CHAPITRE IX.

« S’aimant tous deux comme des tourterelles,
» Reuben, Rachel étaient pourtant discrets ;
» L’amour en vain les couvrait de ses ailes,
» Ils refusaient ses dons les plus secrets.
» Tous deux, hélas ! étaient dans l’indigence :
» L’amour est loin de donner l’opulence. »

CRABBE. Le Registre de Paroisse.

Pendant que la veuve Butler et le veuf Deans luttaient contre la pauvreté et le sol stérile de « ces lots et portions » du domaine de Dumbiedikes qu’ils cultivaient, on s’apercevait que peu à peu Deans sortait de cette lutte avec avantage, tandis que la veuve était sur le point de succomber. Il est vrai que le premier était un homme dans l’âge mûr ; mistress Butler était une femme, et sur le déclin de la vie. Ce désavantage aurait dû être balancé avec le temps, puisque Reuben grandissait pour aider sa grand’mère, et Jeanie Deans, la pauvre fille, ne pouvait qu’ajouter aux charges de son père. Mais Douce David Deans avait tout prévu : il éleva si bien sa jeune favorite, comme il l’appelait, que, depuis qu’elle était en état de marcher, elle s’occupait journellement à quelque emploi conforme à son âge et à sa capacité, circonstance qui, jointe aux leçons et aux lectures de son père, contribua à lui donner de bonne heure un caractère grave, sérieux, ferme et réfléchi ; – un tempérament robuste, exempt de toute affection nerveuse et autres infirmités qui, attaquant le corps dans ses plus nobles fonctions, exercent si souvent leur influence sur l’esprit, contribuait aussi à la simplicité et à la résolution de ce caractère.

Au contraire, Reuben était d’une constitution faible et d’un caractère timide ; il pouvait passer pour inquiet, indécis et craintif ; il avait le caractère de sa mère, qui était morte de la consomption, jeune encore. Il était pâle, grêle, faible, maladif, et un peu boiteux par suite d’un accident dans son bas âge. C’était d’ailleurs l’enfant gâté d’une grand’mère, dont la sollicitude trop attentive lui inspira de bonne heure une sorte de méfiance de lui-même et une disposition à s’exagérer sa propre importance, ce qui est une des conséquences d’un excès d’indulgence pour les enfans.

Cependant Reuben et Jeanie se plaisaient l’un avec l’autre autant par goût que par habitude. Ils gardaient ensemble quelques moutons et deux ou trois vaches, que leurs parens envoyaient chercher leur maigre pâture dans les terrains communaux de Dumbiedikes. C’était là qu’on rencontrait les deux enfans, assis sous une touffe de genêt fleuri, rapprochant l’une de l’autre leurs joues vermeilles sous l’abri du même plaid, lorsque l’horizon s’obscurcissait autour d’eux, et qu’un nuage menaçait de la pluie.

En d’autres occasions, ils allaient ensemble à l’école, et, quand ils rencontraient en chemin des ruisseaux à franchir, ou des bœufs, des chiens, et d’autres dangers, le petit garçon recevait de sa compagne ces encouragemens que son sexe considère ordinairement comme son privilége d’accorder au sexe plus faible. Mais, une fois assis sur les bancs du pédagogue, et étudiant leurs leçons, Reuben, qui, pour l’intelligence, était aussi supérieur à Jeanie qu’il lui était inférieur du côté de la force du corps et de ce courage à braver la fatigue et le péril, qui est le résultat du tempérament. Reuben pouvait s’acquitter envers elle de ses bons offices dans d’autres circonstances. Il était décidément le meilleur élève de l’école de la paroisse, et son humeur était si douce qu’il était plutôt admiré qu’envié par le petit peuple qui occupait la bruyante maison, quoiqu’il fût le favori du maître. Plusieurs jeunes filles, en particulier (car en Écosse on les élève avec les garçons), eussent volontiers accablé de leurs petits soins et consolé le pauvre enfant qui était plus savant que ses condisciples. Il y avait dans le caractère de Reuben de quoi exciter à la fois leur sympathie et leur admiration, sentimens par lesquels les femmes (ou du moins la partie la plus méritante du sexe) sont le plus aisément séduites ; mais Reuben, naturellement retenu et timide, ne profitait d’aucun de ces avantages, et n’en devenait que plus attaché à Jeanie Deans, à mesure que l’approbation emphatique de son maître l’assurait d’un brillant avenir et éveillait son ambition. En même temps, chaque progrès que Reuben faisait (et, relativement au maître, ils étaient grands) le rendait de plus en plus incapable d’être utile à sa grand’mère dans les travaux de la ferme. Un jour qu’il étudiait le Pons asinorum d’Euclide, il laissa entrer ses moutons dans un champ de pois appartenant au laird ; et, sans la promptitude de Jeanie et les efforts de son petit chien Dustyfoot, il aurait reçu une punition sévère, sans parler de ce qu’il en aurait coûté à sa mère. D’autres mécomptes signalèrent ses études classiques : il comprenait parfaitement les Géorgiques de Virgile, et ne savait pas distinguer l’orge de l’avoine ; aussi il faillit perdre toutes les récoltes de Bersheba pour s’être opiniâtré à cultiver la terre d’après les principes de Columelle et de Caton le Censeur.

