« Le mont Arthur sera ma couche.
» Il n’en est plus d’autre pour moi.
» L’eau de Saint-Antony rafraîchira ma bouche,
» Puisque celui que j’aime a pu trahir ma foi ! »
Ancienne chanson.
Si j’avais à choisir un lieu pour admirer le lever ou le coucher du soleil, ce serait ce sentier sauvage qui serpente autour de la ceinture de rochers demi-circulaires appelés les rochers de Salisbury, et qui borne la pente rapide par laquelle on descend dans le vallon au sud-est de la ville d’Édimbourg. De là l’œil domine les édifices élevés d’une cité dont une imagination romantique pourrait comparer la forme à celle d’un dragon : on aperçoit tantôt un vaste bras de mer avec ses rochers, ses îles, ses rivages lointains, et l’horizon de montagnes qui les termine, tantôt une belle et fertile campagne que varient les collines, les vallons, et la chaîne pittoresque des monts Pentlands ; mais à mesure que le sentier tourne insensiblement autour de la base des rochers, la perspective composée de ce mélange d’objets enchanteurs et sublimes change à chaque pas, et les offre confondus ou divisés avec toute la variété capable de ravir la vue et l’imagination. Quand un tableau si beau et si vrai, – si séduisant par l’espèce de dédale qu’il présente, et cependant si sublime, – est éclairé des teintes du matin ou du soir, et déploie toute cette richesse d’ombres nuancées par des accidens de lumière qui donnent un caractère au plus modeste paysage, l’effet qu’il produit approche de l’enchantement. Ce sentier était ma promenade préférée du soir et du matin, quand j’étais occupé d’un auteur savant ou d’une nouvelle étude. Il est devenu maintenant, m’a-t-on dit, impraticable, ce qui, si l’on m’a dit vrai, fait peu d’honneur au goût de la bonne ville d’Édimbourg ou de ses magistrats .
Ce fut dans ce lieu ravissant – que je n’ai pu nommer sans une description épisodique, en me souvenant qu’il a été le théâtre de mes plus délicieuses rêveries, au temps où la jeunesse remplissait pour moi l’avenir d’espérance et de bonheur ; ce fut, dis-je, dans ce romantique sentier que Butler vit le lever du soleil le lendemain du meurtre de Porteous. Il était encore trop matin pour qu’il pût se rendre dans la maison où il avait dessein d’aller, et tandis qu’il est assis sur un des nombreux fragmens détachés par les orages du haut des rochers qui s’élevaient sur sa tête, réfléchissant tantôt sur les circonstances de l’horrible catastrophe dont il avait été le témoin, tantôt sur la triste nouvelle, bien autrement intéressante pour lui, qu’il avait apprise chez M. Saddletree, nous allons faire savoir au lecteur qui était Butler, et quels étaient ses rapports avec Effie Deans, la malheureuse fille de boutique de la diligente mistress Saddletree.
Reuben Butler était né en Écosse, mais d’extraction anglaise. Son aïeul, Étienne Butler, servait dans l’armée de Monk, et faisait partie du corps de dragons qui prit d’assaut la ville de Dundee en 1651. On le surnommait l’Écriture Étienne et Bible Butler, à cause de son talent pour lire et commenter le texte saint. C’était un indépendant déclaré qui reçut dans son acception la plus large la promesse faite aux saints d’hériter de la terre. Comme de bons horions étaient tout ce qui lui était tombé en partage jusque là dans la division de la propriété commune, il ne manqua pas de profiter de l’occasion que lui offrait le pillage d’une ville riche et commerçante, pour s’en assurer une part plus raisonnable. Il paraît qu’il y avait passablement réussi, car depuis cette époque sa fortune parut sensiblement améliorée.
