CHAPITRE X.

« Elle avait l’art de charmer tous les cœurs,
» Réunissant à des traits enchanteurs
» Air de santé, fraîcheur de la jeunesse,
» Œil séduisant, modeste gentillesse. »

CRABBE.

Les visites du laird reprirent ainsi leur cours accoutumé, sans qu’on eût à attendre ou à redouter de lui quelque chose de nouveau. S’il était possible à un amant de fasciner sa maîtresse comme on dit que certains serpens fascinent les oiseaux, par la seule force de leurs regards toujours fixés sur l’objet dont ils veulent faire leur proie, Dumbiedikes aurait infailliblement réussi à s’assurer le cœur de Jeanie ; mais il paraît qu’il faut mettre la fascination au nombre des arts dont le secret est perdu, et je n’ai pas entendu dire que l’attention soutenue du laird produisît d’autre effet que d’exciter de temps à autre un bâillement.

Cependant l’objet de sa contemplation touchait aux bornes de la jeunesse, et approchait de ce qu’on appelle la maturité, époque fixée impoliment pour le sexe le plus fragile à un terme beaucoup plus rapproché de la naissance que chez les hommes.

Selon bien des gens le laird aurait mieux fait de consacrer ses regards à un objet doué de charmes bien supérieurs à ceux de Jeanie, même telle qu’elle fut dans sa fraîcheur, et qui commençait à être remarqué de tous ceux qui visitaient le cottage de Saint-Léonard’s Craigs.

Effie Deans, élevée par les tendres soins de sa sœur, était devenue une jeune fille d’une beauté rare. Son front, d’une coupe grecque, était orné de nombreuses boucles de cheveux noirs qui, rassemblés par un snood de soie bleu, relevaient encore la blancheur d’un visage digne d’Hébé, où se peignaient la santé, le plaisir et le bonheur. Sa courte jupe brune se dessinait sur des formes que le temps peut-être menaçait de rendre trop robustes, objection fréquemment faite aux beautés d’Écosse ; mais à l’âge d’Effie elles étaient sveltes et arrondies, avec cette grâce de contours et cette aisance de mouvemens qui indiquent à la fois la santé et la parfaite symétrie du corps.

Ces charmes, malgré toute leur fraîcheur, ne purent ébranler l’âme constante du laird de Dumbiedikes, ni distraire son attention ; mais il était peut-être le seul qui put apercevoir ce modèle de grâce et de beauté sans se complaire à l’admirer. Le voyageur arrêtait sa monture fatiguée avant d’entrer dans la ville, terme de sa course, pour contempler cette sylphide qui passait près de lui avec son pot au lait sur la tête, se tenant si droite, et marchant d’un pas si agile, que son fardeau semblait plutôt un ornement. Les jeunes gens du faubourg voisin cherchaient à l’avoir pour témoin de leurs jeux et de leurs exercices, et c’était sa présence qui donnait du prix à la victoire. Même les rigides presbytériens, qui se reprochaient comme un crime, ou du moins comme une faiblesse, tout ce qu’ils accordaient aux plaisirs des sens, ne pouvaient s’empêcher de la regarder avec délices, et regrettaient qu’une si belle créature participât à la faute héréditaire et à l’imperfection de notre nature. On l’avait surnommée le Lis de Saint-Léonard, et elle méritait ce nom par la candeur et la pureté de son âme, autant que par le charme de son visage et de sa personne.