Ces bévues chagrinaient son aïeule, et déconcertaient la bonne opinion que Deans avait d’abord conçue de Reuben.

– Je ne vois pas ce que vous pourrez faire de ce pauvre garçon, dit-il un jour à la veuve, à moins que vous ne le destiniez à l’œuvre du ministère ; et jamais on n’eut plus besoin de pauvres prédicateurs qu’aujourd’hui, époque de froideur, où les cœurs des hommes sont durs comme des meules de moulins, jusqu’à ce qu’ils en viennent au point de ne plus faire attention à aucune de ces choses. Il est évident que ce pauvre enfant ne pourra jamais faire un seul jour de bonne besogne, si ce n’est comme ambassadeur de notre Maître ; je me chargerai de lui procurer une licence quand il en sera digne ; j’espère qu’il restera sans tache et fidèle à l’Église ; il ne se jettera pas comme une truie immonde dans le bourbier des hérésies extrêmes et des défections ; Reuben aura les ailes de la colombe, quoiqu’il soit né parmi les oiseaux de basse-cour.

La pauvre veuve dévora l’affront que Deans faisait ainsi indirectement aux principes de son mari. Elle se hâta de retirer Butler de High-school, pour lui faire étudier les mathématiques et la théologie, seules sciences qui fussent de mode en ce temps-là.

Jeanie Deans fut alors obligée de se séparer du compagnon de ses travaux, de ses études et de ses jeux, et ce fut avec des regrets au-dessus de leur âge que les deux enfans se quittèrent. Mais ils étaient jeunes, pleins d’espérance, et ils se dirent adieu en se flattant de se revoir dans un temps plus propice.

Tandis que Reuben acquérait à l’université de Saint-André les connaissances nécessaires pour devenir ministre, et qu’il imposait à son corps toutes les privations nécessaires pour procurer la nourriture à son esprit, son aïeule devenait tous les jours moins en état de faire valoir sa petite ferme, et elle fut enfin obligée d’en faire la remise au nouveau laird de Dumbiedikes. Ce grand personnage n’était pas tout-à-fait un juif, et il lui accorda un marché à peu près raisonnable ; il poussa même la générosité jusqu’à lui permettre d’habiter gratis la maison qu’elle avait occupée avec son mari ; mais il protesta qu’il n’y ferait jamais pour un farting de réparations, toute sa bienveillance étant purement passive.

Cependant, à force de travail, d’industrie et de talent, grâce aussi à quelques circonstances heureuses, David Deans parvint à être sur un bon pied dans le monde ; il eut quelque fortune, avec la réputation d’en avoir davantage, et se sentit de plus en plus d’humeur d’épargner et de thésauriser, disposition qu’il était tenté de se reprocher même quand il y pensait sérieusement. Ses connaissances en agriculture, au point où en était alors cette science, en avaient fait une espèce de favori du laird, qui, n’étant ni homme de société, ni ami des exercices actifs, ne passait pas une seule journée sans rendre une visite au cottage de Woodend.

