CHAPITRE XXVII.

« Austin le fit. – Le fit-il ? sur ma foi,

« Austin peut donc le faire aussi pour moi. »

POPE.

Nous ne pouvons mieux suivre le cours de notre histoire qu’en accompagnant Simon Glover. Notre dessein n’est pas d’indiquer exactement les limites qui séparaient les deux clans ennemis, d’autant plus qu’elles n’ont pas été très clairement désignées par les historiens qui nous ont transmis les détails de cette mémorable guerre intestine. Il nous suffira de dire que le territoire du clan de Chattan s’étendait fort loin et comprenait le Caithness et le Sutherland, et qu’il avait pour principal chef le puissant comte qui portait le nom de ce dernier comté et qu’on appelait pour cette raison Mohr ar Chat. Dans ce sens général, les Keith, les Sinclair, les Gun et d’autres familles possédant un grand pouvoir, étaient de la confédération. Mais elles n’étaient point parties dans la querelle dont il s’agit, qui regardait spécialement le clan de Chattan établi dans les montagnes nord-est de Perth et d’Inverness. On sait que deux clans nombreux qui faisaient incontestablement partie du clan de Chattan, les Mac Pherson et les Mac Intosh, se disputent encore sur la question de savoir lequel de leurs chefs respectifs était à la tête de la branche de Badenoch de cette grande confédération, et tous deux dans des temps plus modernes ont pris le titre de chef du clan de Chattan.

Non nostrum est tentas componere lites .

Mais dans tous les cas Badenoch doit avoir été le centre de la confédération, en ce qui concernait les diverses tribus intéressées dans la querelle dont nous parlons.

Des raisons dont il sera rendu compte par la suite font que nous n’avons que des détails encore moins précis sur la ligue des tribus rivales composant le clan de Quhele, ou le clan de Kay, comme l’appellent des autorités postérieures. Buchanan et d’autres auteurs plus récens ont identifié le clan de Quhele avec la tribu nombreuse et puissante de Mac Kay. S’ils ont eu de bonnes autorités pour penser ainsi, ce qui est douteux, il faut que cette dernière tribu se soit bien éloignée de son ancien domicile depuis le règne de Robert III, puisqu’on ne la trouve aujourd’hui comme clan qu’à l’extrémité du nord de l’Écosse, dans les comtés de Ross et de Sutherland. Nous ne pouvons donc être aussi précis que nous le désirerions dans la géographie de notre histoire. Nous nous bornerons à dire que, se dirigeant vers le nord-ouest, le gantier marcha une journée entière pour gagner la contrée de Breadalbane, d’où il comptait se rendre au château où Gilchrist Mac Ian, père de son apprenti Conachar, faisait ordinairement sa résidence avec une pompe barbare, une suite et un cérémonial répondant à ses hautes prétentions.

Nous ne nous arrêterons pas à décrire les fatigues et les dangers d’un tel voyage, où Simon avait à parcourir des terrains incultes et des montagnes, tantôt gravissant des ravins escarpés, tantôt traversant des marécages remplis de fondrières, ou coupés de larges ruisseaux et même de rivières. Mais Simon Glover avait déjà bravé tous ces périls par amour pour un gain honnête, et il n’était pas vraisemblable qu’il s’en trouvât effrayé ! ou qu’il cherchât à les éviter dans un moment où il s’agissait de sa liberté et peut-être de sa vie.

La rencontre des habitans belliqueux et barbares de ce pays sauvage aurait paru à tout autre au moins aussi formidable que les périls du voyage ; mais la connaissance que Simon avait acquise des mœurs et de la langue de ce peuple le rassurait aussi sur ce point. Un appel à l’hospitalité du Celte le plus sauvage n’était jamais sans succès, et le montagnard, qui en d’autres circonstances aurait ôté la vie à un homme pour s’emparer du bouton d’argent qui attachait son manteau, se serait privé de son repas pour soulager les besoins du voyageur qui demandait l’hospitalité à la porte de sa chaumière. L’art de voyager en sûreté était de paraître aussi confiant qu’il était possible ; aussi notre gantier n’avait-il pris aucune arme ; il voyageait sans aucune apparence de précaution ; et il avait soin de ne rien laisser apercevoir qui pût tenter la cupidité. Une autre règle qu’il jugea prudent d’observer fut d’éviter toute communication avec les passants que le hasard lui faisait rencontrer, si ce n’était pour répondre avec politesse à leur salut, cérémonie dont les montagnards se dispensent rarement. Il eut même peu d’occasions de donner cette légère marque de civilité. Le pays, ordinairement solitaire, semblait en ce moment entièrement dépeuplé, et même dans les petites vallées qu’il eut à traverser, les hameaux étaient abandonnés et les habitans s’étaient réfugiés dans les bois et les cavernes. Cette conduite était facile à expliquer dans un moment où l’on était à la veille de voir éclater une guerre intestine qui serait, comme chacun s’y attendait, le signal du pillage général et d’une dévastation telle qu’on n’en avait pas encore vu dans ce malheureux pays.