Cependant il y avait dans le caractère d’Effie quelque chose qui non seulement inspirait d’étranges inquiétudes à David Deans, dont les principes étaient rigides, comme on peut bien le croire, sur le sujet des amusemens de la jeunesse, mais qui donnait encore des craintes sérieuses à sa sœur, plus indulgente. Les enfans des Écossais de la classe inférieure sont ordinairement gâtés par l’imprudente complaisance de leurs parens. Je m’en rapporte à l’histoire instructive et intéressante de l’aimable auteur de Glenburnie , qui a donné assez de détails là-dessus pour en dispenser tous les écrivains présens et futurs. Effie avait éprouvé l’effet de cette tendresse inconsidérée ; toute l’austérité de son père ne pouvait condamner les jeux de l’enfance, et aux yeux du bon vieillard sa plus jeune fille parut encore un enfant plus d’une année après qu’elle eut atteint l’âge d’une femme faite. Il continuait à l’appeler la petite fille, sa petite Effie, et lui permettait d’aller seule partout sans aucune contrainte, excepté les jours de dimanche ou les heures consacrées aux prières de famille. Sa sœur, avec tout l’amour et toute la surveillance d’une mère, ne put garder la même autorité, à mesure qu’Effie dans sa vanité crut pouvoir prétendre à être indépendante. Malgré l’innocence et la bonté de son caractère, le Lis de Saint-Léonard avait un fonds assez considérable d’amour-propre et d’obstination, et la liberté illimitée dont elle s’était accoutumée à jouir dès son enfance lui avait donné un certain degré d’irritabilité qui faisait qu’elle ne pouvait supporter la moindre contradiction. Une scène d’intérieur du cottage fera encore mieux apprécier son caractère.

Effie venait d’atteindre sa dix-septième année, quand un soir que son père était dans la vacherie, occupé de ces animaux utiles et patiens d’où provenait son revenu, Jeanie commença à être inquiète de voir la nuit s’approcher sans que sa sœur fût de retour. Elle craignit qu’elle ne fût pas rentrée lorsque son père reviendrait pour la prière du soir, qu’il faisait toujours en commun avec ses deux filles, en présence de ses domestiques et de ses inférieurs ; et elle savait que l’absence d’Effie lui causerait un véritable déplaisir. Ses inquiétudes étaient d’autant plus vives, qu’elle avait remarqué que depuis quelque temps sa sœur sortait tous les jours à la même heure, sous prétexte d’une promenade, et que la durée de cette promenade, qui n’était d’abord que d’un quart d’heure, s’était insensiblement prolongée jusqu’à durer des heures entières ; mais ce jour-là elle avait été absente presque toute la soirée. Jeanie allait à chaque instant à la porte, et, plaçant une main devant ses yeux pour éviter les derniers rayons du soleil couchant, elle regardait de tous côtés pour apercevoir la taille de nymphe de sa sœur. Il y avait un mur et un échalier qui séparaient de la grande route le domaine royal ou Parc du roi, comme on l’appelle. Jeanie tournait souvent les yeux de ce côté, lorsqu’elle vit deux personnes sortir de derrière le mur, où elles paraissaient s’être promenées pour éviter d’être observées. L’une était un homme qui, dès qu’il se trouva sur le grand chemin, tourna sur la gauche, et s’éloigna à grands pas ; l’autre, prenant sur la droite, entra dans le sentier qui conduisait à Saint-Léonard. C’était Effie. Abordant sa sœur avec cet air de vivacité affectée que les femmes, surtout celles de sa classe, savent si bien prendre quelquefois pour cacher la surprise et la confusion, elle se mit à chanter :

Le prince des lutins était sous la feuillée.

– Le genêt croît, le genêt va fleurir. –

Survint bientôt une dame enjouée…

Nous n’osons plus jusqu’au genêt venir.

– Chut, Effie, lui dit sa sœur, notre père va revenir de la vacherie. – Ces mots interrompirent le chant. Jeanie continua : – Où avez-vous été, que vous revenez si tard ?

– Il n’est pas tard, Jeanie.

– Huit heures sont sonnées à toutes les horloges de la ville, et le soleil a disparu derrière les monts Corstorphines ; où avez-vous donc été si tard ?

– Nulle part, répondit Effie.

– Et avec qui étiez-vous derrière l’échalier ?

– Avec personne.

– Nulle part ! Personne ! Je voudrais, Effie, que vous eussiez été dans un endroit et avec des gens que vous pussiez avouer.

