CHAPITRE XXVI.

– J’ai imaginé un moyen, dit le prévôt bien intentionné, par lequel je puis vous mettre à l’abri de la méchanceté de vos ennemis pendant une semaine ou deux, car je ne doute guère que d’ici à cette époque il ne survienne de grands changemens à la cour. Mais pour que je puisse mieux juger de ce qu’il convient de faire, dites-moi franchement, Simon, quelle est la nature de vos liaisons avec Gilchrist Mac Ian, et quel motif vous avez pour lui accorder une si entière confiance. Vous observez exactement les ordonnances de la ville, et vous savez qu’elles prononcent des peines très sévères contre les bourgeois qui auraient des relations et des correspondances avec les clans des montagnes.

– C’est la vérité, milord ; mais vous savez aussi que notre profession ne pouvant rien faire sans peaux de daims, de chevreuils, et cuirs de toute espèce, il existe une exception en faveur de ceux qui l’exercent, et qu’il leur a été permis de trafiquer avec ces montagnards, parce que ce sont eux qui peuvent nous fournir le plus aisément les matières premières du commerce que nous faisons, au grand avantage de la ville. C’est ainsi que j’ai conclu avec eux de grandes affaires ; et je puis dire sur mon salut qu’on ne trouverait nulle part des gens exerçant le commerce d’une manière plus juste et plus honorable, ou avec qui il soit plus facile de faire un marché avantageux. J’ai entrepris de mon temps plusieurs voyages bien loin dans leurs montagnes, comptant sur la bonne foi de leurs chefs, et je n’ai jamais vu personne qui tint mieux sa parole, si vous pouvez obtenir qu’ils vous la donnent. Quant au chef du clan de Quhele, Gilchrist Mac Ian, si ce n’est qu’il est un peu trop prompt à employer le fer et le feu contre ceux avec qui il est en querelle, je ne connais pas un homme qui ait plus de justice et de droiture.

– C’est plus que je n’en ai jamais entendu dire, Simon ; et cependant je connais un peu aussi ces bandits montagnards.

– Ils agissent d’une manière différente, et fort différente à l’égard de leurs ennemis, milord, comme Votre Seigneurie doit le comprendre. Quoi qu’il en soit, il m’est arrivé de rendre service à Gilchrist Mac Ian dans une affaire importante. Il y a environ dix-huit ans, le clan de Quhele et celui de Chattan étant en guerre, – et il est rare qu’ils soient en paix, – le premier subit une telle défaite que la famille de son chef Mac Ian fut presque détruite. Sept de ses fils furent tués, soit les armes à la main, soit après le combat ; il fut lui-même obligé de prendre la fuite, et son château fut pris et livré aux flammes. Sa femme alors sur le point d’accoucher s’enfuit dans les bois avec sa fille et un fidèle serviteur. Là, au milieu d’assez de chagrins et d’inquiétudes, elle donna le jour à un fils, mais comme sa malheureuse situation la mettait hors d’état de l’allaiter, il fut nourri du lait d’une biche que le serviteur qui l’avait accompagnée réussit à prendre vivante dans un piége. Quelques mois après ; dans un autre combat entre ces deux clans belliqueux, Mac Ian défit ses ennemis à son tour, et il se revit en possession du canton qu’il avait perdu. Ce fut avec un transport de joie qu’il apprit que sa femme et son fils vivaient encore, ne s’étant jamais attendu à en revoir que les ossemens abandonnés par les loups et les chats sauvages.

