien ! suis-je donc destinée à causer le malheur de mon père et de celui au sort de qui je pourrais unir mon malheureux sort !
– Ne te plains pas, ma fille, répondit le moine ; il y aura encore du bonheur pour toi, même dans cette détresse apparente. Ramorny est un traître qui abuse de la confiance de son maître. Le prince est il est vrai frivole et dissipé ; mais ou bien on en impose à mes cheveux gris, ou son caractère va bientôt changer. On lui a montré la bassesse de son favori, et il regrette profondément d’avoir suivi ses mauvais conseils. Je crois, ou plutôt je suis convaincu, que sa passion pour vous en deviendra plus pure et plus noble, et que les leçons qu’il a reçues de moi sur la corruption de l’Église et sur celle du siècle vont pénétrer dans son cœur, et y produiront des fruits qui étonneront et réjouiront le monde. Si vos lèvres lui répètent les mêmes leçons, d’anciennes prophéties ont dit que Rome serait renversée par la parole d’une femme.
– Ce sont des rêves, mon père, répondit Catherine ; des visions d’un esprit trop occupé des choses d’en-haut pour juger sainement des choses de la terre. Quand nous avons regardé trop long-temps le soleil, nous ne voyons plus distinctement les autres objets qui se présentent à nos yeux.
– Vous jugez trop promptement, ma fille, et vous serez bientôt convaincue de ce que je viens de vous dire. La carrière que je vais ouvrir devant toi ne pourrait être montrée à une femme d’une vertu moins ferme et d’un caractère plus ambitieux. Peut-être ne devrais-je pas, même à vous, confier mes espérances ; mais ma confiance est forte dans ta sagesse et dans tes principes. Apprends donc qu’il est possible que l’église de Rome brise les liens qu’elle a formés elle-même, et dégage le duc de Rothsay de son union avec Marjory de Douglas.
Après avoir prononcé ces mots le père Clément s’arrêta.
– Et si l’Église a le pouvoir et la volonté de briser ces liens, dit Catherine, quelle influence peut avoir le divorce du duc de Rothsay sur la fortune de Catherine Glover ?
Elle regarda le religieux avec inquiétude, tandis qu’elle parlait : il parut éprouver quelque embarras pour lui répondre, car il baissa les yeux en disant :
– À quoi servit la beauté de Catherine Logie ? à moins que nos pères nous aient, fait un mensonge, elle lui fit partager le trône de David Bruce.
– Vécut-elle heureuse et mourut-elle regrettée, mon père ? demanda Catherine toujours avec le même calme et la même fermeté.
– Elle forma cette alliance poussée par une ambition criminelle, et trouva sa récompense dans la vanité et les troubles d’esprit ; mais si elle se fût mariée dans le dessein de convertir son époux ou de l’affermir dans sa foi, quelle eût été sa récompense ? l’amour et les honneurs sur la terre et dans le ciel, une part à l’héritage de la reine Marguerite et de ces héroïnes qui ont été les mères de l’Église.
Jusque là Catherine était restée assise sur une pierre qui se trouvait placée à côté des pieds du religieux : elle levait les yeux vers lui quand elle lui adressait la parole ou lorsqu’elle l’écoutait, mais dans ce moment, comme animée par le sentiment d’une désapprobation ferme quoique calme, elle se leva et elle étendit sa main vers le moine, en lui adressant la parole : elle ressemblait alors à un ange envoyé pour réprimer les erreurs d’un mortel, et qui le plaint en le condamnant.