– Et qu’avez-vous besoin d’espionner les gens ? reprit Effie ; si vous ne me faisiez pas de questions, je ne vous dirais pas de mensonges. Est-ce que je vous demande ce qui amène ici tous les jours le laird de Dumbiedikes, qui vous regarde toujours avec des yeux brillans comme ceux d’un chat sauvage (excepté qu’ils sont plus verts et moins beaux), qui vous regarde jusqu’à vous faire bâiller ?

– Vous savez qu’il vient pour voir notre père, répondit Jeanie à cette remarque impertinente.

– Et Dominie Butler vient-il aussi pour voir notre père, qui aime tant ses mots latins ? dit Effie, charmée de pouvoir repousser l’attaque dirigée contre elle en en faisant une dans le camp de l’ennemi ; et avec la pétulance de son âge elle poursuivit son triomphe sur sa prudente sœur aînée. Elle la regarda d’un air malicieux et même un peu ironique en fredonnant tout bas, mais avec un accent particulier, un refrain de vieille chanson écossaise :

En traversant le cimetière

J ai rencontré le laird ce soir.

Le pauvre corps ne parle guère ;

Mais avant qu’il ait fait bien noir,

J’ai vu venir le clerc lui-même…

………………

Ici la chanteuse s’interrompit en regardant sa sœur, et, voyant briller une larme dans ses yeux, elle lui sauta au cou, l’embrassa tendrement, et lui demanda pardon de l’avoir chagrinée. Jeanie, quoique peu satisfaite, ne put résister aux franches caresses de cet enfant de la nature, dont les bonnes qualités et les défauts semblaient plutôt le résultat de l’instinct que de la réflexion. Cependant, en lui rendant son baiser de sœur, elle ne put s’empêcher de lui adresser ce reproche amical : – Effie, si vous voulez apprendre de folles chansons, vous pourriez au moins en faire un meilleur usage.

– Oh ! oui sans doute, Jeanie, dit Effie en embrassant encore sa sœur, je voudrais bien n’en avoir jamais appris aucune ; – et je voudrais bien que nous ne fussions jamais venus ici, – et plût à Dieu que j’eusse perdu la langue avant de vous avoir offensée !

– N’y pensez plus, Effie, répondit sa bonne sœur, je ne puis être beaucoup offensée de tout ce que vous pouvez me dire ; – mais, je vous en prie, n’offensez pas notre père.

– Non, non, je ne le ferai plus ! s’écria Effie : quand il y aurait sur la prairie autant de danses qu’on voit briller d’étoiles au firmament un jour de gelée, je vous promets que je n’irai plus.

– Des danses ! dit Jeanie de l’air de la plus grande surprise ; ho ! chère Effie, qui a pu vous faire aller à une danse ?