Simon commença à être alarmé de cet état de désolation. Il avait fait une halte depuis son départ de Kinfauns pour donner quelque repos à son cheval ; mais la question de savoir où il passerait la nuit commença à l’inquiéter. Il avait compté la passer dans la chaumière d’une ancienne connaissance qu’on nommait Niel Booshalloch, c’est-à-dire le bouvier, parce qu’il était chargé de la garde des troupeaux nombreux appartenant au capitaine du clan de Quhele. C’était pour cela qu’il avait son habitation sur les bords du Tay, à peu de distance de l’endroit où ce fleuve sort du lac qui porte le même nom. C’était de son ancien ami ; qui avait déjà été son hôte, et de qui il avait plusieurs fois acheté des peaux et des fourrures, que le vieux Glover espérait apprendre quel était l’état actuel du pays, si l’on devait s’attendre à la paix, ou à la guerre, et quelles étaient les meilleures mesures pour pourvoir à sa sûreté personnelle. On doit se rappeler que la nouvelle de la signature des conditions du combat qui devait décider la querelle par un moindre nombre de combattans n’avait été communiquée au roi Robert que la veille du jour où Glover était parti de Perth, et elle ne se répandit dans le public que quelque temps après.

– Si Niel Bonshalloch a quitté sa demeure comme les autres, pensa Glover, je me trouverai dans de beaux draps, puisque j’ai besoin non-seulement de ses bons avis, mais de son crédit près de Gilchrist Mac Ian, et qu’il me faut en outre un lit et un souper.

Tout en faisant ces réflexions il arrivait sur le sommet d’une montagne couverte de verdure ; d’où s’offrit à lui la perspective magnifique du lac de Tay, semblable à un immense plateau d’argent poli, entouré de montagnes noires ornées de bruyères et de chênes alors dépouillés de leurs feuilles, formant en quelque sème le cadre arabesque d’un magnifique miroir.

Peu sensible en tout temps aux beautés de la nature, Simon Glover l’était encore moins en ce moment, et la seule partie de ce superbe paysage qui attira ses regards fut l’angle d’une prairie, d’où le Tay sortant avec dignité du lac dans lequel il prend naissance, serpente dans une belle vallée d’environ un mille de largeur, et dirige ensuite sa course vers le sud-est, comme un conquérant et un législateur, pour subjuguer et enrichir des contrées lointaines. En ce lieu si magnifiquement situé entre un lac, le fleuve et une montagne, s’élevait le château féodal de Ballough, qui a été remplacé de notre temps par le palais splendide du comte de Breadalbane.

Mais les Campbell, quoiqu’ils eussent déjà atteint un grand pouvoir dans le comté d’Argyle, ne s’étaient pas encore étendus vers l’est jusqu’au lac de Tay, dont les bords, de droit ou de fait, étaient occupés par le clan de Quhele, qui paissaient leurs troupeaux d’élite sur ses rives. C’était donc dans cette vallée, entre le fleuve et le lac, au milieu des grandes forêts de chênes, de bouleaux, de coudriers et de sorbiers, qu’était située l’humble chaumière de l’Eumée montagnard Niel Booshalloch, des cheminées hospitalières de laquelle Simon Glover vit sortir une colonne épaisse de fumée, à sa grande satisfaction, car il craignait d’avoir le désagrément d’être obligé de passer la nuit en plein air.

Il arriva à la porte de la chaumière, siffla, cria, et fit ainsi connaître son arrivée. Des chiens de bergers et des chiens de chasse lui répondirent en aboyant, et leur maître ne tarda pas à se présenter lui-même. Il avait le front soucieux, et il sembla surpris de voir Simon Glover, en dépit des efforts qu’il faisait pour cacher son étonnement ; car rien n’est regardé comme plus incivil en ce pays que de laisser échapper un regard ou un geste qui puisse faire croire à l’hôte qui arrive que sa visite est un incident désagréable ou même inattendu. Le cheval du voyageur fut mené dans une écurie dont la porte était presque trop basse pour qu’il y pût entrer, et Glover lui-même fut introduit dans la maison de Booshalloch, qui suivant la coutume du pays plaça devant le voyageur du pain et du fromage, en attendant qu’on lui préparât une nourriture plus substantielle. Simon, qui connaissait parfaitement les mœurs et les habitudes des montagnards, n’eut pas l’air de s’apercevoir des marques évidentes de tristesse de son hôte ainsi que de celle des membres de sa famille, et après avoir pris pour la forme une bouchée de pain, il demanda en termes généraux : – Quelles nouvelles dans le pays ?

– D’aussi mauvaises qu’on ait jamais pu en apprendre, répondit Niel ; notre père n’existe plus.

– Comment ! s’écria Simon fort alarmé ; le chef du clan de Quhele est mort ?

– Le chef du clan de Quhele ne meurt jamais, dit Booshalloch, mais Gilchrist Mac Ian est mort il y a vingt heures, et c’est maintenant son fils Eachin Mac Ian qui est notre chef.

– Quoi ! Eachin : c’est-à-dire Conachar, mon apprenti !

– Parlez de cela le moins que vous pourrez, frère Simon. Il est bon de remarquer, l’ami, que votre métier, qui peut être fort bon pour vous faire vivre dans la ville paisible de Perth, est quelque close de trop mécanique pour être fort estimé au pied de Ben Lawers et sur les bords du lac Tay. Nous n’avons pas même dans notre langue un mot qui puisse exprimer un faiseur de gants.

