L’aurore du dimanche des Rameaux parut enfin. À une époque plus reculée de la religion chrétienne, employer à un combat un des jours de la semaine sainte aurait été regardé comme une profanation méritant l’excommunication. L’Église romaine, à son honneur infini, avait décidé que pendant la sainte saison de Pâques, quand on célébrait la rédemption de l’homme déchu, le glaive de la guerre rentrerait dans le fourreau, et les monarques respecteraient l’époque nommée la Trève-de-Dieu. La fureur effrénée des dernières guerres entre l’Écosse et l’Angleterre avait fait oublier l’observation de cette ordonnance religieuse. Très souvent un parti choisissait pour une attaque la fête la plus solennelle, parce qu’il espérait trouver l’autre occupé de devoirs religieux, et hors d’état de se défendre. Ainsi l’on avait cessé d’observer la trêve qui marquait autrefois cette époque de l’année, et il devint même peu extraordinaire de choisir les fêtes des plus saintes de l’Église pour le jugement du combat judiciaire, auquel celui qui allait avoir lieu avait une grande ressemblance.
Les devoirs religieux de ce jour furent pourtant remplis en cette occasion avec toute la solennité d’usage, et les combattans eux-mêmes y prirent part. Portant en mains des branches d’if à défaut de rameaux de palmiers, ils se rendirent respectivement aux couvens des dominicains et des chartreux pour y entendre la grand’messe, et du moins par un acte extérieur de dévotion, se préparer au combat sanglant qui devait marquer cette journée. On avait eu grand soin que pendant leur marche aucun des deux partis ne pût entendre le son des cornemuses de l’autre ; car il était certain que, de même que des coqs se défiant mutuellement par leurs chants, ils se seraient cherchés les uns les autres avant d’être arrivés au lieu destiné pour le combat.
Les habitans de Perth se portèrent en foule dans les rues pour voir passer cette procession extraordinaire ; et ils remplirent les églises où les représentans des deux clans entendaient la messe, pour voir comment ils s’y conduiraient et pour tâcher de juger d’après les apparences auquel des deux partis resterait l’avantage. Quoiqu’ils ne fréquentassent pas très habituellement les édifices consacrés à la religion, leur conduite dans l’église fut conforme à toutes les règles du décorum ; et malgré leur naturel sauvage et indomptable, presque aucun de ces montagnards ne parut curieux ou surpris. Bien des choses se présentaient pourtant alors à leurs yeux probablement pour la première fois ; mais ils croyaient au-dessous de leur dignité et indigne de leur caractère de montrer de l’étonnement ou de la curiosité.
Parmi les juges les plus compétens, très peu osèrent hasarder une prédiction sur l’événement du combat. Cependant la grande taille de Torquil et de ses huit robustes fils porta quelques individus qui prétendaient à la connaissance des nerfs et des muscles du corps humain à croire que la victoire pourrait bien se déclarer pour le clan de Quhele. L’opinion des femmes se décida surtout par l’air noble, les beaux traits et les matières aisées d’Eachin Mac Ian. Certaines gens cherchaient à se rappeler où ils l’avaient déjà vu ; mais la splendeur de son costume militaire faisait qu’un seul individu pouvait reconnaître dans le jeune chef montagnard l’humble apprenti de Glover.
Cet individu, comme on peut bien le supposer, était notre armurier, au premier rang dans la foule qui se pressait pour voir les champions du clan de Quhele. Ce fut avec un sentiment confus de haine, de jalousie et presque d’admiration qu’il vit l’apprenti du gantier dépouillé d’un extérieur bas et abject, briller comme un chef qui par la vivacité de ses yeux, la noblesse de son front, l’aisance de sa tournure, la splendeur de ses armes et l’heureuse proportion de tous ses membres semblait bien digne de commander à des hommes choisis pour vivre ou mourir en honneur de leur race. Smith eut quelque peine à se persuader qu’il voyait ce jeune homme violent qu’il avait repoussé loin de lui comme il aurait chassé une guêpe qui l’aurait piqué, et qu’un mouvement de compassion l’aurait porté à ne pas écraser.
– Il a bonne mine avec mon noble haubert, le meilleur que j’aie jamais fabriqué, murmura Henry en se parlant à lui-même. Si pourtant lui et moi nous étions dans un lieu où il ne se trouverait ni œil pour voir, ni main pour aider, par tout ce qu’il y a de saint dans cette église, cette bonne armure reviendrait à son maître. Je donnerais tout ce que je possède au monde pour pouvoir lui appliquer trois bons coups de sabre sur les épaules, et briser mon propre ouvrage ; mais je n’aurai jamais un pareil bonheur. S’il échappe au combat, il aura acquis une si haute renommée de courage qu’il pourra dédaigner de faire courir à sa fortune naissante le risque d’une rencontre avec un pauvre bourgeois. Il ne voudra pas me combattre lui-même ; il m’enverra un champion, mon confrère, le fir nan ord, et tout ce que j’y pourrai gagner sera d’assommer un taureau montagnard. Si je pouvais voir Simon Glover ! J’irai le chercher dans l’autre église, car certainement il doit être de retour des montagnes.
On commençait à sortir de l’église des dominicains lorsque Henry prit cette résolution, et il chercha à la mettre à exécution le plus promptement possible en traversant la foule aussi vite que le permettaient la sainteté du lieu et la solennité de l’occasion. En s’ouvrant un chemin dans les flots de la multitude, il fut porté un instant si près d’Eachin, que leurs yeux se rencontrèrent. Le teint bruni du hardi armurier devint aussi rouge que le fer sur lequel il travaillait, et conserva cette teinte foncée pendant plusieurs minutes. Les traits d’Eachin se couvrirent d’une rougeur d’indignation plus brillante, et un éclair de haine et de fierté partit de ses yeux.
Mais cette teinte aussi vive que subite fit place à une pâleur mortelle, et il détourna ses regards à l’instant même pour éviter le coup d’œil ferme et menaçant qui était dirigé sur lui.
Torquil, dont les yeux étaient toujours fixés sur son fils nourricier, remarqua son émotion, et chercha avec inquiétude autour de lui quelle pouvait en être la cause. Mais Henry était déjà bien loin, et en chemin pour le couvent des chartreux. Le service divin y était aussi terminé, et ceux qui venaient de porter des palmes en honneur du grand événement qui amenait la paix sur la terre aux hommes de bonne volonté se rendaient alors vers le lieu du combat, les uns se préparant à priver leurs semblables de la vie ou à perdre la leur, les autres disposés à voir cette lutte mortelle avec le plaisir sauvage que les païens prenaient aux combats de leurs gladiateurs.