Il est probable que dans ce moment d’épanchement le Lis de Saint-Léonard aurait fait à sa sœur une confidence entière qui nous aurait épargné, à elle bien des chagrins, et à moi la peine de raconter une triste histoire ; mais le mot danse avait frappé l’oreille du vieux David Deans, qui venait de tourner le coin de la maison, et arrivait auprès de ses filles avant qu’elles fussent averties de son approche. Le mot prélat, ou même le mot pape, n’aurait pas produit un effet plus terrible sur l’oreille de Deans ; car, de tous les exercices, la danse était à ses yeux le plus opposé à toute pensée sérieuse ! Il définissait la danse comme un accès volontaire et régulier de folie qui conduisait le plus facilement à toute espèce de désordre ; encourager et même permettre des assemblées ou des réunions parmi les grands ou parmi le peuple pour cet exercice absurde et extravagant ou pour une représentation dramatique, c’était, selon lui, se rendre coupable d’une des plus insignes preuves de défection, c’était une des causes les plus justes de la colère divine. Le seul mot danse, prononcé à sa porte par ses filles, suffit pour lui faire perdre patience. Danse ! s’écria-t-il, femmes pécheresses que vous êtes ! vous osez parler de danse à ma porte ! Savez-vous que c’est en dansant que les Israélites adorèrent le veau d’or à Béthel ? que ce fut après avoir dansé qu’une infâme créature demanda la tête de saint Jean-Baptiste ? Je prendrai ce soir ce chapitre de la Bible pour le texte de votre instruction, puisque je vois que vous en avez besoin. Il aurait mieux valu qu’elle se fût brisé les deux jambes que de les employer à cet exercice profane ; il aurait mieux valu pour elle qu’elle fût née estropiée, et qu’on l’eût portée, demandant l’aumône, de porte en porte, comme la vieille Bessie Bowie, que d’être la fille d’un roi, vivant comme elle a vécu dans les danses et les folies. Je bénis Dieu (avec le digne Pierre Walker, le colporteur de Bristo-Port) d’avoir tellement disposé de mon sort pendant mes jours de danse , que le danger de ma tête et de mon cou, et la peur de la corde sanglante et de la balle rapide, du tranchant de l’épée, de la botte et des poucettes, du froid et de la faim, du sec et de l’humide, arrêtèrent la légèreté de ma tête et la folle agitation de mes pieds. Et maintenant, indignes filles, si jamais je vous entends prononcer ce mot de danse, si vous songez seulement qu’il existe des joueurs de cornemuse et de violon, je vous renonce pour mes filles, et n’ai plus rien de commun avec vous, comme il est vrai que l’âme de mon père est avec celles des justes. Allons, allons, mes poulettes, ajouta-t-il d’un ton radouci en voyant quelques larmes s’échapper des yeux de ses deux filles, et surtout de ceux d’Effie, rentrez, rentrez ; nous prierons la grâce du ciel de nous préserver de toutes ces folies profanes, qui engendrent le péché et servent le royaume de ténèbres contre le royaume des lumières.

Les intentions de David Deans étaient fort bonnes ; mais il avait mal choisi son temps pour faire cette remontrance à ses filles ; il opéra une diversion dans les sentimens d’Effie, et la confidence qu’elle était sur le point de faire à sa sœur resta renfermée dans son sein. – Elle me regarderait comme la boue de ses souliers, pensa-t-elle, si je lui disais que j’ai dansé avec lui quatre fois sur la prairie et une fois chez Maggie Macqueen. Peut-être même en parlerait-elle à mon père, et elle deviendrait maîtresse absolue. Mais je n’irai plus ; je ferai un pli à un feuillet de ma bible, ce sera comme si je faisais un serment. Non ! bien certainement, je n’irai plus. Elle tint toute une semaine la promesse qu’elle s’était faite ; mais, pendant tout ce temps, elle fut de mauvaise humeur, triste, maussade, ce qu’on n’avait jamais remarqué en elle, si ce n’est dans de courts instans de contrariété.

Ce changement avait un air de mystère qui inquiéta d’autant plus la prudente et bonne Jeanie, qu’elle aurait cru mal agir avec sa sœur en faisant part à son père de ses alarmes, qui pouvaient n’avoir d’autre cause que sa propre imagination, peut-être trop prompte à s’effrayer. D’ailleurs, son respect pour le bon vieillard ne l’empêchait pas de voir que sur tout ce qui tenait aux principes religieux, il était opiniâtre et absolu, et qu’il portait la haine des amusemens les plus innocens au-delà de ce qu’exigeaient la raison et la religion. Elle savait que, s’il était instruit des promenades qu’Effie avait recommencé à faire presque tous les soirs, il voudrait en savoir la cause, et les lui interdirait trop sévèrement peut-être ; que sa sœur, accoutumée à jouir d’une liberté illimitée, ne pourrait souffrir de se trouver gênée dans ses volontés ; que si elle s’habituait à mépriser les ordres de son père dans un seul point, elle finirait bientôt par les enfreindre dans tous, et qu’il en résulterait plus de mal que de bien. Dans le grand monde, une jeune fille, quelque légère qu’elle puisse être, se trouve restreinte par l’étiquette ; elle est sous la surveillance d’une maman et d’un chaperon  ; mais la jeune villageoise qui, dans l’intervalle de ses travaux, saisit un instant de plaisir, n’a que ses propres principes pour la retenir : c’est ce qui rend quelquefois ces amusemens dangereux. Toutes ces réflexions se présentaient à l’esprit de Jeanie, et la plongeaient dans l’incertitude sur la conduite qu’elle devait tenir à l’égard de sa sœur ; mais il arriva une circonstance qui mit fin pour quelque temps à ses inquiétudes.