– Il serait fort étrange que vous en eussiez un, l’ami Niel, dit Simon d’un ton sec, puisque vous avez si peu de gants à porter. Je crois qu’on n’en trouverait pas une paire dans tout le clan de Quhele, si ce n’est celle que j’ai donnée moi-même à Gilchrist Mac Ian, à qui Dieu fasse paix, et qui la regarda comme un très beau présent. Je regrette bien vivement sa mort, car j’étais venu tout exprès pour lui parler d’affaires.

– Vous feriez mieux de tourner la tête de votre cheval du côté du sud demain matin. Les funérailles vont avoir lieu, et elles se feront avec peu de cérémonie ; car il doit y avoir un combat entre le clan de Qubele et le clan de Chattan, trente champions, de chaque côté, le dimanche des Rameaux ; or nous n’avons que bien peu de temps pour pleurer le chef mort et rendre honneur au vivant.

– Mes affaires sont si pressantes qu’il faut pourtant que je voie le jeune chef, ne fût-ce que pour un quart d’heure.

– Écoutez, l’ami ; je suppose que vos affaires sont de toucher de l’argent ou d’acheter quelques marchandises. Or si notre chef vous doit de l’argent pour l’avoir élevé ou pour toute autre chose, ce n’est pas le moment de le lui demander quand tous les trésors du clan suffiront à peine pour préparer les armes et l’équipement des combattans afin que nous puissions nous présenter en face de ces orgueilleux chats de montagnes de manière à leur montrer notre supériorité ; et si vous venez dans l’intention de trafiquer avec nous, l’instant est encore plus mal choisi. Vous savez que vous avez excité la jalousie de bien des gens parmi nous pour avoir été chargé d’élever notre jeune chef, honneur qui n’est jamais accordé qu’au plus brave du clan.

– Mais, par sainte Marie ! Niel, on devrait se souvenir que cet honneur ne m’a pas été accordé comme une faveur que je sollicitais, et que je ne l’ai accepté qu’à force de prières et d’importunités, et à mon grand préjudice : car ce Conachar, cet Hector, ou quel que soit le nom que vous lui donniez, m’a gâté des peaux de daim pour je ne saurais dire combien de livres d’Écosse.

– Nous y voilà encore ! Il y a dans ce que vous venez de dire de quoi vous coûter la vie. Toute allusion aux peaux, aux cuirs, aux daims et aux chevreuils ne peut que vous porter malheur. Notre chef est jeune et jaloux de son rang. Personne n’en connaît la raison mieux que vous, l’ami Glover. Il est naturel qu’il désire que tout ce qui peut avoir rapport aux obstacles qui ont failli l’empêcher de succéder à son père et à l’exil qu’il a subi soit entièrement oublié ; il ne verra pas de très bon œil quiconque rappellera à son souvenir et à celui de son peuple ce qu’on ne peut se rappeler qu’avec peine. Pensez comment sera regardé en ce moment le vieux Glover de Perth, dont notre chef a été si long-temps l’apprenti ! Allez, allez, mon ancien ami, vous avez mal calculé en venant ici. Vous vous êtes trop pressé d’adorer le soleil levant quand ses rayons sont encore de niveau avec l’horizon. Venez quand il se sera élevé plus haut dans le ciel, et alors vous recevrez votre part de la chaleur qu’il répandra.

– Niel Booshalloch, nous sommes d’anciens amis, comme vous le dites ; et comme je vous crois un véritable ami, je vous parlerai franchement, quoique ce que je vais vous dire pût être dangereux pour moi si je le disais à tout autre individu de votre clan. Vous croyez que je viens ici pour tâcher de tirer quelque profit de votre jeune chef, et il est naturel que vous pensiez ainsi ; mais je ne voudrais pas, à mon âge, quitter le coin de mon feu dans Curfew-Street pour venir me chauffer aux rayons du soleil le plus brillant qui a jamais lui sur les bruyères de vos montagnes. La vérité est que je suis venu ici parce que je ne pouvais mieux faire. Mes ennemis ont l’avantage sur moi, et ils m’ont accusé de choses dont je suis incapable, même en pensée. Et cependant ma vie était en danger, et il fallait me décider à fuir ou à rester pour périr. Je viens donc vers votre jeune chef, comme vers un homme qui a trouvé un lieu de refuge chez moi quand il était dans la détresse ; qui a mangé de mon pain et bu dans ma coupe. Je lui demande un asile, et j’espère que je n’en aurai pas besoin bien long-temps.

– Le cas est bien différent, si différent que si vous arriviez à minuit à la porte de Mac Ian, ayant en main la tête du roi d’Écosse et mille hommes à votre poursuite pour tirer vengeance de sa mort, je ne crois pas que son honneur lui permit de vous refuser sa protection. Quant à la question de savoir si vous êtes innocent ou coupable, cela ne change rien à l’affaire ; ou pour mieux dire, si vous étiez coupable, il n’en serait que plus obligé à vous accorder un asile, puisqu’en ce cas vous n’en seriez qu’en plus grand danger. Mais il faut que j’aille le trouver sur-le-champ, de peur que quelque langue trop empressée ne lui apprenne votre arrivée sans lui en faire connaître la cause.