Mais un préjugé général et fortement enraciné, tel qu’en conçoivent souvent ces hommes à demi barbares, empêcha leur chef de jouir pleinement du bonheur qu’il avait de voir en sûreté le seul fils qui lui restât. Une ancienne prophétie annonçait que leur clan verrait tomber son pouvoir par le moyen d’un enfant qui naîtrait sous un buisson de houx et qui boirait le lait d’une biche blanche. Or, malheureusement pour Gilchrist, cette double circonstance avait marqué la naissance de son fils, et les anciens du clan demandèrent que l’enfant fût mis à mort, ou que du moins il fût éloigné du pays et élevé dans l’obscurité. Gilchrist Mac Ian fut obligé de consentir à cette demande, et ayant choisi la dernière alternative, il me confia ensuite l’enfant, sous le nom de Conachar, pour l’élever dans ma famille, dans le dessein du moins alors de lui laisser ignorer qui il était et les droits qu’il avait à l’autorité sur un peuple nombreux et guerrier. Mais les années s’écoulant, les anciens du clan qui avaient forcé en quelque sorte Gilchrist à adopter cette mesure moururent ou devinrent incapables, attendu leur vieillesse ; d’intervenir dans les affaires publiques. D’une autre part l’influence de Mac Ian sur sa tribu augmenta par suite des victoires qu’il remporta sur le clan de Chattan, et qui rétablirent entre les deux confédérations ennemies l’égalité qui avait existé entre elles avant la défaite sanglante dont j’ai parlé à Votre Honneur. Voyant donc son autorité raffermie, il commença naturellement à désirer de rappeler son fils unique près de lui, et de lui rendre sa place dans sa famille. Dans ce dessein il fit venir plusieurs fois dans ses montagnes son fils Conachar, comme on l’appelait. C’était un jeune homme dont la taille et la bonne mine étaient faites pour gagner le cœur d’un père ; et je suppose qu’enfin il devina le secret de sa naissance, ou qu’on lui en apprit quelque chose ; car le dégoût que ce fier montagnard avait toujours montré pour mon honnête métier devint plus manifeste que jamais, de sorte que je n’osais secouer son pourpoint avec mon bâton, de crainte de recevoir de lui un coup de poignard, comme une réponse en sa langue à une observation faite en écossais. Ce fut alors que je désirai être débarrassé de lui, d’autant plus qu’il avait trop d’attention pour Catherine, qui s’était mise à laver la tête d’un nègre en donnant à un montagnard sauvage des leçons de morale et de merci. Elle sait elle-même le profit qu’il a en tiré.

– Mais, mon père, dit Catherine, c’était sûrement un acte de charité que de vouloir retirer un tison du feu.

– Ce n’en était pas un de grande sagesse que de risquer de vous y brûler les doigts pour cela. – Qu’en dit Votre Seigneurie ?

– Ma Seigneurie ne voudrait pas offenser la Jolie Fille de Perth, répondit sir Patrice. Je connais parfaitement la candeur et la pureté de son âme ; et cependant il faut que je dise que si ce nourrisson d’une biche avait eu la peau basanée, les yeux hagards, les cheveux roux et la tournure gauche de quelques montagnards que j’ai connus, je doute que la Jolie Fille de Perth eût montré, autant de zèle pour sa conversion : et si Catherine eût été aussi vieille, aussi ridée et aussi voûtée que la femme qui m’a ouvert votre porte ce matin, je gagerais mes éperons d’or contre une paire de brodequins de montagnard que ce daim sauvage n’aurait pas écouté deux fois ses instructions. – Vous riez, Glover, et Catherine rougit de ressentiment ; – n’importe, c’est la marche ordinaire des choses de ce monde.

– C’est du moins la manière dont les hommes du monde jugent leurs semblables, milord, dit Catherine avec quelque chaleur.

– Allons, belle sainte, pardonnez une plaisanterie, dit sir Patrice ; et vous, Simon, dites-nous comment finit cette histoire. – Conachar vous quitta, et s’enfuit dans ses montagnes, je suppose ?