La foule était si grande que tout autre individu aurait pu désespérer de s’y frayer un chemin ; mais la déférence générale qu’on avait pour Henry comme champion de Perth, et la conviction universelle qu’il était en état de se frayer un passage, déterminaient chacun à lui faire place, de sorte qu’il se trouva bientôt près des guerriers du clan de Chattan. Leurs joueurs de cornemuses marchaient en tête de leurs colonnes. Suivait leur bannière bien connue, offrant aux yeux un chat des montagnes rampant avec la devise : Ne touchez pas le chat sans gants. Le chef du clan marchait ensuite, tenant son épée à deux mains, comme pour protéger l’emblème de sa tribu. C’était un homme de moyenne taille, âgé de plus de cinquante ans, mais dont les traits et les membres n’annonçaient ni diminution de forces physiques, ni aucun symptôme de vieillesse. Quelques poils gris se montraient parmi des cheveux d’un roux ardent, courts, et bouclés naturellement ; mais on remarquait dans ses pas et dans ses gestes, soit à la danse, soit à la chasse, soit au combat, la même légèreté que s’il n’eût pas encore atteint sa trentième année. Ses yeux gris brillaient d’un éclat sauvage qui annonçait un mélange de valeur et de férocité ; mais la sagesse et l’expérience formaient l’expression de son front, de ses sourcils et de ses lèvres. Les champions de son clan le suivaient deux à deux. L’inquiétude se peignait sur la physionomie de plusieurs d’entre eux, car ils avaient découvert ce matin même qu’un de leurs compagnons était absent, et dans un combat qui devait être désespéré, comme on s’y attendait, la retraite d’un individu paraissait une chose importante à tous les autres, à l’exception de leur chef, l’intrépide Mac Gillie Chattanach.
– Qu’on ne dise rien de son absence aux Saxons, dit ce brave montagnard en apprenant la diminution de sa troupe. Les langues menteuses des basses-terres pourraient dire qu’il s’est trouvé un lâche dans le clan de Chattan, et peut-être même que les autres ont favorisé sa fuite afin d’avoir un prétexte pour éviter le combat. Je suis sûr que Ferquhard Day se trouvera dans nos rangs avant que nous soyons prêts à combattre ; et s’il ne s’y trouvait pas, ne suis-je pas en état de faire tête à deux hommes du clan de Quhele ? ne les combattrions-nous pas quinze contre trente, plutôt que de renoncer à la gloire que nous devons acquérir aujourd’hui ?
Le discours du brave chef fut couvert d’applaudissemens ; et pourtant plus d’un regard inquiet se dirigeait encore de côté et d’autre, dans l’espoir de voir le déserteur venir rejoindre sa bannière. Le chef était peut-être le seul homme de sa troupe qui fût complètement indifférent à son absence.
Ils traversèrent les rues de la ville sans apercevoir Ferquhard Day qui, arrivé déjà bien au-delà des montagnes, s’occupait à recevoir les dédommagemens que l’amour peut accorder pour la perte de l’honneur. Mac Gillie Chattanach marchait sans avoir l’air de songer au déserteur, et il arriva enfin sur le North-Inch, belle plaine bien nivelée, située près des murs de la ville, et qui servait aux exercices militaires des habitans.
Cette plaine est arrosée d’un côté par le Tay, fleuve large et profond. On y avait construit une forte palissade, bordant de trois côtés un espace de soixante-quinze toises de longueur sur trente-sept de largeur. C’était la lice, et le quatrième côté en semblait suffisamment protégé par le Tay. La palissade était entourée d’un amphithéâtre destiné aux spectateurs de la classe mitoyenne, mais qui laissait libre un espace que devaient occuper des hommes armés à pied et à cheval, et les curieux des rangs inférieurs. À l’extrémité de la lice la plus proche de la ville était une grande et haute galerie pour le roi et ses courtisans, décorée d’une treille champêtre et de tant d’ornemens dorés, que cet endroit conserve encore aujourd’hui le nom de Galerie dorée.
Les cornemuses montagnardes qui avaient fait entendre chemin faisant les pibrochs ou chants guerriers des deux clans rivaux, se turent en arrivant sur l’Inch ; car tel était l’ordre qui avait été donné. Deux vieux guerriers ayant un air de dignité, portant chacun la bannière de leur clan, s’avancèrent aux extrémités opposées de la lice, et enfonçant dans la terre le bois de leur étendard, ils s’apprêtèrent à être spectateurs d’un combat auquel ils ne devaient pas prendre part. Les joueurs de cornemuse, qui devaient aussi rester neutres dans cette querelle, s’assirent près de leurs bannières respectives.
La populace, en voyant arriver, ces deux troupes poussa les acclamations générales par lesquelles elle accueille en semblable occasion tous ceux dont elle espère tirer un amusement quelconque. Les combattans futurs ne répondirent pas à ces cris, mais chaque parti s’avança vers l’une des extrémités de la lice, où étaient des portes par lesquelles ils devaient entrer dans l’enceinte. Un corps nombreux d’hommes d’armes gardait ces deux entrées ; et le comte maréchal à l’une, et le lord grand-connétable à l’autre, examinaient avec soin chaque individu pour s’assurer s’il avait les armes requises, c’est-à-dire le heaume d’acier, la cotte de mailles, l’épée à deux mains et le poignard. Ils comptaient aussi le nombre des combattans, et la multitude craignit d’être privée du spectacle qu’elle attendait quand le comte d’Errol, levant la main, s’écria : – Holà ! le combat ne doit pas avoir lieu, car il manque un combattant au clan de Chattan.
– Qu’importe ? s’écria le jeune comte de Crawford ; c’était à eux à savoir mieux compter avant de quitter leurs montagnes.
Cependant le comte-maréchal pensa comme le grand-connétable, que le combat ne pouvait avoir lieu sans que l’égalité fût rétablie entre les deux troupes, et toute la multitude assemblée commençait à craindre que, après tant de préparatifs, il n’y eût point de combat.
De tous les spectateurs, il n’y en avait peut-être que deux à qui la perspective de l’ajournement du combat fût agréable ; et c’était le chef du clan de Quhele et le roi Robert, au bon cœur duquel cette scène répugnait. Cependant les deux chefs accompagnés chacun d’un ami ou conseiller, eurent un pourparler au milieu de la lice, assistés du contre-maréchal, du lord grand-connétable, du comte de Crawford et de sir Patrice Charteris, pour prendre un parti sur ce qu’il convenait de faire. Le Chef du clan de Chattan déclara qu’il était prêt à combattre sur-le-champ ; qu’il le désirait même, sans égard à la différence du nombre.
– C’est à quoi le clan de Quhele ne consentira jamais, dit Torquil du Chêne. Vous ne pouvez gagner de l’honneur à nos dépens l’épée à la main, et vous ne cherchez qu’un subterfuge pour pouvoir dire quand vous aurez été battus, comme vous savez que vous le serez, que vous ne l’avez été que parce que le nombre de vos bras n’était pas complet ; mais je fais une proposition : Ferquhard Day était le plus jeune de votre troupe. Mac Ian est le moins âgé de la nôtre ; nous consentirons qu’il se retire du nombre des combattans pour rétablir l’égalité dérangée par la fuite de votre déserteur.
– C’est une proposition souverainement injuste et inégale, s’écria Toshach Beg, le second, comme on pourrait l’appeler, de Mac Gillie Chattanach. La vie du chef est pour le clan le souffle de nos narines ; et nous ne consentirons jamais que notre chef soit exposé à des dangers que le vôtre ne partagerait pas.