– Je suis fâché de vous donner ce souci ; – mais où est le chef en ce moment ?

– À environ dix milles d’ici, occupé des affaires des funérailles et des apprêts du combat, songeant à placer le mort dans la tombe et à préparer les vivans à se battre.

– C’est bien loin ; vous faudra toute la nuit pour y aller et en revenir ; je suis sûr que Conachar, quand il saura que c’est moi qui…

– Oubliez Conachar, dit le garde des bestiaux en plaçant un doigt sur ses lèvres. Quant aux dix milles, ce n’est qu’un saut pour un montagnard qui porte un message à son chef de la part d’un ami.

À ces mots et après avoir recommandé le voyageur aux soins de son fils aîné et de sa fille, l’actif Niel Booshalloch partit de sa maison deux heures avant minuit, et il y était de retour long-temps avant le lever du soleil ; il ne voulut pas troubler le repos de son hôte fatigué ; mais dès qu’il le vit levé, il l’informa que les funérailles du feu chef devaient avoir lieu dans la matinée, et que quoique Eachin Mac Ian ne pût inviter un Saxon à une cérémonie funèbre, il le verrait avec plaisir au festin qui devait la suivre.

– Il faut se conformer à sa volonté, dit le gantier, souriant à demi du changement qui venait de s’opérer dans les relations entre lui et son ci-devant apprenti ; il est le maître aujourd’hui ; mais j’espère qu’il se souviendra que dans le temps je n’ai usé de mon autorité qu’avec modération.

– Tout bas, l’ami, tout bas, s’écria Booshalloch ; moins vous parlerez de cela, et mieux vaudra. Vous vous trouverez bien accueilli par Eachin ; du diable si quelqu’un ose vous inquiéter sur ses domaines – Mais adieu, car il convient que j’aille aux funérailles du meilleur chef que le clan ait jamais eu, du plus vaillant capitaine qui ait jamais placé sur sa toque une branche de myrte sauvage. Adieu donc jusqu’au revoir ; et si vous voulez monter sur le haut du Tom-an-Lonach, derrière la maison, vous verrez un beau spectacle, et vous entendrez un coronacht dont le bruit arrivera jusqu’au sommet du Ben Lawers. Dans trois heures une barque vous attendra dans une petite crique du lac, à un demi-mille du Tay, du côté de l’ouest.

À ces mots il partit, suivi de ses trois fils qui, devaient conduire à la rame la barque sur laquelle il allait joindre le cortége funéraire, et de ses deux filles dont les voix étaient indispensables pour compléter le chœur des chants funèbres, ou plutôt de cris lamentables qui étaient d’usage dans les occasions de deuil général.

Simon Glover se trouvant seul, entra dans l’écurie pour voir si rien ne manquait à son cheval. Il vit qu’on lui avait donné une ration de graddan, ou de pain fait avec de l’orge brûlée. Il fut sensible à cette attention, car il savait que la famille en avait peu de reste pour elle-même. La chair des animaux ne manquait pas à ses hôtes ; le lac leur fournissait du poisson en abondance pour le carême qu’ils n’observaient pas strictement ; mais le pain était une friandise très rare chez les montagnards. Les marécages produisaient une espèce de foin qui certainement n’était pas la meilleure possible, mais les chevaux écossais de même que leurs cavaliers étaient alors habitués à une nourriture peu recherchée. Gantelet – car tel était le nom du palefroi de Glover, avait pour litière de la fougère sèche, et au total, ne manquait de rien de ce que l’hospitalité montagnarde avait pu faire pour lui.

Simon Glover, abandonné ainsi à ses réflexions pénibles, ne vit rien de mieux à faire, après s’être assuré que tous les besoins du compagnon muet de son voyage avaient été satisfaits, que de suivre l’avis de Niel Booshalloch, et de monter sur l’éminence nommée Tom-an-Lonach, c’est-à-dire la montagne des Ifs. Après une demi-heure de marche, il arriva sur le sommet, d’où il put voir la belle nappe d’eau du noble lac dont cette hauteur commandait toute l’étendue. Quelques vieux ifs épars çà et là justifiaient encore le nom qu’on avait donné à cette montagne, toute couverte de verdure. Mais la plupart avaient été sacrifiés au besoin qu’on avait généralement de bois d’arcs dans ce siècle belliqueux car c’était une arme dont les montagnards faisaient grand usage, quoique ceux dont ils se servaient, de même que leurs flèches, fussent pour la forme et la bonté bien au-dessous de ceux dont les archers anglais étaient armés. Le petit nombre de ces arbres qui restaient encore étaient comme les vétérans d’une armée mise en déroute, occupant en désordre quelque poste avantageux, et bien déterminés à s’y défendre jusqu’à la dernière extrémité. Derrière cette éminence s’élevait une haute montagne qui en était entièrement détachée. Elle était couverte en partie de buissons et en partie de pâturages assez maigres où les bestiaux cherchaient leur pâture dans le voisinage des sources, tondant l’herbe naissante des endroits marécageux.

Les rives opposées du lac, c’est-à-dire ses côtes septentrionales, offraient un aspect plus montueux que le côté du midi où Glover se trouvait. Des bois et des buissons garnissaient les flancs des montagnes, et disparaissaient parmi les sinuosités formées par les ravins qui les séparaient les unes des autres.