– Ai-je bien entendu, dit-elle ? et les désirs, les espérances, les honneurs de ce monde méprisable peuvent-ils occuper à ce point celui qui peut-être demain sera appelé à donner sa vie pour s’être opposé aux corruptions du siècle et avoir accusé un clergé dégénéré ? Est-ce bien le vertueux, le sévère père Clément qui conseille à son enfant d’aspirer à un trône et à un lit qui ne peuvent devenir vacans que par une indigne injustice envers celle qui les possède maintenant ? est-ce le sage réformateur de l’Église qui appuie ses projets sur des fondemens si précaires ? Depuis quel temps, bon père, le prince libertin a-t-il changé de morale, et a-t-il montré le désir de courtiser honorablement la fille d’un artisan de Perth ? Deux jours ont dû produire ce changement ; car ce court espace de temps est à peine écoulé depuis qu’il attaqua la maison de mon père, au milieu de la nuit et avec des desseins plus coupables que ceux d’un misérable voleur. Et pensez-vous que si le cœur de Rothsay pouvait lui inspirer l’idée d’un mariage si peu digne de sa naissance, croyez-vous qu’il pût y réussir sans exposer en même temps sa succession et sa vie ? car ce serait insulter à la fois et la maison du comte de March et celle de Douglas. Ô père, Clément ! où étaient vos principes, où était votre prudence quand ils laissèrent votre esprit s’égarer dans ce singulier rêve, et donnèrent le droit à la plus humble de vos prosélytes de vous adresser des reproches ?
Les yeux du vieillard se remplirent de larmes, et Catherine, visiblement émue par ce qu’elle venait de dire, garda le silence.
– C’est par la bouche des jeunes enfans, dit le moine, que Dieu a donné des leçons à ceux qui se disaient les sages de leur génération ; je remercie le ciel de m’avoir fait suggérer des pensées plus justes que celles qui m’étaient inspirées par une voix si douce, par ma propre vanité. Oui, Catherine, je ne m’étonnerai plus lorsque ceux que j’ai déjà jugés si sévèrement ambitionneront un pouvoir temporel, et tiendront en même temps le langage d’un zèle religieux. Je te remercie, ma fille, de tes salutaires réprimandes, et je remercie le ciel de l’avoir fait sortir de tes lèvres plutôt que de celles d’un sévère censeur.
Catherine avait levé la tête et allait répondre pour consoler le vieillard dont l’humiliation affligeait son cœur, quand ses yeux s’arrêtèrent sur un objet placé près d’elle. Parmi les fragmens de granit qui entouraient ce lieu solitaire, il y en avait deux tellement rapprochés qu’ils semblaient avoir été une portion du même roc et séparés par un violent orage ou par un tremblement de terre. On voyait entre eux une ouverture d’environ quatre pieds de largeur entre des masses de pierres. Un chêne avait crû dans cette ouverture et présentait les formes les plus fantastiques.
Les racines de l’arbre s’étaient élancées dans mille directions différentes, et cherchaient dans les crevasses du rocher l’aliment nécessaire à leur subsistance ; leurs courbures, inégales et noueuses, offraient l’aspect de ces immenses serpens de l’archipel des Indes. Au moment où les regards de Catherine tombèrent sur cette curieuse complication de branches et de racines mêlées ensemble, elle remarqua tout à coup deux grands yeux brillans comme ceux d’un animal sauvage. Elle frémit, et sans parler montra du doigt cet objet à son compagnon. Regardant encore avec plus d’attention, Catherine découvrit, une barbe touffue et des cheveux roux, qui jusqu’alors avaient été cachés derrière les branches.
Quand il se vit surpris, le montagnard, car c’en était un, sortit de son embuscade et s’avança. C’était un homme d’une taille colossale, couvert d’un plaid d’une étoffe à carreaux rouges, verts et violets, et sous lequel on voyait une jaquette de peau de taureau ; son arc et ses flèches étaient sur ses épaules ; sa tête était découverte, et une chevelure touffue dont les mèches mêlées ressemblaient aux tresses des Irlandais servait à lui couvrir la tête au lieu de toque. Il avait à sa ceinture une épée et un poignard, et tenait à sa main une hache d’armes danoise, qu’on appela depuis hache du Lochaber . Il sortit ensuite par cette espèce de portique sauvage quatre hommes d’une taille non moins grande, habillés et armés de la même manière, et qui passèrent l’un après l’autre.