Là, n’étant pas riche en idées, et encore moins en moyens de les exprimer, il passait une heure ou deux assis au coin du feu, ou debout près de la porte, suivant les saisons, ayant à la bouche une pipe vide, et sur la tête un vieux chapeau galonné qui avait appartenu à son père, suivant des yeux Jeanie Deans, – la jeune fille, – comme il l’appelait, qui s’occupait des affaires du ménage ; ou bien il écoutait les discussions théologiques auxquelles se livrait le vieux presbytérien quand il avait épuisé le texte ordinaire du beau et du mauvais temps, de ses champs et de ses bestiaux ; il l’écoutait, disons-nous, avec une grande patience en apparence, mais sans rien répliquer, et même, croyait-on généralement, sans comprendre un seul mot de ce que disait l’orateur. Deans, il est vrai, niait cela obstinément, comme un double outrage pour son talent à expliquer les vérités cachées, talent dont il était passablement vain, et pour la capacité intellectuelle du laird. Il disait que – Dumbiedikes n’était pas un de ces brillans messieurs avec des dorures à leurs habits et des épées au derrière, qui étaient plutôt faits pour galoper jusqu’en enfer que pour aller pieds nus au ciel. – Il était bien différent de son père. – Il ne fréquentait point de compagnies profanes. – Il n’était pas jureur, – pas buveur, – n’allait ni au spectacle, ni au concert, ni au bal. – Ce n’était pas un perturbateur du jour du sabbat, – un de ces hommes qui exigent des sermens, ou des engagemens signés, et qui dénient la liberté au troupeau. – Il tenait au monde, et aux biens du monde ; mais c’est qu’alors un vent soufflait sur son esprit – Voilà ce que disait et croyait l’honnête David.

L’attention avec laquelle le laird Dumbiedikes suivait tous les mouvemens de Jeanie n’avait pas échappé à la pénétration du père. Mais il existait dans la famille une autre personne qui s’en était aussi aperçue. C’était la seconde femme de Deans, qu’il avait épousée six ans après la mort de la première, ce dont nous avons négligé jusqu’ici d’instruire nos lecteurs. Cette circonstance avait surpris tous les voisins ; car Deans n’était point partisan du mariage. Il disait souvent que cet état était un mal nécessaire, une chose tolérable dans l’état imparfait de notre nature, mais qui coupait les ailes à l’aide desquelles l’âme devait s’élever vers les choses d’en-haut ; une chose qui l’enchaînait dans sa prison d’argile et l’abaissait vers des affections terrestres. Sa conduite sur ce point n’avait pourtant pas été d’accord avec ses principes, puisque nous avons vu qu’il s’était laissé lier deux fois par ces nœuds dangereux et séduisans.

Son épouse Rebecca n’avait pas la même horreur du mariage. Son imagination en trouvait pour tous les jeunes gens et toutes les jeunes filles du voisinage, et ne manquait pas d’en prévoir un entre Dumbiedikes et sa belle-fille Jeanie. Deans levait les épaules toutes les fois que sa femme lui parlait de ses espérances à ce sujet ; il prenait sa toque, sortait de la maison, mais c’était pour cacher un air de satisfaction qui se peignait alors involontairement sur ses traits austères.

Mes plus jeunes lecteurs me demanderont sans doute si Jeanie Deans méritait par ses charmes les attentions muettes de son seigneur : en historien véridique je suis forcé d’avouer que les attraits de sa personne n’avaient rien de bien extraordinaire. Elle était petite et avait un peu trop d’embonpoint pour sa taille ; ses yeux étaient bleus, ses cheveux blonds, sa peau un peu brûlée par le soleil. Son charme particulier était un air de sérénité inexprimable, et elle le devait à une bonne conscience, à un excellent cœur, à un caractère toujours égal, et à la satisfaction intérieure qu’elle éprouvait en accomplissant tous ses devoirs. On peut bien supposer qu’il n’y avait dans les manières de notre héroïne de village, rien de plus imposant que dans ses traits, et cependant les jours, les semaines, les mois, les années s’écoulaient, et le laird Dumbiedikes venait payer régulièrement tous les matins ou tous les soirs son tribut d’admiration silencieuse à Jeanie ; mais, soit timidité, soit indécision, il n’avait pas encore dit un mot qui justifiât les prophéties de la belle-mère.