Mais dans le lointain, et bien au-dessus de ces échantillons d’un sol naturel encore passable, s’élevaient des montagnes noires et arides qui offraient aux yeux toute la désolation de la saison où l’on était alors.

Parmi toutes ces montagnes, les unes se terminaient en pic, les autres en table rase ; on en voyait qui étaient escarpées et hérissées de rochers, tandis que plusieurs offraient des formes plus adoucies et plus agréables à l’œil. Ce clan de Titans semblait être commandé par des chefs dignes d’eux ; – la montagne imposante de Ben Lawers et celle de Ben Mohr qui s’élève bien au-dessus de toutes les autres, dont les pics conservent un brillant casque de neige bien avant dans l’été, et quelquefois même toute l’année. Les confins de cette région sauvage, dans les endroits où les montagnes descendaient vers le lac, offraient pourtant même à cette époque reculée des traces d’habitation humaine. Surtout sur les bords septentrionaux du lac on voyait des hameaux à demi cachés dans ces petites vallées arrosées par des ruisseaux qui versaient leurs eaux tributaires dans le lac de Tay. Ces hameaux, de même que la plupart des choses terrestres, paraissaient avec avantage quand on les voyait de loin ; mais quand on s’en approchait les yeux s’en détournaient avec dégoût à cause de leur malpropreté, et ils n’étaient pas même comparables aux wigwams des Indiens ; ils étaient habités par une race, qui cultivait à peine la terre, et qui n’avait de goût pour aucune des jouissances que procure l’industrie. Les femmes, quoique sous d’autres rapports traitées avec affection et même avec des égards respectueux, étaient chargées de tous les ouvrages domestiques absolument indispensables. Les hommes, après s’être occupés fort à contre-cœur de quelques travaux d’agriculture, à l’aide d’une mauvaise charrue ou plus fréquemment d’une bêche, tâche qu’ils regardaient comme infiniment au-dessous d’eux, ne songeaient plus qu’à la garde de leur bétail à poil noir. Dans d’autres temps ils chassaient et péchaient par forme d’amusement ; et dans les courts intervalles de paix ils allaient à la maraude. En temps de guerre ils pillaient avec une licence, encore plus hardie, et combattaient avec une animosité sans bornes, que la querelle fût publique ou privée, que la guerre s’étendit sur un théâtre plus ou moins grand : c’était l’affaire principale de leur vie, la seule qu’ils regardassent comme digne d’eux.

Le sein magnifique du lac lui-même offrait une scène qu’on ne pouvait voir qu’avec transport ; son étendue et le grand et beau fleuve qui en sortait offraient une perspective que rendait encore plus pittoresque une de ces îles qui sont souvent si heureusement situées sur les lacs d’Écosse. Les ruines presque méconnaissables qu’on trouve encore sur cette île et qui sont cachées dans les bois formaient, à l’époque dont nous parlons, les tours et les murailles d’un prieuré où étaient ensevelis les restes de Sibille, fille de Henry Ier roi d’Angleterre, et épouse d’Alexandre Ier roi d’Écosse. Ce lieu saint avait été regardé comme digne de recevoir momentanément les dépouilles mortelles du chef du clan de Quhele, qui venait de mourir, jusqu’à ce que l’instant d’un danger alors si imminent étant passé, on pût transporter son corps dans un célèbre couvent du nord, où il devait définitivement être placé à côté de ses ancêtres.

Un grand nombre de barques partaient de différens points du rivage : les unes déployaient une bannière noire ; d’autres avaient sur leur proue des joueurs de cornemuse qui faisaient entendre de temps en temps des sons aigus d’un caractère plaintif et mélancolique, annonçant au gantier que la cérémonie allait commencer. Ces sons lugubres n’étaient pourtant en quelque sorte que le prélude du concert de lamentation générale qui devait bientôt s’élever.

Un bruit, éloigné d’abord, parcourut toute la surface du lac, en partant de ces vallées où serpentent le Dochart et le Lochy avant d’apporter leurs eaux au lac Tay. C’était dans cet endroit sauvage et inaccessible, où les Campbells construisirent depuis leur forteresse de Finlayrigg, que le chef naguère redouté du clan de Quhele avait rendu le dernier soupir ; et pour donner la pompe convenable à ses obsèques, un nombreux cortége devait accompagner ses restes sur le lac, jusqu’à l’île où ils devaient être provisoirement déposés. La flotte funéraire, précédée par la barge du chef, sur laquelle était arboré un grand pavillon noir, avait fait plus des deux tiers de la traversée avant qu’elle fût visible du haut de l’éminence sur laquelle Glover s’était placé. Dès qu’on put entendre les sons du coronach s’élever de la barge funéraire, le bruit des lamentations particulières cessa tout à coup, comme le corbeau cesse de croasser et le faucon de siffler quand retentit le cri de l’aigle. Les barques qui jusqu’alors avaient flotté çà et là sur le lac, comme une troupe d’oiseaux aquatiques dispersés sur sa surface, se rangèrent alors avec une espèce d’ordre pour laisser passer la flottille de deuil, à la suite de laquelle elles se placèrent. Les sons des cornemuses devenaient de plus en plus distincts et perçans, ainsi que les cris de douleur qu’on poussait à bord des barques innombrables du cortége ; concert sauvage dont le bruit s’élevait jusqu’au sommet du Tom-an-Lonach. La barge qui voguait en tête avait sur sa poupe une espèce de plate-forme élevée sur laquelle était placé le corps du chef, enveloppé d’un drap blanc, mais le visage découvert. Son fils et ses plus proches parens montaient le même esquif, qui était suivi par un nombre immense de barques de toute espèce, parmi lesquelles il s’en trouvait d’une construction très fragile. Toutes celles du lac Tay faisaient partie du cortége, et l’on y en avait même transporté par terre du lac d’Earn et de plusieurs autres. On y voyait des curraghs, espèce de canot composé de cuirs de bœuf étendus sur des cerceaux de saule, à la manière des anciens Bretons ; et jusqu’à des radeaux formés des premiers morceaux de bois qui s’étaient présentés sous la main et attachés ensemble d’une manière si précaire, qu’il paraissait probable qu’avant la fin du voyage quelques-uns des membres du clan du défunt suivraient leur chef dans le pays des esprits.