Catherine était trop habituée à voir des montagnards près de Perth pour être aussi alarmée qu’une autre jeune fille des plaines aurait pu l’être dans une semblable occasion. Elle vit avec assez de tranquillité ces hommes à taille gigantesque former un demi-cercle autour d’elle et du moine ; ils fixaient sur eux leurs grands yeux, qui exprimaient, autant qu’elle en pouvait juger, une sauvage admiration de sa beauté. Elle leur adressa une inclination de tête et prononça imparfaitement les mots usités dans la salutation des montagnards. Le plus âgé et celui qui conduisait la bande répondit au salut, et redevint silencieux et immobile. Le moine prit son chapelet, et Catherine elle-même conçut d’étranges frayeurs pour sa sûreté personnelle, et désirant savoir sans plus tarder si elle et le moine seraient libres de quitter ces lieux, elle s’avança comme si elle avait l’intention de descendre la montagne ; mais lorsqu’elle essaya de passer la ligne que les montagnards avaient tracée, chacun d’eux étendit sa hache d’armes et remplit ainsi tous les espaces par lesquels elle aurait pu passer.
Un peu troublée, mais non pas découragée, car elle ne pouvait concevoir que les montagnards eussent des intentions coupables à leur égard, elle s’assit sur un des fragmens du rocher, et rassura le moine qui était à côté d’elle.
– Si je crains, dit le père Clément, ce n’est pas pour moi-même ; que ma tête soit abattue par la hache de ces hommes sauvages, ou que mes mains soient liées avec les cordes de leurs arcs pour être livré à de plus cruelles tortures, je ne regretterai point la vie, ma fille, si tu peux échapper sans danger.
– Nous n’avons ni l’un ni l’autre occasion de craindre aucun mal, répondit la Jolie Fille de Perth ; voici Conachar qui nous l’assurera lui-même.
Tandis qu’elle parlait ainsi ses yeux doutaient encore, tant les manières et les vêtemens de Conachar étaient changés ; il s’élança d’un roc élevé et tomba légèrement devant Catherine. Son habit était de la même étoffe que celui des montagnards dont nous avons déjà parlé, mais assujéti au col et aux coudes par un collier et des bracelets d’or. Son haubert avait le poli de l’argent. Ses bras étaient chargés d’ornemens ; sa toque, outre la plume d’aigle qui indiquait la qualité de chef, était décorée d’une chaîne d’or qui l’entourait plusieurs fois, et attachée par une agrafe ornée de perles : La boucle qui servait à assujétir sur l’épaule le manteau de tartan, ou le plaid comme ce manteau est appelé maintenant, était d’or aussi et artistement travaillée. Il n’avait d’autres armes à la main qu’une petite baguette de sapin dont la tête était recourbée. Son maintien et sa démarche, qui exprimaient autrefois l’humeur et le chagrin que lui causait sa dégradation, indiquaient alors la hardiesse, la présomption et la fierté. Il s’arrêta devant Catherine avec un sourire de confiance sur les lèvres, comme s’il voulait lui laisser le temps de le reconnaître.
– Conachar, dit Catherine désirant terminer cet état d’inquiétude, sont-ce là les gens de votre père ?
– Non, belle Catherine, répondit le jeune homme ; Conachar n’est plus, et cependant les injures qu’il a reçues seront vengées. Je suis Ian Eachin Maclan, fils du chef du clan de Quhele ; j’ai changé de plumage, comme vous le voyez, en changeant de nom. Ces hommes ne sont point les gens de mon père, mais les miens. Vous en voyez seulement la moitié ; ils forment une bande composée de mon père nourricier et de ses huit garçons ; ce sont mes gardes du corps et, les enfans de mon baudrier , qui ne respirent que pour accomplir ma volonté. Mais Conachar, ajouta-t-il d’une voix plus douce, existe encore si Catherine désire le voir ; il est le jeune chef du clan de Quhele aux yeux de tous, mais près d’elle aussi humble, aussi soumis que lorsqu’il était l’apprenti de Simon Glover. Voyez, voici la baguette que j’ai reçue, de vous le jour où nous allâmes chercher des noisettes ensemble sur les coteaux de Lednoch, au commencement de l’automne de l’année qui vient de s’écouler. Je ne voudrais pas la donner, Catherine, même pour le bâton de commandement de ma tribu.