Torquil vit avec beaucoup d’inquiétude que son plan allait échouer, puisqu’on s’opposait à ce que le chef du clan de Quhele se retirât du combat, et il cherchait quelque motif à alléguer à l’appui de sa proposition, quand Eachin lui-même prit la parole. Il faut observer ici que sa timidité n’avait pas ce caractère égoïste qui engage un homme à supporter tranquillement le déshonneur plutôt que de courir quelque danger. Au contraire, il était moralement brave, quoique timide par tempérament, et la honte de paraître vouloir éviter le combat devint en ce moment plus puissante sur lui que la crainte d’y prendre part.
– Je ne veux pas, s’écria-t-il, entendre parler d’une proposition qui condamnerait mon épée à rester dans le fourreau pendant le combat glorieux de ce jour. Si je suis jeune dans les armes, je suis entouré d’assez de braves gens que je puis imiter si je ne puis les égaler.
Il prononça ses mots avec une ardeur qui en imposa à Torquil, et peut-être au jeune chef lui-même.
– Maintenant, que Dieu bénisse son noble cœur pensa le père nourricier. J’étais sûr que le charme abominable qu’on a jeté sur lui finirait par se rompre, et que l’esprit de timidité qui le possédait s’enfuirait dès qu’il entendrait le son du pibroch, et qu’il verrait flotter le brattach .
– Milord maréchal, dit le grand-connétable, le combat ne peut se retarder beaucoup plus long-temps, car il est près de midi. Que le chef du clan de Chattan prenne une demi-heure pour trouver s’il le peut un substitut à son déserteur ; et s’il n’en trouve pas, qu’il combatte malgré l’infériorité du nombre.
– J’y consens, répondit le comte-maréchal ; mais comme il n’y a pas un seul individu de son clan à moins de cinquante milles d’ici, je ne vois pas comment Mac Gillie Chattanach peut trouver un auxiliaire.
– C’est son affaire, dit le comte d’Errol. Mais s’il offre une bonne récompense, il se trouve autour de la lice assez de braves gens qui seront disposés à exercer leurs membres dans une partie comme celle qu’on peut attendre. Moi-même, si mes fonctions et mon rang me le permettaient, je ne serais pas fâché de tirer l’épée au milieu de ces aventuriers sauvages, et je croirais pouvoir y gagner quelque renom.
Ils communiquèrent leur décision aux montagnards, et le chef du clan de Chattan répondit : – Vous avez noblement et impartialement jugé, milords, et je me crois obligé de suivre vos instructions. – Faites donc une proclamation, hérauts, pour annoncer que si quelqu’un veut partager avec le clan de Chattan la chance et l’honneur de cette journée, il lui sera payé comptant une couronne d’or, et il aura la liberté de combattre dans mes rangs jusqu’au trépas.
– Vous êtes bien économe de votre trésor, chef, dit le comte-maréchal. Une couronne d’or est un pauvre paiement pour une campagne comme celle qui va s’ouvrir.
– S’il y a quelqu’un qui soit disposé à combattre pour l’honneur, répondit Mac Gillie Chattanach, ce prix suffira, et je n’ai pas besoin des services d’un drôle qui ne tire son épée que pour de l’or.
Les hérauts avaient déjà fait la moitié du tour de la lice, s’arrêtant de temps en temps pour faire la proclamation comme ils en avaient reçu l’ordre, sans que personne montrât la moindre disposition à accepter l’enrôlement proposé. Les uns lâchaient des sarcasmes contre la pauvreté des montagnards qui offraient une si misérable récompense pour un service, si dangereux ; les autres affectaient de l’indignation de voir mettre à si bas prix le sang des citoyens ; personne n’annonçait la plus légère intention de devenir le trentième champion du clan de Chattan. Enfin le son de la voix des hérauts arriva jusqu’aux oreilles de Henry Smith, qui était debout en dehors de la barrière, causant de temps en temps avec le bailli Craigdallie, ou plutôt écoutant avec distraction ce que le magistrat lui disait.
– Eh ! que proclame-t-on là ? demanda-t-il.
– Une offre libérale de la part de Mac Gillie Chattanach, répondit le bailli. Il propose une couronne d’or à quiconque voudra se faire chat sauvage pour aujourd’hui, et probablement se faire tuer pour son service. Voilà tout.
– Quoi ! s’écria l’armurier, avec vivacité, fait-on une proclamation afin de trouver un homme pour combattre contre le clan de Quhele ?
– Oui, sur ma foi, répondit Craigdallie ; mais je ne crois pas qu’il se trouve dans tout Perth un pareil fou.
À peine avait-il prononcé ces mots, qu’il vit Henry franchir la palissade d’un seul saut ; et courant dans la lice, il s’écria : – Me voici, sire héraut, Moi Henry du Wynd, prêt à me battre contre le clan de Quhele.
Des cris d’admiration partirent de tous côtés, tandis que quelques braves bourgeois, ne pouvant trouver aucune raison pour expliquer la conduite de Henry, en conclurent que le goût qu’il avait pour se battre lui avait fait absolument tourner la tête. Le prévôt lui-même ne sut qu’en penser.
– Vous êtes fou, Henry, lui dit-il ; vous n’avez ni épée à deux mains, ni cottes de mailles.
– C’est la vérité, répondit Henry, car j’ai fait présent d’une cotte de mailles que j’avais fabriquée pour moi-même, à ce jeune chef du clan de Quhele, qui sentira bientôt sur ses épaules comment je frappe pour river mes clous. Quant à une épée à deux mains, ce joujou d’enfant pendu à mon côté me suffira jusqu’à ce que je ramasse une arme plus lourde sur le champ de bataille.
– Cela ne peut se passer ainsi, dit le comte d’Errol. Écoute, brave armurier : par sainte Marie ! tu porteras mon haubert de Milan et ma bonne épée d’Espagne.
– Je remercie Votre Seigneurie, milord, dit Smith ; mais le fléau à l’aide duquel un de vos braves ancêtres changea la face des affaires dans la journée de Loncarty aurait pu me suffire. Je ne suis pas habitué à me servir d’armes ou d’armures que je n’ai pas fabriquées moi-même, parce que je ne saurais pas quel coup le haubert pourrait recevoir sans se fendre, et quel coup l’épée pourrait porter sans se briser.
Pendant ce temps la renommée avait répandu jusque dans la ville de Perth la nouvelle que l’intrépide Smith allait combattre sans armure. Comme le moment fixé pour le combat approchait, on entendit la voix perçante d’une femme qui demandait passage au milieu de la foule. Cédant à ses importunités, la multitude lui fit place, et elle s’avança à la hâte respirant à peine, et courbée sous le fardeau d’une cotte de mailles et d’une grande épée à deux mains. On reconnut en elle la veuve d’Olivier Proudfute, et les armes dont elle était chargée étaient celles de Smith dont son mari était couvert quand il avait été assassiné, et qui avaient été naturellement portées chez elle avec son corps. Sa veuve reconnaissante les apportait dans la lice pour les remettre à qui elles appartenaient, dans un moment, où ces armes dont il connaissait la bonté lui étaient d’une telle importance, Henry les reçut avec joie ; la Veuve, d’une main tremblante, l’aida à s’en couvrir à la hâte, et prit ensuite congé, de lui en s’écriant : – Que Dieu protége le champion des orphelins ! malheur à quiconque se présentera devant lui !