La bonne dame devenait pourtant tous les ans plus impatiente de voir le laird se déclarer. Un an après son mariage, elle avait donné le jour à une fille qu’on avait nommée Euphémie, et que, suivant l’usage d’Écosse, on appelait par abréviation Effie. Rebecca ne pouvait donc s’arranger de la lenteur du laird, car elle pensait judicieusement que comme Lady Dumbiedikes n’aurait guère besoin de dot, la meilleure portion de la fortune de son père serait naturellement dévolue à l’enfant du second mariage. D’autres belles-mères ont pris des moyens moins louables pour parvenir au même but. Mais il faut rendre à Rebecca la justice de dire qu’elle désirait véritablement l’avantage de Jeanie, et qu’elle ne voyait celui qui devait en résulter pour sa propre fille que comme une considération secondaire qui n’était pas à dédaigner.

Elle mit donc en usage toutes les ruses que son peu d’expérience put lui suggérer pour forcer le laird Dumbiedikes à se déclarer ; mais elle eut la mortification de voir que ses efforts étaient semblables à ceux d’un pêcheur maladroit, qui ne fait qu’effaroucher la truite qu’il voudrait prendre. Un jour entre autres qu’elle avait voulu plaisanter le laird sur l’utilité dont lui serait une femme pour la conduite des affaires de sa maison, il tressaillit visiblement, et ni le chapeau bordé, ni la pipe, ni l’intelligent propriétaire de ces objets précieux, ne reparurent à Woodend du reste de la semaine. Elle prit donc le parti de le laisser marcher à pas de tortue, comme il l’entendrait, convaincue par expérience de l’aphorisme du fossoyeur, que ce n’est pas en le battant qu’on peut faire avancer un âne lourdaud .

Cependant Reuben Butler continuait ses études à l’université ; pour se procurer les moyens de s’y maintenir, il donnait des leçons aux écoliers qui étaient moins avancés que lui, et non seulement il gagnait ainsi de quoi fournir à tous ses besoins, mais encore il fixait dans sa propre mémoire les élémens de ce qu’il avait déjà appris. Reuben pouvait encore envoyer quelques secours à son aïeule, devoir qui est rarement négligé en Écosse. Il fit des progrès considérables dans les connaissances générales comme dans les études de la profession qu’il avait choisie ; mais sa modestie naturelle faisait qu’ils étaient peu remarqués, et il aurait pu, comme tant d’autres, se plaindre de sa mauvaise étoile et des préférences injustes accordées à son préjudice, s’il eût été de ces caractères pour qui se plaindre est un besoin.

Il obtint sa licence comme prédicateur de l’Évangile, avec quelques complimens du presbytère qui la lui accorda, mais on ne lui donna aucune place, et il fut obligé de retourner chez son aïeule à Bersheba, sans autre revenu que celui qu’il tira de quelques leçons qu’il donnait dans le voisinage. Quand il eut embrassé sa vieille grand’mère, sa première visite avait été à Woodend. Il y fut reçu par Jeanie avec cette affection que lui inspiraient des souvenirs qui n’étaient jamais sortis de son cœur, – par Rebecca avec une hospitalité amicale, et par le vieux David avec la réserve particulière de son caractère.

Malgré la haute vénération que Douce Deans accordait au clergé en général, il ne suffisait pas de porter l’habit ecclésiastique pour mériter son estime, et, un peu jaloux peut-être de la dignité de son jeune ami, il s’empressa de l’attaquer sur divers points de controverse, afin de découvrir s’il n’était tombé dans aucun des piéges ou dans quelque défection et désertion du temps. Butler n’était pas seulement un bon presbytérien, mais il voulut aussi éviter de contrarier son ancien ami, en discutant des points de peu d’importance. Il aurait donc pu espérer de sortir de l’interrogatoire de David aussi pur que l’or de la fournaise ; mais le résultat n’en fut pas aussi favorable pour lui dans l’esprit de son sévère examinateur.