– Il retourna dans son pays, répondit le gantier. Depuis deux ou trois ans je voyais rôder dans les environs de Perth un drôle, une espèce de messager qui allait et venait sans cesse sous différens prétextes, mais qui dans le fait était l’agent de relations entretenues par Gilchrist Mac Ian avec son fils le jeune Conachar, ou Hector, comme on l’appelle aujourd’hui. J’appris de ce vagabond en termes généraux que la sentence de bannissement du Dault an Neigh Dheil, c’est-à-dire du fils de lait de la biche blanche, avait été remise en délibération. Son père de lait Torquil du Chêne, ancien forestier, parut dans l’assemblée avec ses huit fils, les plus beaux hommes de tout le clan, et demanda que cette sentence fût révoquée. Il obtint d’autant plus de crédit qu’il était lui même Taishatar, c’est-à-dire qu’il avait la seconde vue, et qu’on le supposait en communication avec le monde invisible. Il affirma qu’il avait fait une cérémonie magique nommée Tin-Egan, par le moyen de laquelle il avait évoqué un esprit dont il avait tiré l’aveu que Conachar, maintenant appelé Eachin (c’est-à-dire Hector) Mac Ian, était le seul homme qui sortirait sans blessure et sans tache du combat qui allait avoir lieu entre les deux clans ennemis. Torquil du Chêne en conclut que la présence de l’individu indiqué par le destin était indispensable pour assurer la victoire. – J’en suis si bien convaincu, ajouta-t-il, qu’à moins qu’Eachin ne combatte à sa place dans les rangs du clan de Quhele, ni moi son père de lait, ni aucun de mes huit enfans, nous ne lèverons un bras dans cette querelle.

On n’entendit pas ce discours sans alarme, car la défection de neuf hommes les plus vigoureux du clan serait un coup sérieux, surtout si le combat, comme on commence à en parler, se décidait par un petit nombre de chaque côté. Les anciennes idées superstitieuses relativement au fils nourricier de la biche blanche furent contrebalancées par de nouveaux préjugés. Le père saisit cette occasion pour présenter à son clan ce fils long-temps caché, dont la jeunesse, la beauté, les traits animés, l’air fier et les membres agiles attirèrent l’admiration générale. Il fut accueilli avec joie comme fils du chef, et comme devant lui succéder malgré les présages fâcheux qui avaient accompagné et suivi sa naissance.

– D’après ce récit, milord, Votre Seigneurie doit aisément concevoir pourquoi je dois être sûr d’être bien accueilli dans le clan de Quhele, et vous pouvez aussi y trouver des raisons de juger qu’il serait fort imprudent à moi d’y conduire Catherine ; et c’est là, noble lord, la plus pesante de mes inquiétudes.

– Nous tâcherons de l’alléger, bon Glover, répondit sir Patrice Charteris, et je prendrai sur moi quelque risque pour vous et pour votre fille. Mon alliance avec Douglas me donne quelque crédit auprès de sa fille Marjory, duchesse de Rothsay, épouse délaissée de notre prince inconsidéré. Soyez bien certain, bon Glover, que votre fille sera en sûreté auprès d’elle comme si elle était dans un château-fort. La duchesse tient maintenant sa maison à Falkland, château appartenant au duc d’Albany, qui le lui a prêté pour y faire sa résidence. Je ne puis vous y promettre beaucoup de plaisir, Catherine, car la duchesse de Rothsay est malheureuse, ce qui la rend atrabilaire, hautaine et impérieuse : Elle n’a pas les attraits qui procurent le don de plaire, et par conséquent elle est jalouse des femmes qui les ont en partage. Mais sa parole est inviolable, son âme est pleine de noblesse, et si quelque prélat, si le pape lui-même se présentait chez elle pour arrêter une personne qu’elle aurait prise sous sa protection, elle le ferait jeter sans cérémonie dans les fossés de son château. Vous y serez donc en parfaite sûreté, quoique sans beaucoup d’agrément.

– Je n’ai pas le droit d’en demander davantage, dit Catherine, et je suis pénétrée de reconnaissance pour la bonté qui me procure une protection si honorable. Si elle est hautaine, je me souviendrai qu’elle est née Douglas et qu’elle a le droit d’avoir autant de fierté qu’il peut convenir à la nature humaine d’en concevoir ; si elle a de l’humeur, je me souviendrai qu’elle est infortunée ; si elle me fait des reproches sans raison, je n’oublierai pas qu’elle est ma protectrice. – Ne craignez rien pour moi, milord, quand vous m’aurez placée sous la protection de cette noble dame. – Mais mon pauvre père ! le savoir exposé au milieu de ces hommes sauvages et dangereux !