Sentant une nouvelle confiance en se trouvant revêtu d’une armure à l’épreuve, Henry frappa la terre du pied, comme pour mieux adapter sa cotte de mailles à ses membres, et tirant du fourreau son épée à deux mains, il la fit brandir et siffler sur sa tête, en traçant dans l’air la forme du chiffre 8 avec une aisance et une légèreté qui prouvaient avec quelle force et quelle dextérité il savait manier cette arme pesante. Les champions reçurent alors l’ordre de faire le tour de la lice, et l’on disposa leur marche de manière à ce que les deux partis ennemis ne se rencontrassent point et qu’ils pussent rendre hommage au roi tour à tour en passant devant la galerie dans laquelle il était assis.
Pendant que ce cérémonial s’accomplissait, la plupart des spectateurs s’occupaient encore à comparer avec soin la taille, les membres et les muscles des champions des deux partis, cherchant à former des conjectures sur le résultat du combat. Une querelle d’un siècle, avec tous les actes d’agression et de représailles qui avaient eu lieu pendant cet espace de temps, agitait le sein de chaque combattant. Leurs traits avaient pris l’expression là plus sauvage de l’orgueil, de la haine et de la résolution désespérée de combattre jusqu’au dernier soupir.
Tandis qu’ils défilaient, un murmure de joie et des applaudissemens se faisaient entendre parmi les spectateurs qui attendent impatiemment cette scène sanglante. Des gageures furent proposées et acceptées, tant sur le résultat du combat général que sur les faits d’armes de certains champions. L’air franc, tranquille, mais animé de Henry Smith fixa sur lui l’intérêt universel, et l’on paria qu’il tuerait trois de ses ennemis avant d’être renversé lui-même.
À peine Smith avait-il revêtu son armure que les chefs ordonnèrent aux champions de prendre leurs places, et au même instant Henry entendit sortir de la foule que l’attente rendait alors silencieuse, la voix de Simon Glover qui l’appelait et qui criait : – Henry Smith ! Henry Smith ! quelle folie te possède donc ?
– Oui, il désire empêcher son gendre, son gendre actuel ou futur, de passer par les mains de l’armurier. Telle fut la première pensée de Henry. La seconde fut de se retourner et d’aller lui parler. Mais la troisième lui rappela que l’honneur ne lui permettait ni d’abandonner sous aucun prétexte la troupe dont il avait embrassé la cause, ni même de paraître vouloir différer de combattre.
Il ne songea donc plus qu’à l’affaire du moment. Les deux troupes furent rangées par leurs chefs respectifs sur trois lignes de dix hommes chacune. Ils furent placés à assez de distance les uns des autres pour que chaque individu eût pleine liberté de faire mouvoir dans tous les sens son épée, dont la lame avait cinq pieds de longueur non compris la poignée. La seconde et la troisième lignes devaient servir de réserve en cas que la première éprouvât un échec. Sur la droite des rangs du clan de Quhele, le chef Eachin Ian se plaça en seconde ligne entre deux de ses frères de lait. Quatre d’entre eux occupaient l’extrémité droite de la première ligne, tandis que le père et les deux autres couvraient les derrières de leur chef chéri. Torquil avait pris sa place immédiatement derrière lui, afin d’être plus à portée de le défendre. Ainsi Eachin se trouvait au centre de neuf hommes des plus robustes de sa troupe, ayant devant lui quatre défenseurs, un de chaque côté et trois en arrière.
Les rangs du clan de Chattan furent disposés dans le même ordre, si ce n’est que le chef se plaça au centre de la seconde ligne au lieu d’occuper l’extrême droite. Henry Smith qui ne voyait dans les rangs opposés qu’un seul ennemi, le malheureux Eachin, proposa de se placer à l’extrême gauche de la première ligne du clan de Chattan. Mais Mac Gillie n’approuva pas cet arrangement ; et ayant rappelé à Henry qu’il lui devait obéissance puisqu’il était à sa solde, il lui ordonna de se placer sur la troisième ligne, immédiatement derrière lui. C’était un poste honorable que Henry ne pouvait certainement refuser, mais qu’il n’accepta qu’à contre-cœur.
Lorsque les deux clans furent ainsi rangés en face l’un de l’autre, ils annoncèrent leur animosité héréditaire et leur impatience d’en venir aux mains par des cris sauvages qui, poussés d’abord par le clan de Quhele, furent répétés par celui de Chattan, tous faisant en même temps brandir leurs épées et se menaçant les uns les autres, comme s’ils eussent voulu vaincre l’imagination de leurs ennemis avant de les combattre corps à corps.
En ce moment de crise Torquil, qui n’avait jamais craint pour lui-même, n’était pas sans alarmes pour son fils nourricier. Il se rassura cependant en le voyant, d’un air de résolution, adresser à ses compagnons avec fermeté quelques mots propres à les animer au combat, et leur exprimer sa détermination de partager leur destin et de vaincre ou de mourir avec eux ; mais il n’eut pas le temps de faire une plus longue harangue. Les trompettes du roi sonnèrent la charge, les cornemuses firent entendre leur son aigre et les combattans marchant en bon ordre, doublant le pas à mesure qu’ils avançaient et finissant par courir, se rencontrèrent au centre de la lice comme un torrent furieux rencontre le flux qui s’avance.
Pendant quelques instans les deux premières lignes où les combattans s’attaquaient les uns les autres avec leurs longues épées, ne présentèrent aux yeux qu’une suite de combats singuliers. Mais les champions placés sur les deux autres lignes, poussés par la haine et par la soif de la gloire, prirent bientôt part à l’action, remplirent les intervalles qui séparaient les combattans qui étaient au premier rang, et firent de cette scène un chaos tumultueux au-dessus duquel on voyait se lever et descendre les énormes épées, les unes encore étincelantes, les autres dégouttant déjà de sang et semblant, d’après la rapidité des coups, être mues par quelque mécanisme compliqué, plutôt que maniées par la main humaine. Quelques-uns des combattans, trop serrés pour pouvoir se servir de ces longues armes, avaient déjà eu recours à leurs poignards, et cherchaient à attaquer de plus près les ennemis qui leur étaient opposés. Pendant ce temps le sang ruisselait et les gémissemens de ceux qui tombaient commençaient à se mêler aux cris de ceux qui combattaient. Ces cris, d’après la manière dont ils sont poussés par les montagnards, mériteraient plutôt le nom de hurlemens. Ceux des spectateurs dont les yeux étaient le plus accoutumés à de pareilles scènes de tumulte et de sang ne pouvaient pourtant encore découvrir aucun avantage remporté par l’un ou l’autre parti. La supériorité à différens intervalles paraissait appartenir tantôt au clan de Quhele, tantôt à celui de Chattan, mais elle n’était que momentanée, et celui qui l’avait obtenue la perdait presque au même instant par une attaque plus vive de ses ennemis. Les sons aigus des cornemuses se faisaient entendre au-dessus du tumulte, et excitaient la fureur des combattans à de nouveaux efforts.