La vieille Judith Butler s’était transportée ce soir-là jusqu’à Woodend, afin de recevoir les félicitations de son voisin sur le retour de Reuben et ses progrès, dont elle n’était pas peu fière. Elle fut donc assez mortifiée quand elle trouva que le vieux Deans n’entrait pas dans le sujet avec la chaleur qu’elle attendait de lui. Il est vrai que d’abord il parut plutôt avare d’éloges que mécontent, et ce ne fut qu’après l’avoir ramené plusieurs fois sur cette matière, que Judith parvint à le faire expliquer dans le dialogue suivant :

– Eh bien, voisin Deans, je croyais que vous seriez content de revoir Reuben parmi nous, le pauvre garçon !

– Je suis content, mistress Butler ; telle fut la réponse concise du voisin.

– Depuis qu’il a perdu son grand-père et son père (loué soit celui qui donne et qui reprend), il n’a pas eu d’ami qui lui tînt lieu de père comme vous, voisin Deans.

– Dieu est le seul père des orphelins, répondit Deans en portant la main à sa toque, et levant les yeux au ciel. Rendez gloire à celui à qui elle est due, voisine, et non à son indigne instrument.

– Il vous plaît de parler ainsi, et vous faites pour le mieux, sans doute ; mais, David, vous avez plus d’une fois envoyé des provisions à Bersheba quand il n’en restait déjà plus guère à Woodend. Oui, et j’ai su que…

– Femme, interrompit David, ce sont là de vaines paroles qui ne sont bonnes qu’à réveiller l’homme intérieur. J’étais près du bienheureux Alexandre Peden, quand il dit que la mort et le témoignage de nos saints martyrs n’étaient que quelques gouttes de sang et des griffonnages d’encre. Que penser de tout ce que peut faire un homme comme moi ?

– Eh bien, voisin Deans, vous parlez pour le mieux ? mais je dois dire que je suis sûre que vous êtes content de revoir mon garçon ; – le voilà fixé ici maintenant, si ce n’est qu’il peut aller à quelques milles de distance ; et il a sur ses joues une couleur de santé qui réjouit mes vieux yeux, et puis il porte un habit noir, propre comme celui du ministre.

– Je suis content qu’il soit en bonne santé et heureux, dit M. Deans avec une gravité qui semblait indiquer qu’il voulait couper court à l’entretien ; mais une femme qui a quelque chose en tête n’en démord pas aisément.

– Il peut monter en chaire maintenant, continua mistress Butler ; pensez donc un peu à ça, voisin Deans. – C’est mon enfant. – Et tout le monde l’écoutera comme si c’était le pape de Rome.

– Comme quoi ? – comme qui ? – femme ! dit David avec sévérité dès que ces derniers mots eurent frappé son oreille.

– Eh bon Dieu ! dit la pauvre femme, j’oubliais quelle dent vous avez toujours eue contre le pape, et c’était tout de même de mon pauvre homme, Stephen Butler. Il passait plus d’une après-dîner à protester contre le pape, le second baptême des enfans, et cætera.

– Femme, reprit Deans, parlez de ce que vous connaissez, ou taisez-vous. Je dis que l’indépendance est une hérésie, et l’anabaptisme une erreur décevante et damnable, qui devraient être extirpées de l’Écosse avec le feu des magistrats spirituels et avec le fer du magistrat civil.

– Bien, bien, voisin, je ne dis pas que vous ayez tort : je sais que vous avez raison quand il s’agit de semer et de faucher, de tondre et de faire paître les troupeaux, pourquoi n’auriez-vous pas raison pour le travail de l’Église tout de même ! – mais mon petit-fils, Reuben Butler…

– Reuben Butler, femme, est un jeune homme à qui je veux autant de bien que s’il était mon propre fils ; – mais j’ai bien peur qu’il y ait du haut et du bas pour lui dans sa carrière. Je crains beaucoup que ses talens ne nuisent à sa grâce. Il a trop de science humaine, il lui faut broder et garnir de dentelles la robe de mariage, ou elle n’est plus assez bonne pour lui. Il est présumable qu’il est vain de ces talens qui lui permettent de parer la doctrine avec tant de recherche. Mais, – ajouta-t-il en voyant la pauvre femme affligée de ces paroles, – l’affliction peut lui donner une leçon : on peut espérer que le jeune homme fera bien, et deviendra une lumière brillante. Peut-être bientôt Dieu vous fera-t-il à vous la grâce de le voir, et à lui celle de le sentir.