La troupe dont il faisait partie fut mise en quartier d’hiver dans le village de Dalkeith. Elle formait les gardes de Monk, qui, en qualité de général des forces de la république, résidait dans un château voisin. À la veille de la restauration de Charles II, quand Monk fut sur le point d’entrer en Angleterre, il réorganisa toute son armée, et mit un soin tout particulier à la composition du corps spécialement attaché à sa personne, afin qu’il ne s’y trouvât que des gens qui lui fussent entièrement dévoués. Bible Butler, pesé dans la balance, fut trouvé trop léger. On savait qu’il professait les principes des Indépendans, et qu’il ne coopérerait pas de bon cœur au rétablissement de Charles II sur le trône de ses pères. On lui donna donc le conseil amical de céder son cheval et ses armes à un des vieux dragons de Middleton, qui avait la conscience accommodante d’un militaire, et dont les principes ne consistaient qu’à se modeler exactement sur ceux de son colonel. Comme cet avis fut accompagné de l’offre de lui payer comptant tout l’arriéré de la solde, il eut assez de sagesse humaine pour accepter cette proposition, et il vit sans regret son ancien corps se rendre à Coldstream dans sa marche vers le sud, pour rétablir sur de nouvelles bases le gouvernement chancelant d’Angleterre.
La ceinture de l’ex-troupier, pour me servir de l’expression d’Horace, était assez pesante pour lui fournir les moyens d’acquérir une petite propriété, et il acheta une maison et quelques pièces de terre qui portent encore le nom de Bersheba, à environ un mille de Dalkeith, où il s’établit avec une compagne choisie parmi les jeunes filles du village, qui, désirant former dans ce monde un établissement confortable, se réconcilia avec les mœurs un peu rudes, le caractère sérieux et la figure hâlée du guerrier enthousiaste. Étienne ne survécut pas long-temps au – malheur de tomber dans les mauvais-jours, et d’être livré à ces langues mauvaises – dont Milton se plaignait si amèrement dans la même situation : il laissa à la jeune veuve un fils de trois ans, dont l’air, les traits et la tournure faisaient honneur à sa mère, en le proclamant le digne rejeton de Bible Butler.
Les principes du défunt ne s’étaient propagés ni dans sa famille ni parmi ses voisins ; l’air de l’Écosse n’était pas favorable à l’indépendance, quoiqu’il le fût au fanatisme ; mais ils n’étaient pas oubliés. Un laird du voisinage, qui se vantait de ses principes de loyalisme, quoiqu’il n’en eût jamais donné d’autre preuve, que je sache, que de s’exposer à se faire casser la tête à coups de poing dans quelques querelles, quand il était échauffé par le vin et le cavaliérisme, avait trouvé à propos de ramasser toutes les accusations qu’on pouvait porter contre les principes religieux et politiques du défunt, et il fit prononcer tant d’amendes contre la malheureuse veuve, comme étant non-conformiste, et par tous les autres prétextes qu’on trouvait si aisément à cette époque, qu’il s’appropria enfin tout ce qu’elle possédait. Il eut pourtant alors assez de remords et de modération pour lui permettre d’habiter la maison et de cultiver les champs de son mari, à la charge de lui en payer une redevance à des termes assez raisonnables. Son fils Benjamin grandit, et, s’étant marié, eut un fils nommé Reuben, qui est celui que nous avons vu figurer dans le chapitre précédent, et qui vint partager et augmenter la pauvreté de Bersheba.
Le laird de Dumbiedikes avait jusqu’alors été modéré dans ses exactions, peut être parce qu’il aurait eu honte de taxer trop haut les faibles moyens d’existence qui restaient à la veuve Butler. Mais quand il vit ses travaux partagés par un gaillard actif et vigoureux, Dumbiedikes commença à penser qu’une paire de si larges épaules pourrait porter un fardeau additionnel. Il réglait en effet la conduite de ses vassaux (heureusement ils étaient en petit nombre) d’après le principe des voituriers qu’il voyait charger leurs charrettes à une mine de charbon voisine ; ces gens-là ne manquaient jamais d’ajouter quelques quintaux à la charge ordinaire, dès qu’ils avaient, par un moyen ou un autre, acquis un nouveau cheval plus fort que celui qu’ils avaient crevé la veille. Quelque raisonnable que parût cette méthode au laird de Dumbiedikes, il aurait dû observer qu’elle mène souvent à la perte du cheval, de la voiture et de la charge. C’est ce qu’il éprouva quand il augmenta la redevance de sa ferme. Benjamin Butler était un homme de peu de paroles et de peu d’idées, mais attaché au sol de Bersheba, à peu près comme le sont certains végétaux aux lieux où on les transplante. Loin de faire aucune remontrance au laird ou de chercher à éluder ses demandes, il travailla nuit et jour pour le satisfaire, et mourut d’une maladie occasionée par la fatigue et l’épuisement : sa femme le suivit de près au tombeau, et Reuben Butler, en 1705, se trouva, comme l’avait été son père, et au même âge que lui, orphelin et confié aux soins de son aïeule, la veuve de l’ancien troupier de Monk.