Tout d’un coup et comme par consentement mutuel, les instrumens des deux troupes sonnèrent la retraite, faisant entendre des sons lugubres, comme si c’eut été un chant funèbre en l’honneur de ceux qui avaient perdu le jour. Les deux partis se séparèrent pour respirer quelques minutes. Les yeux des spectateurs examinèrent avec attention leurs rangs éclaircis tandis qu’ils se retiraient du combat, mais ils trouvèrent encore impossible de décider quel côté avait supporté la plus grande perte. Il semblait que le clan de Chattan avait perdu moins d’hommes que ses antagonistes ; mais en compensation les plaids ensanglantés de ses champions, car de part et d’autre la plupart des combattans s’étaient débarrassés de leurs manteaux, – prouvaient qu’il comptait plus de blessés que le clan de Quhele. Au total, environ vingt hommes restaient sur le champ de bataille, morts ou mourans. Des bras et des jambes séparés du tronc, des têtes fendues jusqu’aux vertèbres, de larges entailles allant de l’épaule, jusqu’à la poitrine, attestaient en même temps l’acharnement furieux du combat, la nature fatale des armes dont on se servait et la force terrible des bras qui les maniaient. Le chef du dan de Chattan s’était comporté avec le courage le plus déterminé et avait reçu une légère blessure. Eachin, entouré de ses gardes-du-corps, avait aussi combattu avec courage. Son épée était ensanglantée, son air hardi, son port belliqueux ; et il sourit quand le vieux Torquil le serra dans ses bras en le comblant d’éloges et de bénédictions.
Les deux chefs après avoir donné à leur troupe deux minutes pour respirer, rétablirent leurs lignes réduites alors à environ les deux tiers de leur premier nombre. Ils prirent position sur un terrain plus voisin de la rivière que celui sur lequel ils avaient d’abord combattu, et qui était couvert de morts et de blessés. On voyait quelques-uns de ceux-ci se soulever de temps en temps pour voir ce qui se passait sur le champ de bataille, et retomber, la plupart pour mourir de l’effusion de sang occasionnée par les larges et profondes blessures que leur avait faites la claymore.
Henry Smith se distinguait aisément, tant par son costume tout différent de celui des montagnards que, parce qu’il était resté sur l’endroit même où il avait combattu, debout, appuyé sur son épée près d’un cadavre dont la tête couverte d’une toque sur laquelle était brodée la branche de chêne, marque distinctive des gardes-du-corps d’Eachin, avait été jetée à dix pieds plus loin par la force du coup qui l’avait séparée du tronc. Depuis qu’il avait tué cet homme, Henry n’avait pas frappé un seul coup. Il s’était contenté de parer ceux qui lui avaient été portés, et quelques-uns dirigés contre le chef. Mac Gillie Chattanach conçut quelque alarme quand, après avoir donné le signal à ses gens de former leurs rangs, il vit ce formidable auxiliaire rester à quelque distante et se montrer peu disposé à joindre les autres.
– Qu’as-tu donc ? lui demanda-t-il ; un corps si robuste peut-il être animé par un esprit bas et lâche ? Allons ! prépare-toi à combattre.
– Vous m’avez dit, il y a quelques instans, que j’étais à votre solde ; si cela est, répondit Henry en montrant le cadavre étendu à ses pieds, j’ai fait assez de besogne pour la solde d’un jour.
– Celui qui me sert sans compter les heures, dit le chef, je le récompense sans compter ses gages.
– En ce cas, répliqua Smith, je combats comme volontaire, et je prendrai le poste qui me conviendra.
– Comme tu le voudras, répondit Mac Gillie Chattanach qui jugea prudent de se prêter aux fantaisies d’un auxiliaire si important.
– Cela suffit, dit Henry ; et appuyant son épée sur son épaule, il rejoignit le reste des combattans et se plaça en face du chef du clan de Quhele.
Ce fut alors que pour la première fois la résolution d’Eachin parut chanceler. Il avait long-temps regardé Henry comme le combattant le plus redoutable que Perth et tous ses environs eussent pu envoyer dans la lice. À la haine qu’il avait conçue contre lui comme son rival se joignait le souvenir de la facilité avec laquelle, quoique sans armes, il avait déjoué peu de temps auparavant son attaque soudaine et désespérée ; et quand il le vit les yeux dirigés de son côté, levant son fer ensanglanté prêt à l’attaquer personnellement, le courage lui manqua, et il donna quelques symptômes de crainte qui n’échappèrent pas à l’attention de son père nourricier.
Il fut heureux pour Eachin que Torquil, en vrai fils de Gaël, fût incapable de concevoir l’idée qu’un individu de sa tribu, et moins que tout autre, son chef, son fils nourricier, pût manquer de courage physique. S’il avait pu se l’imaginer, son désespoir et sa rage auraient pu le porter même à trancher le fil des jours d’Eachin pour l’empêcher d’entacher son honneur. Mais son esprit se refusa à la pensée qui lui paraissait monstrueuse et contre nature, que son fils nourricier pût être accessible à la lâcheté. L’état où il le voyait était une énigme pour lui, et la supposition qu’il était sous l’influence d’un enchantement était la solution que lui offrait la superstition. Il lui demanda donc avec inquiétude, mais à voix basse : – Le charme agit-il maintenant sur ton esprit, Eachin ?
– Oui, misérable que je suis, répondit l’infortuné jeune homme en montrant l’armurier, et voilà le cruel enchanteur.
– Quoi ! s’écria Torquil, et vous portez une armure fabriquée de sa main ? – Norman, misérable enfant, pourquoi lui avez-vous apporté cette maudite cotte de mailles ?
– Si ma flèche s’est écartée du but, répondit Norman an Ord, ma vie sera la seconde que je décocherai. – Tenez ferme et vous me verrez rompre le charme.
– Oui, tenons ferme ! dit Torquil ; il peut être un habile enchanteur, mais mon oreille a entendu, et ma langue a prédit qu’Eachin sortira de ce combat, sain, libre et sans blessure. Voyons si le sorcier saxon peut y donner un démenti. Il peut être robuste, mais toute la forêt du Chêne tombera, branches, tronc et racines, avant qu’il porte la main sur mon fils nourricier. Placez-vous autour de lui, mes fils ! Bas air son Eachin !
Les fils de Torquil répétèrent ces mots, qui signifient : Mourons pour Hector !
Encouragé par leur dévouement, Eachin parut se ranimer, et cria d’un ton ferme à ses joueurs de cornemuse : Seid suas ! c’est-à-dire, sonnez de vos instrumens !
Les sons sauvages, du pibroch annoncèrent de nouveau la charge ; mais les deux partis ennemis s’approchèrent d’un pas plus lent que la première fois, en hommes qui avaient appris à se connaître et à respecter mutuellement leur valeur. Henry dans son impatience de combattre marcha plus vite que ses compagnons, et fit signe à Eachin d’avancer à sa rencontre. Mais Norman s’élança pour couvrir son frère de lait, et il y eut une pause générale, quoique bien courte, comme si les deux partis eussent voulu tirer de ce combat singulier un augure de la fortune du jour. Le montagnard s’avança l’épée haute comme pour en porter un coup ; mais à l’instant où il arriva à portée de cette arme, il sauta légèrement par-dessus l’épée de Smith, tira son dirk, et se trouvant corps à corps avec Henry, lui porta un coup du poignard qu’il en avait reçu sur le côté du cou, en le faisant descendre vers la poitrine, et s’écriant en même temps : – Tu m’as appris toi-même comment il faut frapper.