Mistress Saddletree avec qui mes lecteurs ont déjà fait connaissance, était parente éloignée de David Deans, qui l’estimait parce que c’était une femme d’une vie exemplaire, et un digne membre de l’église presbytérienne ; il avait donc toujours existé une sorte de liaison entre les deux familles. Cette digne dame, grâce aux soins de laquelle le commerce de son mari était dans un état florissant, était venue faire une visite à Saint-Léonard, environ un an avant l’époque à laquelle se rattache le commencement de notre histoire ; elle avait besoin d’une servante, ou plutôt d’une fille de boutique. – M. Saddletree, dit-elle, n’est jamais dans sa boutique toutes les fois qu’il peut mettre le nez dans Parliament-House. C’est une chose embarrassante pour un corps de femme d’être debout au milieu des paquets de cuir, vendant des selles et des brides ; et j’ai jeté les yeux sur ma petite cousine Effie Deans, qui est tout juste l’espèce de fille qui peut me servir à ne pas perdre contenance dans ces occasions.

Cette proposition plut beaucoup, sous un certain rapport, au vieux David. Sa fille apprendrait un commerce honnête ; elle serait logée et nourrie, recevrait des appointemens, et se trouverait sous les yeux de mistress Saddletree, qui marchait dans le droit chemin, et dont la maison était voisine de l’église de la prison, desservie par un ministre dont le genou n’avait pas fléchi devant Baal, selon l’expression de Deans, c’est-à-dire qui n’avait pas prêté le serment exigé des ministres écossais, depuis la réunion de l’Écosse à l’Angleterre, quoiqu’on fermât souvent les yeux sur le refus que quelques uns faisaient de le prêter. Tout occupé de l’avantage qu’aurait Effie d’entendre la saine doctrine sortir d’une bouche si pure, il ne songeait nullement aux dangers que pouvait courir une fille jeune, jolie, et d’un caractère volontaire, au milieu de la corruption d’une grande ville. La seule chose qu’il regrettât était qu’elle eût à vivre sous le même toit qu’un homme mondain comme Bartholin Saddletree, qu’il était bien loin de regarder comme un ignorant, mais à qui il supposait au contraire toutes les connaissances en jurisprudence que le sellier prétendait avoir, ce qui était un motif pour qu’il le vît de plus mauvais œil : les avocats, les procureurs, et tout ce qui tenait à l’ordre judiciaire, s’étant toujours montrés les plus empressés à seconder le gouvernement dans toutes les mesures prises relativement au serment qui faisait une des plaies de l’Église presbytérienne : et c’était, suivant David Deans, usurper les droits du sanctuaire, anéantir sa liberté. Il eut de longues conférences avec sa fille, pour lui démontrer le danger que courait son âme si elle écoutait les doctrines d’un profane tel que Saddletree, et si elle venait à tomber dans quelque erreur de dogme religieux ; mais il ne pensa nullement à lui recommander d’éviter la mauvaise compagnie, de ne pas se livrer à trop de dissipation, et de conserver soigneusement son innocence ; points sur lesquels bien des pères, à sa place, auraient cru devoir particulièrement insister.