La veuve Butler se retira sans pouvoir tirer autre chose de son voisin, dont le discours, qu’elle ne comprenait guère, lui inspira des craintes indéfinissables sur son petit-fils, et troubla la joie que lui avait d’abord causée son retour.

Nous ne devons pas dissimuler, de peur d’être injuste avec David Deans, que dans leur conférence Butler avait déployé plus de science qu’il n’était nécessaire : ce qui ne pouvait manquer de mortifier le vieux presbytérien, habitué à se considérer comme un juge en matière de controverses théologiques, et n’aimant pas à entendre citer des autorités au-dessus de lui. Dans le fait Butler n’avait pas échappé au vernis de pédanterie que devait lui donner son éducation universitaire, et sa vanité lui inspirait trop souvent de faire parade de sa science quand ce n’était pas le cas.

Jeanie Deans cependant ne fit que l’admirer davantage, peut-être par le même motif qui fait admirer à son sexe le courage et toutes les qualités dans lesquelles il est inférieur à l’autre. Le voisinage des deux familles rapprochait de plus en plus Reuben et Jeanie. L’intimité de leur enfance se renouvela par un sentiment plus convenable à leur âge, et ils convinrent enfin qu’ils demanderaient à leurs parens de les unir dès que Butler aurait obtenu quelque petite place qui pourrait lui fournir des moyens d’existence sur la stabilité desquels on pût compter, quelque modiques qu’ils fussent. Reuben forma plus d’un plan à ce sujet ; aucun ne réussit. Déjà Jeanie n’avait plus les joues parées de la fraîcheur de la première jeunesse, et Butler prenait la gravité de l’âge mûr, sans qu’il pût compter sur un établissement prochain. Heureusement pour ces deux amans leur passion n’était pas d’une nature ardente et enthousiaste ; et le sentiment du devoir leur faisait endurer avec courage et patience les retards prolongés qui les séparaient l’un de l’autre.

Cependant les années continuaient à s’écouler en amenant leurs vicissitudes d’usage. La veuve d’Étienne Butler, si long-temps l’appui de la maison de Bersheba, était réunie à ses pères, et Rebecca, la soigneuse épouse de notre ami Davie Deans, avait aussi été enlevée à ses plans d’économie domestique. Le lendemain de sa mort, Reuben se rendit dans la matinée chez son ancien ami, pour lui offrir quelques consolations, et fut témoin en cette occasion d’une lutte remarquable entre les sentimens de la nature et ce stoïcisme religieux que les principes du rigide presbytérien lui faisaient un devoir de montrer dans l’affliction comme dans le bonheur.

Lorsqu’il arriva à la porte du cottage, Jeanie, les yeux gros de larmes, lui montra le petit verger que son père n’avait pas voulu quitter, dit-elle tout bas en paroles entrecoupées, depuis son malheur. Alarmé à ces mots, Butler entra dans le verger, et s’avança à pas lents vers son vieux ami, qui, assis le dos appuyé contre un arbre, la tête penchée sur ses mains, paraissait plongé dans une profonde affliction. Il leva la tête quand Butler approcha, et le regarda d’un air sévère, comme s’il était offensé de cette interruption ; mais, le voyant incertain s’il devait avancer ou se retirer, il se leva, alla à sa rencontre, et lui présenta la main d’un air de calme et même de dignité.

– Jeune homme, lui dit-il, le juste peut mourir, mais la mort ne fait que l’arracher aux misères de ce monde. Malheur à moi si je versais une larme pour une femme, quelque chère qu’elle fût à mon cœur, quand je devrais répandre des torrens de pleurs pour cette Église affligée et gémissant sous la malédiction des hommes charnels et de ceux qui ont le cœur mort.

– Je suis charmé, dit Butler, que la religion vous fasse oublier vos chagrins particuliers.