Mais Henry portait son excellent haubert, doublement défendu par une doublure d’acier parfaitement trempé. Si son armure eût été moins bonne, cet instant eût terminé la carrière de ses combats ; elle ne put même le préserver d’une légère blessure.
– Fou répliqua-t-il en portant à Norman un coup du pommeau de son épée, qui le repoussa en arrière, je t’ai appris à frapper, mais non à parer ; et levant en même temps son épée, il la fit tomber avec une telle force sur la tête de son adversaire qu’il lui fendit le crâne, malgré la toque d’acier dont il était couvert. Sautant alors par-dessus le corps inanimé de son ennemi, il courut vers le jeune chef, qui était en face de lui.
Mais la voix de Torquil, forte comme le tonnerre, s’écria : – Far eil air son Eachin ! c’est-à-dire, qu’un autre meure pour Hector ! et les deux frères placés de chaque côté de leur chef, s’élançant en avant et attaquant Henry en même temps, obligèrent celui-ci à se tenir sur la défensive.
– En avant, enfans du Chat-Tigre ! s’écria Mac Gillie Chattanach ; en avant ! au secours du brave Saxon ! que ces éperviers sentent vos griffes !
Quoique ayant déjà reçu plusieurs blessures, le chef courut lui-même à l’aide de Henry, et il terrassa un des Leichtachs qui l’attaquaient, tandis que la bonne épée de Henry le débarrassait de l’autre.
– Reist air son Eachin, qu’on meure encore pour Hector ! cria le fidèle père nourricier.
– Bas air son Eachin, mourons pour Hector ! répétèrent deux de ses fils partageant le même dévouement ; et ils soutinrent l’attaque de l’armurier et de ceux qui étaient venus à son aide ; tandis qu’Eachin se portant vers l’aile gauche, y chercha des adversaires moins formidables, et par quelques étincelles de valeur ranima l’espoir chancelant de ses compagnons. Les deux enfans du Chêne qui avaient couvert ce mouvement eurent le même destin que leurs frères, car le cri du chef du clan de Chattan avait attiré de ce côté quelques-uns de ses plus braves guerriers. Les fils de Torquil ne moururent pourtant pas sans vengeance, les vivans comme les morts conservant des marques terribles de leurs claymores. Mais la nécessité de retenir autour de la personne du jeune chef les soldats les plus distingués fut une circonstance qui influa désavantageusement pour le clan de Quhele sur le résultat du combat. Les rangs des combattans étaient alors tellement éclaircis, qu’il était facile de voir que le clan de Chattan n’en comptait plus que quinze dont plusieurs étaient blessés, et qu’il n’en restait à celui de Quhele que dix dont faisaient encore partie quatre des gardes-du-corps d’Eachin, en y comprenant Torquil.
On continua pourtant à combattre avec acharnement, et la fureur semblait redoubler à mesure que les forces physiques manquaient aux combattans. Henry Smith, quoique couvert de plusieurs blessures, ne songeait qu’à exterminer les braves qui continuaient à couvrir l’objet de son animosité, ou à s’ouvrir un chemin jusqu’à lui ; mais le brave Torquil répétait le cri : – Far eil air son Eachin ! Les mots – Bas air son Eachin ! y répondaient avec enthousiasme, et quoique le clan de Quhele eut alors l’infériorité du nombre, l’événement du combat paraissait encore douteux. Une lassitude absolue força les deux partis à une autre pause.
On vit alors qu’il ne restait que douze hommes du clan de Chattan, mais deux ou trois pouvaient à peine se soutenir sans s’appuyer sur leurs claymores. Le clan de Quhele n’en comptait plus que cinq : Torquil et le plus jeune de ses fils, tous deux légèrement blessés, faisaient partie de ce nombre. Eachin seul, d’après le soin qu’on avait pris de parer tous les coups dirigés contre lui, n’avait reçu aucune blessure. L’épuisement avait changé la rage des deux partis en un sombre désespoir. Ceux qui vivaient encore marchaient en chancelant comme des somnambules au milieu des corps inanimés étendus par terre, qu’ils regardaient comme pour ranimer leur haine contre ceux de leurs ennemis qui survivaient, en considérant les amis qu’ils avaient perdus.
Bientôt les spectateurs virent ceux qui avaient échappé à ce combat meurtrier se rassembler sur la rive du Tay, terrain, que le sang répandu rendait le moins glissant, et qui était le moins encombré de cadavres, pour y terminer l’œuvre d’extermination.
– Pour l’amour du ciel, au nom de la merci que nous lui demandons tous les jours, dit le bon vieux roi au duc d’Albany, mettons fin à ce combat ! Ne souffrons pas que ces infortunés restes de créatures humaines continuent une pareille boucherie ! Sûrement ils écouteront la raison maintenant, et ils accepteront la paix à des conditions équitables.
– Calmez-vous, sire, lui répondit son frère. Ces montagnards sont une peste pour les basses-terres. Les deux chefs vivent encore. S’ils se retirent sans danger, la besogne de cette journée ne sert à rien. Souvenez-vous que vous avez promis au conseil de ne pas crier : Assez !
– Vous me forcez à commettre un grand crime, Albany, tant comme roi qui doit protéger ses sujets que comme chrétien qui doit aimer ses frères.
– Vous vous trompez, sire ; ces gens-là ne sont pas des sujets fidèles, mais des rebelles désobéissans, comme lord Crawford peut en rendre témoignage : et ce sont encore moins des chrétiens, car le prieur des dominicains vous certifiera pour moi qu’ils sont plus d’à-demi païens.
Le roi poussa un profond soupir. – Faites ce qu’il vous plaira, dit-il ; vous êtes trop savant pour moi, je ne puis lutter contre vous. Je ne puis que me détourner, fermer les yeux pour ne pas voir un carnage qui me perce le cœur, et me boucher les oreilles pour ne pas entendre le bruit qui l’annonce. Mais je sais que Dieu me punira d’avoir permis cet horrible massacre, et même d’y avoir assisté.
– Sonnez, trompettes ! s’écria Albany : leurs blessures deviendront raides s’ils s’amusent plus long-temps.
Pendant cette conversation Torquil embrassai et encourageait son jeune chef.
– Résiste au charme seulement quelques minutes encore, lui dit-il ; console-toi, tu sortiras du combat sans blessure, sans une égratignure. Console-toi, te dis je.
– Comment puis-je me consoler, répondit Eachin, quand mes braves frères sont morts à mes pieds l’un après l’autre, sont morts pour moi qui ne méritais pas un tel dévouement ?
– Et pourquoi étaient-ils nés, si ce n’est pour mourir pour leur chef ? répondit Torquil avec sang-froid. Faut-il regretter que la flèche ne rentre pas dans le carquois quand elle a atteint le but ? Console-toi, te dis-je encore. Voici Tormot et moi qui ne sommes que légèrement blessés, tandis que ces chats sauvages se traînent sur la plaine comme s’ils étaient à demi étranglés par les chiens. Tenons ferme encore quelques instans et le triomphe sera pour vous, quoiqu’il puisse arriver que vous restiez seul pour chanter victoire. – Ménestrels, sonnez la charge !