Jeanie se sépara de sa sœur avec un mélange de regrets, de craintes et d’espérances. Ses inquiétudes pour Effie n’étaient pas les mêmes que celles de son père : elle l’avait examinée de plus près, connaissait mieux son caractère, et pouvait apprécier plus exactement les tentations auxquelles elle était exposée. D’une autre part, mistress Saddletree était une femme d’une conduite exemplaire, attentive, soigneuse ; elle aurait le droit d’exercer sur Effie l’autorité d’une maîtresse, et elle le ferait sans doute avec prudence et discrétion. Le départ de sa sœur pour Édimbourg servirait à rompre quelques mauvaises connaissances qu’elle la soupçonnait d’avoir faites dans les environs ; ainsi donc, Jeanie finit par se réconcilier avec l’idée de la voir partir de Saint-Léonard, et ce ne fut qu’au moment des derniers adieux, où elle quitta pour la première fois de sa vie une sœur tendrement chérie, qu’elle sentit toute la douleur que lui causait cette séparation. Tandis que les deux sœurs s’embrassaient tendrement, elle saisit cet instant d’attendrissement pour recommander à Effie de veiller attentivement sur elle-même pendant son séjour dans la capitale. Effie l’écoutait en versant des larmes, sans lever les yeux sur elle, et elle lui promit, en l’embrassant encore, de ne jamais oublier ses bons avis.

Pendant la première quinzaine, Effie fut tout ce qu’avait espéré sa parente, et même mieux. Mais, avec le temps, la ferveur de son zèle se refroidit. Pour citer encore le poète qui peint si bien et si exactement les mœurs actuelles  :

Il se passait, disait-on, quelque chose.

Qu’était-ce donc ? On ne le disait pas ;

On chuchotait, on se parlait tout bas.

Tout se saura ; mais à présent nul n’ose

De tous ces bruits deviner le secret.

Pendant ce temps-là, mistress Saddletree était souvent mécontente d’Effie, parce que, lui donnait-on une commission à faire dans la ville, elle y employait trois fois le temps qui aurait été nécessaire, et elle montrait de l’humeur et de l’impatience si on lui en faisait l’observation. Mais mistress Saddletree l’excusait ; il était bien naturel à une jeune fille pour qui tout était nouveau dans Édimbourg de s’amuser un peu à-regarder tout ce qui frappait les yeux, et c’était une enfant gâtée, accoutumée à suivre ses volontés, qui n’était pas encore soumise à la discipline domestique ; on n’apprend pas tout de suite à être attentive et douce. Mais patience, pensait-elle, avec le temps cela viendra : on n’a pas bâti Holy-Rood en un jour.

Il semblait que la prévoyante dame eût deviné juste. Au bout de trois mois, Effie parut ne plus songer à autre chose qu’à accomplir tous ses devoirs ; mais elle ne s’en acquittait plus avec cet air riant et enjoué qui avait d’abord frappé tout le monde. On la voyait souvent verser des pleurs qui annonçaient un secret chagrin, quoiqu’elle cherchât à les cacher dès qu’elle s’apercevait qu’on les remarquait. Ses yeux perdirent leur éclat, les couleurs de ses joues s’évanouirent, et sa démarche devint pesante et embarrassée. De pareils symptômes n’auraient pu faire prendre le change sur leur cause à l’œil éclairé de mistress Saddletree ; mais, pendant les derniers mois qu’Effie demeura chez elle, une maladie l’obligea de garder la chambre, de manière qu’elle n’eut que peu ou point d’occasions de la voir. La mélancolie d’Effie et son abattement augmentèrent encore pendant le dernier mois ; elle se livrait même quelquefois à des accès de désespoir, sans que Bartholin Saddletree s’aperçût de rien, si ce n’est des erreurs fréquentes qu’elle commettait dans sa boutique, ce qui le força de donner aux affaires de son commerce des soins qui n’étaient pas compatibles avec son goût pour le barreau. Aussi perdit-il toute patience avec elle, et lui déclara-t-il dans son latin de légiste, sans beaucoup de respect pour les genres, qu’il fallait qu’elle fût naturaliter fatuus et furiosus idiota , et qu’on devrait la traduire devant un jury, pour décider s’il ne faudrait pas l’enfermer à Bedlam. Les voisins et les domestiques observaient, avec une curiosité maligne et une compassion méprisante, le changement survenu dans la taille et dans la santé de cette fille, naguère si jolie et encore intéressante ; mais elle n’accorda sa confiance à personne, répondant aux railleries par des sarcasmes, et aux questions sérieuses par un désaveu formel ou par un déluge de pleurs.