Quand la principale flottille fut en vue du groupe moins considérable de barques rassemblées vers l’extrémité du lac et qui se dirigeait vers la petite île, tous ceux qui se trouvaient des deux côtés se saluèrent les uns les autres par un cri si perçant, si général, et terminé par une cadence si sauvage, que non-seulement les daims, à plusieurs milles à la ronde, s’enfuirent de leurs retraites pour chercher les endroits les plus déserts des montagnes, mais encore que les animaux domestiques eux-mêmes, quoique habitués à la voix humaine, éprouvèrent la même terreur qu’elle inspire à ceux qui vivent dans l’état sauvage, et quittèrent précipitamment leurs pâturages pour se réfugier dans les bois et dans les marécages.

Avertis par ces cris bruyans, les moines qui habitaient la petite île commencèrent à se montrer, sortant par la porte basse de leur couvent, précédés par la croix et la bannière, et avec toute la pompe ecclésiastique qu’il leur était possible de déployer. Leurs cloches, au nombre de trois, faisaient entendre en même temps leurs sons funèbres, qui arrivaient ainsi aux oreilles de cette multitude alors silencieuse, mêlés au chant solennel des prières de l’église catholique, que les moines entonnaient en marchant processionnellement. Diverses cérémonies furent observées pendant que les parens du défunt portaient le corps sur le rivage, où ils le déposèrent sur une petite élévation depuis long-temps consacrée à cet usage, après quoi ils firent le deasil autour du défunt. Quand on leva le corps pour le transporter dans l’église, la multitude rassemblée poussa un autre cri général dans lequel la voix mâle des guerriers se mêlait aux accens aigus des femmes, aux sons tremblans de celle des vieillards et au bruit perçant de celle des enfans. Le coronach se fit entendre pour la dernière fois, lorsque le corps entra dans l’intérieur de l’église, où les plus proches parens du défunt et les chefs les plus distingués du clan eurent seuls la permission de le suivre. Ce dernier hurlement de douleur fut si bruyant, et fut répété par tant d’échos, que le bourgeois de Perth appuya irrévocablement les mains sur ses oreilles pour ne pas l’entendre, ou du moins pour en amortir le son perçant. Il conserva cette attitude jusqu’à ce que les faucons, les hiboux et les autres oiseaux épouvantés par ce bruit eussent commencé à se rassurer dans leurs retraites ; et comme il retirait ses mains, une voix à son côté lui dit :

– Croyez-vous Simon Glover, que ce soit là l’hymne de pénitence et de louanges dont l’homme doit être accompagné lorsque, abandonnant sa prison d’argile, il s’élève vers son Créateur ?

Le gantier se retourna, et dans les traits bienveillans et les yeux pleins de douceur du vieillard à longue barbe blanche qui était derrière lui, il n’eut pas de peine à reconnaître le père Clément, quoiqu’il ne portât plus ses vêtemens monastiques, et qu’il eût sur la tête une toque de montagnard.

On peut se rappeler que Glover n’aimait pas cet homme, quoiqu’il eût pour lui un sentiment de respect. Son jugement ne pouvait refuser ce respect au caractère et aux qualités du vieux moine ; mais la doctrine professée par le père Clément était la cause de l’exil de sa fille et de l’état de détresse dans lequel il se trouvait lui-même. Ce ne fut donc pas avec une satisfaction sans mélange qu’il rendit son salut au vieux moine, et celui-ci fut obligé de lui demander une seconde fois ce qu’il pensait des rites funèbres célébrés avec des cérémonies si étranges.

– Je ne sais trop qu’en dire, mon père, répondit-il enfin ; mais ces gens rendent les derniers devoirs à leur chef à la manière de leurs ancêtres ; leur intention est d’exprimer le regret que leur inspire la perte d’un ami, et d’offrir au ciel leurs prières pour lui. Ce qui est fait de bonne foi doit, à mon avis, se prendre de bonne part. S’il en est autrement, il me semble qu’il y a long-temps qu’ils auraient été éclairés, et ils agiraient différemment.