– Les oublier, Reuben ? dit le pauvre Deans en portant son mouchoir à ses yeux. – Jamais elle ne sera oubliée dans ce monde ; mais CELUI qui fait la blessure peut envoyer le baume. Je proteste que plusieurs fois cette nuit j’étais tellement absorbé dans mes méditations, que je ne sentais plus ma douloureuse perte. Il m’est arrivé comme au digne John Semple, surnommé Carspharn John, dans une semblable épreuve, – j’ai erré cette nuit sur les rives d’Ulaï, cueillant ça et là une pomme sur l’arbre.

Malgré ce courage forcé que Deans regardait comme un devoir chrétien, il avait un cœur trop aimant pour ne pas gémir profondément d’une telle perte. – Woodend lui devint odieux ; et comme, dans sa petite métairie, il avait acquis à la fois de l’expérience et quelques capitaux, il résolut de les employer au métier de fermier de laiterie, ou nourrisseur de vaches, comme on l’appelle en Écosse. Il choisit pour son nouvel établissement un endroit appelé Saint-Léonard’s Craigs , entre Édimbourg et la montagne d’Arthur’s Seat, près du riche et vaste champ de dépaissance encore nommé the King’s Park , ayant été autrefois un clos de réserve pour le gibier royal. Ce fut là qu’il loua une petite maison isolée, environ à un demi-mille de l’extrémité de la ville, mais dont l’emplacement est maintenant occupé par les bâtimens qui forment le faubourg du sud-est. Une vaste terre de dépaissance adjacente, que Deans afferma du gardien du Parc royal, servait à nourrir ses vaches-laitières ; et l’infatigable industrie de l’active Jeanie, sa fille aînée, s’exerçait à tirer du lait le meilleur parti possible.

Jeanie avait alors moins d’occasions de voir Butler, qui, en attendant mieux, avait été obligé d’accepter une place de sous-maître dans une école paroissiale à quatre milles de la métropole. Il y obtint l’estime et la considération de plusieurs respectables bourgeois qui, pour raison de santé ou par d’autres motifs, voulaient faire faire la première éducation de leurs enfans dans ce petit village. L’avenir se présentait aux yeux de Butler sous des couleurs plus riantes. À chaque visite qu’il faisait à Saint-Léonard, il parlait de ses espérances à Jeanie ; ces visites étaient nécessairement très rares, parce que les devoirs de l’école absorbaient presque tout le temps de Butler. Il n’osait même aller voir Jeanie aussi fréquemment qu’il aurait pu le faire ; Deans le recevait, il est vrai, civilement et même avec bienveillance ; mais Butler, comme cela arrive dans ces occasions, s’imaginait que Deans lisait ses intentions dans ses yeux, et craignait par une explication prématurée d’amener un refus positif. Il n’osait donc pas aller chez lui plus souvent que ne l’y autorisaient ses anciennes relations de voisinage et d’amitié. Mais il existait quelqu’un dont les visites à Saint-Léonard étaient beaucoup plus régulières.

Lorsque Deans annonça au laird Dumbiedikes son intention de quitter la ferme de Woodend, celui-ci ouvrit de grands yeux sans lui répondre. Il continua de s’y rendre tous les jours, suivant son usage ; et la veille du départ de la famille, voyant qu’on s’occupait des préparatifs du déménagement, il ouvrit encore de grands yeux, s’appuya l’épaule contre la porte, et on l’entendit s’écrier : Eh, sirs ! – Le lendemain il y alla encore, et parut aussi étonné de trouver la maison vide que s’il n’avait eu aucun sujet de s’y attendre. – Dieu nous guide ! s’écria-t-il ; et cette exclamation était chez lui une marque d’émotion bien extraordinaire. Depuis ce moment, il se trouva dépaysé, et ses mouvemens, jusqu’alors si réguliers, devinrent semblables à ceux d’une montre entre les mains d’un écolier qui en a brisé le grand ressort. De même que l’aiguille de cette montre parcourant le cadran en quelques minutes, il faisait le tour de son domaine avec une rapidité qui ne lui était pas ordinaire. Il n’existait pas une chaumière dans laquelle il n’entrât, pas une jeune fille sur laquelle il ne fixât ses regards : mais quoiqu’il rencontrât de plus belles fermes que Woodend, et de plus jolies filles que Jeanie, ses yeux ne s’arrêtaient sur aucune avec tant de plaisir que sur la fille de David Deans, et pas un banc ne lui semblait aussi commode que celui sur lequel il s’asseyait chez le vieux presbytérien. Après avoir tourné ainsi autour de ses possessions, et être ensuite resté stationnaire pendant une semaine, il réfléchit qu’il n’était point attaché au centre par un pivot autour duquel il ne pouvait que circuler, et qu’il était maître, de prolonger le rayon et de s’élancer hors de la circonférence. Pour réaliser ce projet, il acheta un poney d’un marchand des Highlands, et, avec le secours et la compagnie de cette monture, il se rendit de faux pas en faux pas jusqu’à Saint-Leonard’s Craigs.