Enfin, quand la santé de mistress Saddletree fut sur le point de lui permettre de reprendre ses occupations ordinaires dans la maison et dans la boutique, Effie, soit qu’elle craignît que sa maîtresse ne lui fît subir un interrogatoire pressant, soit que d’autres raisons pour s’absenter devinssent urgentes, demanda à Bartholin la permission d’aller passer quelques semaines chez son père, donnant pour motif de cette absence le mauvais état de sa santé, et le désir d’essayer si le repos et le changement d’air pourraient la rétablir. Saddletree, qui avait des yeux de lynx pour les distinctions les plus subtiles de la jurisprudence, était aveugle comme un professeur de mathématiques hollandais dans tout ce qui concerne les affaires ordinaires de la vie ; il ne soupçonna rien, ne lui fit aucune question, et lui accorda la permission qu’elle demandait.

Malheureusement pour elle, il existait des gens plus clairvoyans, qui n’avaient nul doute sur l’état où elle se trouvait, et qui apprirent qu’il s’était passé un intervalle de huit jours entre son départ de chez Saddletree et son retour à Saint-Léonard, voyage qui n’exigeait pas plus d’une heure. Jeanie en apercevant Effie crut voir l’ombre de cette sœur si fraîche, si gaie, si charmante, qui avait quitté la maison, de son père il n’y avait guère plus d’un an. Depuis plusieurs mois les deux sœurs ne s’étaient pas vues. Les affaires de la boutique avaient servi de prétexte à Effie pour ne point aller à Saint-Léonard, et les occupations de Jeanie, maintenant qu’elle était seule avec son père, ne lui laissaient guère le loisir d’aller à la ville. La retraite dans laquelle vivaient les paisibles habitans de Saint-Léonard avait empêché que les bruits de la médisance ne parvinssent jusqu’à eux. Jeanie fut donc épouvantée de l’état dans lequel elle revit sa sœur : elle lui fit les questions les plus pressantes, auxquelles celle-ci fit d’abord des réponses incohérentes et évasives ; enfin elle se trouva mal, l’affreuse vérité ne put plus se cacher, et Jeanie fut réduite à la cruelle alternative d’annoncer à son père la nouvelle désespérante du déshonneur de sa sœur, ou de chercher à la lui cacher. Elle la pressa de lui apprendre le nom et le rang de son séducteur, et demanda ce qu’était devenu l’enfant auquel elle avait donné le jour. À toutes ces questions Effie demeurait silencieuse comme le tombeau vers lequel elle paraissait descendre rapidement ; bien plus, la moindre allusion à ce sujet lui occasionait de nouveaux accès de désespoir.

Jeanie désolée se proposait d’aller chez mistress Saddletree, où elle espérait obtenir quelques lumières sur cette affaire mystérieuse, et lui demander des conseils sur ce qu’elle devait faire ; mais cette démarche devint inutile par un nouveau coup du destin qui mit le comble à l’affliction de cette malheureuse famille.

David Deans en rentrant avait été surpris et alarmé de l’état dans lequel il avait trouvé Effie. L’arrivée du laird Dumbiedikes, qui venait faire sa visite journalière, et l’adresse de Jeanie, qui chercha à attirer son attention sur d’autres objets, l’empêchèrent de questionner sa fille sur la cause du changement effrayant qu’il voyait en elle, quoiqu’il fût loin d’en rien soupçonner. Ce fut donc un vrai coup de foudre pour le bon vieillard, quand une demi-heure après son arrivée il vit entrer chez lui des hôtes qu’il n’attendait guère ; c’étaient des officiers de justice porteurs d’un mandat de la cour criminelle, pour chercher et appréhender Euphémie ou Effie Deans, comme prévenue du crime d’infanticide. Un coup si terrible ne put être supporté par un homme qui dans sa jeunesse avait bravé la tyrannie civile et militaire, quoique entouré de persécutions, de tortures et d’échafauds. Il tomba privé de tout sentiment ; et les officiers de justice, peut-être par humanité, pour lui épargner une scène déchirante, profitèrent du moment où il était sans connaissance, pour s’emparer de leur victime, et la mirent dans une voiture qu’ils avaient amenée avec eux. Les secours que Jeanie prodiguait à son père ne l’avaient pas encore rappelé à la vie quand le bruit des roues l’avertit qu’on emmenait sa malheureuse sœur. Elle se précipita à la porte en poussant de grands cris, mais elle fut arrêtée par quelques voisines que l’arrivée du carrosse avait attirées, spectacle qui n’était pas ordinaire à Saint-Léonard. L’affliction de ces bonnes femmes, sincèrement attachées à cette famille infortunée, fut presque aussi vive que celle du père et de la sœur ; le laird lui-même se sentit ému à un point qu’on aura peine à croire. – Jeanie, s’écria-t-il en faisant sonner une bourse bien remplie, ne vous désolez point, Jeanie, l’argent remédie à tout.