– Vous vous trompez, Simon Glover. Dieu nous a envoyé sa lumière à tous, quoique en proportions différentes ; mais l’homme ferme volontairement les yeux, et préfère les ténèbres. Ce peuple égaré mêle au rituel de l’Église romaine les anciennes cérémonies de ses ancêtres païens, unissant ainsi aux abominations d’une Église corrompue par la richesse et le pouvoir, les rites cruels et sanglans d’idolâtres sauvages.

– Mon, père, répliqua Simon d’un ton un peu sec, il me semble que vous pourriez vous occuper plus utilement en allant dans cette chapelle aider vos frères à s’acquitter de leurs devoirs, au lieu de chercher à ébranler les principes de croyance d’un humble chrétien comme moi, tout ignorant que je suis.

– Et pourquoi dire, mon bon frère, que je cherche à ébranler les principes de votre croyance ? Je prends le ciel à témoin que si mon sang était nécessaire pour cimenter dans l’esprit d’un homme la sainte religion qu’il professe, je le répandrais bien volontiers pour une pareille cause.

– Vos paroles sont belles, mon père, j’en conviens ; mais si je dois juger de la doctrine par les fruits, le ciel m’a déjà puni par la main de l’Église pour les avoir déjà écoutées précédemment. Avant que je vous connusse, mon confesseur ne me faisait pas un grand crime d’avoir raconté un conte joyeux en vidant un pot d’ale, quand même un moine ou une nonne en auraient été le sujet. S’il m’arrivait de dire que le père Hubert aimait mieux chasser les lièvres que les âmes je m’en confessais à père Vinesauf qui ne faisait qu’en rire, et qui me faisait payer un écot pour pénitence ; ou si je disais que le père Vinesauf était plus constant à son flacon qu’à son bréviaire, j’allais m’en confesser au père Hubert, et une paire de gants pour la chasse au faucon me rendait blanc comme la neige. Mais depuis que je vous ai écouté, père Clément, je n’entends plus corner à mes oreilles que le purgatoire dans l’autre monde, le feu et les fagots dans celui-ci. Retirez-vous donc, père Clément, et adressez-vous à ceux qui comprennent votre doctrine. Je n’ai nulle envie d’être martyr. Dans toute ma vie, je n’ai jamais eu une seule fois le courage de moucher une chandelle avec mes doigts ; et pour vous dire la vérité, je suis fortement tenté de retourner à Perth, de solliciter mon pardon de la cour spirituelle, de porter mon fagot au pied du gibet, par forme de rétractation, et de racheter la renommée de bon catholique, fût-ce au prix de tout ce que je possède au monde.

– Vous êtes en colère, mon très cher frère, et parce que vous courez un faible risque en ce monde, parce que vous pouvez perdre des richesses terrestres, vous vous repentez des bonnes pensées que vous aviez conçues.

– Vous en parlez fort à votre aise, père Clément, vous qui, je crois, avez renoncé depuis long-temps aux biens et aux richesses du monde, et qui êtes préparé à donner votre vie quand on vous la demandera, en échange de la doctrine que vous prêchez et, que vous croyez. Vous êtes aussi disposé à vous mettre sur le corps une chemise enduite de poix et un bonnet soufré sur la tête, qu’un homme nu l’est à se mettre au lit, et il me semble que vous n’auriez guère plus de répugnance pour cette cérémonie. Mais moi, je tiens à ce que je possède. Ma fortune m’appartient encore ; elle suffit pour me faire vivre décemment, et j’en rends grâce au ciel. J’ai soixante ans, j’ai encore bon pied, bon œil, et je ne suis nullement pressé de voir arriver la fin de la vie. Quand je serais pauvre comme Job, et que j’aurais un pied dans la tombe, ne dois-je pas encore tenir à ma fille, à qui vos doctrines ont déjà coûté si cher ?

– Votre fille, ami Simon, peut s’appeler avec vérité un ange sur la terre.

– Oui, et grâce à vos leçons, père Clément, il est probable qu’on pourra bientôt l’appeler un ange dans le ciel, et qu’elle y sera transportée sur un chariot de feu.

– Mon bon frère, cessez, je vous prie, de parler de ce que vous ne comprenez pas. Puisque c’est perdre le temps que de vous montrer la lumière à laquelle vous fermez les yeux, écoutez ce que j’ai à vous dire relativement à votre fille dont le bonheur temporel est aussi cher à Clément Blair qu’il peut l’être à son propre père, quoique je ne le mette pas un instant en comparaison avec sa félicité éternelle.

Des larmes brillaient dans les yeux du vieillard tandis qu’il parlait ainsi, et Simon Glover se sentit attendri.

– Père Clément, lui dit-il, on vous croirait le meilleur et le plus aimable des hommes. Comment se fait-il donc qu’en quelque lieu que vous portiez vos pas, vous n’engendriez que mauvaise volonté contre vous ? Je gagerais ma vie que vous avez déjà trouvé le moyen d’offenser cette demi-douzaine de pauvres moines enfermés dans leur cage entourée d’eau, et qu’il vous a été défendu de vous présenter aux funérailles.