Tandis qu’Eachin parlait, Catherine réfléchissait qu’elle avait peut-être agi imprudemment en demandant le secours d’un jeune présomptueux, enorgueilli sans doute de ce changement subit d’un état de servitude à une puissance qui lui donnait une autorité sans bornes sur des espèces de sauvages.
– Vous ne me craignez pas, belle Catherine ? dit le montagnard en prenant la main de la jeune fille. J’ai ordonné à mes gens de paraître quelques minutes avant moi, afin de voir comment vous supporteriez leur présence ; il me semble que vous les regardez comme si vous étiez destinée à devenir la femme d’un chef de clan.
– Je n’ai aucune raison de craindre les habitans des hautes-terres, répondit Catherine avec fermeté, surtout quand je pense que Conachar est avec eux ; Conachar, qui a bu dans notre coupe et mangé de notre pain ; mon père a souvent trafiqué avec les montagnards, et il n’y eut jamais de querelle entre eux et lui.
– Réellement ? reprit Hector (Car tel est le nom saxon qui équivaut à Eachin). Quoi ! pas même lorsqu’il prit le parti du Gow Chrom, l’armurier bancal , contre Eachin Mac Ian ? – Ne dites rien pour l’excuser, et croyez que, ce sera votre propre faute si jamais je fais encore allusion à cette querelle. – Mais vous aviez quelques ordres à me donner ; parlez, vous serez obéie.
Catherine se hâta de répondre ; car il y avait dans les manières et le langage du jeune chef quelque chose qui lui inspirait le désir de terminer cette entrevue.
– Eachin, dit-elle, puisque Conachar n’est plus votre nom, vous pensez qu’en vous demandant un service je croyais m’adresser à mon égal et non pas à un homme d’un rang supérieur au mien. Vous et moi, nous avons des obligations à ce bon religieux pour les instructions qu’il nous a données. Il court maintenant de grands dangers ; des hommes médians l’accusent de fautes qu’il n’a point commises, il désire rester dans une retraite sûre, jusqu’à ce que l’orage soit passé.
– Ah ! le bon père Clément ! Le digne homme fit beaucoup pour moi, et mon caractère impétueux n’était guère capable de profiter de ses avis. Je voudrais bien voir quelqu’un de la ville persécuter un homme qui aurait touché le manteau de Mac Ian !
– Il serait imprudent de se fier trop à cette parole, répondit Catherine. Je ne doute point de la puissance de votre tribu, mais lorsque Douglas-le-Noir se mêle d’une querelle, il ne recule point devant le plaid d’un montagnard.
L’habitant des hautes-terres cacha son mécontentement sous un sourire forcé.
– Le moineau qui est près de nous, dit-il, semble plus grand que l’aigle qui se tient perché sur le Bengoïle. Vous craignez davantage les Douglas parce qu’ils sont plus près de vous. Mais vous ne savez pas jusqu’où s’étendent nos vallons et nos forêts, au-delà de ces sombres montagnes que vous apercevez dans le lointain. Vous croyez que le monde entier est sur les rives du Tay. Ce bon moine verra des rocs qui pourraient le protéger contre toute une armée de Douglas ; il verra aussi des hommes capables de les faire reculer encore une fois au sud des Grampians. – Mais pourquoi ne serions-nous pas tous réunis ? Je puis envoyer une bande à Perth qui amènera ici votre père en sûreté. Il pourra exercer son commerce au delà du lac Tay. Seulement je ne ferai plus de gants ; je fournirai des peaux à votre père, mais pour ma part je n’en taillerai que lorsqu’elles seront sur le dos des hommes.
– Mon Père viendra un jour vous voir dans votre maison, Conachar : je veux dire Hector. Mais il faut que les temps soient plus tranquilles. Il y a des querelles entre les habitans de la ville et les gens des nobles, et l’on parle aussi de guerre avec les montagnards.
– Oui, de par Notre-Dame, Catherine ! et sans cette guerre, votre visite dans les montagnes serait plus longue, ma jolie maîtresse. Mais les habitans des hautes-terres ne seront pas plus long-temps divisés en deux nations. Ils se battront pour la suprématie ; et celui qui l’emportera traitera avec le roi d’Écosse comme avec un égal et non comme avec son supérieur. Priez que la victoire favorise Mac lan, ma pieuse Catherine, et vous prierez pour quelqu’un qui vous aime tendrement.