Le son des instrumens guerriers se fit entendre des deux côtés en même temps, et les restes des deux clans ennemis en vinrent aux mains pour la troisième fois, non plus à la vérité avec la même vigueur, mais avec un acharnement qui n’avait rien perdu de sa violence. Ceux dont le devoir était de garder la neutralité prirent eux-mêmes alors part au combat, trouvant impossible de rester dans l’inaction. Les deux vieux guerriers qui portaient la bannière de leur tribu s’étaient avancés peu à peu des deux extrémités de la lice, et s’étaient approchés du théâtre de cette lutte sanglante. Quand ils virent de plus près cette scène de carnage, ils furent saisis du désir irrésistible de venger leurs frères ou de mourir avec eux. Ils s’attaquèrent furieusement l’un l’autre avec les lances auxquelles les étendards étaient attachés, se saisirent au corps après s’être fait plusieurs blessures, sans abandonner leurs bannières, et continuèrent cette lutte avec une ardeur si aveugle qu’ils tombèrent ensemble dans le Tay, où on les trouva noyés après le combat ; mais encore enlacés dans les bras l’un de l’autre. La fureur des armes, la rage et le désespoir s’emparèrent ensuite des ménestrels. Les deux joueurs de cornemuse qui pendant le combat avaient fait tous leurs efforts pour ranimer le courage de leurs concitoyens, voyant la querelle presque terminée faute de bras pour la soutenir, jetèrent leurs instrumens, et se précipitèrent l’un contre l’autre le poignard à la main. Chacun d’eux songeant à donner la mort à son adversaire plutôt qu’à se défendre, le musicien du clan de Quhele fut tué presque sur-le-champ, et celui du clan de Chattan tomba au même instant mortellement blessé. Il ramassa pourtant son instrument, et les sons expirans de son pibroch continuèrent à animer les combattans, jusqu’au moment où la vie abandonna celui qui les faisait entendre. L’instrument dont il se servit, ou du moins la partie qu’on appelle le chalumeau se conserve encore aujourd’hui dans la famille d’un chef montagnard, où elle est en grande vénération sous le nom de Federat Dhu, ou chalumeau noir .
Cependant, durant cette dernière charge, le jeune Tormot avait été, comme ses frères, dévoué par son père à la défense du jeune chef, et le fer impitoyable de Smith lui avait fait une blessure mortelle. Les deux guerriers qui restaient du clan de Quhele avaient aussi succombé, et Torquil, avec son fils nourricier et Tormot, forcés de battre en retraite, s’arrêtèrent sur le bord du Tay pour y faire un dernier effort, tandis que huit à dix hommes qui restaient du clan de Chattan s’avançaient à intervalles inégaux aussi vite que leurs blessures le leur permettaient pour les attaquer. Torquil arrivait à peine à l’endroit où il avait résolu de vendre sa vie bien cher, quand Tormot tomba à ses pieds et expira à l’instant. Sa mort arracha à son père le premier, le seul soupir qu’il eût poussé pendant ce combat terrible.
– Mon fils Tormot ! s’écria-t-il ; le plus jeune et le plus cher de tous mes fils ! Mais si je sauve Eachin, tout est sauvé ! Mon cher fils nourricier, j’ai fait pour toi tout ce que peut faire un homme, excepté le dernier sacrifice. Laisse-moi détacher les agrafes de cette fatale armure, et prends celle de Tormot ; elle est légère et elle t’ira bien. Pendant ce temps je vais courir sur ces blessés qui s’avancent, et je les traiterai de mon mieux. J’espère qu’ils ne me donneront pas trop forte besogne, car ils se suivent l’un l’autre comme des chevaux épuisés. Au moins, mon fils chéri, si je ne puis te sauver, je te montrerai comment un homme doit mourir.
Tout en parlant ainsi, Torquil détachait les agrafes du haubert du jeune chef, sa superstition lui persuadant qu’il romprait ainsi le charme dont l’avaient frappé la crainte et la nécromancie.
– Ô mon père ! et plus que mon père ! s’écria le malheureux Eachin, restez près de moi ! vous ayant à mon côté je sens que je puis combattre jusqu’au dernier soupir.
– Impossible ! répondit Torquil. Il faut que je les empêche d’arriver pendant que tu mettras l’armure de Tormot. Dieu te protège à jamais, enfant chéri de mon âme !
Brandissant son épée, Torquil du Chêne se précipita en avant, en poussant ce même cri fatal qui avait tant de fois retenti sur cette plaine ensanglantée : – Bas air son Eachin ! Ces mots se firent entendre trois fois prononcés d’une voix de tonnerre, et chaque fois qu’il poussa ce cri de guerre, il fit mordre la poussière à un des guerriers du clan de Chattan qu’il rencontrait successivement. – Bravo, vieux faucon ! courage ! s’écrièrent les spectateurs en voyant des efforts prodigieux qui semblaient même en ce dernier moment pouvoir encore changer la fortune du jour. Tout à coup le silence succéda à ces cris, et l’on entendit un cliquetis d’épées aussi terrible que si le combat n’eût fait que commencer, par la rencontre de Henry Smith et de Torquil du Chêne. Ils s’attaquèrent d’estoc et de taille avec la même ardeur que si leurs épées n’eussent fait que sortir du fourreau en ce moment. Leur animosité était mutuelle, car Torquil reconnaissait l’infâme sorcier, comme il le supposait, qui avait jeté un charme sur son fils nourricier, et Henry voyait devant lui le géant qui pendant tout le combat l’avait empêché d’exécuter le seul dessein qui lui avait fait prendre les armes. Ils combattirent avec une égalité qui n’aurait peut-être pas existé si Henry, plus blessé que son antagoniste, n’eût perdu quelque chose de son agilité ordinaire.