– C’est la vérité, mon fils ; et je doute que leur méchanceté me permette de rester dans ce pays. Je n’ai fait que leur dire quelques mots sur la folie superstitieuse de se rendre dans l’église de Saint-Fillan pour découvrir le vol par le moyen de sa cloche et pour rendre la raison aux malheureux qui en sont privés en les baignant dans une citerne ; et sur-le-champ les persécuteurs m’ont retranché de leur communion, comme ils voudront bientôt me retrancher du nombre des vivans.

– Vous y voilà ! voyez ce que c’est qu’un homme qui ne veut pas se tenir pour averti ? Eh bien ! père Clément, je vous dirai qu’on n’aura jamais aucune raison pour me retrancher du nombre des vivans, si ce n’est pour avoir fréquenté votre compagnie. Je vous prie donc de m’apprendre ce que vous avez à me dire de ma fille ; et ensuite soyons voisins l’un de l’autre un peu moins que nous ne l’avons été.

– Voici donc, frère Simon, ce que j’ai à vous apprendre. Ce jeune chef contemple avec orgueil son pouvoir et la gloire qu’il y attache ; il existe pourtant une chose qu’il y préfère, et c’est votre fille.

– Lui ! Conachar ! mon apprenti fugitif lever les yeux sur ma fille !

– Hélas ! combien l’orgueil mondain a de force ! il s’attache à nous comme le lierre à la muraille, et rien ne peut l’en détacher. – Lever les yeux sur votre fille, mon bon. Simon ! hélas, non ! le chef du clan de Quhele, grand comme il est, et espérant de le devenir bientôt encore davantage, laisse tomber un regard sur la fille du bourgeois de Perth, et croit s’abaisser en agissant ainsi. Mais pour me servir de son expression profane, Catherine lui est plus chère que la vie en ce monde et le ciel dans l’autre. – Il ne peut vivre sans elle.

– En ce cas, il peut mourir si bon lui semble ; car je l’ai promise à un honnête bourgeois de Perth, et je ne manquerais pas à ma parole quand il s’agirait de lui donner pour époux le prince d’Écosse :

– J’avais prévu que telle serait votre réponse. Je voudrais, mon digne ami, que vous pussiez apporter dans vos intérêts spirituels une partie de la résolution intrépide avec laquelle vous conduisez vos affaires temporelles.

– Silence ! père Clément, silence ! Quand vous retombez sur ce sujet, vos discours sentent la poix enflammée ; c’est une odeur que je n’aime point. Quant à Catherine, je m’arrangerai de mon mieux pour ne pas offenser le jeune chef ; mais il est heureux pour moi qu’elle soit hors de sa portée.

– Il faut donc qu’elle soit bien loin, dit le vieux moine. Et maintenant, frère Simon, puisque ma présence et mes opinions vous paraissent dangereuses, je resterai seul avec ma doctrine et les dangers qu’elle attire sur moi. Mais si vos yeux, moins aveuglés qu’ils ne le sont à présent par les craintes et les espérances mondaines, jetaient jamais un regard en arrière sur celui qui peut bientôt vous être enlevé, souvenez-vous que ce n’est qu’un sentiment profond de la vérité et de l’importance de la doctrine qu’il enseignait qui a pu apprendre à Clément Blair à mépriser et même à provoquer l’animosité de ceux qui sont armés de puissance et de méchanceté, à exciter la crainte des envieux et des hommes timides, à vivre dans le monde comme s’il n’y appartenait pas, à consentir que les hommes le regardassent comme privé de raison, dans l’espoir de gagner des âmes à Dieu. Le ciel m’est témoin que rien de ce qui est légal et permis ne me rebuterait pour gagner l’affection de mes semblables ; car ce n’est pas peu de chose que d’être évité par les gens estimables comme un pestiféré, d’être persécuté par les pharisiens du jour comme un hérétique infidèle, d’être l’objet du mépris et de l’horreur de la multitude qui me regarde comme un fou dangereux. Mais quand tous ces maux seraient multipliés au centuple, le feu qui m’anime ne serait pas étouffé, la voix intérieure qui me dit : – Parle ! – n’en serait pas moins écoutée. Malheur à moi si je ne prêche pas l’Évangile, quand même je devrais finir par le prêcher sur un bûcher enflammé !

Ainsi parlait ce moine intrépide, un de ces hommes suscités par le ciel de temps en temps pour conserver au milieu des siècles d’ignorance et transmettre à ceux qui devraient les suivre la manifestation d’un pur christianisme depuis le temps des apôtres jusqu’au moment où, favorisée par l’invention de l’imprimerie, la réformation parut dans toute sa splendeur. Le gantier ne put fermer les yeux sur l’égoïsme de sa politique, et il se méprisa lui-même en voyant le vieux moine se détourner de lui avec un air de sainte résignation. Il fut tenté un moment de suivre l’exemple que lui donnaient la philanthropie et le zèle désintéressé du prédicateur ; mais ce mouvement fut comme l’éclair qui pénètre un instant dans un souterrain ténébreux où il ne se trouve rien pour conserver sa flamme. Il descendit à pas lents de la montagne en suivant un chemin différent de celui qu’avait pris le père Clément, qu’il oublia bientôt ainsi que sa doctrine, pour ne songer qu’à l’inquiétude que lui causait le destin de sa fille et le sien.

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