La même perspective de misère menaçait un autre fermier de ce seigneur à cœur dur. C’était un déterminé presbytérien nommé Deans, qui, quoiqu’en mauvaise odeur auprès du laird par ses principes religieux et politiques, se maintenait dans le domaine par sa régularité à payer le fermage, redevances en nature, arrérages, transport, mouture sèche, priviléges, service et dons de coutume, et autres exactions aujourd’hui converties en argent et comprises dans le mot emphatique de RENTES. Mais les années 1700 et 1701, accompagnées d’une disette qu’on n’a pas encore oubliée en Écosse, épuisèrent les moyens du fier presbytérien, et, après avoir encore lutté quelque temps, il entendit siffler à ses oreilles les citations faites par l’agent des redevances, les décrets de la cour-baron, les séquestres, les saisies de récolte et de semences, comme les balles des Torys avaient sifflé à celles des Covenantaires aux journées de Pentland et du pont de Bothwell ou d’Airdmoss ; enfin Douce David Deans eut beau résister, et il résista beaucoup, il fut battu à pied et à cheval, et resta à la merci d’un seigneur avare, à l’instant où Benjamin Butler venait de mourir.
Chacun prévoyait quel serait le destin de ces deux malheureuses familles : on croyait les voir chasser de leur demeure au premier instant ; mais un événement inattendu dérangea ces calculs.
Le jour même où leur expulsion devait avoir lieu, tandis que tous leurs voisins se préparaient à leur accorder toute leur compassion, et que pas un ne se disposait à leur donner le moindre secours, le ministre de la paroisse et un médecin d’Édimbourg reçurent une invitation de se rendre en toute hâte près du laird de Dumbiedikes. Tous deux en furent très surpris, car plus d’une fois en vidant sa bouteille il avait témoigné le peu de cas qu’il faisait de l’une et de l’autre profession.
Le médecin de l’âme et celui du corps arrivèrent en même temps dans la cour du vieux manoir. Ils se regardèrent tous deux d’un air d’étonnement, et conclurent qu’il fallait que Dumbiedikes se crût bien mal pour les avoir ainsi fait appeler en même temps. Avant que le domestique eût le temps de les annoncer, ils furent joints par un homme de loi, Nicol Novit, soi-disant procurateur devant la cour des shériffs, car à cette époque il n’y avait pas de solliciteur.
Ce dernier personnage fut introduit dans la chambre du laird, où peu de temps après le médecin de l’âme et celui du corps furent aussi invités à se rendre.
Dumbiedikes s’était fait transporter dans son plus bel appartement. C’était une chambre dans laquelle tous ses ancêtres étaient morts successivement, et qu’on nommait pour cette raison the dead-room (la chambre des morts). Outre le malade et M. Novit, il s’y trouvait encore le fils et unique héritier du laird, grand garçon d’environ quatorze ans, à l’air un peu niais, et la femme de charge, âgée d’environ quarante-cinq ans, à teint couleur de buis, et qui avait été chargée de la conduite de la maison depuis la mort de lady Dumbiedikes. Le laird, dont la tête, qui n’avait jamais été bien saine, était en ce moment plus dérangée que jamais, s’adressa à peu près en ces termes à ses conseillers spirituels et temporels :
– Ça va mal, messieurs mes voisins, ça va mal pour moi presque aussi mal qu’en 1689, quand je fus poursuivi par les collégiens . Ils se trompaient bien pourtant sur mon compte. –… Ils m’appelaient papiste ; mais il n’y a jamais eu une parcelle de papiste dans tout mon individu, entendez-vous, ministre ? –… Jean, prenez exemple sur moi, mon fils, c’est une dette qu’il faut que nous payions tous. –… Et voilà Nicol Novit qui vous dira, que je ne fus jamais bon dans ma vie quand il s’agissait de payer des dettes. –… M. Novit, vous n’oublierez pas de retenir la rente annuelle qui est due par le billet du comte. –… Si je paie aux autres, je pense qu’il faut que les autres me paient à leur tour. –… Ce n’est que justice. Jean, quand vous n’aurez rien autre à faire, plantez un arbre, il poussera pendant que vous dormirez. Mon père me le disait il y a quarante ans, je n’ai jamais eu le temps d’y faire attention. –… Ne buvez jamais d’eau-de-vie le matin, mon fils, prenez plutôt de l’eau admirable. Jenny en fait d’excellente. Docteur, j’ai la respiration aussi pénible qu’un joueur de cornemuse qui a joué vingt-quatre heures de suite à une noce payante . –… Eh bien, ministre, récitez-moi quelques petites prières, cela me fera peut-être du bien, cela me distraira de mes pensées. Allons, quelques prières, mon brave homme.