Pendant ce temps, Eachin, se trouvant seul, après de vains efforts pour se couvrir de l’armure de son frère de lait, devint animé par un mouvement de honte et de désespoir, et courut en avant pour porter du secours à son père nourricier dans cette lutte terrible avant que quelque autre guerrier du clan de Chattan eût le temps d’arriver jusqu’à lui. Il n’en était qu’à quinze pas, bien déterminé à prendre sa part dans ce combat à mort, quand son père nourricier tomba, la poitrine fendue d’un coup d’épée, depuis la clavicule presque jusqu’au cœur, et murmurant encore en rendant le dernier soupir : – Bas air son Eachin. – Le malheureux jeune homme vit en même temps le dernier de ses amis succomber, et l’ennemi mortel qui l’avait poursuivi avec acharnement pendant tout le combat, debout devant lui, à la distance de la longueur de son épée, et brandissant cette arme pesante qui lui avait ouvert un chemin à travers tant d’obstacles pour attaquer sa vie. Peut-être cette vue suffit-elle pour porter au plus haut point sa timidité naturelle ; peut-être aussi se rappela-t-il au même instant qu’il n’avait plus d’armure, et que plusieurs autres ennemis, blessés à la vérité et marchant d’un pas inégal, mais altérés de sang et de vengeance, approchaient de lui à la hâte. Le fait est que son cœur se resserra, sa vue s’obscurcit, ses oreilles tintèrent, sa tête fut attaquée de vertige, toute autre considération disparut devant la crainte de la mort dont il était menacé. Il porta pourtant au hasard un coup d’épée à Henry, et évitant celui qui lui fut adressé en retour, en sautant lestement à reculons, il se précipita dans le Tay avant que l’armurier eût le temps de lever le bras une seconde fois. Des huées bruyantes que le mépris fit partir de toutes parts le poursuivirent pendant qu’il traversait ce fleuve à la nage, quoique parmi tous ceux qui faisaient de lui un objet de dérision il n’y en eût peut-être pas douze qui eussent montré plus de courage dans les mêmes circonstances. Henry suivit des yeux le fuyard avec surprise, et en silence, mais il ne put réfléchir sur les conséquences de sa fuite, à cause de la faiblesse qui sembla l’accabler dès qu’il ne fut plus animé par le combat. Il s’assit sur le bord du fleuve, et chercha à arrêter le sang qui coulait de plusieurs de ses blessures.
Les vainqueurs reçurent le tribut d’applaudissemens qui leur était dû. Le duc d’Albany et plusieurs autres seigneurs entrèrent dans la lice, et Henry fut honoré de leur attention particulière.
– Si tu veux t’attacher à moi, mon brave, lui dit Douglas, je changerai ton tablier de cuir pour un ceinturon de chevalier, et je te donnerai un domaine de cent livres de revenu annuel pour que tu puisses soutenir ton rang.
– Je vous remercie bien humblement, milord, répondit l’armurier avec un ton d’accablement. J’ai déjà répandu bien assez de sang et le ciel m’en a puni en ne me permettant pas d’atteindre le seul but que j’avais en vue en prenant part à ce combat.
– Comment, l’ami ! dit Douglas, n’as-tu pas combattu pour le clan de Chattan ? n’as-tu pas remporté une glorieuse victoire ?
– J’ai combattu pour ma propre main, répondit Smith avec un ton d’indifférence ; et cette expression devint un proverbe qui est encore aujourd’hui en usage en Écosse. Le bon roi Robert survint en ce moment, monté, sur un palefroi marchant à l’amble. Il était entré dans la lice pour faire donner des secours aux blessés.
– Comte de Douglas, dit-il, vous fatiguez ce pauvre jeune homme en lui parlant d’affaires temporelles, quand il paraît n’avoir que peu de temps pour songer aux spirituelles. N’a-t-il pas ici quelques amis pour le transporter en lieu où l’on puisse pourvoir aux besoins de son corps et de son âme ?
– Il compte autant d’amis qu’il se trouve d’hommes braves dans Perth, sire, dit sir Patrice Charteris, et je me regarde comme un de ceux qui prennent à lui le plus d’intérêt.
– La caque sent toujours le hareng, dit le hautain Douglas en détournant son cheval ; la proposition de recevoir l’ordre de la chevalerie de la main de Douglas l’aurait rappelé des portes, de la mort si une goutte de sang noble avait coulé dans ses veines.
Sans faire attention au sarcasme du puissant comte Douglas, le chevalier de Kinfauns descendit de cheval, dans l’intention de soutenir dans ses bras Henry Smith, qui était tombé à la renverse d’épuisement ; mais il fut prévenu par Simon Glover, qui venait d’arriver avec plusieurs des premiers bourgeois de la ville.
– Henry ! mon cher fils Henry ! s’écria le vieillard, pourquoi as-tu pris part à ce fatal combat ? Quoi ! mourant ! sans parole !
– Non, dit Henry ; non pas sans parole. Catherine… Il ne put en dire davantage.
– Catherine se porte bien, j’espère, dit Simon, et elle sera à toi, c’est-à-dire si…
– Si elle est en sûreté, veux-tu dire, vieillard ? dit Douglas qui, quoique piqué du refus qu’il avait essuyé de Henry, avait trop de magnanimité pour ne pas prendre intérêt à ce qui se passait dans ce groupe. Elle est en sûreté, si la bannière de Douglas est en état de la protéger ; et elle sera riche, car Douglas peut donner la richesse à ceux qui l’estiment plus que l’honneur.
– Quant à la sûreté, milord, répondit Glover, que le noble Douglas daigne accepter les remerciemens et les bénédictions d’un père ; mais pour la richesse nous sommes assez riches, milord. Ce n’est pas l’or qui me rendra ce fils bien-aimé.
– Merveille ! s’écria le comte : un manant refuse la noblesse ! un bourgeois méprise l’or !
– Avec la permission de Votre Seigneurie, dit sir Patrice Charteris, moi, qui suis noble et chevalier, je prendrai la liberté de dire qu’un homme aussi brave que Henry du Wynd n’a pas besoin de titres honorifiques, et qu’un honnête bourgeois comme ce vieillard respectable peut aisément se passer d’or.
– Vous avez raison de parler pour votre ville, sir Patrice, répliqua Douglas, et je ne m’en offense pas. Je ne force personne à accepter mes bienfaits. Et s’approchant d’Albany, il lui dit à demi-voix : – Il serait à propos que Votre Grâce éloignât le roi de cette scène de carnage ; car il faut qu’il apprenne ce soir ce qui sera public demain matin dans toute l’Écosse. Cette querelle est terminée ; mais je regrette de voir étendus sur le carreau tant de braves Écossais dont les bras auraient pu décider les batailles à l’avantage de leur patrie.
Ce ne fut pas sans peine qu’on détermina le roi Robert à quitter cette lice ensanglantée. Les larmes coulaient le long de ses joues vénérables et de sa barbe blanche ; il conjura les nobles et les prêtres qui l’entouraient d’accorder tous leurs soins aux corps et aux âmes du petit nombre de blessés à qui l’on pouvait espérer de conserver la vie, et de donner aux morts une sépulture honorable. Les prêtres qui étaient présens promirent de se charger de ce double devoir, et ils tinrent leur promesse avec autant de zèle que de fidélité.
– Ainsi finit ce combat célèbre. De soixante-quatre braves guerriers en y comprenant les ménestrels et les porte-étendards qui étaient entrés dans cette lice fatale, il n’en restait que sept, qu’on plaça sur des litières dans un état peu différent de celui des morts et des mourans dont ils étaient entourés, et qu’on emporta comme eux du lieu sur lequel ils avaient combattu. Eachin seul l’avait quitté sans blessure… et sans honneur.
Il ne nous reste qu’à ajouter que pas un seul des champions du clan de Quhele ne survécut à ce combat sanglant. La dissolution de cette confédération fut la suite de leur défaite. Les noms des clans qui la composaient ne sont plus qu’un objet de conjectures pour l’antiquaire ; car après cette dernière affaire ils ne se réunirent jamais sous la même bannière. Le clan de Chattan, au contraire, continua à fleurir et à s’accroître, et les meilleures familles des montagnes du nord de l’Écosse se font gloire de descendre de la race des Chats de Montagnes.