– Ne pense pas à cela, Catherine, dit le gantier ; je suis aussi familier avec les brodequins et les jupons de ces montagnards que si je les avais portés moi-même. Ma seule crainte c’est que le combat, qui doit être décisif, n’ait lieu avant mon départ d’ici ; et si le clan de Quhele avait le dessous, la ruine de mes protecteurs pourrait m’être funeste.

– C’est à quoi nous prendrons garde, répartit sir Patrice ; comptez que je veillerai à votre sûreté. – Mais auquel des deux partis croyez-vous que restera la victoire ?

– Franchement, milord prévôt, je crois que le clan de Chattan sera battu. Ces neuf enfans de la forêt ne font guère que le tiers de la troupe d’élite qui entoure le chef du clan de Quhele, et ce sont de redoutables champions.

– Et votre apprenti, croyez-vous qu’il se comportera bien ?

– Il est chaud comme le feu, sir Patrice, mais il n’a pas plus de solidité que l’eau. Cependant si la vie lui est laissée, ce sera un jour un homme brave.

– Mais quant à présent, son cœur nage encore dans le lait de la biche blanche ; n’est-il pas vrai, Simon ?

– Il lui manque de l’expérience, milord, et je n’ai pas besoin de dire à un honorable guerrier tel que vous qu’il faut qu’on se soit familiarisé avec le danger avant de pouvoir l’accueillir comme une maîtresse.

Cette conversation les conduisit jusqu’au château de Kinfauns, où après qu’ils eurent pris quelques rafraîchissemens il était nécessaire que le père et la fille se séparassent pour chercher chacun de leur côté leur lieu de refuge. Ce fut alors que Catherine, voyant que les inquiétudes de son père pour elle avaient effacé de son esprit tout souvenir de son ami, laissa échapper comme dans un songe le nom de Henry Gow.

– C’est vrai, c’est vrai, s’écria son père, il faut l’informer de nos projets.

– Laissez-moi ce soin, dit sir Patrice. Je ne me fierai pas à un messager ; je ne lui enverrai pas une lettre, parce que quand je pourrais l’écrire il ne serait pas en état de la lire. Il aura quelque inquiétude en attendant, mais demain matin de bonne heure j’irai moi-même à Perth, et je lui apprendrai quels sont vos desseins.

Vint enfin le moment de la séparation ; il était cruel, mais il fut adouci plus qu’on n’aurait pu l’espérer par le caractère mâle du vieux gantier et par la pieuse résignation de Catherine à la volonté de la Providence. Le bon chevalier pressa le départ du bourgeois, mais de la manière la plus affectueuse ; il alla même jusqu’à lui offrir de lui prêter quelques pièces d’or, ce qui dans un temps où les espèces étaient si rares pouvait être regardé comme le nec plus ultra de l’affection. Glover le remercia en l’assurant qu’il en était amplement pourvu, et se mit en route en se dirigeant vers le nord-ouest. La protection hospitalière de sir Patrice Charteris ne se manifesta pas moins à l’égard de la Jolie Fille de Perth. Elle fut confiée aux soins d’une duègne qui avait la surintendance de la maison du chevalier, et elle fut obligée de passer plusieurs jours à Kinfauns, attendu les obstacles et les délais d’un batelier du Tay nommé Kitt Henshaw qui devait être chargé de la conduire, et en qui le prévôt avait une grande confiance.

Ainsi se séparèrent le père et la fille, dans un moment difficile et très dangereux, et dont le péril était encore augmenté par des circonstances qu’ils ne connaissaient pas alors et qui semblaient diminuer considérablement les chances de sûreté qui leur restaient.

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