Le vieillard venait de reprendre ses sens ; on l’avait assis sur un fauteuil ; jetant autour de lui des regards égarés, comme s’il eût cherché quelque chose qui lui manquait, et retrouvant le souvenir de ses malheurs : – Où est-elle ? s’écria-t-il d’une voix qui fit retentir la chambre, où est la misérable qui a déshonoré mes cheveux blancs ? où est celle qui n’a plus de place parmi les élus ; mais qui est venue ici souillée de ses crimes, comme le malin esprit au milieu des enfans de Dieu ? Amenez la-moi, Jeanie, que je l’anéantisse d’un mot et d’un regard !

Chacun s’empressait de lui prodiguer des secours et des consolations : le laird faisait sonner sa bourse, Jeanie brûlait des plumes devant lui, ou lui faisait respirer du vinaigre, et les voisines lui disaient : – Allons, voisin Deans, allons, c’est une cruelle épreuve, sans doute ; mais songez au rocher des siècles, songez aux promesses de l’Écriture.

– J’y songe aussi, voisines, et je remercie Dieu de pouvoir y songer au milieu de la ruine et du naufrage de tout ce que j’avais de plus cher ; mais être le père d’une débauchée, d’une sanguinaire Zipporach… Oh ! quel triomphe pour les épiscopaux et tous les hérétiques, de voir mon sang aussi impur que le leur ! Oui, voisines, je suis triste, triste au fond de l’âme pour le crime de l’enfant de ma vieillesse ; mais je le suis encore davantage à cause du scandale qui va en résulter pour tous les fidèles.

– David, dit le laird en lui montrant sa bourse verte, l’argent n’y peut-il rien ?

– Dumbiedikes, répondit le vieillard, j’aurais donné de bon cœur tout ce que je possède au monde pour éviter qu’elle ne tombât dans le piége qui lui a été tendu par l’ennemi du salut ; j’aurais consenti à sortir de chez moi, un bâton à la main, et à mendier mon pain pour l’amour de Dieu ; j’aurais donné ma vie pour sauver son âme. Mais s’il ne fallait qu’un dollar, que la vingtième partie d’un dollar pour l’arracher au sort honteux, à la punition publique qu’elle a méritée, je n’en ferais pas le sacrifice. Non ! un œil pour un œil, une dent pour une dent, la vie pour la vie, le sang pour le sang, c’est la loi des hommes, et c’est celle de Dieu. Mais qu’on me laisse, qu’on me laisse seul ; c’est dans la solitude, c’est à genoux que je dois demander au ciel la force de supporter cette épreuve.

Jeanie, retrouvant un peu de présence d’esprit, fit la même prière que son père ; et le laird se retira ainsi que les voisines. Le lendemain trouva Deans et sa fille plongés dans la même affliction ; mais le vieillard, inspiré par l’orgueil de sa piété, supportait avec un austère courage le poids de l’adversité, et Jeanie imposait silence à sa douleur, de crainte d’éveiller celle de son père.

Telle était la situation de cette famille infortunée le matin qui suivit la mort de Porteous, époque à laquelle nous sommes maintenant arrivés.

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