– Je prierai pour la bonne cause, répondit Catherine, ou plutôt je prierai pour la paix. – Adieu, bon et excellent père Clément. Croyez que je n’oublierai jamais vos leçons, et souvenez-vous de moi dans vos prières. – Mais comment serez-vous capable de supporter un voyage si pénible ?
– On le portera si cela est nécessaire, reprit Hector, et si nous allons loin avant de lui trouver un cheval. Mais vous, Catherine, il y a loin d’ici à Perth. Laissez-moi vous accompagner, comme j’en avais l’habitude autrefois.
– Si vous étiez maintenant comme autrefois, je ne refuserais pas votre escorte. Mais les agrafes d’or et les bracelets sont une dangereuse compagnie, quand les lanciers de Liddesdale et d’Annandale sont aussi nombreux sur les grandes routes que les feuilles à la messe des Rameaux ; la rencontre d’un plaid montagnard et d’une cotte de mailles ne se passerait pas tranquillement.
Elle hasarda cette remarque parce qu’elle crut observer dans les regards du jeune Eachin qu’il n’avait point encore surmonté les habitudes qu’il avait prises dans son humble état, et que malgré ses paroles hardies, il ne serait point assez téméraire pour braver l’inégalité du nombre, ce qui lui serait arrivé s’il était descendu jusque dans les environs de la ville. Il paraît que Catherine avait jugé sainement ; car après un adieu où elle obtint que sa main serait baisée au lieu de ses lèvres, elle prit seule la route de Perth, et regardant derrière elle, elle aperçut les montagnards qui, s’engageant dans une route difficile et escarpée disparaissaient, quelquefois et reparaissaient de nouveau en dirigeant leurs pas vers le nord.
À mesure que la distance augmentait entre elle et ces hommes à moitié sauvages, elle sentait diminuer son inquiétude. Elle savait que leurs actions seraient gouvernées par la volonté de leur chef, et ce chef était un jeune homme impétueux et léger ! En revenant à Perth seule elle ne craignait aucune insulte des soldats des divers partis qu’elle pourrait rencontrer, car les statuts de la chevalerie étaient à cette époque une protection plus sûre pour une fille d’un maintien décent qu’une escorte d’hommes armés ; mais des dangers plus éloignés effrayaient son esprit. Les poursuites du jeune prince avaient pris un caractère plus redoutable depuis les menaces que son indigne favori avait osé lui faire si elle persévérait dans ce qu’il appelait sa pruderie. De telles menaces dans ce siècle, et sorties d’une telle bouche, étaient un vrai sujet d’alarmes. Les prétentions de Conachar à son amour, prétentions qu’il avait à peine réprimées durant son état de servitude, et qu’il avouait maintenant hautement, devenaient un nouveau surcroît d’inquiétude. Les habitans des hautes-terres avaient déjà fait plus d’une incursion dans la ville de Perth ; plusieurs, citoyens enlevés de leurs propres maisons avaient été faits prisonniers ou étaient tombés sous la claymore dans les rues mêmes de la ville. Elle craignait encore les importunités de son père en faveur de l’armurier, dont la conduite indigne le jour de Saint-Valentin lui avait été rapportée. N’eût-il point été coupable, elle n’eût pas davantage osé l’écouter, car elle entendait encore à ses oreilles les affreuses menaces de Ramorny. Ces dangers, ces craintes lui inspiraient plus que jamais le désir de prendre le voile, mais elle ne voyait aucune possibilité d’obtenir le consentement de son père.
Au milieu de ces réflexions nous ne pouvons découvrir si Catherine regretta profondément que ces périls fussent causés par sa beauté. Le titre de la Jolie Fille de Perth flattait sans doute sa vanité : cette faiblesse annonçait qu’elle n’était pas tout-à-fait un ange. Peut-être y avait-il encore une autre faiblesse dans son cœur, en dépit des fautes réelles ou supposées de Henry Smith, car un soupir s’échappait de son sein toutes les fois qu’elle songeait au jour de Saint-Valentin.