– Je ne puis réciter une prière comme on chante une chanson, répondit l’honnête ministre ; faites-moi connaître l’état de votre âme, et nous prierons Dieu de lui faire miséricorde.
– Est-ce que vous ne devez pas le savoir ? Vous ai-je payé les émolumens et les dîmes du vicariat et de la cure depuis 1689, pour ne pas avoir un petit bout de prière la première fois que je vous en demande ? Décampez avec toute votre whiguerie, si c’est comme cela. Le vieux desservant Kilstoup m’aurait déjà lu la moitié du livre de prières. Allez-vous-en, je n’ai que faire de vous. Allons, docteur, voyons, que pouvez-vous faire pour moi ?
Le docteur avait pris des informations, pendant ce temps, de la femme de charge, et ne voulant pas le flatter de vaines espérances, il lui avoua que tous les secours de la médecine ne pouvaient prolonger ses jours que de quelques heures.
– Oui-dà ! Eh bien, allez-vous-en au diable avec le ministre ! N’êtes-vous venus ici que pour me dire que vous ne pouvez m’être bons à rien ? Hors d’ici ! Jenny, mettez-les à la porte ! Mon fils, je vous laisse ma malédiction et la malédiction de Cromwell, si vous leur donnez argent ou cadeaux, – si peu même qu’une bride.
Le docteur et le ministre se retirèrent à l’instant, pendant que Dumbiedikes se livrait à un de ces accès de langage profane qui lui avaient procuré le surnom de Damn-me Dikes.
– Donnez-moi la bouteille d’eau-de-vie, Jenny, cria-t-il d’une voix qui annonçait la colère et la souffrance : je puis bien mourir sans eux comme j’ai vécu. J’ai pourtant quelque chose sur le cœur, voisin Novit, quelque chose qu’une pinte d’eau-de-vie n’en chasserait pas. Les Deans de Woodend et cette vieille veuve du dragon de Bersheba, ils mourront de faim ! – Regardez un peu, Jean, quel temps fait-il ?
– Il neige, mon père, répondit Jean après avoir ouvert la fenêtre et regardé avec le plus grand sang-froid.
– Ils mourront dans les neiges ! ils mourront de froid ! dit le pécheur mourant ; quant à moi, j’aurai assez chaud peut-être, si tout ce qu’on dit est vrai.
Cette dernière observation fut faite à demi-voix, et d’un ton qui fit frémir même le procureur. Il essaya, probablement pour la première fois de sa vie, de glisser un mot d’avis spirituel, et de verser un baume sur les plaies de lame du vieux laird, en lui conseillant la réparation des injures et la restitution des biens dont il avait dépouillé deux familles à force d’exactions, restitutio in integrum, dit-il, d’après les lois civiles. Mais Mammon combattait vigoureusement pour conserver la place que le remords voulait occuper dans son cœur, et ce démon de l’avarice y réussit en partie, comme un ancien tyran l’emporte sur une troupe d’insurgés.
– Ça ne se peut pas ! ça ne se peut pas ! ça me tuerait ! Pouvez-vous me dire de rendre de l’argent, quand vous savez que j’en ai tellement besoin ! Et, quant à Bersheba, ce bien est au milieu de mes domaines, il ne peut pas s’en séparer. Non, Novit, non, ça ne se peut pas ; ce serait me tuer que de les abandonner.
– Il faut pourtant mourir, laird, et peut-être mourrez-vous plus content. Si vous le voulez, je vais dresser les actes, c’est l’affaire d’un instant.