Jeanie était si habituée à être regardée continuellement par le laird, qu’à peine s’apercevait-elle de sa présence ; elle craignait pourtant quelquefois qu’il ne joignît un jour l’éloquence des discours à celle des regards, car en ce cas, pensait-elle, adieu tout espoir d’épouser Butler. Son père avait été élevé dans ce respect pour le seigneur de la glèbe qui était si remarquable chez les tenanciers écossais de cette époque. Quoiqu’il estimât Butler, il se livrait souvent à des sarcasmes contre ses connaissances charnelles ; et s’ils ne lui étaient pas inspirés par la jalousie, au moins indiquaient-ils sa partialité pour celui qui en était l’objet. Enfin le mariage de sa fille avec Dumbiedikes aurait eu un charme irrésistible pour un homme qui se plaignait quelquefois d’être porté à prendre – une trop grande brassée des biens de ce monde. – De sorte que sur le tout les visites quotidiennes du laird étaient désagréables à Jeanie, à cause des conséquences qu’elles pouvaient avoir ; et ce qui ne contribua pas peu à consoler Jeanie d’avoir quitté Woodend, où elle était née et où elle avait été élevée, ce fut l’idée qu’elle avait vu pour la dernière fois le laird, sa pipe et son chapeau galonné ; car elle le croyait aussi fortement enraciné dans le domaine de Dumbiedikes, que les arbres qu’elle avait laissés dans le verger.

Elle éprouva donc plus d’étonnement que de plaisir quand, le sixième jour après son arrivée à Saint-Léonard, elle revit la pipe, le chapeau galonné, le petit cheval et le laird. Il lui fit en entrant son compliment ordinaire : – Comment vous va, Jeanie ? où est le bonhomme  ? seconde phrase qu’il n’ajoutait que lorsque Deans ne se trouvait pas chez lui à l’instant où il arrivait. Et s’étant assis dans le cottage de Saint-Léonard, autant que possible dans la même position qu’il avait occupée régulièrement et si long-temps à Woodend, toujours aussi court en moyens de conversation, il étendit la main vers Jeanie comme pour lui frapper doucement sur l’épaule ; elle recula d’un pas, et Dumbiedikes resta la main ouverte en l’air, comme la griffe d’un griffon héraldique. – Dites donc, Jeanie, continua le soupirant, il fait un beau temps aujourd’hui, et les routes ne sont pas mauvaises pour ceux qui ont des guêtres.

– Le diable est dans ce corps si calme, murmura Jeanie entre ses dents ; qui aurait cru qu’il en dirait jamais si long ? – Elle avoua depuis qu’elle mit quelque chose de ce sentiment peu aimable dans son accent et son air, car son père était absent ; et ce – corps – (c’est avec cette irrévérence qu’elle parlait d’un propriétaire foncier), ce corps lui parut si alerte et si malin, qu’elle ne savait où il en pourrait venir.

Son air boudeur toutefois agit comme un vrai sédatif, et le laird retomba depuis ce jour dans sa taciturnité précédente, visitant trois ou quatre fois par semaine le cottage du nourrisseur de vaches quand la saison le permettait, sans autre but en apparence que d’admirer des yeux Jeanie Deans, pendant que Douce David prodiguait son éloquence sur les controverses et les témoignages du jour.

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