– Ne me parlez pas ainsi, dit le moribond en s’appuyant pour se soulever, ne me parlez pas ainsi, ou je vous jette la bouteille à la tête ! Jean, mon garçon, soyez humain avec ces pauvres gens, les Deans et les Butler. Ne souffrez pas qu’on empiète sur vos droits, mais soyez humain. Surtout conservez Bersheba. Laissez-y les Butler ; ne chassez pas les Deans, faites-leur payer une rente modérée…, c’est-à-dire qu’ils puissent avoir la soupe et le pain : votre père s’en trouvera peut-être mieux là où il va.
Après avoir donné ces instructions contradictoires, le laird se trouva l’esprit tellement soulagé, qu’il but trois verres d’eau-de-vie coup sur coup, et il rendit le dernier soupir, en essayant de chanter la chanson qui commence par
Que le diable emporte le ministre.
Cette mort opéra une révolution favorable aux deux familles malheureuses. John Dumbie, devenu Dumbiedikes en son propre nom, paraissait être assez égoïste et serré ; mais il n’avait pas l’esprit de rapine et de cupidité de son père. Son tuteur pensa, comme lui, qu’il devait exécuter le désir que le défunt avait manifesté à son lit de mort. Les deux tenanciers ne furent donc pas immédiatement mis à la porte avec la neige ; on leur permit de se procurer du beurre et des galettes à la farine de pois, qu’ils mangèrent sous le poids tout entier de la malédiction prononcée contre notre premier père. Le cottage de Deans, appelé Woodend, n’était pas très éloigné de Bersheba. Il y avait eu autrefois peu de liaison entre les deux familles. Deans était un franc Écossais, rempli de préjugés contre les gens du Sud et la race du Sud. D’ailleurs, Deans, avons-nous dit, était un presbytérien déclaré, suivant avec une rigueur sentencieuse ce qu’il appelait la seule ligne directe entre les excès de la droite et les délections de la gauche. Il détestait donc et avait en horreur tous les indépendans et quiconque il supposait tenir à eux.
Mais, malgré ces préjugés nationaux et ce zèle religieux, Deans et la veuve étaient dans une situation qui devait faire naître quelque intimité entre les deux familles. Ils avaient partagé le même danger et la même délivrance. Ils avaient besoin d’une aide mutuelle comme ces voyageurs qui, traversant un torrent, sont forcés de se tenir serrés les uns contre les autres, de peur que le courant n’emporte celui d’entre eux qui ne serait pas ainsi soutenu par les autres.
Peu à peu, Deans laissa tomber quelques unes de ses préventions ; il trouva que mistress Butler, sans être bien solide dans le vrai témoignage contre les défections du temps, n’avait aucune opinion en faveur du parti indépendant, et n’était pas non plus une anglaise. On pouvait donc espérer que, quoiqu’elle fût la veuve d’un enthousiaste sous-officier des dragons de Cromwell, il était possible que son petit-fils ne fût ni schismatique ni anti-national, deux titres qui causaient au fermier Deans autant de terreur que les papistes et les malveillans . Par-dessus tout (car Douce Davie Deans avait son côté faible) il s’aperçut que la veuve Butler le regardait avec respect, écoutait ses avis, et tolérait une allusion par-ci par-là contre les doctrines de son défunt mari (doctrines auxquelles, avons-nous dit, elle n’était nullement attachée avec chaleur), en considération des utiles conseils que le presbytérien lui donnait pour l’exploitation de sa petite ferme. Ces conseils, Deans les terminait, habituellement par : – on fait peut-être autrement en Angleterre, voisine Butler, que je sache ! ou : – c’est peut-être différent dans les pays étrangers ; ou : – ceux qui pensent différemment sur le grand fondement de notre réformation par le Covenant, bouleversant et troublant le gouvernement et la discipline de l’Église, et brisant les ciselures du temple de notre Sion, sont peut-être pour semer le clos d’avoine, mais je dis qu’il faut semer des pois, moi, des pois ! – Et, comme son avis était sensé, quoique donné sous cette forme bizarre, il était reçu avec reconnaissance et respectueusement suivi.
La liaison des deux familles de Bersheba et de Woodend devint bientôt encore plus intime entre Reuben Butler, que le lecteur connaît déjà, et Jeanie Deans, la seule fille qu’eût Douce Davie Deans de sa première femme, – cette chrétienne parfaite, disait-il souvent, dont le nom était plein de douceur pour tous ceux qui la connaissaient comme digne d’un tel nom, Chrétienne Menzies de Hochmagirdle.
Nous allons maintenant raconter la source de cette liaison et ses conséquences.